télécharger le fichier PDF

Transcription

télécharger le fichier PDF
art press spécial
biennale de Lyon
À l’école des biennales
Né dans la ville de Lyon, j’ai grandi avec sa biennale d’art contemporain. Je me souviens ainsi de la 1re édition.
J’étais au lycée. Soucieux d’ouvrir une jeunesse turbulente à de nouveaux horizons, un professeur de philosophie
nous traîna à la Halle Tony Garnier un jour d’automne 1991. Sous la nef métallique de ces anciens abattoirs, Thierry
Raspail et Thierry Prat avaient déployé un panorama de l’art en France. Soixante-neuf expositions personnelles,
réunies sous un intitulé emprunté à Pierre Bourdieu : l’Amour de l’art. Derrière ces portes qu’il fallait pousser, je me
souviens des dessins de Pierre Klossowski, des tableaux de Roman Opalka, des œuvres de Fabrice Hybert.
J’étudiais l’histoire de l’art lorsque se tint la 2e biennale, en 1993. Inti- tulée Et tous ils changent le monde, organisée
par Marc Dachy, elle étendait des ramifications, celles de la famille des avant-gardes radicales au 20e siècle, depuis
Dada en passant par le constructivisme russe, Fluxus, le nouveau réalisme.
Animées d’une volonté didactique, à une époque où l’art contemporain n’avait pas encore trouvé sa place dans le
cœur du grand public, ces deux premières éditions se révélèrent particulièrement formatrices.
Consacrée aux arts vidéo et électronique, la 3e édition, due à Georges Rey, ouvrit encore le champ des possibles.
Cette année 1995, la bien- nale fit une infidélité à Tony Garnier. La construction par Renzo Piano du nouveau musée
d’art contemporain, au cœur de la Cité internationale, venait de s’achever. Juste à côté, le vieux Palais des Congrès
jetait ses derniers feux : ce bâtiment, auquel les Lyonnais étaient très attachés, devait être détruit peu de temps
après. Appelé sous les drapeaux, je me souviens très bien, lors d’une permission, avoir expérimenté le ludique
canapé de Paul Sermon ou le vélo de Jeffrey Shaw, qui permettait de se déplacer dans une ville constituée de mots.
Je garde aussi un vif souvenir des vidéos d’Emma- nuel Carlier, qui figeaient le temps mais pas le mouvement. Les
opérations chirurgicales d’Orlan, les chorégraphies filmées de Dumb Type, l’ins- tallation de Bill Viola se sont
durablement imprimées dans ma mémoire.
Organisée par le mythique Harald Szeemann sur le thème de l’Autre, la 4e biennale (1997) revint à Tony Garnier. Le
commissaire confronta ici des artistes « contemporains » et d’autres dont l’œuvre relevait d’une définition élargie
de l’art brut. Les environnements métalliques aux pouvoirs guerisseurs d’Emery Blagdon, les dessins énergétiques
d’Emma Kunz dialoguaient ainsi avec les écritures obsessionnelles d’Hanne Darboven ou les sculptures d’Henry
Ughetto. Dans la chaleur de l’été, les poissons de Lee Bull pourrissaient, exhalant leur puanteur dans toute
l’exposition. Le rouleau compresseur de Chris Burden s’élevait subitement dans les airs. Les rats de Katharina
Fritsch nous toisaient de leur sombre hauteur. Pipilotti Rist nous emmenait du côté d’Alice au Pays des merveilles.
L’Autre demeure une des plus stimulantes expositions qu’il m’ait été donné de visiter. J’en conserve un souvenir
magique.
Travaillant désormais dans une grande revue d’art contemporain, j’ai abordé la 5e biennale, Partage d’exotismes
(2000), en « professionnel ». Ai-je alors perdu une certaine innocence ? Dix ans après les Magiciens de la Terre,
Jean-Hubert Martin rassemblait, pour la dernière fois dans la Halle Tony Garnier, des artistes originaires de tous
continents. J’y ai découvert les étranges figures de la Sud-Africaine Jane Alexander, les photographies du NéoZélandais Greg Semu, les têtes arcimboldesques de l’Américain Willie Cole, ou encore le bassin thérapeutique du
Chinois Cai Guo Qiang. Mais plus que tout, je me souviens des œuvres mortuaires du groupe mexicain Semefo, et
des vidéos montrant les installations de certains artistes chinois réalisées avec des cadavres humains.
La 6e biennale (Connivence, 2001) inaugura, avec Anne Bertrand, Jean-Marc Chapoulie, Yvane Chapuis, Laurence
Dreyfus, Klaus Hersche, Richard Robert et Guy Walter, une nouvelle approche : le commissariat partagé. J’ai le
souvenir d’une biennale éclatée entre le musée d’art contemporain, le site restauré des Subsistances et l’orangerie
du parc de la Tête d’or, investie par une grande structure gonflable de Gerwald Rockenschaub. Cette édition, plus
que les autres, fit la part belle aux jeunes artistes, dont beaucoup exploraient les arcanes du jeu vidéo : Miltos
Manetas, Kolkoz, Mathieu Briand…
Un nouveau QG
Le Consortium de Dijon (Xavier Douroux, Franck Gautherot, Éric Troncy), associé à Robert Nickas et Anne
Pontégnie, organisa la 7e édition (C’est arrivé demain, 2003). Entre autres lieux, elle investit le musée d’art
contemporain, l’Institut de Villeurbanne, mais surtout la Sucrière, grand bâtiment des bords de Saône qui devint le
nouveau QG de la biennale. Les tableaux pornographiques de Betty Tompkins, les sculptures extra-terrestres de
Bruno Gironcoli, l’escarpin géant de Claude Lévêque, le Cosmodrome de Dominique Gonzalez-Foerster ou
l’environnement militaro-burlesque de Paul McCarthy et Mike Kelley ont durablement marqué cette édition.
Pour la 8e biennale (Expérience de la durée, 2005), le duo Nicolas Bour- riaud / Jérôme Sans fouilla dans le
psychédélisme 70’s afin d’en repérer les survivances contemporaines : de Brian Eno à Olafur Eliasson, en passant
par Carsten Höller. Je me souviens aussi de la volière de Kader Attia, dans laquelle des pigeons dévoraient des
mannequins remplis de grain, des marionnettes de Pierre Huyghe, et de cette séance au cours de laquelle Spencer
Tunick fit poser nus des centaines de Lyonnais.
La 9e biennale (l’Histoire d’une décen- nie qui n’est pas encore nommée, 2007) énonça une nouvelle règle du jeu,
avec pour maîtres de cérémonie Stéphanie Moisdon et Hans-Ulrich Obrist : tous deux invitèrent d’autres
commissaires, lesquels choisirent à leur tour des artistes. Cette multiplication des points de vue voulait rendre
compte de la diversité de la création contemporaine, au risque de l’illisibilité. La 10e biennale devait revenir au regard
d’un seul commissaire, en l’occurrence Hou Hanru.
Collectant ces souvenirs à propos de neuf biennales lyonnaises, je réalise à quel point j’ai « appris » l’art contemporain à leur contact. Et je crois savoir que nous sommes nombreux à avoir usé nos pantalons sur les bancs de
cette formidable école.
Richard Leydier