Gabarit de jugement pour la cour d`appel

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Gabarit de jugement pour la cour d`appel
Dupuis c. R.
2016 QCCA 1930
COUR D’APPEL
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE MONTRÉAL
N° :
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
(500-01-037067-102)
DATE :
1er décembre 2016
CORAM : LES HONORABLES FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.
LORNE GIROUX, J.C.A.
JEAN BOUCHARD, J.C.A.
JOCELYN DUPUIS
APPELANT - Accusé
c.
SA MAJESTÉ LA REINE
INTIMÉE - Poursuivante
ARRÊT
[1]
L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 26 septembre 2014 par la
Cour du Québec du district de Montréal (l’honorable Denis Lavergne), qui l’a reconnu
coupable de fraude de plus de 5 000 $ ainsi que de fabrication et usage de faux1. Les
deux chefs d’accusation le concernant sont ainsi libellés :
Jocelyn Dupuis (001)
Entre le 2 décembre 2007 et le 11 novembre 2008, à Montréal, district de
Montréal, par la supercherie, le mensonge ou autre moyen dolosif, a
frustré la FTQ-Construction, d'une somme d'argent, d'une valeur
dépassant 5 000 $, commettant ainsi l'acte criminel prévu à
l'article 380(1)a) du Code criminel;
1
R. c. Dupuis, 2014 QCCQ 8927.
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Jocelyn Dupuis (001)
2.
Entre le 2 décembre 2007 et le 11 novembre 2008, à Montréal,
district de Montréal, a fait quelque 180 faux documents, les sachant faux,
savoir : 40 faux rapports hebdomadaires de dépenses appuyés de
140 faux reçus de restauration avec l'intention d'engager la FTQConstruction, en lui faisant croire que ces documents sont authentiques, à
lui rembourser ces montants, commettant là l'acte criminel prévu aux
articles 366(1)b) et 367a) du Code criminel;
[2]
L’appelant demande également la permission de se pourvoir contre la peine
d’emprisonnement de 12 mois, à purger concurremment sur les deux chefs, que lui a
infligée le juge Lavergne dans un jugement prononcé le 30 janvier 20152.
[3]
De l’avis de la Cour, il y a lieu de rejeter les deux pourvois. Voici pourquoi.
1.
L’appel du verdict de culpabilité
1.1.
Mise en contexte
[4]
L’appelant a été directeur général de la FTQ-Construction jusqu’en novembre
2008, époque à laquelle il quitte prématurément ses fonctions à la suite des révélations
des médias portant sur le caractère somptueux de ses dépenses de restaurant qui
dépassent en moyenne 5 000 $ par semaine.
[5]
Se saisissant de l’affaire, la Sureté du Québec débute alors une enquête qui
révèle que les pièces justificatives (reçus) produites par l’appelant au soutien de ses
comptes de dépenses et remises à son employeur pour fins de remboursement sont
des faux rédigés de sa main qui tantôt excèdent la dépense réellement encourue tantôt
se rapportent à des repas fictifs.
[6]
De manière plus précise, le juge retient de la preuve ce qui suit3 :
[11]
D'une part, Mme Pascale Boutin, témoin expert juricomptable, a colligé
dans un rapport (pièce P-18) les fruits d'une analyse de plusieurs documents.
[12]
Il se dégage de son témoignage et de son rapport les conclusions
suivantes :
-
2
3
elle a examiné les 43 « rapports de dépenses » couvrant la période
visée, signés et présentés par le défendeur pour remboursement et
appuyés de 287 reçus ou factures;
R. c. Dupuis, 2015 QCCQ 876.
R. c. Dupuis, supra, note 1, paragr. 11 à 17.
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-
209 reçus sont manuscrits;
-
144 d'entre eux paraissent avoir été émis par l'un ou l'autre des
établissements énumérés précédemment pour un total de
63 279,03 $;
-
ni factures ni preuves de paiement par carte de crédit n'ont été
retracées pour 73 de ces reçus attestant de paiements à hauteur de
43 379,55 $;
-
les 71 reçus qui restent, totalisant 19 899,47 $, se révèlent au vu des
factures de restaurants examinées indûment majorées;
-
4 seulement des 43 « rapports de dépenses » s'avèrent sans
irrégularité; ils concernent les périodes suivantes :
•
du 1er au 30 mars 2008;
•
du 14 au 20 septembre 2008;
•
du 28 septembre au 4 octobre 2008;
•
du 26 octobre au 1er novembre 2008.
[13]
D'autre part, M. Jean Dumont, spécialiste judiciaire en documents, et
témoin expert, a comparé les écrits et la signature apparaissant sur
57 documents, notamment des rapports de dépenses se situant dans la période
visée, tous tenus comme étant de la main du défendeur, avec ceux de
315 documents dits litigieux, en l'occurrence, des reçus produits comme pièces
justificatives (rapport d'expertise judiciaire en documents, pièce P-12).
[14]
L'expert conclut que le scripteur des documents de comparaison et celui
de 284 documents litigieux est le même. Plus particulièrement, la signature
« Jocelyn Dupuis » sur 36 documents et celle des documents de comparaison
s'avèrent de la même main.
[15]
De même, les signatures de prénoms de diverses personnes sur
20 documents litigieux et celle de « Jocelyn Dupuis » présentes sur les
documents de comparaison proviennent également du même scripteur.
[16]
L'expert considère que 84 autres documents litigieux « ont probablement
été rédigés » par le même scripteur des documents de comparaison.
[17]
En fait, l'expert n'identifie que 7 documents litigieux dont la rédaction
n'émane pas du défendeur.
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[7]
L’appelant admet que les pièces justificatives au soutien de ses comptes de
dépenses constituent des faux. Il mentionne cependant qu’à l’époque des accusations,
la FTQ-Construction n’avait pas encore mis en place ou fixé un plafond aux dépenses
pouvant être encourues par ses dirigeants. Aussi, c’est de cette façon qu’il se
compensait pour ses autres dépenses payées comptant qu’il effectuait dans le cadre de
ses fonctions à l’occasion d’activités syndicales diverses. Du reste, toujours selon
l’appelant, cette façon de se rembourser était connue de la haute direction qui
approuvait ses comptes et n’a jamais trouvé rien à redire.
[8]
C’est là, en gros, la théorie de cause avancée par l’appelant en première
instance. D’autres faits mériteraient également d’être rapportés. Aux fins d’éviter les
répétitions, il en sera fait état plus loin lors de l’examen des moyens invoqués par
l’appelant.
1.2.
La requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables
[9]
Le 3 juin 2013, soit la première journée de son procès fixé 13 mois auparavant,
l’appelant présente au juge Lavergne une requête en arrêt des procédures parce qu’à
cette date, il s’est écoulé 38 mois et 24 jours depuis son inculpation, le 10 mars 2010.
Cette requête est rejetée par le juge deux jours plus tard4.
[10] Avant d’examiner les motifs de ce dernier à la lumière des délais procéduraux
encourus lors du cheminement de ce dossier, il y a lieu de préciser qu’un juge de cette
Cour5 a permis aux parties de produire un exposé additionnel à leur mémoire pour tenir
compte de l’arrêt rendu récemment par la Cour suprême dans R. c. Jordan6, lequel
définit un nouveau cadre d’analyse pour l’application de l’article 11b) de la Charte
canadienne des droits et libertés et prévoit une mesure transitoire pour les affaires dont
les accusations ont été portées avant le prononcé de cet arrêt7.
1.2.1
L’arrêt Jordan
[11] La Cour suprême résume le test désormais applicable aux demandes fondées
sur l’alinéa 11b) de la Charte de la manière suivante8 :
• Il existe un plafond au-delà duquel le délai est présumé déraisonnable. Ce
plafond présumé est de 18 mois pour les affaires instruites devant une cour
provinciale, et de 30 mois pour celles portées devant une cour supérieure (ou
pour les affaires instruites devant une cour provinciale au terme d’une enquête
préliminaire). Les délais imputables à la défense ne comptent pas dans le calcul
visant à déterminer si ce plafond est atteint.
4
5
6
7
8
R. c. Dupuis, 2013 QCCQ 6565.
Dupuis c. R., 2016 QCCA 1508.
2016 CSC 27.
Id., paragr. 92 à 104.
Id., paragr. 105.
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PAGE : 5
•
Une fois le plafond présumé dépassé, le fardeau est inversé et le
ministère public doit réfuter la présomption du caractère déraisonnable du délai
en invoquant des circonstances exceptionnelles. Il doit s’agir de circonstances
indépendantes de la volonté du ministère public, c’est-à-dire de circonstances
(1) raisonnablement imprévues ou raisonnablement inévitables, et (2) auxquelles
il ne peut pas être raisonnablement remédié. Si la circonstance exceptionnelle
concerne un événement distinct, le délai attribuable à cet événement doit être
soustrait du délai total. Si la circonstance exceptionnelle résulte de la complexité
de l’affaire, le délai est raisonnable.
•
Lorsque le délai est inférieur au plafond présumé, la défense, dans des
cas manifestes, peut faire la preuve que le délai est déraisonnable. Pour ce faire,
elle doit démontrer deux choses : (1) qu’elle a pris des mesures utiles
démontrant qu’elle a fait des efforts soutenus pour accélérer la procédure, et
(2) que le délai a été plus long de manière manifeste que celui qui aurait été
raisonnable que prenne la cause.
•
Pour les affaires en cours d’instance, le tribunal doit appliquer le cadre
d’analyse selon le contexte et avec souplesse, tout en étant sensible au fait que
les parties se sont fiées à l’état du droit qui prévalait auparavant.
[Caractères gras dans l’original]
[12]
C’est cette démarche que la Cour appliquera donc à la présente affaire.
1.2.2
Le calcul des délais
[13] Le délai global entre l’inculpation, le 10 mars 2010, et la déclaration de culpabilité
prononcée contre l’appelant le 26 septembre 2014 est de 54 mois et 16 jours. De ce
délai global, il y a lieu de déduire les délais qui sont attribuables aux actes de l’appelant
et ceux qui ont fait l’objet d’une renonciation de sa part9, lesquels totalisent près de
14 mois et se détaillent comme suit.
[14] À la fin de l’enquête préliminaire, le 1er mars 2012, l’intimée communique une
nouvelle preuve à l’appelant. Les parties s’entendent alors pour reporter le dossier pro
forma au 3 mai 2012. L’appelant déclare à cette occasion qu’il renonce au délai allant
du 1er mars au 3 mai 2012. On parle ici d’un délai de 2 mois et 2 jours à retrancher du
délai global.
[15] Le 3 mai 2012, les parties se présentent donc devant le Tribunal dans le but de
fixer une date pour le procès dont la durée prévue est de six jours. L’appelant n’étant
pas disponible à la première date suggérée, soit le 18 avril 2013, le procès est fixé au
9
Béliveau c. R., 2016 QCCA 1549, paragr. 99.
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3 juin 2013. Conséquemment, un délai de 1 mois et 14 jours doit également être
soustrait.
[16] Enfin, le 5 juin 2013, date où le juge Lavergne rejette la requête en arrêt des
procédures de l’appelant, ce dernier congédie son avocat. Ceci provoque une remise
de son procès qui débutera seulement le 15 avril 2014. Nous devons donc soustraire un
autre délai de 10 mois et 10 jours pour un grand total de 13 mois et 26 jours imputables
à l’appelant.
[17] Le délai global entre l’inculpation et le verdict de culpabilité étant de 54 mois et
16 jours, le délai à prendre en considération aux fins de vérifier si celui-ci est réputé
déraisonnable au sens de l’arrêt Jordan est de 40 mois et 20 jours10. Nous avons vu
par ailleurs que le plafond dans le cas d’un procès instruit devant la Cour du Québec, à
l’issue d’une enquête préliminaire, est de 30 mois11. Il incombe donc à l’intimée de
réfuter la présomption du caractère déraisonnable du délai en démontrant des
circonstances exceptionnelles.
1.2.3
La grève des procureurs de la Couronne
[18] L’enquête préliminaire de l’appelant ayant été initialement fixée au 14 février
2011 pour une durée de trois jours, celle-ci ne peut être tenue en raison d’une grève
des substituts du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). Il en va de
même le lendemain, toujours en raison de la grève qui se poursuit. Le dossier est
reporté au 7 mars 2011 pour fixer une nouvelle date. Celle alors retenue est le 29
février 2012. Aussi, les délais engendrés par tous ces reports totalisent-ils 12 mois et 15
jours.
[19] À ce stade-ci de l’analyse, l’intimée doit donc démontrer que la grève des
substituts constitue une circonstance exceptionnelle, et ce, pour réfuter la présomption
du caractère déraisonnable des délais encourus en première instance.
[20] La Cour suprême dans l’arrêt Jordan qualifie d’exceptionnelles les circonstances
qui sont raisonnablement imprévues ou raisonnablement inévitables auxquelles le
ministère public ne peut raisonnablement remédier12.
[21] Il est frappant de constater que la Cour suprême emploie le mot
« raisonnablement » à trois reprises à l’intérieur de la même phrase. De l’avis de la
Cour, il faut y voir là une indication claire de la souplesse et du pragmatisme requis à
cette étape du cadre d’analyse. Même si c’est le ministère public qui a le fardeau de
10
11
12
54 mois et 16 jours moins 13 mois et 26 jours.
R. c. Jordan, supra, note 6, paragr. 46 et 49.
Id., paragr. 69.
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démonstration, on comprend que celui-ci n’est pas tenu à l’impossible. Il doit
simplement établir qu’il a pris des mesures raisonnables pour éviter le délai13.
[22]
Qu’en est-il de l’espèce?
[23] Le 14 et le 15 février 2011, l’enquête préliminaire de l’appelant ne peut se tenir
en raison de la grève des représentants du DPCP. La situation est alors régie par
l’article 12.6 de la Loi sur le régime de négociation collective des procureurs aux
poursuites criminelles et pénales qui prévoit ce qui suit14 :
12.6. Lors d’une grève ou d’un lock-out, les 12.6. In the event of a strike or a lock-out, the
parties doivent, dans l’intérêt de la justice,
maintenir les services essentiels suivants:
1° l’introduction ou la continuation, devant tout
tribunal
du
Québec,
des
procédures
concernant des personnes détenues, y
compris le cas d’un procès conjoint où l’un des
accusés est en liberté;
2° l’examen et la décision concernant une
plainte pénale devant se prescrire dans un
délai d’un mois;
3° la continuation des procédures devant les
assises criminelles lorsque le jury a été
sélectionné;
4° la présentation d’une demande de remise.
parties must maintain the following essential
services in the interest of justice:
(1) introducing or continuing proceedings
involving a person in custody, before a court of
Québec, including a joint trial where one of the
accused is not in custody;
Après consultation de l’association, les
procureurs en chef et les procureurs en chef
adjoints désignent quotidiennement, en
favorisant une alternance, 50 procureurs qu’ils
affectent à la prestation des services exigés
par les paragraphes 1° à 4°.
After consulting with the association, the chief
attorneys and the assistant chief attorneys
shall designate 50 attorneys daily, making an
effort to alternate among the attorneys, and
assign them to the provision of the services
required under subparagraphs 1 to 4.
[24]
(2) examining and deciding whether or not to
proceed on penal complaints to be prescribed
within one month;
(3) continuing proceedings before the criminal
court when the jury has been selected; and
(4) presenting requests for a postponement.
Le 14 et le 15 février 2011, l’intimée présente donc une demande de remise.
[25] Aurait-elle dû néanmoins, dans le contexte de ses obligations constitutionnelles
telles que comprises à l’époque, être proactive et agir en raison de son obligation
fondamentale d’amener rapidement l’appelant à son procès? La Cour ne le croit pas.
Tout d’abord, en février 2011, il s’est écoulé 11 mois depuis le dépôt des accusations,
ce qui se situe dans la fourchette des lignes directrices mises de l’avant par la Cour
suprême dans l’arrêt R. c. Morin15. De plus, si l’appelant a le droit constitutionnel d’être
13
14
15
Id., paragr. 70.
L.R.Q., c. R-8.1.2.
[1992] 1 RCS 771, p. 799
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jugé dans un délai raisonnable, les représentants du DPCP ont, quant à eux, le droit
constitutionnel de faire la grève16. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’une situation unique et
complexe, aux multiples ramifications, qui limitait de manière significative la marge de
manœuvre du ministère public17.
[26] Vingt jours plus tard, soit le 7 mars 2011 plus exactement, la grève est
terminée18. Une nouvelle date est alors fixée pour l’enquête préliminaire. La date
retenue est le 29 février 2012. On parle ici d’un délai de tout près d’un an, ce qui, à
première vue, peut être considéré comme long. Un fait demeure cependant. Lorsque
les parties, le 10 juin 2010, ont fixé l’enquête préliminaire pour la première fois, il s’est
écoulé un peu plus de huit mois entre cette date et celle retenue, un délai que l’appelant
qualifie d’institutionnel et qu’il ne conteste pas19.
[27] De plus, dans un district comme Montréal qui, de façon notoire, peine déjà à
maintenir des délais d’audition acceptables20, on peut facilement concevoir que le
surplus de dossiers (backlog) remis en raison de la grève a nécessairement eu pour
effet d’allonger les délais. Si on tient compte du contexte, la Cour ne trouve donc rien à
redire sur le délai de 12 mois et 15 jours occasionné par la grève des représentants du
DPCP qui doit, en conséquence, être soustrait du délai global de 40 mois et 20 jours
parce que constituant une circonstance exceptionnelle au sens de l’arrêt Jordan.
[28] En résumé, la Cour rappelle que le délai global entre l’inculpation de l’appelant et
le verdict de culpabilité prononcé à son endroit est de 54 mois et 16 jours. On doit
soustraire de ce délai, ceux qui sont attribuables à l’appelant de même que ceux qui ont
fait l’objet d’une renonciation de sa part, lesquels totalisent 13 mois et 26 jours. Enfin,
on doit également soustraire 12 mois et 15 jours attribuables à la grève.
[29] Le délai obtenu, auquel il faut maintenant appliquer la mesure transitoire
exceptionnelle élaborée par la Cour suprême dans l’arrêt Jordan, est donc de 28 mois
et 5 jours ou 28 mois si on arrondit.
1.2.4
L’application de la mesure transitoire
[30] Le nouveau cadre d’analyse, y compris le plafond présumé, s’applique aux
affaires où, comme en l’espèce, des accusations ont été portées avant l’arrêt Jordan21.
16
17
18
19
20
21
Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245
Voir, par analogie, R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, où s’opposaient, comme dans notre
situation, deux droits constitutionnels, soit la liberté de religion et le droit à un procès équitable.
La grève s’est déroulée du 8 au 22 février 2011, date à laquelle l’Assemblée nationale adopte la
Loi assurant la continuité de la prestation des services juridiques au sein du gouvernement et de
certains organismes publics, L.Q. 2011, C-2, pour forcer le retour au travail des grévistes.
R. c. Dupuis, supra, note 4, paragr. 15.
Béliveau c. R., supra, note 9, paragr. 124. Voir également, R. c. Jordan, supra, note 6, paragr. 97.
R. c. Jordan, supra, note 6, paragr. 95.
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[31] Ainsi que nous l’avons vu, il incombe au ministère public de justifier les délais qui
dépassent le plafond. Dans le cas où ils ne dépassent pas celui-ci, il pourra également
y avoir atteinte au droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable. Il appartiendra
toutefois à ce dernier d’en faire la démonstration, une tâche ardue selon la Cour
suprême qui s’attend « à ce que les arrêts de procédures dans des cas où le délai est
inférieur au plafond soient rares et limités aux cas manifestes »22. Quant aux affaires en
cours, cette tâche sera encore plus difficile « compte tenu du niveau de délai
institutionnel toléré suivant l’approche qui prévalait antérieurement »23, laquelle focalise
principalement sur la conduite de l’accusé et son désir réel de procéder rapidement
pour amoindrir le préjudice résultant de son assujettissement prolongé aux accusations
criminelles.
[32] De l’avis de la Cour, le juge de première instance s’est bien dirigé en faits et en
droit en concluant que le préjudice subi par l’appelant n’était pas suffisamment sérieux
pour ordonner un arrêt des procédures.
[33] En ce qui concerne le droit à la sécurité de l’appelant24 qui « vise à protéger
contre l’anxiété, la préoccupation, la stigmatisation et la suspicion que crée une
accusation criminelle »25, le juge revient tout d’abord sur les évènements précédant
l’arrestation de l’appelant et rappelle qu’un grand nombre d’articles de journaux produits
par l’intimée associent l’appelant au monde de la pègre et à celui de la mafia sans faire
référence aux accusations criminelles portées contre lui26.
[34] Bref, pour le juge, une partie du préjudice subi par l’appelant ne résulte pas du
délai d’inculpation. C’est là un constat qu’il pouvait raisonnablement tirer de la preuve.
[35] Il en va de même de cet autre constat selon lequel « les faits préjudiciables dont
le défendeur témoigne tirent leur source au premier chef des accusations portées
contre lui »27 et non des délais, une distinction que la Cour suprême nous intime de
faire quoique cette tâche « n’est pas nécessairement toujours facile »28 en raison des
anxiétés inhérentes aux procédures criminelles.
[36]
Voici comment le juge s’exprime à ce sujet 29:
[60] Dans l'arrêt R. c. Rahey, la Cour suprême, au paragraphe [71], affirme
que l'atteinte ou le préjudice dont il est question aux fins de l'article 11 b) doit
22
23
24
25
26
27
28
29
Id., paragr. 48.
Id., paragr. 99 à 102.
L’article 11b) de la Charte protège le droit à la sécurité de la personne, le droit à la liberté et le droit à
un procès équitable. Voir à cet effet, R. c. Morin, supra, note 15, p. 786.
R. c. Dupuis, supra, note 4, paragr. 50.
Id., paragr. 57.
Id., paragr. 63.
Id., paragr. 60. Voir également R. c. Jordan, supra, note 6, paragr. 33.
R. c. Dupuis, supra, note 4.
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PAGE : 10
découler du temps pris pour traiter ou régler les accusations portées contre une
personne et non une atteinte ou un préjudice découlant du fait que cette
personne a été inculpée.
[…]
[63] Les faits préjudiciables dont le défendeur témoigne tirent leur source au
premier chef des accusations portées contre lui.
[64] Les ennuis au poste frontière n'ont rien à voir avec les délais; ils résultent
des accusations incitant de toute évidence les douaniers américains à des
précautions avant de laisser le défendeur entrer aux États-Unis. Et que dire des
projets d'affaires ratés ? La même réponse s'impose. L'institution financière qui a
décidé de fermer le compte bancaire du défendeur a agi ainsi, si l'on s'en réfère
au propre témoignage du défendeur, en raison des accusations de fraude. Il y a
lieu de relever que l'un de ces incidents survient en juin 2010, plus ou moins
3 mois après l'inculpation du défendeur. On ne saurait soutenir, du moins dans
ce cas précis, que le délai ait été source de cet embarras.
[65] On peut dire la même chose à l'égard des anxiétés généralement
inhérentes aux procédures criminelles : la personne accusée n'en sera pas
exempte même si elle est jugée dans un délai raisonnable.
[Référence omise]
[37] Ensuite, référant à l’arrêt Morin dans lequel la Cour suprême rappelle que le
« tribunal doit tenir compte de l’action ou de l’inaction de l’accusé qui ne correspond pas
à un désir d’être jugé rapidement »30, le juge examine la conduite de l’appelant depuis
son arrestation. Il note plus particulièrement qu’après avoir appris, le 3 mai 2012, que
son procès serait tenu dans 13 mois, il a attendu un an avant d’annoncer, lors d’une
conférence préparatoire, qu’il présentera une requête en arrêt des procédures. Selon le
juge, c’est là un indice que le préjudice qu’allègue subir l’appelant n’est pas si grave
qu’il le prétend. Il importe à nouveau de citer le juge31 :
[70] Dans l'arrêt Morin, au paragraphe [62], la Cour suprême du Canada
reconnaît que le « tribunal doit tenir compte de l'action ou de l'inaction de
l'accusé qui ne correspond pas à un désir d'être jugé rapidement ».
[71] C'est ainsi que la Cour formule le principe. En le rappelant, le tribunal
n'affirme pas que le défendeur, de manière générale, n'a nullement manifesté
son intérêt à être jugé rapidement. La Cour suprême prend soin par ailleurs de
préciser qu'il ne s'agit pas, en formulant le principe, d'imposer à une personne
30
31
Id., paragr. 70.
Ibid.
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
PAGE : 11
inculpée quelque obligation que ce soit de faire valoir le droit conféré par l'article
11 b). Il est bien reconnu que l'article 11 b) crée l'obligation à l'État d'amener la
personne inculpée à procès dans un délai raisonnable. Toutefois, il arrive que
l'inaction de la partie inculpée devienne pertinente pour évaluer le degré de
préjudice subi en raison des délais.
[…]
[73] Le 3 mai 2012, lorsque le défendeur se présente devant le tribunal pour
connaître les dates de son procès, il est inculpé depuis près de 26 mois. On lui
annonce qu'il devra patienter encore 13 mois additionnels avant que son procès
ne commence. Ce n'est que 12 mois plus tard, le 8 mai 2013, qu'il invoque le
délai déraisonnable et entend saisir le tribunal d'une requête en arrêt des
procédures.
[74] Le Tribunal n'affirme pas, soyons clair, que le défendeur a renoncé à
opposer le délai; mais la passivité ou l'inaction dont il fait preuve lorsque
confronté à cette perspective de devoir attendre 13 mois supplémentaires ne se
marie pas avec l'intensité du préjudice qu'il allègue maintenant.
[75] Si on s'en remet à son témoignage, le défendeur ne pourrait pas espérer
que le préjudice qu'il allègue s'atténue au fil des mois; et dans la pire des
situations, ce préjudice ne pouvait que s'accentuer.
[Nous soulignons]
[38] De l’avis de la Cour, le juge n’a pas commis d’erreur en concluant de la sorte.
C’est là très certainement un constat qu’il pouvait faire à la suite de l’examen de la
conduite de l’appelant.
[39] Quant au droit à la liberté que l’article 11b) protège également, le juge note que
l’appelant a été remis en liberté le jour même de son arrestation et que les contraintes à
sa liberté sont peu importantes32. Son passeport lui ayant été remis, il séjournera même
plusieurs mois aux États-Unis durant la saison hivernale. Difficile d’y voir là un préjudice
de nature à entraîner un arrêt des procédures.
[40] Enfin, l’appelant plaide que son droit à un procès équitable a été violé en raison
de l’indisponibilité de deux témoins qui ont dû subir une intervention chirurgicale et qui
n’étaient pas disponibles au moment de son procès.
[41] Le juge de première instance, avec raison, n’a pas retenu l’argument de
l’appelant. Sans exclure le fait que ses témoins auraient pu lui être d’un secours
32
Id., paragr. 45.
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
PAGE : 12
quelconque, il note que la finalité et la teneur de leurs témoignages ne lui ont pas été
présentées avec pour résultat qu’il ne pouvait en évaluer ni l’utilité ni l’impact :33
[42] En résumé, la Cour en vient à la conclusion que le juge n’a pas commis d’erreur
en retenant qu’il n’y avait pas eu atteinte au droit à la sécurité et à la liberté de
l’appelant, non plus qu’à son droit à son procès équitable, et en rejetant sa requête en
arrêt des procédures pour délais déraisonnables.
1.3
Le renversement du fardeau de preuve
[43] Selon l’appelant, la preuve de l’intimée serait fondée sur une enquête policière
lacunaire car elle ne portait que sur des repas payés par cartes de crédit alors qu’il
possédait également des cartes bancaires dont les relevés n’ont pas été analysés dans
le cadre de cette enquête et au moyen desquelles il payait comptant. Il s’ensuit que le
juge aurait dû conclure à l’existence d’un doute raisonnable. Or, en concluant
autrement, c’est comme si ce dernier lui avait imposé le fardeau de prouver toutes les
transactions à l’appui des différentes réclamations dont il a obtenu le remboursement.
[44] Avant de répondre à l’argument de l’appelant, il vaut la peine de revenir sur la
théorie de cause mise de l’avant par ce dernier et sur l’accueil glacial que lui a réservé
le juge de première instance.
[45] L’appelant soutient qu’il ne peut pas être trouvé coupable de fraude pour les
montants qu’il a réclamés à son employeur car ceux-ci correspondent à des dépenses
réelles qu’il a engagées dans l’exécution de ses fonctions. Il soutient qu’il ne peut être
davantage reconnu coupable de faux parce qu’il n’a jamais eu l’intention de porter
préjudice à son employeur qui était au courant qu’il fabriquait de fausses factures de
restaurant pour se faire rembourser ses autres dépenses, un procédé hautement
critiquable dont l’appelant reconnait l’inélégance34.
[46] Au soutien de ses prétentions, l’appelant a fait témoigner trois collègues et amis
qui occupent des postes de direction dans le mouvement syndical. Or, le juge a accordé
très peu de crédibilité à ces témoignages qui défient selon lui « le bon sens, la logique
et la raison »35, lesquels ne sont appuyés de surcroît par aucune « preuve présentant
des éléments probants de fiabilité susceptible de réfuter la thèse de la poursuivante »36.
[47] La preuve révèle plutôt que l’appelant réglait ses additions au moyen d’une carte
de crédit. De plus, aucun des restaurants visés par l’enquête policière n’a été en
mesure de retracer une seule facture pour un repas payé comptant ou par carte
bancaire.
33
34
35
36
Id., paragr. 48.
R. c. Dupuis, supra, note 1, paragr. 22.
Id., paragr. 112.
Id., paragr. 115.
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
PAGE : 13
[48] Bref, à y regarder de près, il semble bien que le juge a tout simplement rejeté la
défense de l’appelant, et ce, après avoir donné plus de poids à la preuve de l’intimée
qu’il qualifie de « solide, recherchée et accablante »37.
[49] La Cour ne voit ici aucune imposition d’un fardeau de preuve à l’appelant. Il y a
donc lieu de rejeter ce motif d’appel.
1.4
Le verdict déraisonnable
[50] Pour la même raison que celle invoquée au soutien de son moyen précédant
fondé sur une preuve soi-disant lacunaire présentée par l’intimée en première instance,
l’appelante plaide que le juge a rendu un verdict déraisonnable.
[51] Cet argument est sans valeur. Ainsi que nous l’avons vu, il existe au dossier une
preuve accablante qui permettait au juge de relier l’appelant aux accusations portées
contre ce dernier38.
1.5
Le réinterrogatoire de la juricomptable Pascale Boutin
[52] Madame Pascale Boutin est l’experte de l’intimée qui a étudié les relevés
bancaires saisis au domicile de l’appelant. Elle a également produit un rapport et
témoigné sur celui-ci.
[53] Contre-interrogée par l’avocat de l’appelant, Mme Boutin affirme qu’elle n’a pas
vérifié si l’appelant avait payé comptant ou avec sa carte de débit car les enquêteurs
qui lui ont fourni les données à la base de son rapport ne lui ont remis que les relevés
de cartes de crédit de l’appelant. Ne pouvant dès lors exclure que des repas ont pu être
payés comptant ou par carte de débit, l’avocat ne poussa pas plus loin son contreinterrogatoire et ne demanda pas au témoin, à qui il avait pourtant exhibé les états
bancaires pertinents de l’appelant, d’examiner plus attentivement ceux-ci.
[54] C’est lors du réinterrogatoire de madame Boutin, alors que l’intimée voulait
déposer ces états bancaires pour demander au témoin si l’on trouvait dans ceux-ci des
indications que des repas avaient été payés avec la carte de débit de l’appelant, que
l’avocat de ce dernier fit une objection sous prétexte qu’en procédant de la sorte,
l’intimée ne cherchait qu’à parfaire le rapport de son expert et à bonifier sa preuve, ce
que le réinterrogatoire ne permet pas en principe de faire.
[55] Le juge ayant rejeté l’objection et la preuve n’ayant pas permis d’établir que des
repas ont été réglés avec la carte de débit de l’appelant, ce dernier soutient que le juge
a erré en permettant le réinterrogatoire de l’experte sur ce sujet.
[56]
37
38
La Cour n’est pas d’accord.
Id., paragr. 119.
LSJPA — 1453, 2014 QCCA 1837, paragr. 36.
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
PAGE : 14
[57] L’arrêt de la Cour suprême dans R. c. Evans, souvent cité en la matière, expose
la règle qui doit être suivie39 :
Voici la solution que formule, fort bien d'ailleurs, E. G. Ewaschuk dans Criminal
Pleadings & Practice in Canada, 2e éd., (à la p. 16.29, par. 16:2510):
[TRADUCTION] Les questions qui peuvent être posées de plein droit lors du
réinterrogatoire doivent porter sur des éléments issus du contre-interrogatoire,
qui se rapportent à des faits nouveaux ou à des questions soulevées pendant
l'interrogatoire principal et qui nécessitent des explications concernant les
questions posées et les réponses données en contre-interrogatoire. [Je
souligne.]
Généralement, le réinterrogatoire ne doit se rapporter qu'à des questions
soulevées pendant le contre-interrogatoire. La règle habituelle veut en effet que
des faits nouveaux ne puissent être présentés en réinterrogatoire. Voir R. c.
Moore (1984), 15 C.C.C. (3d) 541 (C.A. Ont.), le juge Martin.
[Soulignement dans l’original]
[58] L’avocat de l’appelant ayant conclu son contre-interrogatoire de l’experte de
l’intimée en laissant l’impression que son client pouvait avoir payé des repas avec sa
carte de débit, il était tout à fait loisible et normal que l’intimée cherche à démentir
l’hypothèse avancée par l’appelant, laquelle découlait clairement du contreinterrogatoire.
[59]
Ce moyen d’appel doit donc lui aussi être rejeté.
L’ordre du rejet des moyens invoqués par l’appelant
1.6
[60] Pour comprendre l’argument de l’appelant, il y a lieu de rappeler que ce dernier
plaidait essentiellement trois choses en première instance :
1) que les dépenses qu’il a faites ont réellement été engagées au
bénéfice du syndicat;
2) que ce dernier était au courant du stratagème (utilisation de faux)
employé par l’appelant;
3)
que la preuve de l’intimée est lacunaire.
[61] Or, l’appelant soutient que le juge aurait dû débuter son analyse par sa troisième
proposition, auquel cas son évaluation des deux premières l’aurait amené à conclure
différemment.
39
[1993] 2 R.C.S. 629, p. 644.
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
[62]
PAGE : 15
Cet argument ne mène nulle part.
[63] Lors de l’examen du moyen d’appel précédent, le réinterrogatoire de l’experte
Boutin n’a pas permis d’établir que des repas ont été réglés avec la carte de débit de
l’appelant. Aussi, la Cour ne voit pas en quoi le fait de présenter des relevés provenant
de cette carte aurait pu changer la conclusion du juge quant au fait que des dépenses
faites par l’appelant n’ont pas été engagées au bénéfice du syndicat ou encore, que le
syndicat était au courant que l’appelant présentait de fausses factures.
[64] Ainsi que le note le juge de première instance : « Un doute fondé sur la raison
n'en est pas un prenant appui sur une hypothèse ou une possibilité éloignée qu'aucun
élément concret ne vérifie »40.
1.7
L’arrêt Hamann
[65] L’arrêt Hamann41, comme le rappelle l’intimée dans son mémoire, « réaffirme le
principe qu’en dépit de l’apparente sincérité, le véritable test de la crédibilité tient à la
compatibilité d’un témoignage avec la prépondérance des probabilités. »
[66] Selon l’appelant, les principes tirés de cet arrêt ne s’appliquent qu’en présence
de témoignages contradictoires, ce qui n’est pas le cas en l’espèce puisque non
seulement il n’a pas témoigné, mais il a en plus admis la preuve documentaire produite
par l’intimée. Aussi, toujours selon l’appelant, le juge n’aurait pas dû appliquer l’arrêt
Hamann aux témoignages de ses trois témoins, soit Alain Pigeon, Rénald Grondin et
André Kègle qui sont des figures du monde syndical et qui ont rapporté que l’appelant
payait en argent et que tout le monde savait comment il procédait pour se faire
rembourser ses dépenses.
[67]
Ici encore, l’argument ne convainc pas.
[68] Tout d’abord, le juge est bel et bien conscient que l’arrêt Hamann a été rendu
dans le contexte de l’évaluation de témoignages contradictoires42. Il ne voit cependant
pas de raison de ne pas appliquer « la même matrice d’évaluation aux faits du
dossier »43, ce avec quoi la Cour est d’accord dans la mesure où cette démarche, loin
de nous éloigner de la recherche de la vérité, nous en rapproche.
[69] Or, après avoir soigneusement soupesé ces trois témoignages et évalué la
sincérité de ceux-ci, le juge conclut qu’ils « relèvent davantage de l’anecdote et de la
40
41
42
43
R. c. Dupuis, supra, note 1, paragr. 196.
R. c. Hamann, 2002 CanLII 3187, paragr. 25 (QCCA).
R. c. Dupuis, supra, note 1, paragr. 132.
Id., paragr. 133.
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
PAGE : 16
généralité que d’une preuve présentant des éléments probants de fiabilité susceptible
de réfuter la thèse de la poursuivante »44.
[70] La Cour ne voit donc aucune erreur dans la démarche suivie par le juge qui avait
de bonnes raisons de ne pas accorder foi à ces témoignages à la limite de la
complaisance et de rejeter la thèse mise de l’avant par l’appelant qui selon lui, nous
l’avons vu, « défie le bon sens, la logique et la raison »45.
1.8
Conclusion sur les verdicts
[71] De l’avis de la Cour, le juge n’a pas commis d’erreur. Il s’est bien dirigé en droit
et a correctement interprété la preuve. Dans les circonstances, il y a lieu de confirmer
les verdicts de culpabilité et de rejeter l’appel interjeté contre ceux-ci.
2.
L’appel sur la peine
2.1.
Mise en contexte
[72] Ainsi que la Cour l’a mentionné au début du présent arrêt, le juge a imposé à
l’appelant 12 mois d’emprisonnement sur chacun de chefs à être purgés
concurremment46, et ce, dans un contexte où l’intimée demandait une peine
d’emprisonnement variant entre 10 et 18 mois et l’appelant, un sursis de peine assorti
de 240 heures de travaux communautaires.
[73] La requête pour permission d’appeler de la peine ayant été déférée par une juge
de cette Cour47, il y a maintenant lieu de statuer sur celle-ci, l’appelant étant d’avis que
le juge de première instance a erré : (1) en dérogeant au principe de proportionnalité de
la peine; (2) en accordant une trop grande importance aux facteurs de dénonciation et
de dissuasion; (3) en concluant que l’appelant ne bénéficiait d’aucun facteur atténuant;
et (4) en lui imposant une peine nettement déraisonnable se situant en dehors de la
fourchette des peines généralement infligées.
2.2.
Le jugement sur la peine
[74] Fait pour le moins inusité, M. Yves Ouellet, directeur général de la
FTQ-Construction, a écrit, dans une lettre destinée au représentant de l’intimée en vertu
de l’article 380.3(2) du Code criminel48 et acheminée au juge, qu’il n’y avait jamais eu
44
45
46
47
48
Id., paragr. 115.
Id., paragr. 112.
R. c. Dupuis, supra, note 2, paragr. 133.
Dupuis c. R., 2015 QCCA 1221.
Cet article a été abrogé par l’article 11 de la Loi sur la Charte Canadienne des droits des victimes,
L.C. 2015, ch. 13.
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
PAGE : 17
vol ou fraude de la part de l’appelant et que, par conséquent, la FTQ-Construction ne
sollicitait aucun dédommagement49.
[75] Avant d’entreprendre sa démarche de détermination de la peine en tant que telle,
le juge se devait donc de traiter de cette problématique particulière qui se trouve ni plus
ni moins qu’à remettre en question le verdict de culpabilité dans le cadre de l’audience
sur la détermination de la peine.
[76] Le juge note tout d’abord que « rien n’oblige une victime à demander un
dédommagement »50. Aussi, « il ne s'ensuit pas qu'aucun acte criminel ne puisse pas
avoir été commis »51. Quant à l’affirmation de M. Ouellet selon laquelle il n’y a pas eu
fraude ni victime, le juge met celle-ci sur le compte d’une « qualification
malheureuse »52 que les faits établis au procès contredisent.
[77]
Et, de conclure le juge, parlant de la victime véritable de cette fraude :
[54]
Cette victime, c'est la FTQ-Construction elle-même, comme personne
morale constituée en vertu de la Loi sur les syndicats professionnels, dont tous
les travailleurs et travailleuses, membres de tout syndicat affilié à la
FTQ-Construction, paient des cotisations destinées à assurer le développement
de leurs intérêts économiques, sociaux et moraux.
[55]
Par la faute du défendeur, le patrimoine de la FTQ-Construction s'est
trouvé privé de 43 379,55 $ payés sur la foi de pièces fictives et 19 899,47 $
illégalement obtenus en partie sur la foi de reçus de dépenses majorées.
[Nous soulignons]
[78] Le juge procède ensuite à la détermination de la peine. Il rappelle les principes
généraux applicables53 et, s’attardant à la gravité objective des crimes en cause,
rappelle que le parlement a modifié en 2004 et 2011 le Code criminel pour sévir plus
durement contre les contrevenants54.
[79] Quant à la gravité subjective qui s’intéresse au comportement délictuel de
l’appelant, le juge reprend la grille d’analyse, toujours actuelle, élaborée par cette Cour
dans l’arrêt Lévesque c. Procureur général du Québec55.
49
50
51
52
53
54
55
R. c. Dupuis, supra, note 2, paragr. 133.
Id., paragr. 39.
Id., paragr. 42.
Id., paragr. 46.
Id., paragr. 60-62.
Id., paragr. 63-65.
1993 CanLII 4232 (QCCA).
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
PAGE : 18
[80] L’application de cette démarche analytique l’amène alors à conclure qu’il n'existe
en l'instance aucune autre sanction moins contraignante qu'une peine privative de
liberté56. Pour en arriver à cette conclusion, il s’appuie notamment sur le montant de la
fraude57, le degré de préméditation et de planification de l’appelant58, ainsi que sur sa
position d’autorité dont il a abusé59. Il note également que les facteurs aggravants
prévalent et qu’il n'existe pas véritablement de facteurs atténuants60. Aussi, croit-il
impérieux de mettre l’accent sur les objectifs de dénonciation et de dissuasion qui
doivent l'emporter en l’espèce sur toute autre considération61.
2.3.
Le droit
[81] Les auteurs Hugues Parent et Julie Desrosiers, dans leur traité sur la peine, ont
procédé à une classification des peines imposées en matière de fraude en fonction du
montant de la spoliation62. Ils relèvent que les fraudes de moins de 100 000 $ donnent
lieu généralement à des peines d’emprisonnement de 6 mois à 1 an, avec
prédominance pour des peines de 12 mois63.
[82] De plus, lorsque la fraude est caractérisée par l’abus de confiance ou d’autorité,
il y a généralement lieu d’imposer une peine d’emprisonnement ferme, à moins de
circonstances particulières. C’est ce qu’écrit le juge Proulx dans R. c. Juteau64:
Quant à l'opportunité du sursis à l'emprisonnement dans ces matières, la Cour
d'appel de l'Ontario, dans l'arrêt R. v. Pierce (1997), 1997 CanLII 3020 (ON CA),
114 C.C.C. (3d), 23, précise que dans les cas de malhonnêteté qui se
distinguent particulièrement par un abus de confiance, la détermination de la
peine doit souligner la gravité des infractions et le sursis doit être écarté.
D'ailleurs, la même cour d'appel dans l'arrêt R. v. Wismayer (1997), 1997 CanLII
3294 (ON CA), 115 C.C.C. (3d) 18, sous la plume du juge Rosenberg, a affirmé
que la dissuasion générale, en tant que principe pouvant légitimer la décision de
ne pas imposer l'emprisonnement avec sursis, doit primer dans le cas de ces
infractions, notamment les fraudes systématiquement planifiées et structurées
commises par des personnes qui abusent de la confiance de leur employeur,
comme dans l'arrêt Pierce et celui qui prévaut en l'espèce. À mon avis, non
seulement la dissuasion générale mais le juste dû et la dénonciation constituent
56
57
58
59
60
61
62
63
64
R. c. Dupuis, supra, note 2, paragr. 102.
Id., paragr. 68-72.
Id., paragr. 73-75.
Id., paragr. 84-89.
Id., paragr. 96.
Id., paragr. 126.
Hugues Parent et Julie Desrosiers, Traité de droit criminel : la peine, 2e éd., Tome III, Montréal,
Éditions Thémis, 2016, p. 855-876.
Id., paragr. p. 867.
[1999] R.J.Q. 1669 (C.A.), p. 1677. À noter que les fraudes de plus de 5 000 $ sont désormais
exclues de l’emprisonnement avec sursis en vertu de l’article 742.1c) C.cr.
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
PAGE : 19
également des objectifs prééminents. Néanmoins, ce principe ne saurait être
absolu, puisque chaque cas doit être soumis à l'examen judiciaire à la lumière
des éléments qui lui sont propres.
[83] La norme d’intervention d’une Cour d’appel quant à la peine est, d’autre part,
bien connue. Le juge Levesque, dans Thibault c. R.65, en rappelle la teneur dans les
termes suivants :
[28] Les principes relatifs à la détermination de la peine sont bien connus. Une
peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de
responsabilité du contrevenant, à la lumière des objectifs poursuivis par le
législateur dans l’imposition des peines. Comme l’écrit la Cour suprême du
Canada dans l’arrêt R. c. Nasogaluak :
[43]
Les articles 718 à 718.2 du Code sont rédigés de manière
suffisamment générale pour conférer aux juges chargés de déterminer les
peines un large pouvoir discrétionnaire leur permettant de façonner une peine
adaptée à la nature de l’infraction et à la situation du délinquant. Sous réserve
de certaines règles particulières prescrites par la loi, le prononcé d’une peine
« juste » reste un processus individualisé, qui oblige le juge à soupeser les
objectifs de détermination de la peine de façon à tenir compte le mieux
possible des circonstances de l’affaire (R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; M.
(C.A.); R. c. Hamilton, (2004), 72 O.R. (3d) 1 (C.A.)). Aucun objectif de
détermination de la peine ne prime les autres. Il appartient au juge qui
prononce la sanction de déterminer s’il faut accorder plus de poids à un ou
plusieurs objectifs, compte tenu des faits de l’espèce. La peine sera par la
suite ajustée — à la hausse ou à la baisse — dans la fourchette des peines
appropriées pour des infractions similaires, selon l’importance relative des
circonstances atténuantes ou aggravantes, s’il en est. Il découle de ce pouvoir
discrétionnaire du juge d’arrêter la combinaison particulière d’objectifs de
détermination de la peine et de circonstances aggravantes ou atténuantes
devant être pris en compte que chaque affaire est tranchée en fonction des
faits qui lui sont propres, sous réserve des lignes directrices et des principes
fondamentaux énoncés au Code et dans la jurisprudence.
[29] Les tribunaux d’appel doivent faire preuve d’une grande déférence envers
les conclusions des juges de première instance en matière de peine.
Traditionnellement, leurs interventions se limitent à quatre cas : (1) une erreur de
principe; (2) l'omission de prendre en considération un facteur pertinent ou
l'insistance trop grande sur les facteurs appropriés; (3) une erreur manifeste
dans l'appréciation de la preuve; et (4) la peine se situe en dehors des limites
acceptables et est nettement déraisonnable.
65
2016 QCCA 335, paragr. 28 à 31.
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
PAGE : 20
[30] La Cour suprême du Canada apporte, dans l’arrêt R. c. Lacasse, une
approche restrictive aux principes déjà appliqués :
39
Notre Cour a maintes fois réitéré que les cours d'appel ne peuvent
intervenir à la légère. En effet, le juge de première instance jouit d'une grande
discrétion pour prononcer la peine qui lui semble appropriée dans les limites
déterminées par la loi : par. 718.3(1) du Code criminel; voir aussi
R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, par. 46; R. c. L.M., 2008 CSC 31,
[2008] 2 R.C.S. 163, par. 14; R. c. L.F.W., 2000 CSC 6, [2000] 1 R.C.S. 132,
par. 25; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 43-46.
[…]
43
Avec égards pour l’opinion exprimée par mon collègue, je suis d’avis
que ses propos à ce sujet doivent être nuancés. Je reconnais que la présence
d’une erreur de principe, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou
encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant peut
justifier l’intervention d’une cour d’appel, et lui permettre d’évaluer la justesse
de la peine et d’y substituer la peine qu’elle estime appropriée. Cependant, je
suis d’avis que ce ne sont pas toutes les erreurs de ce genre, quel que soit
leur impact sur le raisonnement du premier juge, qui autorisent une cour
d’appel à intervenir. L’application d’une règle aussi stricte risquerait de miner
la discrétion accordée au juge de première instance. En conséquence, il faut
éviter de « banaliser l’expression “erreur de principe” » : R. c. LévesqueChaput, 2010 QCCA 640, par. 31 (CanLII).
44
À mon avis, la présence d’une erreur de principe, l’omission de tenir
compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur
aggravant ou atténuant ne justifiera l’intervention d’une cour d’appel que
lorsqu’il appert du jugement de première instance qu’une telle erreur a eu une
incidence sur la détermination de la peine.
[SOULIGNEMENTS AJOUTÉS]
[31] Notre Cour affirmait d’ailleurs récemment l’idée que l’erreur, pour être
retenue, devait avoir un impact déterminant dans la décision du juge.
[Références omises]
2.4.
Analyse
[84] Lorsqu’on compare les facteurs aggravants et les facteurs atténuants, force est
de constater que les premiers prévalent, l’absence d’antécédents judiciaires n’étant ici
guère significative car, comme le fait remarquer avec justesse le juge, c’est en partie
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
PAGE : 21
grâce à son passé sans tâche que l’appelant a pu agir pendant une aussi longue
période sans être inquiété66.
[85] L’appelant reproche au juge de ne pas avoir tenu compte qu’il a coopéré avec
l’intimée en reconnaissant que les documents produits en preuve par cette dernière
étaient des faux. Il faut avoir beaucoup d’audace pour soutenir une telle chose. La
théorie de cause de l’appelant en première instance consistant à prétendre que tout le
monde était au courant du stratagème qu’il utilisait pour se faire rembourser les
dépenses qu’il encourait dans la cadre de ses fonctions, l’appelant n’avait pas le choix
d’admettre que les factures ainsi produites étaient des faux. Aussi, le fait pour le juge de
ne pas avoir tenu compte de son admission ne saurait constituer une erreur et encore
moins une erreur révisable.
[86] Le juge a également eu raison de faire prévaloir les objectifs de dissuasion et de
réprobation car les infractions commises par l’appelant constituent un abus de
confiance ou d’autorité au sens de l’article 718.2a)(iii) du Code criminel. Loin de punir le
crime comme le soutient l’appelant, c’est bel et bien ce dernier, de par la position qu’il
occupait, que le juge a voulu sanctionner.
[87] Enfin, la peine infligée à l’appelant se situe à l’intérieur de la fourchette des
peines imposées dans des cas semblables67.
2.5.
Conclusion sur la peine
[88] De l’avis de la Cour, le juge n’a pas commis d’erreur pouvant avoir un impact sur
la peine qu’il a prononcée.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[89]
REJETTE le pourvoi portant sur le verdict de culpabilité;
[90]
ACCUEILLE la requête pour permission d’appeler de la peine;
[91]
REJETTE l’appel de la peine;
[92] ORDONNE à l’appelant de se livrer aux autorités carcérales dans les 48 heures
du présent arrêt.
66
67
R. c. Dupuis, supra, note 2, paragr. 81.
Hugues Parent et Julie Desrosiers, supra, note 62, p. 867.
500-10-005736-143, 500-10-005853-153
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FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.
LORNE GIROUX, J.C.A.
JEAN BOUCHARD, J.C.A.
Me Jean-Daniel Debkoski
Debkoski Giguère, avocats
Me Philippe Comtois
Bellefeuille Maisonneuve Comtois, avocats
Pour l’appelant
Me Jacques Dagenais
Procureur aux poursuites criminelles et pénales
Pour l’intimée
Date d’audience : 3 octobre 2016