La veille de mon départ de Londres pour New York – Rachel m`avait

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La veille de mon départ de Londres pour New York – Rachel m`avait
La veille de mon départ de Londres pour New York – Rachel m’avait
précédé de six semaines –, dans l’après-midi, je me trouvais au
travail, à mon bureau, je rassemblais mes affaires, lorsqu’un des
grands vice-présidents de la banque, un Anglais d’une cinquantaine
d’années, vint me souhaiter bonne chance. J’en fus surpris ; il
travaillait dans une autre partie de l’immeuble, dans un autre service,
et nous ne nous connaissions que de vue. Néanmoins, il me demanda
force détails sur l’endroit où je comptais m’installer («Watts Street ? À
quelle hauteur, dans Watts ?»), puis s’épancha quelques minutes sur
les souvenirs de son loft dans Wooster Street et de ses virées au
magasin « original » Dean & DeLuca. Il ne cherchait absolument pas à
dissimuler son envie.
« Nous n’y resterons pas longtemps », dis-je en la jouant profil bas sur
ma bonne fortune.
Car tel était le plan conçu par ma femme : s’installer à New York un à
trois ans puis rentrer.
« Vous pensez ça aujourd’hui, me dit-il. Mais New York, c’est une ville
qu’il est très difficile de quitter. Et une fois qu’on la quitte… Elle me
manque toujours, pourtant, j’en suis parti il y a douze ans », ajouta le
vice-président, en souriant.
Ce fut alors mon tour de sourire – un peu parce que j’étais gêné, en
fait, car il avait parlé avec une spontanéité tout américaine.
« Eh bien, nous verrons, dis-je.
– Oui, c’est ça. Vous verrez. »
Son assurance m’agaça, bien qu’il me fît avant tout pitié – comme l’un
de ces habitants du Saint-Pétersbourg de jadis, rejeté du mauvais côté
de l’Oural par ses fonctions.
Mais il s’avère qu’il avait raison, d’une certaine manière. Maintenant
que, moi aussi, j’ai quitté cette ville, j’ai bien du mal à me débarrasser
de l’impression que la vie a un goût de fenaison et de regain. Ce
dernier mot, m’a un jour dit quelqu’un, renvoie dans un premier sens à
l’herbe qui repousse dans un champ déjà fauché. Vous pourriez dire,
si vous êtes le genre de personne encline aux observations d’ordre
général, que New York met l’accent sur la fenaison répétitive effectuée
par la mémoire – sur cette sorte d’autopsie déterminée qui a pour
effet, on nous le dit et on l’espère tristement, de faucher le passé
herbeux en de maîtrisables proportions. Car il ne cesse de repousser,
bien sûr. Rien de tout cela ne signifie que je souhaiterais m’y trouver à
nouveau en ce moment ; naturellement, j’aimerais penser que ma
propre rétrospection est d’une certaine façon plus importante que celle
de ce vieux vice-président. Lorsque j’en fus gratifié, elle ne me parut
pas être grand-chose de plus qu’une nostalgie ordinaire. Mais, dans le
fond, cela n’existe pas, la nostalgie ordinaire, suis-je tenté de conclure
ces temps-ci, pas même si vous sanglotez sur un ongle cassé. Qui
sait ce qui est arrivé à ce type, là-bas ? Qui sait ce qui se cache
derrière son histoire d’aller acheter du vinaigre balsamique ? Il en
parlait comme d’un élixir, le pauvre crétin.
En tout cas, pendant les deux premières années qui ont suivi mon
retour en Angleterre, je fis de mon mieux pour ne pas regarder du côté
de New York – où, après tout, j’avais été malheureux pour la première
fois de ma vie. Je n’y retournai pas, j’évitai de me demander trop
souvent ce qu’il était advenu d’un homme appelé Chuck Ramkissoon,
qui avait été mon ami durant mon dernier été passé sur la côte Est et
qui était devenu depuis, comme cela arrive fréquemment, une
silhouette éphémère. Et puis, un soir, au printemps de cette année
2006, Rachel et moi nous nous trouvons à la maison, à Highbury. Elle
est plongée dans un article de journal. Je l’ai déjà lu. Cela parle de la
découverte en Colombie d’un groupe tribal de la forêt amazonienne.
On dit qu’ils en ont assez de leur vie difficile dans la jungle, même si
l’article précise qu’ils n’aiment rien tant que manger du singe, grillé
puis bouilli. Une photographie troublante d’un garçon rongeant un petit
crâne noirci illustre le propos. La tribu n’a aucune idée de l’existence
du pays dans lequel ils se trouvent, la Colombie, aucune idée non
plus, et c’est plus dangereux, de l’existence de maladies comme le
simple rhume, ou la grippe, contre lesquelles ils n’ont pas de défenses
naturelles.
« Coucou, dit Rachel, hé, t’as vu, on parle de ta tribu. »
J’ai encore le sourire aux lèvres lorsque je réponds au téléphone qui
sonne. Une journaliste du New York Times demande monsieur van
den Broek.
« C’est au sujet de Kham, euh, Khamraj Ramkissoon… précise la
journaliste.
– Chuck, dis-je en m’asseyant à la table de la cuisine. C’est Chuck
Ramkissoon. »
Elle me dit que les « restes » de Chuck ont été retrouvés dans le
Gowanus Canal. Ses poignets étaient menottés et, de toute évidence,
il avait été victime d’un meurtre.
Je garde le silence. J’ai l’impression que cette femme vient de proférer
un mensonge éhonté et que si j’y réfléchis suffisamment une réfutation
va me venir.
« Vous le connaissiez bien ? dit sa voix, avant d’ajouter, comme je ne
réponds pas : il est écrit quelque part que vous étiez son associé.
– C’est inexact.
– Mais vous travailliez bien ensemble, non ? C’est ce que dit ma note.
– Non. Vous avez été mal informée. C’était juste un ami.
– D’accord, d’accord. »
On entend qu’elle tape sur son clavier, puis, une pause.
« Bon, alors, vous pouvez me dire quelque chose sur son… milieu ?
– Son milieu ? je répète, suffisamment surpris pour corriger sa
prononciation légèrement meuglante du mot.
– Oui, enfin, vous voyez ce que je veux dire, avec qui il traînait, les
ennuis dans lesquels il aurait pu se mettre, s’il connaissait des
personnages un peu louches… C’est assez inhabituel, ce qui lui est
arrivé », ajoute-t-elle avec un petit rire.
Je me rends compte que je suis bouleversé, et même, furieux.
« Oui, je finis par dire. Vous avez une bonne histoire sous le coude, là.
»
Le lendemain, il y a un petit article dans la section « Nouvelles locales
». Il a été établi que le corps de Chuck Ramkissoon gisait depuis plus
de deux ans dans l’eau, près de l’entrepôt du Home Depot, parmi les
crabes, les pneus de voitures et les caddies de supermarché, jusqu’au
jour où un de ces plongeurs en zone urbaine fit une « découverte
macabre » alors qu’il filmait un banc de bars rayés. Dans la semaine
qui suit paraissent sur le sujet quelques petites choses au comptegouttes, mais aucune information véritable. Cela semble cependant
intéresser les lecteurs et rassurer certains traditionalistes de savoir
que le Gowanus Canal peut toujours rejeter la victime d’un meurtre.
Tant qu’il y a de la mort, il y a de l’espoir, comme l’a dit un
commentateur plein d’esprit.
« Alors, qui est cet homme ? » me demande Rachel, allongée dans le
lit à côté de moi, le soir où nous avons appris la nouvelle.
Comme je ne réponds pas immédiatement, elle pose son livre.
« Oh, je suis sûr que je t’en ai déjà parlé. Un joueur de cricket que je
connaissais. Un type de Brooklyn.
– Chuck Ramkissoon ? » répète-t-elle.
Sa voix a un ton détaché qui ne me plaît pas. Je me tourne sur une
épaule et ferme les yeux.
« Oui, dis-je. Chuck Ramkissoon. »
Chuck et moi, nous nous étions rencontrés pour la première fois en
août 2002. Je jouais au cricket dans le Randolph Walker Park, à
Staten Island, et Chuck se trouvait là. Il était l’un des deux arbitres
indépendants qui proposaient leurs services en échange d’honoraires
de cinquante dollars. Le jour était épais comme de la gélatine, avec
une atmosphère chaude et vitreuse, sans aucun vent, pas même la
brise venant du Kill of Kull qui coule à moins de deux cents mètres de
Walker Park, séparant Staten Island du New Jersey. D’assez loin, au
sud, montait le grondement du tonnerre. C’était bien là le genre
d’après-midi américain à la viscosité barbare qui me faisait vivement
regretter les ombres projetées par les mouvements rapides des
nuages d’été dans le nord de l’Europe, regretter même ces jours où
vous jouiez au cricket en portant deux pull-overs, sous un ciel froid
parsemé çà et là d’un pan de bleu – assez grand pour tailler une
culotte de gendarme, comme disait ma mère.
Selon mes propres critères, Walker Park était un endroit fort médiocre
pour jouer au cricket. L’aire de jeu était, je suis sûr que c’est toujours
le cas, deux fois plus petite que la taille réglementaire d’un terrain de
cricket. Le terrain proprement dit est inégal et l’herbe y est toujours
trop haute, même lorsqu’elle est tondue (un jour, en cherchant une
balle, j’ai failli tomber sur un canard caché dans l’herbe, ce qui, pour
les joueurs, est de très mauvais augure) ; et, alors que le vrai cricket,
comme certains pourraient le nommer, se joue sur une livrée en
pelouse, celle de Walker Park est en terre battue, et non en gazon, et
doit être recouverte d’un tapis en fibres de coco ; par ailleurs, la terre
en question est de la terre battue de base-ball, pâle et sableuse, elle
n’est pas rouge comme celle des terrains de cricket : on ne peut alors
compter bien longtemps sur la fiabilité du rebond. Et quand bien même
on pourrait parler de fiabilité du rebond, il manquera toujours de
variété et de complexité. (En revanche, les livrées faites de vraie terre
et d’herbe sont riches de possibilités : elles seules peuvent pleinement
mettre au défi et récompenser le répertoire du lanceur, avec ses balles
lentes, tournantes, courtes à rebond, ou déviées, et seules ces balles
peuvent mettre en action et véritablement à l’épreuve le répertoire du
batteur, ses coups défensifs et offensifs, sans parler de son mental.) Il
y a un autre problème. De grands arbres – des chênes des marais,
des chênes rouges, des gommiers, des tilleuls américains – longent
de manière désordonnée les bordures de Walker Park. Il faut
considérer que chaque élément de ces arbres, même la plus petite
feuille qui pend, fait partie des limites du terrain, ce qui confère une
dimension aléatoire au jeu. Souvent, il arrive qu’une balle roule entre
les troncs. Le joueur de l’équipe au champ qui doit courir après la balle
va alors disparaître partiellement, et lorsqu’il réapparaît, la balle à la
main, un concours de cris démarre, exigeant de savoir comment les
choses se sont exactement passées.
Selon les critères locaux, cependant, Walker Park est un lieu agréable.
Des courts de tennis dont on dit qu’ils sont les plus anciens des ÉtatsUnis jouxtent le terrain de cricket, et le parc lui-même est entouré de
tous côtés par des maisons victoriennes aux jardins extrêmement
sophistiqués. Depuis aussi loin que remontent les souvenirs, les
résidents tolèrent l’atterrissage occasionnel et brutal d’une balle de
cricket, fondant comme une gigantesque airelle météorique, dans
leurs luxuriants buissons. Le Cricket Club de Staten Island fut fondé
en 1872, et ses équipes jouent chaque été sur ce petit terrain depuis
plus de cent ans. Walker Park a appartenu au club jusque dans les
années vingt. Aujourd’hui, le terrain comme le clubhouse – une bâtisse
en briques néo-Tudor datant des années trente, le bâtiment initial
ayant été détruit par le feu – sont la propriété du Service des parcs et
des aires de loisirs de la ville de New York. De mon temps, un
employé de ce service, un individu fantomatique que l’on ne voyait
jamais, était censé vivre dans le grenier. La pièce principale était louée
à une crèche et seuls le sous-sol et les vestiaires délabrés étaient
régulièrement mis à disposition des joueurs de cricket. Cela dit, aucun
autre club de cricket de New York ne jouit de tels privilèges ni d’une
histoire aussi glorieuse : Donald Bradman et Garry Sobers, les plus
grands joueurs de tous les temps, ont joué à Walker Park. Le vieux
terrain bénéficie aussi d’une grande tranquillité. D’autres terrains de
cricket, comme Idlewild Park, Marine Park ou Monroe Cohen Ballfield,
se trouvent juste sous les couloirs aériens de JFK. Ailleurs, comme
par exemple à Seaview Park (qui bien sûr n’a absolument aucune vue
sur mer), ou à Canarsie, l’endroit ne subit pas seulement les
hurlements des avions mais aussi le rugissement incessant s’élevant
du Belt Parkway, cet anneau d’asphalte qui sépare la majeure partie
du sud de Brooklyn de l’eau salée.
Ce que toutes ces aires de loisir ont en commun est un terrain
irrégulier qui sape considérablement l’art du batteur, un art qui
consiste à frapper la balle le long du sol avec cette élégante variété de
coups qu’un joueur chevronné aura mis des années à tenter de
maîtriser et de conserver : frappes droites, croisées, dirigées vers
l’extérieur, effectuées sur un genou, croisées vers le sol, et tous ces
rejetons de la technique conçus pour envoyer la balle de cricket et la
faire rouler et rouler encore, comme par magie, jusqu’au coin le plus
éloigné du terrain. Jouez l’un de ces coups classiques à New York et
la balle a toutes les chances d’atterrir dans de la broussaille dense et
enchevêtrée : l’herbe, telle que je la conçois, cette plante odorante
admirablement faite pour les loisirs athlétiques, prospère avec
difficulté ; et si quelque chose de vert qui ressemble à de l’herbe finit
bien par pousser, ce n’est jamais tondu comme l’exige le cricket. En
conséquence, transgression de la première des règles, le batteur doit
envoyer violemment la balle en l’air (pour jouer profond, comme on dit,
en empruntant l’expression au base-ball) et cela devient alors un pari.
Il en résulte que, pour les joueurs de l’équipe au champ, les choses
sont également dénaturées, puisqu’ils se trouvent rapidement
déplacés loin de leurs positions sur le terrain – à gauche ou à droite,
plus ou moins près de la livrée –, vers des points distants, à la lisière
du terrain, où ils traînent, apathiques. C’est un peu comme si le baseball était un jeu de home runs plutôt que de base hits et que les
joueurs de bases étaient déplacés vers des points très éloignés du
petit champ. Cette version dégénérée du jeu – le cricket-broussaille,
comme l’appela Chuck plus d’une fois avec mépris – inflige une
blessure qui est avant tout d’ordre esthétique : l’adaptation américaine
du sport est dépourvue de la beauté que possède le cricket joué sur
une pelouse aux dimensions appropriées, où le cercle vêtu de blanc
des joueurs au champ, ces silhouettes évoluant sur le vaste ovale, ne
cessent de converger à l’unisson vers le batteur avant de regagner
chaque fois leur point de départ, en une répétition du rythme
pulmonaire, comme si le terrain respirait à travers ses visiteurs
lumineux.
Cela ne veut pas dire que le cricket new-yorkais soit totalement dénué
de charme. Un après-midi d’été, il y a des années de cela, je me
trouvais dans le Bronx, dans un taxi avec Rachel. Nous allions rendre
visite à des amis à Riverdale et remontions Broadway, que je ne
soupçonnais pas d’aller aussi loin au nord.
« Regarde, chéri ! » dit Rachel.
Elle me montrait quelque chose sur notre droite. Des dizaines de
joueurs de cricket fourmillaient sur un espace vert bien dégagé. Sept
ou huit matchs, en équipes de onze, se déroulaient sur une surface
qui était à vrai dire juste assez grande pour trois ou quatre matchs, si
bien que les différentes aires de jeu, délimitées par des cônes rouges,
des allées, des poubelles et des gobelets en polystyrène, se
chevauchaient, semant la confusion. Des hommes vêtus de blanc
participant à un match se mélangeaient aux hommes vêtus de blanc
d’un autre match, une profusion de lanceurs faisaient simultanément
de grands moulinets avec leurs bras, comme on le fait au cricket, une
multitude de batteurs balançaient aussi sec leur batte plate en saule,
et des balles de cricket pourchassées par des coureurs blancs comme
le lait s’envolaient dans toutes les directions. Des spectateurs
entouraient les terrains. Certains étaient assis sous les arbres qui
longeaient le parc du côté de Broadway ; d’autres, un peu plus loin, là
où les arbres se faisaient plus hauts et plus denses, étaient
rassemblés autour de tables de pique-nique. Des enfants grouillaient,
comme on dit. De notre position élevée, la scène – Van Cortlandt
Park, un dimanche – ressemblait à un joyeux méli-mélo et, alors que
nous continuions notre route, Rachel lança : « On dirait un Breughel »
; je lui ai souri parce que c’était exactement ça et, si je me souviens
bien, j’ai alors posé la main sur son ventre. Nous étions en juillet 1999.
Elle était enceinte de sept mois de notre fils.
J’ai fait la connaissance de Chuck trois ans plus tard. Nous, ceux de
Staten Island, jouions contre un groupe de types de St Kitts – des
Kitticiens, comme on les appelle, comme s’ils étaient tous les disciples
d’une confrérie technique ésotérique. Mes équipiers venaient pour leur
part de Trinidad, de Guyane, de Jamaïque, d’Inde, du Pakistan et du
Sri Lanka. Cet été 2002 et le suivant, alors que pour sortir de ma
solitude je m’étais remis à jouer, je m’aperçus que j’étais le seul joueur
blanc sur les terrains de cricket de New York.
Quelque temps auparavant, le service des parcs avait aménagé un
terrain de base-ball rival dans l’angle sud-ouest de Walker Park. Les
joueurs de cricket n’étaient autorisés à prendre possession du terrain
qu’une fois joués tous les matchs de softball officiels. (Le softball,
comme mes équipiers et moi-même le faisions remarquer avec une
pointe de snobisme, était un passe-temps qui se limitait apparemment
à des lancers francs – les balles les plus faciles qu’un batteur de
cricket recevra jamais – et à des prises de balle douces et facilités par
les gants, ne mettant en jeu que peu d’habileté et rien du sang-froid
nécessaire pour attraper à mains nues ce caillou rouge qu’est la balle
de cricket.) Le match contre les Kitticiens, qui devait démarrer à treize
heures, ne commença qu’une heure plus tard, lorsque les joueurs de
softball – des hommes un peu mûrs et en surcharge pondérale,
comme nous, mais à la peau blanche – finirent par se retirer en
traînant les pieds. Les ennuis commencèrent avec ce retard. Les
Kitticiens avaient fait venir un grand nombre de supporters, une
quarantaine, peut-être, le retard les avait excités, et ils se laissèrent
aller plus que d’habitude. Un groupe se forma autour d’une Toyota
garée sur Delaney Place, sur le côté nord du terrain ; ces hommes,
sans se cacher le moins du monde, se servaient en boissons
alcoolisées qu’ils prenaient dans une glacière, criaient et tapaient avec
leurs clés contre leurs bouteilles de bière, au rythme de la soca qui
grésillait avec insistance dans les haut-parleurs de la Toyota. Par
crainte des plaintes, notre président, Calvin Pereira, un type de la
Barbade âgé de plus de soixante-dix ans et toujours vêtu d’un blazer,
s’approcha des hommes et leur dit avec un sourire : « Messieurs, vous
êtes vraiment les bienvenus, mais je dois vous demander un peu de
discrétion. Nous ne pouvons pas avoir d’ennuis avec le service des
parcs. Puis-je vous prier d’éteindre la musique et de venir nous
rejoindre sur le terrain ? » Les hommes s’exécutèrent les uns après
les autres, mais cet incident, tout le monde s’accorderait plus tard sur
ce point, influença la confrontation qui marqua à jamais les gens
présents cet après-midi-là.
Avant le début du match, Ramesh, un membre de notre équipe, nous
attira en cercle pour une prière. Nous nous tenions par les épaules – il
y avait là trois hindouistes, trois chrétiens, un sikh et quatre
musulmans. « Seigneur, dit le révérend Ramesh, comme nous
l’appelions, nous Te remercions de nous avoir rassemblés ici pour ce
match amical. Nous Te demandons de nous garder sains et saufs
durant ce match. Nous Te demandons un temps clément. Nous
demandons Ta bénédiction pour ce match, Seigneur. » Nous nous
sommes séparés en frappant dans nos mains et nous nous sommes
dirigés vers le terrain.

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