Faut-il du temps pour aimer ? – thèse affirmative Elio Possoz

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Faut-il du temps pour aimer ? – thèse affirmative Elio Possoz
Faut‐il du temps pour aimer ? – thèse affirmative Elio Possoz Une sitcom à succès des années 2000 commence ainsi : un jeune homme rencontre une jeune femme dans un bar. Situation banale, songera le téléspectateur perspicace. Ils vont au restaurant, puis Madame propose à Monsieur de passer chez elle pour « prendre un dernier verre ». Un dernier verre ils prennent, avant de danser un slow sensuel dans le salon et de s'embrasser langoureusement. A ce moment‐là de l'histoire, le téléspectateur perspicace se dit que c'est pesé, emballé : voilà un nouveau couple imaginaire susceptible de rehausser virtuellement la démographie de Manhattan. Mais après le baiser (langoureux donc), voilà Monsieur qui, l'œil humide et la voix douce, dit à Madame : « Je t'aime ». Ah, fichtre, corrige le téléspectateur perspicace qui ne l'est plus tant que ça. Les conséquences, évidemment, ne tardent pas : Madame recule, silence gêné, et Monsieur quitte précipitamment l'appartement la queue entre les jambes dans un brouhaha de rires pré‐
enregistrés. Eh oui, il y a des fautes qui ne pardonnent pas à un premier rendez‐vous. Déclarer un amour sincère à une personne qui n'est encore qu'une quasi‐inconnue en fait partie. Eh oui, c'est qu'il faut du temps pour dire « Je t'aime ». C'est qu'il faut du temps pour aimer. Faut‐il du temps pour aimer ? Vaste question ! Double question déjà : le temps est‐il nécessaire à l'acte d'aimer ? Si non, l'homme doit‐il, par commandement moral, mettre du temps, prendre du temps pour aimer ? Je répondrai oui dès la première question. Faut‐il du temps pour aimer ? Vaste question, car vaste est l'amplitude du verbe aimer. Aimer. Qu'aimez‐vous, Maître ? Et vous, professeur ? Peut‐être aimez‐vous les fondants au chocolat ou les films de Woody Allen. Peut‐être aimez‐vous collectionner les belles voitures ou les vieilles éditions de Virgile ? A moins que vous ne préfériez faire de la plongée ? Regarder le foot ? Mais vous pouvez aussi aimer, en ces jours de printemps, le parfum du romarin, des lilas et des glycines ! Vous pouvez aimer vos parents, vos frères, vos amis. Vous pouvez aimer, enfin, vos enfants, votre femme ou votre mari. Vous pouvez aimer plein de choses en somme, mais toutes ne se valent pas. Là où l'Anglais, par exemple, distingue au moins like de love, sans parler d'enjoy, le Français, lui, n'a qu’aimer. Cette absence de nuance donne parfois des utilisations que l'on pourrait juger légèrement abusives. Reprenons l'exemple du célibataire maladroit de la sitcom – appelons‐le Ted – et extrapolons un peu. Transposons‐le en France. Après sa déconfiture, il rentre chez lui, se connecte à (mettons) Facebook et – l'homme n'a absolument aucune fierté – s'empresse d'actualiser son statut d'un « J'ai dit “je t'aime” à mon premier rendez‐vous ! Lol. :‐) ». Il est à peu près sûr que, dans les... allez 40 secondes qui suivront ce post, l'un de ses « amis » (appelons‐le Barney) appuiera, sans la moindre pitié, sur le bouton « J'aime ». 40 secondes pour aimer un statut facebook. C'est... un peu court. Mais le bouton « J'aime » du réseau social pourrait très bien, en l'occurrence, être remplacé par « Lol », ou « mdr ». En d'autres circonstances, il se traduira par « J'approuve » ou bien « Heureux pour toi ». Si je dis : « Je t'aime » à une douce jeune fille au regard de biche qui fait battre mon cœur plus vite et rend le soleil plus rose, je ne pourrai pas le remplacer par « Je t'approuve » ou « Je te lol ». Nous considérerons ici le verbe aimer en tant qu'il ne se remplace pas, qu'il s'ancre dans la mémoire (à l'inverse des statuts facebook que l'on aime pour aussitôt les oublier), qu'il marque un attachement profond à une chose (fût‐elle la tarte à la rhubarbe préparé par grand‐maman) ou à un être. « Mais on peut s'attacher profondément à un être sans attendre ! » me rétorquera‐t‐on en sortant de sa manche son arme secrète : « Le coup de foudre existe bien ! » *Silence.* Pour montrer que le temps est intrinsèquement nécessaire à l'acte d'aimer, je vais devoir tordre le cou à ce mythe du coup... de foudre. Et différencier l'amour du plaisir ou du simple désir. Le coup de foudre... qu'est‐ce que c'est ? C'est Roméo et Juliette, l'amour sublime et pur, soudain déclenché au croisement de quatre yeux, c'est l'amour qui préfère mourir que de se trahir, c'est Monsieur qui monte dans le lierre de Madame. C'est un mythe. Et comme le Père Noël ou la Petite Souris, je vais être obligé de le détruire, que les âmes innocentes me pardonnent. Résumons Roméo et Juliette : Jour 1, matinée : Roméo, 15 ans et toutes ses dents, aime la belle, la divine, l'adorable Rosaline. Jour 1, soirée : Roméo, entre deux saladiers de punch, voit Juliette, 13 ans et presque des seins. Juliette voit Roméo. Nul besoin de se parler : ils tombent amoureux comme d'autres tombent d'un escalier. Jour 2, matinée : ils se marient. (rapidement) Jour 3 : Roméo a tué le cousin de Juliette et fui la ville, passons. Jour 4 : Juliette, pour ne pas épouser un autre que Roméo, prend des somnifères. Roméo arrive, la croit morte, se suicide. Juliette se réveille, le voit mort, se suicide. Fin de l'histoire. Vous y croyez, vous ? Sérieusement : quand vous croisez quelqu'un, vous pouvez le trouver joli, beau comme un dieu grec même si vous voulez, vous pouvez avoir envie de lui, là tout de suite maintenant sur la table non n'enlève pas la chemise oh oui oh oui oh oui. Mais vous n'allez pas tomber amoureux. Vous n'allez pas l'aimer. Aimer n'est pas désirer. Aimer... est une affaire de goût et le goût met du temps à se former. Le phénomène est lent, progressif, insidieux. On aime quelqu'un par affinité : il s'intéresse à des choses semblables, a le même humour, des rêves proches des siens. Au début, on ne connaît pas la personne, mais elle est jolie, rit aux blagues qu'on lui fait, semble intelligente, bref elle nous attire. Le temps passe (des jours, des semaines) et c'est maintenant sûr : elle EST intelligente, elle nous fait rire aussi, elle n'est plus jolie : elle est belle. Bref, on l'aime. Et d'ailleurs, la sitcom en question ne dit pas autre chose car si la saison commence avec un « Je t'aime » trop précoce, c'est pour mieux montrer le héros passer du statut de soupirant malheureux à celui de petit copain officiel : au terme de plusieurs mois, la jeune femme du début finit par tomber, elle aussi, amoureuse. Ce procédé de lente évolution des goûts, qui nous donne aussi bien des amis que des conjoints, ce procédé de familiarisation, préside de fait à toutes les déclinaisons du verbe aimer. Les très nombreuses drogues que l'on aime au point de ne plus s'en passer au quotidien sont le fruit de l'habitude (que celui qui peut me dire sans rougir avoir dès le début aimé le goût de l'alcool me jette le premier verre). Notons par ailleurs que le goût se nourrit, outre de l'habitude et de la lente maturation des sentiments, d'une approche consciente et attentive de l'individu. Non seulement le développement du goût et de l'amour prend du temps, s'étale dans la durée, mais on doit aussi prendre du temps pour aimer. On peut éprouver un éphémère et grossier plaisir à manger un hamburger de fast food ; mais le gourmet, celui qui aime la nourriture, préférera manger dans un bon restaurant où il prendra le temps d'apprécier chaque bouchée d'un plat qui dévoilera ainsi tous ses subtils arômes. Que ce soit l'espace de quelques secondes, de plusieurs minutes ou de journées entières ; que ce soit pour goûter un plat ou la musique d'une phrase, sentir l'odeur des arbres dans la rosée du matin ou caresser les cheveux d'une personne chérie, c'est en s'arrêtant dans le défilement ordinaire du temps du travail et de nos soucis quotidiens que l'on peut véritablement aimer. « Ô temps suspens ton vol ! Et vous, heures propices, suspendez votre cours », s'exclame le poète dans cette célèbre apostrophe à un lac témoin de ses amours. Amours qui ont duré : nous ne parlons ici d'un petit coup vite fait derrière les arbres hop hop hop, non. Nous parlons d'amour qui se rattache à chaque rocher des rives, chaque clapotis du lac. On les imagine nombreuses les heures qui ont permis le développement de l'amour ! Et le poète de rajouter : « Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive, Hâtons‐nous, jouissons ! L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ; Il coule, et nous passons ! » Est‐ce que Lamartine incite à aimer sans prendre de temps puisque le temps fuit et nous manque ? N'oublions pas que Lamartine était un noble, un rentier : entre nous, le temps, il l'avait. Et les promenades en barques, au clair de lune, les écritures d'alexandrins, les soupirs et les transports : soyons sûr que tout cela a pris, que tout cela prend du temps. L'amour n'est pas une affaire d'homme pressé. Oui, Mesdames et Messieurs : il faut du temps pour aimer.