M. Bernard de la Villardière
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M. Bernard de la Villardière
Médias et enfance en danger M. Bernard de la Villardière Journaliste, rédacteur en chef et présentateur du magazine Enquête exclusive, M6 Bonjour. Merci d’accepter que j’introduise cette séance. C’est pour moi un honneur. Je vous avoue que je remplace, un peu au pied levé, une journaliste qui s’appelle Géraldine Levasseur et qui a longtemps travaillé sur ces thèmes. Je n’ai donc pas vraiment fait d’exposé théorique, mais je vais vous faire partager, à travers quelques cas concrets, mon expérience et ma sensibilité sur ce sujet, la manière dont je travaille sur des choses précises. Les effets indésirables de la médiatisation de l’enfance en danger Je vais vous raconter quelques anecdotes qui nous ont amenés, au sein de l’équipe de Zone interdite, puis d’Enquête exclusive, à réfléchir sur notre métier, sur notre responsabilité, notre éthique, notre déontologie et les conséquences que peuvent avoir sur les enfants, les téléspectateurs et les gens que nous filmons, les reportages que nous réalisons dans des milieux souvent difficiles, en particulier quand ils concernent l’enfance en danger. Ce sont bien sûr des thèmes comme le trafic d’enfants, la pédophilie, la prostitution des enfants, mais aussi les maladies liées à l’adolescence. Nous avons notamment fait un sujet sur une clinique pour adolescents en difficulté, à Montpellier. Nous avons beaucoup travaillé sur l’anorexie ; nous avions réalisé le portrait d’une jeune fille qui n’était pas encore majeure, à l’époque, qui s’appelle Chloé. Je vais essayer de battre en brèche une idée reçue. Je sais que le métier de journaliste, aujourd’hui, est très décrié, souvent critiqué ; on pense que les journalistes n’ont pas d’âme et pas de cœur, qu’ils ne songent qu’à l’audience. Ce n’est pas vraiment le cas, en tout cas pas dans le domaine de l’information et dans la chaîne qui m’emploie, M6. J’ai toujours été frappé par la rigueur et le souci de préserver l’enfance qui a animé les gens qui ont travaillé autour de moi, à commencer par le président de la chaîne et les responsables de cette chaîne – je ne parlerai pas de téléréalité, parce que ce n’est pas de mon ressort –, en tout cas, dans les magazines que j’ai eus à présenter, à animer et à diriger. Je me souviens de l’un des premiers sujets que j’avais lancés quand je suis arrivé à Zone interdite, en 1998 : le tourisme sexuel, dont on parlait encore assez peu à l’époque. Un journaliste était revenu de Saint-Domingue. Je vous raconte cela parce que c’est assez emblématique de la manière dont nous travaillons et des questions qui peuvent se poser, qui sont pour nous des questions cruciales. Il avait un peu fait de la « provocation à l’achat », terme que nous employons quand nous essayons d’infiltrer des réseaux de vente de drogue, et il avait recueilli le témoignage d’une mère, dans un bidonville, qui était prête à lui vendre son enfant pour deux heures. La séquence était très forte, parce que l’on voyait cette femme qui disait : « Voilà, prenez-le et rendez-le moi dans deux heures, parce qu’il doit aller à l’école ». C’était une scène terrible. Il est revenu avec ces images, il les a montées et en salle de montage, très rapidement, nous avons réagi. Nous lui avons demandé ce qui s’était passé. Il nous a dit qu’il était parti, qu’il avait tourné les talons. Il filmait avec une caméra cachée. Nous lui avons dit qu’il n’était pas possible de diffuser cela. Qu’était devenu cet enfant ? Il nous a dit : « Attendez, moi, je suis journaliste ! Je n’allais pas arrêter cette femme, je n’allais pas la dénoncer à la police… » Je lui ai répondu que c’était de la non-assistance à personne en danger. Quand il s’agit d’un enfant, il faut outrepasser ses droits et “ Quand il s’agit d’un enfant, dépasser sa déontologie. Il a repris il faut outrepasser ses droits un billet d’avion, il et dépasser sa déontologie. ” est reparti là-bas. Il est allé voir une avocate d’une association, il a retrouvé l’endroit où vivait cette femme et avec l’avocate, ils sont parvenus à extraire cet enfant de sa famille, en tout cas temporairement, et à mettre les barrières juridiques qui permettaient d’assurer, en tout cas à moyen terme, l’avenir de cet enfant. Dès lors, nous avons pu raconter cette histoire. Nous avons raconté l’histoire de cette avocate et nous avons pu utiliser cette séquence dans le sujet, parce que nous l’avons contextualisée, expliquée et remise dans sa perspective locale, entre guillemets. L’une des choses qui m’ont guidé dans mon travail, notamment dans Zone interdite, est que quelles que soient les situations que nous pouvions filmer, fussent-elles extrêmement désespérées, je voulais toujours donner une lumière d’espoir – cela dépasse la condition de l’enfance – parce que je pensais aux enfants qui nous regardaient. Il me semble que la vocation d’un magazine comme Zone interdite ou Enquête exclusive est de ne pas inciter les enfants à être désespérés du monde. Même dans les situations les plus difficiles, dans les douleurs les plus grandes, nous essayons de donner une lueur d’espoir en mettant en exergue le travail de tous ceux qui se dévouent pour soulager cette douleur, pour faire en sorte que cette douleur soit dépassée et que l’on évite qu’elle se reproduise, même si, parfois, ce combat est inlassable et presque vain. Je vous raconte cette histoire parce qu’elle me revient souvent à l’esprit et qu’elle nous a tous marqués. Il m’a d’ailleurs été donné de retourner à Saint-Domingue et à Haïti, récemment, pour Enquête exclusive, et moi-même, dans le marché du vendredi, au bord de ce fleuve qui fait la frontière entre Haïti et Saint-Domingue, d’aller à la rencontre de parents, de mères, avec leur enfant. Et spontanément, parfois, on m’a proposé un enfant. Mais il faut connaître la culture locale : lorsque l’on passe quelque temps là-bas, on se rend compte qu’il y a une tradition, notamment à Haïti, de confier un de ses enfants, quand on en a beaucoup, à un oncle, à un voisin, à quelqu’un de la ville voisine, qui va vous aider à l’éduquer, à l’habiller, à l’amener à l’école, etc. Et évidemment, il y a des trafiquants d’enfants qui exploitent cette naïveté. Mais de là à penser que les parents d’Haïti vendent leurs enfants, il y a un fossé qu’il ne faut pas franchir. Ces séquences où, parfois, l’on est venu me proposer des enfants, nous ne les avons pas gardées dans le reportage, parce que ce n’était pas possible, parce qu’il y avait une ambiguïté terrible et que je ne voulais pas jeter le discrédit sur des familles haïtiennes qui étaient peut-être animées de bonnes intentions en confiant leur enfant à un homme, à un Européen qu’elles croyaient plus riche qu’elles. Nous avons aussi travaillé sur l’anorexie. Je me souviens du cas de Chloé, qui était une jeune fille de 15, 16 ans, dont nous avons fait le portrait. Nous l’avons accompagnée pendant plusieurs mois. C’était un document assez bouleversant qui, je l’espère en tout cas, a contribué à la prévention de l’anorexie et à avertir les adolescents et les adolescentes, notamment, des dangers de cette maladie, de ce trouble psychique, psychiatrique – le débat est ouvert sur la question : même les spécialistes sont divisés… Chloé, nous ne l’avons pas floutée. Nous le lui avons dit : la règle était celle-là, au début du reportage. Mais bien évidemment, quand nous sommes partis dans l’écriture de ce documentaire, qui a duré un an, qui nous a demandé beaucoup d’énergie, de temps passé avec elle, nous savions qu’à tout moment, cela pouvait s’arrêter. Nous travaillions en liaison avec l’unité Adolescence de l’hôpital de Bordeaux et notamment avec un psychiatre qui s’appelle le docteur Pommereau. Nous étions sans arrêt en lien avec lui ; et il savait très bien, et nous savions très bien qu’à tout moment, il pouvait donner un coup de téléphone pour dire : « La maladie de Chloé, l’avancement de sa situation, son état, à la fois physique et psychique, ne permet pas, aujourd’hui, que vous continuiez votre travail. » C’était vraiment un travail en partenariat avec les équipes médicales, avec le médecin, avec les parents de Chloé. Nous “ Quand même, avions d’ailleurs les journalistes exagèrent. décidé, au moment Cette jeune fille… ils de la diffusion de exploitent son malheur… ” ce reportage, de la faire venir en plateau. Elle était, à ce moment-là, isolée des autres adolescents de l’unité qui l’accueillait. Jusqu’à 11 h 00 du soir, la veille de l’enregistrement de l’émission, nous ne savions pas si elle viendrait ou si elle ne viendrait pas. C’est finalement le médecin qui a décidé de la laisser partir. Je me souviens de cette interview… C’était très impressionnant, très émouvant. Et ce jour-là, en plateau, Chloé m’a dit : « Je suis là, mais il faut que vous me fassiez une promesse, c’est que je vienne un jour faire un stage à Zone interdite. » Quand nous avons monté l’interview, nous n’avons pas gardé cette séquence, parce que je ne voulais pas que cela apparaisse comme un chantage, même sympathique, mais qui pouvait être mal interprété. Lorsqu’elle est sortie de cette situation, Chloé est venue faire un stage à Zone interdite. Elle est même restée deux ou trois mois, et j’ai de ses nouvelles assez régulièrement. Je vous dis cela parce que lorsque l’on regarde ces reportages à la télévision, on se dit parfois : « Quand même, les journalistes exagèrent. Cette jeune fille… ils exploitent son malheur… » Dans le cas de Chloé comme dans beaucoup d’autres reportages qui touchent à l’adolescence, aux maladies liées à l’adolescence, à l’enfance en danger, je vous prie de croire que nous essayons de… Certes, nous faisons des erreurs, certes, nous faisons des approximations, certes, il y a des choses qu’il nous arrive de regretter après coup, mais nous faisons vraiment attention et nous travaillons avec l’ensemble des associations, des médecins qui sont aux côtés de ces enfants. Il y a des reportages que nous nous interdisons. Je me souviens qu’il y a quelque temps, on m’a rapporté un reportage qui avait été tourné par un journaliste pigiste indépendant, « free-lance », comme on dit, qui portait sur les enfants tueurs en Colombie. C’était un reportage d’une telle violence que nous ne l’avons pas pris. Diffuser à 20 h 50 un reportage de ce genre était compliqué. J’ai moi-même des enfants, donc je pense à la réaction de mes propres “ C’était un reportage enfants face à un sujet de ce genre. d’une telle violence que nous ne l’avons pas pris.” Nous avons choisi de ne pas le diffuser. Il y a des choses dont nous pensons qu’elles ne peuvent pas être diffusées telles quelles à 20 h 50. Nous nous interdisons de le faire. Je me rappelle aussi un autre reportage que nous avons fait sur la prostitution des mineurs à Paris et des mineurs étrangers. Nous avions suivi deux jeunes mineures roumaines, deux jeunes filles de 15, 16 ans. Elles se prostituaient près du périphérique, à Paris, près de la porte des Lilas, me semble-t-il. C’est Serge de Sampigny qui a réalisé ce reportage. Il a noué des liens avec ces jeunes filles, qu’il a suivies pendant quelques jours. Il s’est intéressé à l’endroit où elles vivaient, à la façon dont elles vivaient, à leurs relations avec leur famille, et il s’est aperçu qu’elles avaient été escroquées, trompées par un réseau de proxénètes dans le nord de la Roumanie, qu’on leur avait fait miroiter un job de fille au pair et que finalement, arrivées à Paris, elles avaient été mises sur le trottoir. Nous suivions également le travail de la brigade des mineurs, à Paris. La brigade des mineurs les a interpellées et elles ont été remises dans l’avion, quelques jours plus tard, pour Bucarest. Serge de Sampigny était avec elles. En effet, nous avons décidé, à ce moment-là, qu’il fallait qu’il parte avec elles, qu’il les raccompagne jusque chez elles. C’était un reportage tout à fait étonnant, d’une grande force, parce que leur famille est venue les chercher en voiture à l’aéroport de Bucarest. Ils ont fait 300 ou 400 km dans le nord de la Roumanie. Arrivés sur place, notre reporter a été agressé, parce que les proxénètes tournaient autour de l’immeuble. Ils n’admettaient pas que ces filles soient rentrées, aient fui, aient abandonné leur poste, pour parler crûment. Il a lui-même été agressé, et c’est ainsi que nous nous sommes rendu compte à quel point il était compliqué de prendre en charge les mineurs étrangers en France et à quel point il était nécessaire que les autorités françaises, quand elles les expulsent, fassent en sorte de les accompagner et de mettre les autorités roumaines devant leurs responsabilités, d’exiger de ces autorités – qu’elles soient roumaines, bulgares ou autres – qu’elles assurent la protection de ces enfants. Voilà pour ces quelques exemples. Je n’en dirai pas plus : je suis ouvert à la discussion. Je vous propose d’ailleurs de me poser des questions, éventuellement.