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Genèse 15,1-20 :
Abram ou la justification de Dieu
1. Premières réactions au texte
Cet épisode de la saga d’Abram / Abraham paraît à la fois étrange et superflu :
E étrange et forte, l’image des animaux coupés en deux au milieu desquels
circulent une fournaise fumante et/ou une torche ! Avec tout le respect que
l’on doit au patriarche, on peut se demander, puisqu’il est question de fumée,
avec quel produit il avait, cette nuit-là, garni son narguilé.
E superflu, ce récit qui ne semble que confirmer la promesse par YHWH
d’une terre, promesse déjà faite à deux reprises (Gn 12,7 ; Gn 13,15-17).
E ça me dit quelque chose : « [Abram] mit sa confiance en YHWH. Il le lui
compta comme justice ».
2. Lecture du texte
2.1. Indications pour la lecture
15,1 MrFb;)a-l)e hwhy-rbad: hyFhf hl@e)'hf MyrIbfd@:ha rxa)a
(ahar hadevarim haélèh hayah dabar YHWH èl Averam)
Le mot dabar, signifiant généralement « parole », renvoie aussi à des réalités
assez vagues, d’où la traduction de la TOB « après ces évènements » qui pose
toutefois un problème de cohérence. Le mot est répété immédiatement, au
sujet de YHWH s’adressant au patriarche ; on ne peut guère alors traduire
autrement que par « parole ». En Genèse 14, Abram (qui ne sera Abraham
qu’en Gn 17,5) refuse les cadeaux du roi de Sodome ; ne seraient-ce pas là
ces « paroles » auxquelles Genèse 15,1 fait allusion ? À celui qui refuse la
récompense du roi de Sodome, YHWH offre d’être lui-même son bouclier
(cf. l’épisode guerrier de Gn 14,14-15) et de lui donner sa récompense,
hors du commun : en suivant le texte massorétique (non le texte samaritain
préféré par la TOB), on lit à la fin du verset : « c’est moi ton bouclier, ta très
grande récompense ». Je pense que le contexte, et en particulier la parole de
bénédiction prononcée par Melkisedek (14,18-20), invite à préférer le terme
de « récompense », voire de « butin » à celui de « solde ». La mention d’une
« parole de YHWH pour Abram » laisse entendre que ce dernier est prophète
(cf. Gn 20,7), en lien avec le phénomène de la vision.
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15,2
rzE(eyli)v q#&em@ed@A )w%h ytiyb@' q#&eme-Nbew%
(oubèn-mèsèq béiti hou Damèsèq Èlièzèr)
Littéralement « le fils du butin de ma maison lui Damas Eliézer » ! La TOB
après bien d’autres y voit une allusion à un dénommé « Eliézer de Damas »
(venu de Damas ? Vivant à Damas ?) dont on ne sait rien mais qui est assimilé au serviteur envoyé par Abraham en Genèse 24. Suggérée par le jeu de
mot en hébreu entre « butin », mesheq, et « Damas », damesheq , une autre
lecture est possible si l'on considère l’expression « lui Damas » comme une
explication de ce qui précède (« butin de ma maison »). D’où la proposition : «
celui qui recevra ma part de butin [mesheq] (c’est-à-dire Damas [damesheq])
c’est Eliézer ». Selon Genèse 14,15 en effet, Abram a poursuivi l’ennemi «
au-delà de Damas ». Genèse 14,15 et 15,2 sont les deux seules mentions
de Damas dans toute la Torah, ce qui constitue un lien supplémentaire entre
les récits de Genèse 14 et 15. Ce dernier récit amplifie le précédent et laisse
entendre qu’Abram n’a pas seulement « dépassé » Damas, mais s’en est
emparé comme le feront David (2 S 8,5-6), Jéroboam II (2 R 14,28) ou le
roi d’Assyrie (Es 7) ! Le commentateur juif Rashi fait même remarquer, ce
qui renforce encore le lien entre Genèse 14 et 15, qu’en hébreu (où chaque
lettre a une valeur numérique) le total des valeurs des différentes lettres du
nom Eliézer est de 318, nombre des serviteurs d’Abram selon Genèse14,14 !
15,3
yti)o #$r'wOy ytiyb'@-Nbe hn%'hiw:
(wehinéh bèn-béiti yworésh oti)
L’expression « fils de la maison de… » (déjà en Gn 14,14) désigne ceux qui
partent au combat sous la conduite d’Abram. Elle pourrait désigner un esclave né dans la maison de son maître (par opposition à un esclave acheté
à l'extérieur), et qui pourrait qualifier Eliézer. D’autre part, le verbe « hériter »
revient aux versets 3.4.7.8, soulignant l’importance de la question de l’héritage dont bénéficie « un fils de ma maison » (v. 3), « celui qui sortira de tes
entrailles » (v. 4), Abram lui-même (v. 7-8).
15,4 K1#$erFyyI )w%h K1y(em'@mi )c'y' r#$e)j
(ashèr iéçé miméèika hou yiyrashèka)
Au « fils de ma maison », YHWH oppose le « fils de tes entrailles », formule
troublante car adressée à un homme alors qu’elle est très généralement
(et logiquement) appliquée aux femmes (Gn 25,23 ; Es 49,1 ; Ps 71,6 ;
Ru 1,11…). On attendrait plutôt un « fils de ta cuisse » (cf Gn 46,26 … et
Jupiter !). Le seul autre homme auquel une telle promesse est faite est David
(2 S 7,12 cf. 16,11). Le rapprochement avec Genèse 15 renforce l’idée du
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caractère royal d’Abram ; ceci laisse entendre que les promesses faites au
roi David ne lui étaient pas spécifiques, car auparavant adressées à Abram.
L’expression dérivée « sein d’Abraham » fera flores, désignant le lieu d’accueil
des justes après leur mort (cf Lc 16,23).
15,6 hqfdFc; wOl@ hfbe#;$x;yA%wA hwOhyb@a Nmi)vw:
(weèmin bayhwh wayaheshebèha lo çedaqah)
Ce verset comporte deux propositions dont, en hébreu, les sujets ne sont pas
explicités. Celui de la première (« il crut en YHWH ») ne peut être qu’Abram.
Suivant des interprétations attestées notamment en Romains 4,3, Galates 3,6
et Jacques 2.23, la TOB choisit de faire de YHWH le sujet de la deuxième :
« Abram eut foi dans le Seigneur, et pour cela le Seigneur le considéra comme
juste ». Dans ce cas, YHWH considère Abram juste par sa foi. Telle n’est
pas la lecture de cet épisode par Néhémie : « C’est toi, YHWH Dieu, qui as
choisi Abram […] Tu as conclu l’alliance avec lui, pour donner à sa descendance le pays des Cananéens, des Hittites […] Tu as tenu ta parole, car Tu
es juste » (Néh 9,7-8). La phrase de Genèse 15,6 est ici comprise comme la
conjonction de deux propositions synonymes dans lesquelles Abram est le
sujet. Il considère que Dieu est juste, sa justice résidant dans Sa fidélité et la
conformité de Ses actes à Ses promesses. Le commentateur juif Nachmanide
comprend aussi ainsi ce verset de Genèse 15.
15,9 t#$el@e#$um; hlfg;(e yli hxfq;
(qehah li ègelah meshouleshèt)
Des cinq animaux cités par YHWH, les trois plus gros sont associés au chiffre 3.
On en a parfois conclu (TOB), qu’il s’agissait d’animaux de trois ans. Tout ce
qu’on peut dire c’est que la théophanie de Genèse 15 est proche de celle
de Genèse 18,2 où Abram voit venir à lui trois hommes (dieux ? anges ?).
15,10 hl@e)'-lk@f-t)e wOl-xq@ay%IwA
(wayiqah-lo èt-kol-élèh)
La TOB interprète l’hébreu en fonction du verset 9 (« procure-moi» => « Abram
lui procura »). On peut aussi lire : « il prit pour lui-même » ou « il prit, en ce qui
le concerne… » laissant entrevoir que le sacrifice n’est jamais un don tout à
fait gratuit (cf. Gn 4,19 ; 30,37…).
2.2. Le texte dans son contexte
De l’appel d’Abram (Gn 12,1) à sa mort (Gn 25,8), la Genèse consacre quatorze chapitres au patriarche. Je propose pour cet ensemble une structure
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en chiasme formé autour des chapitres 18 et 19 (Abraham puis Loth et les
trois visiteurs). De part et d’autre, on trouvera les chapitres 17 (Abram et
Saraï changent de nom) et 20 (Abraham et Sarah chez Abimelek), 16 et 21
(Ismaël), 15 et 22, 14 et 23 (Abraham, le pays et ses habitants), 13 et 24 (les
séparations d’Abraham d’avec Loth et Isaac) et enfin 12 et 25,1-11 (début
et fin de la vie d’Abraham). C’est ainsi que, autour de Genèse 18,17-33 (la
prière pour Sodome), s’articulent deux ensembles de sept chapitres dont les
centres sont respectivement Genèse 15 et 22, dans lesquels, à l’issue d’un
sacrifice, le patriarche entend YHWH renouveler promesse et alliance avec
lui. Dans ces deux chapitres, la confiance et l’obéissance du patriarche sont
amplement illustrées.
Le récit de Genèse 15 est construit en deux dialogues et un discours + un
commentaire reliés entre eux par des éléments narratifs.
21,1a : introduction narrative à l’ensemble 1b-17.
21,1b-5 : premier dialogue au sujet de la descendance d’Abram.
21,6 : première transition narrative : « Abram eut confiance en YHWH ».
21,7-9 : deuxième dialogue sur le don du pays à Abram qui demande un signe. En réponse, Dieu lui ordonne de mettre en place les éléments d’un rituel.
21,10-11 : deuxième transition narrative : « Abram obéit ».
21,12 : troisième transition narrative (« le soleil allait se coucher… »).
21,13-16 : discours de Dieu et annonce à Abram des
évènements de l’Exode.
21,17 : épilogue (« quand le soleil fut couché… »).
21,18-21 : commentaire sur l’ensemble 1b-17 (alliance) et liste des nations
vaincues par Josué.
2.3. Commentaire
Verset 1-4
Début du récit ou résumé de ce qui va suivre ? Dans le premier cas, on est
d’emblée transporté dans une vision où Abram répond à Dieu (à la différence
d’Adam anesthésié en Gn 1). Dans le second cas, la « vision » du verset 1a est
la « torpeur » du verset 12. Les mots « après ces paroles » invitent le lecteur à
lire Genèse 15 à la lumière de Genèse 14,22-24. YHWH s’adresse à un guerrier,
le rassurant (cf. Jos 1,9 ou certains oracles assyriens adressés à des rois) et
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en se présentant comme son bouclier et son butin. Abram victorieux, béni
et généreux, reçoit une récompense bien au-delà de ce qu’il vient de refuser
venant du roi de Sodome. En Genèse 15, aucun acteur autre qu’Abram et
YHWH n’est présent. Au chef de guerre en relation avec de multiples alliés
et ennemis succède un Abram intime face à son dieu.
Verset 5
YHWH invite Abram à sortir pour compter les étoiles. Or la nuit ne tombe
qu’au verset 17 ! Comme les étoiles en plein jour, les enfants d’Abram ne
sont pas encore visibles. Le moment venu, ils seront, comme les étoiles dans
la nuit, innombrables.
Verset 6
Si, avec la TOB, on fait de YHWH le sujet du deuxième verbe ( « le Seigneur le
considéra comme juste »), on rapprochera ce propos de l’épisode où Phineas,
petit-fils d’Aaron, tue un homme d’Israël et sa compagne madianite. « C’est
pourquoi […] je traite avec lui une alliance de paix. Ce sera pour lui et pour
sa postérité après lui l’alliance d’un sacerdoce perpétuel… » (Nb 25,12-13).
D’où Psaume 106,30-31 : « Phinéas s’est levé, il a réglé l’affaire, et le fléau
s’est arrêté ; cela lui a été compté comme justice, de génération en génération… » Abram et Phineas sont reconnus comme justes par Dieu, puis gratifiés
d’une alliance perpétuelle. Or, si Phineas assassine un couple prétendument
mal assorti, Abram va s’unir avec Agar, l’Égyptienne, et engendrer Ismaël,
béni par Dieu en Genèse 17 et 21. Autour des figures de ces deux hommes
s’exprimerait une polémique relative aux unions interethniques.
Versets 7-9
Cette présentation pousse à un rapprochement avec Exode 3 et 6 où, comme
ici, YHWH se présente et donne un signe. Mais Moïse ignore le nom de Celui
qui prétend être le dieu d’Abraham (Ex 3,13-15). Ce dernier, selon Exode 6,
n’aurait pas eu la révélation du nom de YHWH. Pourtant, en Genèse 15,
Abram appelle d’emblée son interlocuteur « Seigneur YHWH » et reçoit un
signe tangible quand Moïse devra attendre (Ex 3,12). De plus, il vit déjà sur
la terre que Moïse ne verra que de loin. Tout se passe comme si l’auteur
d’Exode 3 et 6 ignorait le récit de Genèse 15 et que celui de Genèse 15
contestait Exode 3 et 6. Y questionnerait-on la primauté de Moïse et, partant,
le modèle historique de la conquête violente du pays promis quand Abram
y vit en bonne intelligence avec ses anciens habitants ?
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Verset 10
Comme s’il avait compris le projet de YHWH, Abram partage les trois grands
animaux et en dispose les morceaux d’une manière spécifique. À l’exception
de la colombe, les animaux mentionnés apparaissent dans des rituels du
Lévitique. La distinction entre les gros animaux coupés en morceaux et les
petits laissés entiers est même conforme à Lévitique 1,17. Mais cela ne permet
pas d’identifier le rite accompli par Abram. Jérémie 34,18 mentionne un rituel
qui se rapproche de celui de Genèse 15, avec le passage entre les morceaux
d’un taurillon comme signe d’un engagement. En hébreu, pour signifier la
conclusion d’une alliance, on emploie l’expression « couper une alliance ». La
littérature grecque ou romaine fait parfois allusion à une cérémonie au cours
de laquelle une armée défile entre les deux moitiés du corps d’un animal ou
d’une personne sacrifiés. Ce serait une manière de susciter la crainte des
contractants qui risqueraient de subir le sort de la victime. Mais cette interprétation ne convient guère en Genèse 15 car elle repose sur l’idée, assez
étrangère à la compréhension du sacrifice en Israël, que l’animal sacrifié est
une figure de la faute. Étant physiquement parfait, il est au contraire l’image
de ce que le croyant peut offrir de plus intègre. On peut supposer que celui
qui traverse entre les morceaux de l’animal se place lui-même au centre du
corps de la victime, il s’identifie à l’animal offert. Mais Abram ne passe pas
entre les morceaux des animaux partagés.
Verset 11
Cette attaque de rapaces signifie-t-elle les menaces qui pourraient remettre
en cause l’alliance avec YHWH ? Abram n’a toutefois aucune difficulté à
chasser ces oiseaux. Tel n’est pas le cas, en Jérémie 34,20, de ceux qui
n’ont pas respecté leurs engagements : ils seront la proie des oiseaux du ciel.
Verset 12
La torpeur qui fond sur Abram évoque la révélation qui, la nuit, inspire les
prophètes (cf. Jb 4,13; 33,15; Es 29,10). Comme Daniel ou Hénoch, Abram
expérimente dans son propre corps les tourments à venir.
Versets 13-14
Selon Exode 12,40, le séjour des Hébreux en Égypte dura 430 ans ; en supposant que les trente premières années correspondent à la période sereine
de Joseph, nous sommes ramenés au chiffre 400, qui renvoie lui-même au
chiffre 40 (déluge, traversée du désert, séjour de Moïse sur le mont Sinaï et
donc du jeûne de Jésus, voyage d’Élie vers l’Horeb…).
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Versets 15-16
L’annonce de la mort d’Abram, réuni à ses pères, repris de/en Genèse 25,8
est étonnante pour celui qui a quitté le pays de ses ancêtres. Faut-il y voir
une allusion à la promesse faite par la prophétesse Houlda au roi Josias selon 2 Rois 22,20 ? Après David ou Jéroboam II, nous aurions ici encore une
comparaison entre Abram et un des plus grands rois d’Israël ou de Juda.
Verset 17
Le motif de la torche renvoie à la théophanie du Sinaï (Ex 20,18), ou aux
visions d’Ezéchiel (1,4.13) ou de Daniel (10,6) à qui, comme à Abram, sont
dévoilés les évènements à venir (cf. Es 62,1 et suivants). Mais cette torche
signifie l’engagement de Dieu lui-même. Les références aux textes de
Exode 13,21.22, ou au Psaume 134,13, laissent entrevoir que c’est la figure
de YHWH lui-même qui est esquissée entre les morceaux de Genèse 17 : il
est celui qui s’engage dans l’alliance avec Abram.
Verset 18
Jamais le Royaume d’Israël n’a atteint ces limites extrêmes. On peut alors
se rappeler que les descendants d’Abram sont non seulement les Hébreux
mais aussi les fils d’Ismaël, d’Esaü (Edom), voire ceux de Qetoura, (dernière
épouse d’Abraham selon Genèse 25,1-4) à qui est destinée cette promesse
comme à tous les exilés d’Israël et de Juda.
Versets 19-20
On trouve ailleurs des listes des peuples chassés par les Hébreux lors de leur
conquête sous la conduite de Josué (Ex 3,17). Si les noms de ces nations
varient d’un texte à l’autre, ils ne sont nulle part aussi nombreux (dix). Le
Jébusite, ancien habitant de Jérusalem, y est toujours mentionné en dernier
comme si la promesse faite à Abram trouvait son plein accomplissement
avec la prise par David de Jérusalem. Nous sommes passés entre le début
et la fin du récit d’une situation où Abram n’a pas de descendant à une promesse selon laquelle ses descendants innombrables possèdent le territoire
de dix peuples.
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3. Enjeux théologiques
a) Dieu s’engage
Ce n’est pas en obéissant aveuglément qu’Abram mérite la faveur divine.
Si l'on prend en compte la structure de l’ensemble de la saga d’Abram, la
grâce d’une alliance initiée par Dieu (Gn 15) précède l’obéissance mise en
scène en Genèse 22 (l’autre scène du sacrifice, qui fait pendant à Gn 15).
Genèse 15 traite de la promesse et de la grâce. De la promesse d’abord qui
est ici réitérée et même mise en scène de manière spectaculaire, crépusculaire et apocalyptique.
b) Dieu justifié par Abram
De cette étrange histoire, c’est le plus souvent la compréhension et l’utilisation
que font Paul et Jacques du verset 6 qui sont retenues : « il mit sa confiance
en Dieu. Il le lui compta comme justice ». Tous deux centrent leur lecture sur
Abram et sa foi (Rm 4,1-5 ; Gal 3,6) ou son obéissance, et donc ses œuvres
(Jc 2,23). Il se pourrait que l’intention première du récit soit plus dérangeante
si, comme le lit Néhémie 9, ce n’est pas Dieu qui justifie Abram mais Abram
qui, croyant ce que Dieu promet, estime que Dieu est juste, c’est-à-dire qu’il
sera fidèle à l’alliance dans laquelle il s’engage.
c) Abram œcuménique
Si l’engagement est celui de Dieu et non d’Abram, les frontières politique,
culturelle ou physique (descendance) tombent. Genèse 15 met en scène de
nombreux symboles et allusions à des textes contenus dans presque tous les
livres de la Torah : le motif du fils, le séjour en Égypte (Exode), les sacrifices
(Lévitique) la conquête (Deutéronome). On peut y croiser plusieurs figures
royales dont David, Jéroboam II, Josias… anticipées et subjuguées par celle
d'Abram, destinataire de la Torah et qui fait le lien entre toutes les nations.
C’est aussi ce qui fondera son statut dans les trois religions monothéistes.
Sa descendance (« semence ») innombrable vivra dans le pays promis (v. 18
où la promesse est déjà réalisée) et en dehors de cette terre, sans compter
les émigrés et la diaspora du verset 13. Le pays promis englobe l’Égypte et
la Mésopotamie, terres d’exil où résident d’autres descendants d’Abraham
(Ismaël, Esaü/Edom, Madian…).
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4. Entendre ce texte aujourd’hui
a) Dieu qui s’engage
Quand la compétitivité entre les individus et entre les nations est partout
mise en avant, tout ce qui est gratuit devient suspect. Si quelque chose
t’est donné, c’est que tu es toi-même le produit. Abram ne demande qu’à
transmettre à un fils ce qu’il a lui-même reçu. Il sera comblé au-delà de la
mesure. Dieu répond-il pourtant à tout ce que les hommes lui demandent ?
Combien désespèrent de Dieu, de son appui, de sa présence ? Combien
n’ont pas ce qu’ils demandent ? On demande plutôt à voir avant de croire.
Abram fait preuve de courage, il prend le risque de croire.
b) Dieu justifié par Abram
De quoi avons-nous besoin d’être sauvés ? Empêtrés dans la crise, nous
subissons chaque jour le discours sur la montée des périls (économiques,
écologiques, démographiques …) devant lesquels il peut nous sembler illusoire de nous battre et de résister. La tentation serait alors de voir la main
de Dieu à l’œuvre derrière ces menaces, nous punissant d’avoir mésusé des
biens de la terre ou d’être insensibles aux détresses des peuples. Le Dieu
qui se manifeste à Abram est porteur de promesse et non de jugement. Il
est plus grand que notre cœur et ne condamne pas, mais il appelle. Non à
sortir du monde, mais à s’engager dans le pays promis, plus vaste et plus
peuplé que nous ne l’imaginons.
5. Propositions pour la prédication
a) Abraham sacrifiant
Grand bâtisseur d’autel devant l’Éternel, Abraham ne pratique guère le sacrifice. Quand il s’agit de recevoir avec faste des étrangers de passage, il charge
un serviteur d’abattre le veau gras pour eux. En fait, il ne sacrifie qu’en deux
occasions, en Genèse 15 quand Dieu le lui demande et en Genèse 22, en
remplaçant par un bélier Isaac qu’il avait lié sur l’autel. Or ces deux récits ont
aussi en commun de nous laisser deviner un Abraham intime, en tête-à-tête
avec Dieu, mystique et visionnaire en Genèse 15, secret et déchiré en Genèse
22. Les deux récits traitent de sacrifice et de paternité. Un fils, voilà la seule
chose qu’Abram demande et attend de Dieu selon Genèse 15. Son fils, son
unique, voilà ce que Dieu lui demande en Genèse 22. Alors le patriarche croit.
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Il croit, en Genèse 15, malgré la vieillesse des corps et reçoit la promesse de
Dieu qui s’engage envers lui et fait alliance. Il croit, en Genèse 22, malgré la
parole entendue d’un Dieu qui demande trop avant de donner le salut. Car,
dernier point commun à ces deux grands morceaux de la littérature biblique,
Dieu est « trop ». Il s’engage d’une manière inouïe. Il exige d’une façon inacceptable… et qu’on ne peut accepter. La foi, selon ces textes, consiste à
croire en ce Dieu qui est « trop » et qu’on ne saurait satisfaire. Car c’est aussi
ce Dieu qui choisit d’accompagner un Abram si humain.
b) la justification de Dieu
En Genèse 15,18, le passage, entre les morceaux des animaux sacrifiés,
d’une flamme qui pourrait préfigurer la colonne de feu qui mène Israël au
désert, laisse entendre que Dieu lui-même s’engage envers Abram dans un
rituel d’alliance. Ce récit inverse les rôles, faisant de Dieu un croyant accomplissant devant Abraham un acte de foi. Le texte irait même plus loin si,
selon la lecture que fait de cet épisode le livre de Néhémie, c’est Abram qui
justifie Dieu et non ce dernier qui justifie Abram. Abram tente l’expérience de
la fidélité de Dieu à sa parole. Il ne peut voir, ni a fortiori compter, les étoiles.
Mais parce que c’est Dieu qui lui promet une descendance tout aussi invisible
et innombrable, il crédite Dieu d’une justice encore non manifestée. Nous
sommes souvent, tant dans nos vies personnelles que dans notre appréhension des réalités du monde, dans une situation semblable à celle d’Abram.
Les réalités du royaume des Cieux nous semblent alors tout aussi invisibles
que les étoiles. Il suffit pourtant que le soleil se couche et, pour peu qu’on se
soit suffisamment éloigné de la pollution lumineuse de nos mégapoles, le ciel
nous apparaît étincelant d’une féérie de milliards d’étoiles à donner le vertige.
c) La matrice du Patriarche
Dans les années 70, un film assez loufoque, « L’évènement le plus important
depuis que l’homme a marché sur la lune », racontait comment Marcello
Mastroiani tombait enceint. Ici c’est Dieu lui-même, spécialiste des naissances inhabituelles, qui annonce à Abram, homme, âgé de surcroît, que
de nombreux enfants naîtront de ses entrailles. Du « sein » d’Abraham, sont
issus des millions de croyants. L’image est saisissante, plus encore, finalement, que celle de la naissance virginale de Jésus. Au moment où l’histoire
commence, Abram est riche et victorieux des rois les plus puissants. Il reçoit
reconnaissance des rois de Sodome et de Salem avec qui il partage le pain
et le vin. Pourtant, c’est autre chose qu’il attend de Dieu : un fils qui lui soit
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comme l’assurance de ne pas avoir à sombrer dans le néant, mais de continuer à exister sur la terre. Dieu lui promet à nouveau ce fils qu’il lui donnera
en son temps. Mais il lui promet bien plus en comparant le nombre de ses
descendants aux étoiles du ciel, invisibles en plein jour mais innombrables
la nuit venue, une descendance qu’on ne saurait limiter aux fils d’Isaac. Elle
comporte aussi les milliards de croyants, juifs, chrétiens et musulmans qui,
au fil des siècles et partout dans le monde, se considèrent comme les filles
et les fils d’Abraham, l’ami de Dieu qui, rompant avec les siens, s’est mis
en route pour parcourir le monde comme on le ferait d’une terre promise.
d) Abram œcuménique
Les religions, notamment monothéistes, sont sans cesse sur la sellette,
accusées de souffler sans répit sur les braises et les flammes, d’être à l’origine des guerres et des oppressions. « Imagine ther’s no Heaven, nothing
to kill or dye for, above us only sky… ». Or les plus accusées se réclament
d’Abraham et de la révélation qui lui fut faite du Dieu unique. Comment
conçoivent-elles l’héritage abrahamique, dès lors qu’elles ne parviennent pas
à vivre conciliées ? Y-a-t-il dans l’évènement de la rencontre entre Abram et
son Dieu comme la racine des maux de notre temps ? Vivrions-nous mieux
si Abraham avait dit non ?
6. Ouvrages utilisés
J. Alexandre, « Du texte au sermon : Lectures de Genèse 15 », Études Théologiques
et Religieuses, 1972/1, p. 3-20.
J.-G. Frazer, Le folklore dans l’Ancien Testament, Paul Geuthner, Paris, 1924. L’auteur du célèbre Rameau d’or consacre un chapitre à cet épisode en reprenant notamment, à propos des animaux partagés, l’approche de l’anthropologue écossais
W. Robertson Smith.
J.-D. Kaestli, « Abraham visionnaire apocalyptique. Lectures midrashiques de Genèse
15 », in Thomas Römer, Abraham, nouvelle jeunesse d’un ancêtre (Essais bibliques
28), Genève, Labor et Fides, 1997, p. 35-52.
Sur le net
Thomas Römer, cours donné le 04/3/2010 au Collège de France : www.college-defrance.fr/site/thomas-romer/course-2010-03-04-14h00.htm
Sur le thème du « sein d’Abraham » et son iconographie : http://expositions.bnf.fr/
parole/grand/005.htmhttp://expositions.bnf.fr/parole/grand/005.htm
Jean-Pierre STERNBERGER

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