La danse du grand coq

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La danse du grand coq
La danse du grand coq
Le Grand Coq de bruyère, le Grand Tetras, l'Auerhahn ! Voilà un
oiseau fameux, objet d'une chasse passionnée et pourtant mal connu.
Les livres d'ornithologie se passaient alors, d'un auteur à l'autre, un cliché
emphatique qui a bien peu de rapport avec la réalité. Quelques chasseurs ont donné
des descriptions vécues et plus exactes. Elles se bornent, en général, à l'approche au
petit jour et se terminent au coup de fusil qui clôt l'observation. C'est pour prendre
avec ce mystérieux génie de la forêt un contact plus intime que nous nous mettions
en route, par une belle nuit de printemps, mon ami Olivier Meylan et moi, pour
quelque combe solitaire et reculée du Jura. Il voulait bien me faire profiter de ses
études appronfondies du sujet, de sa vieille connaissance des lieux. J'y mis pour ma
part de la patience. Pendant plusieurs printemps, fin avril et début de mai, je passai
bien des matinées dans la forêt plus ou moins complètement enneigée, en compagnie
des coqs1.
On connaît le principe de la chasse du grand coq au chant: pendant la deuxième
partie de celui-ci, durant deux secondes, le coq est assez distrait pour que le chasseur
puisse avancer de trois ou quatre pas, se tenant immobile dans l'intervalle, et
approcher à portée de fusil. Cette méthode, sportive et amusante, est insuffisante
pour une étude appronfondie. Je préférai me rendre dans la forêt à la fin de la nuit et
m'y dissimuler près de la place de danse, sous un arbre aux branches pendantes,
derrière un banc de rochers ou dans un trou creusé dans la neige.
Que d'impressions concourent à mettre ces expéditions printanières
parmi les plus beaux moments de ma vie d'observateur!
S'enfoncer dans la solitude, passer une crête boisée, un combe, une crête encore, se
laisser pénétrer par le recueillement du premier éveil du printemps, s'avancer dans
l'éclat de la jeune lumière, d'un peu de cendre bleue que dore le soleil déclinant.
Suivre à travers la forêt la trace d'autres randonnées dont les impressions enrichissent
de résonances profondes l'impression présente. Dans les pâturages, à côté des plaques
de neige, dans l'eau de fonte qui rit au soleil et s'enfonce avec un bruit de succion, par
quelque trou de taupe vers une fissure de la roche, les crocus percent le feutre de la
vieille herbe foulée par la neige; leur chair délicate luit, illuminée par transparence.
1
Le résultat de ces études a été publié: Notes sur le grand Tétras, par Robert Hainard et Olivier
Meylan, Alauda vol. VIII n°3, 1935
De beaux nuages voguent en files vers l'horizon où s'effacent les chaînes de
montagnes successives. Et puis, au Jura et à cette saison, le temps ne reste jamais
longtemps sans se gâter: premiers orages, grêle, grésil, pluie, giboulées de neige,
brouillards. Ce n'est plus le froid vif de l'hiver, les sapins chargés de neige poudreuse,
mais un temps cru. Les sapins sont d'un noir mat sur la neige d'un blanc crayeux,
sous le ciel gris qui s'effiloche aux pointes des arbres. Il n'est pas jusqu'aux
emposieux, ces trous qui s'ouvrent par-ci par-là dans la forêt, à demi cachés par la
végétation, la mousse et le bois mort, s'enfonçant en s'évasant dans les profondeurs
de la roche, qui n'augmentent cette impression doucement sinistre d'hostilité sans
violence, invitant un repliement sur sa propre chaleur qui n'est pas sans confort.
Me voilà cheminant sous les étoiles ou dans la nuit noire et pluvieuse, me guidant à
travers les plis compliqués du terrain. Ces sapins du haut Jura, à la silhouette si
caractéristique, en aiguille, élancés et pointus à cause des branches pendantes et sans
longueur, ne donnent nulle part un couvert dense.
Le coq hante les forêts semées d'éclaircies, de rocailles, de myrtilles
et de framboisiers et on a pu dire qu'il n'aime pas ce qui est, au point de vue de
l'économie forestière, les bonnes forêts. Peut-être ai-je passé sous l'arbre où
sommeille un coq, sans qu'il ait aucunement réagi. Me voici arrivé à mon poste. Je
m'y blottis. La forêt est silencieuse.
De loin en loin, une chouette de Tengmalm émet son hululement précipité en série un
peu ascendante au début: ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou...Le ciel pâlit lègèrement, un
merle à plastron s'éveille, puis un autre. Leur chant un peu rauque, vigoureusement
scandé, emplit la forêt. Celui des grives s'y mêle. C'est bientôt le grand concert. Un
quart d'heure plus tard, la lumière un peu plus forte déclenche l'activité des coqs. Un
son étrange, bruit membraneux de clapet, tombe à intervalles d'un arbre. Puis un vol
puissant froisse l'air et voilà, dans le jour indécis, le gros oiseau posé sur la neige. La
queue redressée et étalée en roue, le cou et la tête également dressés, les ailes
traînantes, marchant d'un pas compassé, il émet des telac, telac d'abord espacés. On
dirait qu'une bulle d'air gonfle son plastron vert métallique, remonte le long de son
cou et vient crever à son bec. S'il n'est pas très décidé, s'il est un peu inquiet ou
attentif, ces sons espacés peuvent durer longtemps, mais lorsqu'il s'échauffe, ils se
précipitent en une ritournelle rapide aboutissant à un glac plus sonore, semblable au
bruit du bouchon arraché au col de la bouteille. Ce son est suivi du chuintement
aigre, bruit de frottement que le coq semble mâchonner entre ses mandibules
entrouvertes en secouant énergiquement la tête. C'est les deux secondes pendant
lesquelles on peut approcher. Tout cet étrange chant est un peu sonore. Dans la forêt,
il ne porte guère à plus de cent mètres.
Grand Coq et deux poules, Les Bayards, 28.4.72
Les voix d'autres coqs parviennent à l'observateur. Ils sont une demi-douzaine,
disséminés autour d'une petite combe, à une centaine de mètres les uns des autres. Ils
semblent s'ignorer. Parfois, pourtant, l'un s'aventure sur le territoire d'un voisin.
Celui-ci, le cou hérissé, se précipite, en une course qui s'achève en vol, sur l'intrus
qui détale toujours. Je n'ai jamais vu de bataille, mais Jacques Burnier en a vu une en
ce lieu même. Le chant bat son plein, les strophes se succèdent sans arrêt,
interrompues parfois par un saut, accompagné d'un vigoureux battement d'ailes qui
enlève le danseur à un mètre du sol. Bien souvent, tous les coqs se secouent ainsi en
série et le bruit se répercute à travers la forêt.
Et les poules? D'après l'image classique, les poules, au pied de l'arbre où chante le
coq, le regardent d'un oeil énamouré. D'après l'image classique, le coq chante perché.
C'est plutôt exceptionnel selon nos observations mais les conditions locales
pourraient y être pour beaucoup. Les sapins du Jura aux branches courtes, faibles et
serrées n'offrent pas de perchoir bien tentant. J'ai observé le grand tétras, le glouhar,
le sourd, en Bulgarie et l'ai toujours vu chanter perché, surtout sur des pins, mais
c'était à la fin de la période du chant. Les poules, fécondées sans doute,
n'apparaissaient point et mes observations ne sont pas comparables. Sur les images
classiques, le coq a une pose qui n'est pas la pose si caractéristique et invariable du
grand tétras; par contre, elle ressemble beaucoup à celle du petit tétras (petit coq,
tétras à queue fourchue, tétras lyre, Birkhahn) beaucoup plus facile à observer parce
que son chant porte loin et qu'il chante à découvert (sur les landes et tourbières dans
les pays du Nord, chez nous sur les pâturages du haut de la zone des forêts). Cette
pose se retrouve sur des photos qui pourraient bien ne représenter qu'un oiseau
empaillé placé dans la nature. Le coq, dit-on, "tourne les yeux de la façon la plus
comique" et sa distraction serait due au fait qu'il les ferme, dans une béatitude
complète. Je l'ai constaté à moins d'un mètre. Je n'oserais affirmer que les poules ne
se pressent jamais au pied de son perchoir, bien que je soupçonne les auteurs de les
représenter ainsi pour accentuer le caractère de sultan qu'ils lui attribuent. Mais dans
notre forêt, le coq officie le plus souvent pour lui tout seul, pour donner libre cours à
son exaltation. Bien souvent aucune poule n'apparaît sur son canton et il n'en garde
pas moins, généralement sans défaillance, sa pose érigée jusqu'à la fin du chant, qui
se produit souvent vers 9 h. et demie, mais parfois plus tard que midi. Les poules se
tiennent sur les arbres, on entend leur voix rauque et sonore: coc, coc, coc, coc, leur
vol bruyant lorsqu'elles passent d'un arbre à l'autre.
Il semble bien que ce soit la poule qui choisit le coq: elle descend vers
lui sur le sol. Il se précipite, au comble de l'excitation, sans quitter sa
pose, crevant de fatuité; elle, un peu coquette, un peu intimidée peutêtre, se défile, allongée horizontalement. Si l'accouplement a lieu, elle
secoue ensuite ses plumes et lui, tel M. Jabot*, se remet en position et
reprend son chant et sa parade.
"Monsieur Jabot", Rodolphe Toepfer, Genève (ancêtre
de la bande dessinée)
Certains semblent avoir plus de succès que d'autres
qui en ont peu ou point.
Un jour, une poule descendait en planant vers l'un d'eux, qui déjà se précipitait, mais
elle passa une crête sans la toucher et traversa la combe. Le coq, de la matinée, ne
chanta plus.
Les mâles semblent plus nombreux que les femelles, qui sont plus exposées, pendant
la couvaison à terre, aux attaques des carnassiers. Cette abondance de mâles est peu
favorable à la reproduction de l'espèce et justifie en un sens la chasse au chant, qui se
pratique en de nombreux pays. Mais que deviendrait la tranquillité des forêts, aussi
appréciée de l'observateur que des coqs?
Nos observations s'étendent sur dix ans et la forêt est chaque année pareille, les
mêmes tertres semblent toujours occupés par les mêmes danseurs1. Qu'il es
majesteux, le coq, dans son âtre forêt, dansant sur la mousse et sur la neige gelée en
gros cristaux, travaillée par le fonte qui découvre en les accumulant les brindilles
semées par les tempêtes de l'hiver -sous les chutes de neige, dans le froid ou la pluie
ou par le soleil, dont les rayons pompent les buées de la dernière averse! Gros
comme un dindon mais plus fort, l'oeif faroubhe sous un sourcil écarlate, le bec
puissant et recourbé, couleur de corne claire, barbu, large de poitrine, les pattes
grosses et emplumées, il est le coq primitif, l'incarnation de la forêt vénérable. Il est
la puissance masculine, son orgueil, son aveuglement naïf aussi, peut-être. Rituel,
possédé, ses gestes d'automate expriment la passion qui dépasse l'individu et sa
volonté. Peu de créatures peuvent nous donner plus fortement l'impression d'avoir été
admis dans l'intimité des forces secrètes de la nature.
Grand Coq, Poule et Ciel d'Aube dans "Le Monde Sauvage de Robert Hainard
Texte tiré de "Chasse au crayon En dessinant les bêtes sauvages" de Robert Hainard, Editions de la Baconnière, Neuchâtel

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