Le Masque et le dinosaure - Les escales littéraires de Sofitel

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Le Masque et le dinosaure - Les escales littéraires de Sofitel
Le Masque et le
dinosaure
FREDERIC VITOUX
de l'Académie française
Sofitel New York
FRéDéRIC VITOUX
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LE MASQUE ET LE DINOSAURE
Sans prêter la moindre attention l’un à l’autre, l’homme et la
femme s’approchèrent de la vitrine où s’empoussiérait un masque
indien de la tribu kwakiutl, en bois décoré de motifs géométriques
ocre, noirs et blancs, au nez crochu comme le bec d’un rapace,
surmonté de deux cornes qui avaient aussi la forme d’oiseaux de
proie. Ses yeux étaient composés de cylindres de bois, peints sur
leur section de cercles concentriques ; ils semblaient jaillir du
visage.
Sur le masque pesait cette forme de tristesse exorbitée propre
aux magiciens qui ont perdu leurs pouvoirs, que plus personne
désormais ne comprendra ni ne redoutera. Pourtant, dans la salle
de l’ American Museum of Natural History consacrée aux tribus
indiennes de la côte nord du Pacifique où peu de visiteurs
s’attardaient car elle était pour partie fermée, envahie de bâches
et d’échafaudages, il était parvenu à les attirer tous les deux et,
mieux encore, à leur jeter un sort.
Quand ils se penchèrent pour l’admirer, ils manquèrent se
heurter.
– Pardon, dit l’homme.
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FRéDéRIC VITOUX
– Ce n’est rien, répondit la femme sans y penser.
Ils se redressèrent dans le même mouvement et prirent
conscience qu’ils s’étaient tous les deux exprimés en français. La
femme sourit.
– Vous trouvez drôle que deux Français se retrouvent au même
instant devant ce masque indien, à New York ? lui demanda-t-il.
– Drôle, non, pourquoi ? Je ne pensais pas à ça.
Le masque kwakiutl continuait de les dévisager de ses yeux de
cylindre, de rassembler à leur profit les pouvoirs dont il était
capable, comme pour les remercier de l’intérêt qu’ils lui avaient
porté, leur savoir gré de l’oubli auquel ils l’avaient arraché.
– À quoi pensiez-vous ?
– Au fait qu’au cours de l’année 1943, en pleine guerre mondiale,
en plein cauchemar de l’Histoire, un homme comme Claude
Lévi-Strauss se soit retrouvé ici, dans cette salle, plongé dans
une forme de stupeur admirative devant ces masques, ces
totems, ce lieu magique comme les rêves de l’enfance, qui
allaient lui inspirer tant de travaux, de recherches, de livres. Vous
ne trouvez pas ça incroyable ?
– Peut-être, reconnut-il, un peu dubitatif car il n’était pas familier
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de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss.
Ils laissèrent la salle dévorée par les perceuses électriques et
bleuie par les fers à souder des ouvriers qui la restauraient et
retrouvèrent le hall d’entrée du musée où s’étirait le squelette d’un
dinosaure.
L’homme s’arrêta et le contempla un moment avant de sourire à
son tour.
– Il est si désopilant que ça, ce dinosaure ? l’interrogea-t-elle.
– Plus encore.
– Expliquez-moi !
– Très simple ! En 1949, Gene Kelly et Stanley Donen tournent
une comédie musicale pour la MGM : l’histoire de trois marins en
permission un jour à New York, le temps pour chacun de trouver
l’âme sœur.
– Et l’un des marins tombe amoureux du dinosaure ?
– Presque ! Il tombe amoureux d’une étudiante en paléontologie
et il est si empressé devant elle qu’il fait un geste malencontreux,
heurte le squelette du dinosaure dont un petit os
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FRéDéRIC VITOUX
s’échappe…
– Et tout s’écroule.
– Exactement, dut-il admettre, pris de court et vexé.
– Et c’est drôle ?
– Sans doute un peu plus que Claude Lévi-Strauss et son
anthropologie structurale, non ?
– Vous en êtes sûr ?
Il fit une drôle de grimace.
– Il va être très difficile de nous entendre.
– Ou de trouver un terrain d’entente.
Ils sourirent cette fois à l’unisson, descendirent les marches du
musée, et ils étaient parfaitement heureux.
Le masque était plus heureux qu’eux – ce masque de cérémonie
que seul avait le droit de porter le grand prêtre lors des
cérémonies de mariage pour promettre le bonheur, l’amour et la
fécondité aux couples indiens kwakiutls de la pointe orientale de
l’île de Vancouver où la tribu survivait encore à la fin du XIX e
siècle.
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Une pluie neigeuse décourageait toute promenade à Central
Park.
– Je connais un restaurant de poissons, derrière le musée,
dit-elle.
Il leur semblait si naturel de rester ensemble.
– New York n’a pas de secret pour vous ?
– J’y ai travaillé trois ans.
– Comme paléontologue au musée d’Histoire naturelle ?
– Simple chargée de cours à la New York University, personne
n’est parfait. Et vous ? En permission pour la journée avant de
regagner votre bateau ?
*
Devant un plateau de crustacés et de poissons crus découpés en
lamelles, ils se présentèrent l’un à l’autre.
Elle s’appelait Claire Huddesen, elle collaborait à un bureau de
relations publiques et accompagnait pour cinq jours à New York
une cinquantaine de coiffeurs d’une grande enseigne franchisée à
l’invitation d’un groupe américain de cosmétiques qui tenait à leur
présenter sa nouvelle gamme de shampoings
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et de colorants.
Il s’appelait Éric Riley, il réalisait des films publicitaires et il était
en principe à New York pour les repérages d’un spot consacré à
la nouvelle Peugeot… mais en vérité…
– En vérité ?
– Vous n’avez jamais vu non plus, cela va sans dire, une autre
comédie musicale de Gene Kelly qui s’appelle Beau fixe sur New
York ?
– Hélas non !
– Trois soldats démobilisés cette fois, dans un bar de New York,
en 1945, qui jurent de se retrouver au même endroit dix ans plus
tard.
– Et qui se retrouvent ?
– Oui, qui se retrouvent, mais ils ont changé, ils n’ont plus rien à
se dire, ils ont raté leur vie, ils ne se l’avouent pas.
– Vous appelez ça une comédie musicale ?
– Parfaitement, mais peu importe ! En sortant de notre école de
cinéma, la FEMIS, il y a dix ans, on a voulu jouer un peu au
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même jeu.
– Qui, on ?
– Disons, moi et une amie, Franca Grossi, qui venait d’Argentine
et dont tous les étudiants étaient plus ou moins amoureux.
– Vous surtout, avouez !
– Elle repartait pour Buenos Aires, elle voulait couper les ponts,
sans effusions, sans rien. On se retrouverait dix ans plus tard.
– Dans un bar de New York ?
Claire Huddesen aux yeux noisette si clairs dans son visage
mince, allongé, aux lèvres fines, avait fini son assiette de
crustacés et dévisageait le drôle de garçon en face d’elle, qui
devait avoir son âge, une bonne trentaine d’années, et qui avait la
maladresse un peu saccadée des étudiants attardés, avec sa
veste de tweed aux coudes doublés de cuir et son pantalon de
velours côtelé. Elle n’avait pas l’air de trop prendre au sérieux ses
histoires rocambolesques.
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– Quel bar ? Il n’existait pas dans la réalité, non. On a pensé au
dinosaure de l’autre film comme lieu de rendez-vous, répondit-il
avec gravité.
– Logique.
– Et c’est demain 2 avril, à trois heures.
Claire regarda sa montre et se leva.
– Eh bien bonne chance !
– Attendez, non ! Je n’ai pas encore décidé si demain...
– Mais bien sûr que si, vous irez !
– Dites-moi, ce soir, vous ne voulez pas m’accompagner au
Metropolitan Opera ? Renée Fleming chante la comtesse dans le
Capriccio de Richard Strauss. Son plus grand rôle.
– Vous croyez qu’elle chante aussi bien que Gene Kelly ?
– Ça, c’est un peu facile, non ?
– Je regrette, reprit-elle, confuse de son ironie trop appuyée, mais
ce soir je dois escorter mon petit monde de la coiffure à un
musical de Broadway, Memphis… et tout de suite destination Ellis
Island, je suis horriblement en retard. Adieu !
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Le temps pour lui de la poursuivre, elle était déjà montée dans un
taxi qui redémarrait vers Columbus Circle. Telle est la fatalité de
New York. Il suffit de lever la main. Un taxi s’arrête, repart et on
ne le retrouve jamais.
Éric rentra chez lui, à l’hôtel Sofitel, quelques heures plus tard,
après avoir flâné dans le hall de marbre de Grand Central Station
avec son ciel étoilé de constellations, ce lieu qui lui semblait si
romanesque, si désespérément romanesque même, où tant
d’inconnus se croisent, se côtoient, s’évitent, s’ignorent, se
regardent, ne se regardent pas et ne se reverront plus, et il
demanda au concierge dans quel théâtre se jouait Memphis et à
quelle heure s’achevait le spectacle.
*
Quand il sortit de Capriccio , ce soir-là, seul, et qu’il se retourna
vers l’esplanade du Lincoln Center, vers les arches en plein cintre
du Metropolitan si blanches, si lumineuses dans la nuit, il comprit
qu’il aimait New York non seulement pour son énergie,
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sa vitalité, sa démesure, mais aussi parce qu’il s’agissait d’une
ville du passé, d’une ville de haute culture qui n’était pas
l’antichambre de l’Amérique mais le prodigieux soubresaut d’une
Europe qui avait projeté là les derniers éclats de ses valeurs
matérialistes, avec cette force insoupçonnée que trouvent les
grands malades à l’approche de la mort. L’opéra qu’il venait de
voir n’était sans doute pas étranger au sentiment d’euphorique
mélancolie qui l’étreignait.
Une demi-heure plus tard, il campait devant le Shubert Theatre à
la façade style Renaissance italienne, qui devait avoir été édifié
avant la Grande Guerre, au temps mythique des premières
Ziegfeld Follies.
La foule s’en échappa enfin, envahissant la 44e Rue.
Où se cachait Claire ? Et son groupe de coiffeurs ?
Des autocars stationnaient en double file. Les spectateurs
jaillissaient par plusieurs sorties. Il courut des unes aux autres, il
ne reconnut personne. La panique le gagna. Plus loin, vers la 8 e
Avenue, un autocar s’apprêtait à redémarrer, qui achevait de
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se remplir. Il se précipita vers lui. Des Français qui riaient, qui
parlaient fort. Il eut le temps de sauter à bord, avant que le
soufflet de la porte se refermât.
Claire lui tournait le dos, debout près du conducteur.
– Alors, Memphis ? lui demanda-t-il.
Comme si elle l’attendait, elle lui répondit sans surprise, avant
même de pivoter :
– Une mécanique parfaite, et Capriccio ?
Il repensa aux propos qu’elle lui avait tenus en fin de matinée.
– Vous ne trouvez pas incroyable, vous, qu’en pleine guerre
mondiale, dans l’œil même du cyclone, de l’horreur absolue du
nazisme, à Munich, en 1942, un Strauss, pas Lévi mais Richard,
Richard Strauss, ait pu composer un opéra, son dernier, en totale
rupture avec son temps, un chant d’amour au XVIII e siècle et à la
question décisive de savoir si la musique prime la poésie ou la
poésie la musique ?
– Sans doute, oui, reconnut-elle, avec tendresse.
Ils passèrent devant le Sofitel qu’Éric pointa du doigt pour
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Claire, puis le car tourna à droite pour descendre la 5e Avenue.
Les passagers étonnés tout d’abord de l’intrusion de cet inconnu
à bord le virent parlementer avec leur guide qui était si élégante,
si érudite et si blonde, comme s’il plaidait sa cause avec
véhémence, jusqu’au moment où elle sembla l’approuver ou
renoncer à ses préventions, se laissa embrasser avec
délicatesse, l’effleurement d’un baiser, et ils auraient tous
applaudi comme à la fin d’une comédie musicale.
À l’angle de la 26e Rue, Éric demanda au conducteur de le laisser
descendre.
Des vapeurs blanches s’échappaient des sous-sols par des
tubulures – ces profondeurs ou ces enfers insoupçonnés sur
lesquels la ville s’élève avant de provoquer le ciel ou le paradis.
Le bonheur est affaire de pesanteur. Il se sentit léger à bondir
vers les étoiles ou, à tout le moins, vers le sommet écaillé du
Chrysler Building, sublime apothéose du style Art déco. Pour un
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peu, il aurait chanté sous la pluie, mais hélas il ne savait pas
chanter et il n’y avait pas de pluie.
Il se contenta de siffloter. Le ciel s’était dégagé. Par Broadway, il
s’approcha de Times Square dont les publicités lumineuses et
géantes avaient l’allure d’une carte postale animée qui lui aurait
été adressée par la femme qu’il aimait.
*
À l’aube, le printemps avait définitivement gagné New York. Claire
et Éric déjeunèrent à la terrasse d’un restaurant de Central Park,
le Boathouse.
– À propos, les coiffeurs ont été contents de leur visite à Ellis
Island ? lui demanda-t-il.
– Il pleuvait, il a fallu faire la queue deux bonnes heures dans la
boue de Battery Park avant de s’embarquer après des contrôles
de sécurité pires que dans un aéroport. C’est quand même
incroyable, non ? À la fin du XIX e siècle, les malheureux
immigrants patientaient, subissaient des examens médicaux, des
vérifications policières et administratives à n’en plus finir avant
d’espérer quitter Ellis Island et gagner Manhattan et la
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terre promise. Les touristes d’aujourd’hui s’épuisent et se
bousculent pour gagner Ellis Island.
– Et une fois là-bas ?
– Ils se retrouvent dans un musée.
– Et ils sont contents ?
– Les touristes sont toujours contents. Pour être sincère tout de
même, dans un lieu comme Ellis Island où des millions d’hommes
ont été parqués, ont souffert, au bout de leur détresse, de leur
épuisement et de leurs espérances, il subsiste une forme de
noblesse ou de distinction.
– Je comprends.
Ils évitaient encore de parler du rendez-vous de trois heures à l’
American Museum of Natural History dont ils finirent par se
rapprocher à travers Central Park.
Dans les arbres et sur les pelouses, les écureuils faisaient les
diables auprès des promeneurs. Claire semblait les attirer.
– Avec vos yeux noisette, c’est naturel, lui dit Éric qui traînait les
pieds.
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– Noisette ou pas, non, vous allez affronter votre passé, si jamais
ce passé se présente.
– Je me fiche de ce passé.
– Raison de plus pour le liquider !
Ils continuaient de se vouvoyer comme de vieux amants ou
comme des inconnus, ce qu’ils n’étaient pas encore ou qu’ils
n’étaient plus l’un pour l’autre, mais ils tenaient à cette distance, à
ce désir ou à cet érotisme du vouvoiement.
À la fin, ils transigèrent. Éric attendrait au pied des marches.
Claire partirait en éclaireuse, affronterait à sa place le dinosaure
et retournerait le chercher, au cas où...
Trois heures avaient déjà sonné.
Le malheureux squelette ne faisait pas recette. Claire en fit le
tour. Serait-ce si facile, se demanda-t-elle, de le priver d’une
vertèbre ou d’un fémur et de le démantibuler ?
Enfin, elle la reconnut – cette femme brune en tailleur Chanel, un
peu forte, les yeux trop soulignés de noir, les lèvres refaites,
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et qui tournait autour du dinosaure, dans l’autre sens. Il ne pouvait
s’agir que d’elle, de cette fameuse Franca Grossi dont tous les
étudiants de la FEMIS étaient tombés amoureux et elle se
demanda bien pourquoi !
Elle hésita.
Tout ne tenait qu’à elle.
Elles se croisèrent une fois, deux fois.
La femme regarda sa montre.
Claire se convainquit alors qu’elle ne dirait rien, qu’elle ne risquerait rien. Une initiative malheureuse, un osselet heurté, et qui sai
Elle se dirigea vers le rayon des cartes postales pour acheter au
moins la reproduction de l’animal préhistorique. Elle ne s’aperçut
pas que la femme en tailleur Chanel rejoignait un homme, son
mari à l’évidence, et qu’ils quittaient le musée de fort méchante
humeur.
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Éric, lui, les repéra sur les marches : l’homme habillé d’un
manteau poil de chameau, qui affichait cette suffisance de qui doit
posséder des milliers et des milliers d’hectares dans la pampa, et
elle, Franca, devenue si commune, avec son collier de perles et
son clip en toc ou, ce qui était peut-être pire encore, qui ne l’était
pas.
Que lui disait son mari ? Sans doute qu’elle avait été bien stupide
de l’entraîner à ce rendez-vous ? Bah ! Quelle importance !
Il ne fit pas un geste pour aller à leur rencontre et eux ne lui
prêtèrent aucune attention. Une voiture et un chauffeur les
attendaient le long de Central Park West.
Quelques minutes plus tard, Claire descendit les marches et le
retrouva.
– Je n’ai vu personne, lui affirma-t-elle sans ciller.
Ce mensonge le mit au comble du bonheur.
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Ils dînèrent tous les deux au Gaby, le restaurant du Sofitel. Sur
les conseils du chef de cuisine, Sylvain Harribey, avec qui s’était
lié Éric, elle commanda une sole meunière avec du riz rouge et
des épinards sautés. Il préféra un canard fumé accompagné de
risotto, relevé d’une sauce balsamique à l’échalote, et ils burent
un merlot de Californie.
Ils avaient la soirée pour eux, et la nuit aussi et toutes les autres
nuits.
*
À minuit, une échelle métallique posée de guingois par un ouvrier
dans la salle consacrée aux Indiens de la côte nord du Pacifique,
à l’American Museum of Natural History, glissa, fracassa la vitrine
où s’empoussiérait le masque de cérémonie nuptiale kwakiutl et
le détruisit.
Le masque venait de conclure le dernier de ses sorts !
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