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B. FAGES LE CID En 1898, l’Espagne perd les reliquats de son empire colonial (Cuba, Porto Rico et les Philippines). C’est l’année du « Désastre ». « Me duele España » (« J’ai mal à l’Espagne ») écrit Unamuno. Il appartient comme d’autres intellectuels à la « génération de 1898 » qui, consciente du déclin espagnol, s’interroge sur ses causes et recherche la grandeur du pays dans l’histoire, tout en se tournant avec détermination vers l’avenir, vers la regeneración. Joaquín Costa, membre marquant de ce courant, s’exclame : « Fermons à double tour le cadavre du Cid pour qu’il ne remonte plus à cheval. » Formule qui en dit long sur l’aura dont bénéficie encore, à la fin du XIX e siècle, ce personnage de légende, véritable héros national castillan. Légende certes, puisqu’elle fait du Cid un champion de la Reconquista, ce qu’il n’est pas vraiment. Cette légende débute par une chanson de geste, El Cantar de mio Cid, qui constitue la 1ère grande œuvre de la littérature castillane, mise par écrit en langue romane (c’est-à-dire en castillan médiéval) entre 1195 et 1207, soit un peu plus d’un siècle après la mort du Cid. Au début du XIIIe siècle, l’Espagne catholique conquérante, ou re-conquérante, dispose ainsi de son héros et son épopée, de la même manière que la France, un siècle auparavant, s’était dotée des siens, avec la Chanson de Roland. Mais la réalité politique et culturelle des années 1080-90 avait peu à voir avec celle du début du XIIIe siècle. Pour autant, cette épopée accorde peu de place au merveilleux et au romanesque : elle montre par exemple qu’à l’époque du Cid, tout homme courageux peut devenir chevalier, et qu’un chevalier, comme le Cid, peut même s’élever jusqu’à un trône. Mobilité sociale donc et surtout, exaltation du guerrier qui marquera durablement les mentalités espagnoles : la Reconquista se fait par l’épée et se prolonge, après 1492, en Amérique, avec les conquistadores ; les valeurs militaires et nobiliaires occupent en Castille une place probablement sans équivalent dans les autres royaumes européens. Il n’en reste pas moins que le Cid historique peut être appréhendé, bien mieux que par cette épopée, à travers 2 sources plus fiables : des écrits arabes de la fin du XIe et du début du XIIe siècle et une chronique en latin, l’Historia Roderici, de la fin du XIIe siècle. Rodrigo Díaz de Vivar Il naît à Vivar, non loin de Burgos, au début des années 1040, dans le royaume de Castille. La péninsule ibérique est alors divisée en 2 morceaux inégaux. Le tiers nord est occupé par des États chrétiens : d’ouest en est, ce sont les royaumes de Léon et de Castille, tantôt unis, tantôt séparés ; le royaume de Navarre ; et, issus des marches carolingiennes, le royaume d’Aragon et le comté de Barcelone. Les deux tiers sud sont le domaine, après la dislocation du califat de Cordoue, peu après l’an mil, d’environ 25 États musulmans, de tailles très diverses (un certain nombre ne sont que villes-États) : les reinos de taifas (ou « royaumes des factions »). Ces taifas sont faibles politiquement : ils achètent donc à prix d’or la neutralité, voire la protection des royaumes chrétiens, qui ne se pressent pas, du coup, à reconquérir. Et on voit des soldats chrétiens se mettre au service, tels des condottieres, de telle ou telle taifa. Ce sera le cas de Rodrigo Díaz. Il appartient à la toute petite aristocratie, c’est un infanzón. Au service du roi Sanche II de Castille, il l’aide à combattre son frère cadet, Alphonse, roi de Léon. La mort de Sanche, en 1072, permet à Alphonse de rassembler le Léon et la Castille, et Rodrigo le sert. Il va prélever pour lui, à Séville (il traverse donc l’Espagne musulmane) le tribut que l’émir s’est engagé à payer. Au retour, Alphonse le récompense en le mariant à une grande aristocrate, Jimena, Chimène. Coup de théâtre : en 1081, Rodrigo est disgracié et part en exil dans l’est de la péninsule, en se faisant mercenaire au service de l’émir de Saragosse : il parvient à capturer le comte de Barcelone. On 1 B. FAGES commence à l’appeler, en arabe, sayyid, oralement sidi, soit « seigneur », qui deviendra Cid. On l’appelle aussi, en latin médiéval, campidoctor, soit « spécialiste de la bataille », devenu Campeador : le Cid Campeador (les sources arabes évoquent « Rudriq al-Kanbiyatur ») comme un reflet de la synthèse entre culture musulmane et culture latino-chrétienne. Le Cid passe du service de l’émir de Saragosse à celui du roi de Castille puis, au début des années 1090, retourne à Saragosse. Le contexte politique est alors en train de changer dans l’Espagne musulmane. Alphonse VI avait conquis sans coup férir, en 1085, après un siège de 6 mois, Tolède, capitale de l’émirat homonyme et, surtout, ancienne capitale du royaume wisigothique. Impact fort, et le roi de Castille s’intitule Rex Hispaniae. De quoi inquiéter les musulmans d’Espagne : les émirs de Séville, de Badajoz et de Grenade ont appelé à l’aide les Almoravides, des fondamentalistes originaires de Mauritanie, qui avaient conquis le Maghreb. Ils ont débarqué en Espagne dès 1086, y écrasant Alphonse VI à la bataille de Sagrajas (près de Badajoz), et ont entrepris d’y refaire l’unité du territoire musulman. Leur avant-garde s’empare de l’émirat de Valence, au sud du comté de Barcelone, en 1092. L’année suivante, le Cid leur enlève la ville, brise leur contre-offensive en 1094 et assume le gouvernement jusqu’à sa mort, en 1099. Cette principauté hybride, où coexistent musulmans et chrétiens, fait cependant la part belle à ceux-ci, puisque la grande mosquée est transformée en église cathédrale. La veuve du Cid, Chimène, lui succède, mais ne peut conserver longtemps Valence face à la pression almoravide : elle doit évacuer en 1102. Valence ne (re)deviendra chrétienne qu’en 1238, alors conquise par le roi d’Aragon. La tombe du Cid, dans le monastère de San Pedro de Cardeña (à 10 km de Burgos), a été profanée par les troupes de Napoléon. Ses restes et ceux de Chimène se trouvent dans la cathédrale de Burgos depuis 1921. Le Cid : en Espagne… La légende du Cid prend son essor dès le XIIe siècle, en particulier autour de sa tombe, et s’enjolive. À la fin du Mocedades de Rodrigo, chanson de geste anonyme datant de l’horizon 1360, le Cid raconte par exemple comment, étant jeune, il s’est lancé dans l’invasion de la France. Transposition, dans la vie du Cid, du contexte du 2nd XIVe siècle, marqué par une guerre de succession en Castille (Pierre le Cruel contre Henri de Trastamare) et l’intrusion française. À partir du XVe siècle, sa jeunesse, sa piété et son amour pour Chimène constituent les thèmes principaux de la légende. Des épisodes apparaissent : il fait un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle ; il se montre bienveillant envers un lépreux (en réalité un ange). Le personnage prend forme, donc, comme un amant parfait et l'exemple de la piété chrétienne. De quoi inspirer les romans biographiques sur le Cid qui fleurissent au XVIe siècle : en 1605, ils sont compilés par Juan de Escobar, sous le titre Romancero e historia del mui valeroso caballero El Cid Rui-Diaz de Vibar, souvent réédité. En parallèle, le Cid inspire le théâtre. Des auteurs se basent sur des épisodes auxquels il est lié dans sa jeunesse, au temps de Sanche II : en 1579, Juan de la Cueva écrit La muerte del rey don Sancho ; Lope de Vega publie Las almenas de Toro en 1620. Surtout, Guillén de Castro consacre 2 pièces au Cid, Las hazañas del Cid et Las mocedades del Cid, celle-ci écrite dans les années 1610. En voici le synopsis : Rodrigo est armé chevalier par le roi Ferdinand ; et il aime doña Jimena, fille du comte Lozano. Mais le père du héros, le vieux Diego Laínez, est humilié par une gifle que lui inflige Lozano et demande à son fils de le venger en tuant le comte. Rodrigo s’exécute, ce qui ruine ses projets matrimoniaux avec Jimena. Il supplie la jeune fille de le tuer, ce qu’elle se refuse à faire. Il part en exil combattre des rois maures, qu’il subjugue, et qui le surnomment « mio Cid ». Il part ensuite en pèlerinage à Saint-Jacques, et rencontre saint Lazare en lépreux, qui lui prédit un avenir héroïque. Le même saint Lazare lui ordonne de retourner auprès 2 B. FAGES de Ferdinand pour défendre la cause de son roi en combat singulier, face au champion du roi d’Aragon : Rodrigo gagne et emporte la main de Jimena. … et en France, … En ce début du XVIIe siècle, le Siècle d’Or brille de tous ses feux et la littérature espagnole est un modèle pour l’Europe, en particulier pour le voisin français, quand bien même les relations politiques entre l’Espagne et la France sont le plus souvent conflictuelles. La France, engagée ouvertement dans la guerre de Trente Ans en 1635, est en guerre contre l’Espagne. Pourtant Pierre Corneille fait jouer pour la 1ère fois au théâtre du Marais à Paris, le 5 janvier 1637, Le Cid, qui est son 1er grand succès, mais qui n’est pas sa 1ère pièce (non plus que sa dernière « hispanisante » : en 1649 il fait paraître Don Sanche d’Aragon). Dans cette tragi-comédie, Corneille reprend très largement l’intrigue de Guillén de Castro, à ceci près qu’il la transpose à Séville, ce qui l’a fait accuser, aussitôt, de plagiat. Synopsis : Don Diègue et le comte de Gomès projettent d’unir leurs enfants Rodrigue et Chimène, qui s'aiment. Mais le comte, jaloux de se voir préférer le vieux don Diègue pour le poste de précepteur du prince, l’offense ce dernier en le giflant. Don Diègue, trop vieux pour se venger par lui-même, en charge son fils Rodrigue qui, déchiré entre son amour et son devoir, finit par écouter la voix du sang et tue le père de Chimène en duel. Chimène essaie de renier son amour et le cache au roi, à qui elle demande la tête de Rodrigue. Mais l’attaque du royaume par les Maures donne à Rodrigue l’occasion de prouver sa valeur et d’obtenir le pardon du roi. Plus que jamais amoureuse de Rodrigue devenu un héros, Chimène reste sur sa position et obtient du roi un duel entre don Sanche, qui l'aime aussi, et Rodrigue. Elle promet d’épouser le vainqueur. Rodrigue victorieux reçoit du roi la main de Chimène. On comprend, dans cette pièce, ce qu’est un « héros cornélien », ou ce qu’on nomme un « choix cornélien » : choisir entre l’amour et l’honneur, à une époque où, pour la noblesse, qu’elle soit espagnole ou française, l’honneur est ce qui prime. Il donne tout leur sens aux duels. C’est parce qu’elle se sent bafouée par Richelieu, puis par Mazarin, que la grande noblesse française 3 B. FAGES multiplie les conjurations, jusqu’à une guerre civile, la Fronde, entre 1648 et 1652. Ici, 3 héros cornéliens : l’infante, Dona Urraque, secrètement amoureuse de Rodrigue, mais qui ne peut se dévoiler sans se déshonorer ; Rodrigue. Il préfère la haine de Chimène à son mépris : « J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ; / J’attire ses mépris en ne me vengeant pas. » Il paraît devant elle : Écouter ton amour, obéir à sa voix, / C’était m’en rendre indigne et diffamer ton choix… / Je t’ai fait une offense, et j’ai dû m’y porter / Pour effacer ma honte et pour te mériter. Elle lui répond : « Ah ! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie, / Je ne te puis blâmer d’avoir fui l’infamie. » Car Chimène est le 3ème héros cornélien : toujours amoureuse de Rodrigue malgré son crime, elle doit, pour rester digne de lui et conserver son honneur, le poursuivre de sa vindicte : De quoi qu’en ta faveur mon amour m’entretienne, / Ma générosité doit répondre à la tienne : / Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ; / Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi. Bref, la pièce de Corneille ne peut que rencontrer un triomphe auprès de la noblesse, ou de tous ceux qui se reconnaissent dans ses valeurs. Elle provoque pourtant une querelle, portant sur sa forme : on lui reproche de ne pas respecter la « règle des trois unités » du théâtre classique, imposée autour de 1630, et donnant à l’action une unité de temps (un jour), de lieu, d’action (une intrigue). De fait, Le Cid se passe dans 3 lieux : place publique, palais royal et maison de Chimène. La querelle fait aussi grief à Corneille d’avoir choisi une pièce espagnole, précisément quand la France se trouve en guerre contre l’Espagne. Une autre analyse a été faite de cette querelle en 1985 par le sociologue des lettres Alain Viala, dans Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique. Pour lui, on reproche à Corneille, en faisant triompher sa pièce, de faire du public le juge de son génie : de la sorte, il se pose en auteur indépendant et inspiré, aux antipodes de l’écrivain pensionné traditionnel, dont le succès dépend de la faveur des mécènes et des arbitres du goût. Ces arbitres sont, en l’occurrence, les membres de l’Académie française, institution tout juste créée par Richelieu, et dont le secrétaire, Jean Chapelain, signe un commentaire assez critique sur l’œuvre de Corneille, Les Sentiments de l’Académie sur la tragicomédie du Cid. Il se trouve précisément que Chapelain est un auteur à l’opposé de Corneille : médiocre, mais estimé, et en faveur auprès du pouvoir. … à l’opéra et au cinéma La pièce de Corneille a donné lieu à diverses adaptations. À la fin du XIXe siècle, une compétition oppose les compositeurs pour en faire un opéra. Claude Debussy laisse inachevé son Rodrigue et Chimène. Jules Massenet, en revanche, crée Le Cid en 1885 à l’Opéra Garnier. L’œuvre y sera rejouée à partir du 27 mars 2015, avec Roberto Alagna dans le rôle de Rodrigue. En 1960, Anthony Mann adapte l’œuvre de Corneille au cinéma. Ce cinéaste américain s’était fait connaître par des westerns dans les années 50. En 1959, après les refus de David Lean puis de Laurence Olivier de diriger le péplum Spartacus, Kirk Douglas, qui en était l’acteur vedette et le producteur, avait engagé Anthony Mann, finissant, en raison de désaccords entre eux, par le renvoyer au bout de 2 semaines, pour le remplacer par Stanley Kubrick. Peu après, Mann est engagé par le producteur Samuel Bronston pour tourner Le Cid. Le même producteur lui fera tourner La chute de l’Empire romain, sorti en 1964 : l’échec de ce péplum signera la fin de ce genre cinématographique ; ressuscité en 2000 par Gladiator… qui raconte précisément la même 4 B. FAGES histoire ! Pour en revenir au Cid, le film est tourné en Espagne, un pays qui s’ouvre alors à l’étranger (y compris aux touristes : on pense à Astérix en Hispanie, en 1969), sous une dictature franquiste devenue « fréquentable ». David Lean y tournera Docteur Jivago en 1965. Le film de Mann n’a qu’un lointain rapport avec la pièce de Corneille, puisque le réalisateur a multiplié les intrigues et les morceaux de bravoure, avec des milliers de figurants, ce qui, d’une certaine manière, rapproche le film de la réalité historique. Les remparts de Peñiscola sont censés être ceux de Valence et le château de Belmonte sert aussi de décor. Dans cette superproduction qui dure près de 3 h, Charlton Heston (Moïse dans Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille en 1956 ; Ben-Hur dans le film homonyme de William Willer en 1959) joue Rodrigue ; Sophia Loren joue Chimène. 5