97 Le Manager du Futur ou le Manager Joueur

Transcription

97 Le Manager du Futur ou le Manager Joueur
Le Manager du Futur ou le Manager Joueur :
une approche par les jeux de rôle en ligne
The Future Manager or the “Player Manager”:
an approach through role playing games
Oihab Allal-Chérif
Docteur en Sciences de Gestion
Professeur à BEM Bordeaux Ecole de Management
[email protected]
Salvator Maira
Directeur de l'Institut de Recherche en Innovation et Management des Achats
Directeur de l'enseignement Achats à Grenoble EM
[email protected]
Résumé
Cette communication a pour objectif de proposer un profil du "manager du futur". Elle
s'appuie sur une revue de la littérature et sur une série d'entretiens non directifs avec 12
formateurs, recruteurs, directeurs, et jeunes diplômés. Des observations effectuées auprès de
grands groupes industriels et multimédia confirment la sous-exploitation de certaines
compétences et l'émergence de nouvelles formes de management et de recrutement dans les
entreprises modernes. L'essor de la génération Y, avec ses pratiques et ses exigences
nouvelles, bouscule les modes de gestion traditionnels. Après avoir souligné les tensions entre
les individus, les organisations et leur environnement et le manque de reconnaissance des
compétences et des talents précieux des néo-managers, la méthodologie sera construite autour
de 3 approches complémentaires : la méthode prospective des métiers, la méthode des cas et
celle des scénarios. Une analogie entre les managers et les joueurs de jeu vidéo conduira
l'analyse de 3 études de cas et à des entretiens avec 12 experts-métier : 3 formateurs, 3
recruteurs, 3 directeurs des Achats et 3 jeunes diplômés acheteurs. Leurs contributions
associées aux conclusions des études de cas permettra de co-construire un profil du manager
de demain, le manager joueur, ainsi que de proposer des nouveaux modes de recrutement, de
formation et de management aux organisations qui souhaitent les accueillir dans les
meilleures conditions et en tirer le plus grand profit.
Mots clés : Innovation managériale, prospective métier, génération Y, jeux de rôle en ligne,
collaboration.
Abstract
This paper's objective is to put forward a profile for the ‘manager of the future’. It draws on a
literature review and on a series of unstructured interviews with 12 trainers, recruiters,
directors and young graduates. Research carried out in large companies in the fields of
industry and multimedia confirms the under-exploitation of certain competences and the
immergence of new forms of management and recruitment in modern firms. Generation Y is
blossoming and, with its practices and its new demands, is jostling against traditional modes
of management. This paper first highlights the tensions between individuals, the organization
and its environment, plus the lack of recognition regarding these neo-managers’ competences
and valuable talents. It then explains the methodology used to collect the data analyzed;
namely the three complementary approaches of the career forecasting method, the case study
method and the scenarios method. An analogy between managers and video game players
leads us to the analysis of three case studies and to interviews with 12 experts in their
individual professional fields: three trainers, three purchasing directors, and three young
purchasing graduates. Their contributions, combined with the conclusions drawn from the
case studies permit the co-construction of the profile of tomorrow’s manager, the “player
manager”, then permit suggestions regarding new ways of recruitment, training and
management within the companies who wish to create the best environment to both welcome
and get the most out of this new generation of managers.
Key words: “Player manager", career forecasting, generation Y, role playing games,
collaboration
Une partie de l’intelligence des jeunes managers d’aujourd’hui n’est pas la bienvenue dans les
entreprises où elle est considérée comme peu exploitable. En effet, cette intelligence ne
répond pas aux contraintes organisationnelles, ne correspond pas aux méthodes de travail
mises en place, ne permet pas un suivi rigoureux, parait trop ludique et trop peu
professionnelle. Cette intelligence est celle qui se développe entre autre par l'usage de jeux
vidéo ou grâce aux nouvelles pratiques liées au développement du web 2.0 et 3.0. Elle se
caractérise en particulier par (1) la maîtrise des technologies de l'information et de la
communication (TIC), (2) le don de se repérer dans des environnements virtualisés, (3) la
capacité à associer les talents pour atteindre collectivement des objectifs inaccessibles seuls,
(4) la communication numérique entre des profils socioculturels très différents et (5) l'art de
gérer plusieurs tâches en parallèle et de zapper de l'une à l'autre sans perdre en productivité.
Pourtant, les firmes multinationales les plus innovantes utilisent des équipes de travail
virtuelles et des systèmes d'information fondés sur des TIC relativement modernes. Seulement
les nouveaux outils intelligents impliquent une intelligence différente de la part de leurs
utilisateurs, une intelligence qui sera complémentaire et non pas redondante. Le cerveau peut
se consacrer à des tâches plus qualitatives d’analyse tandis que l’ordinateur stocke, associe,
calcule et suggère des solutions. C’est la maîtrise des technologies disponibles et l’aisance
avec laquelle les managers manipulent les objets virtuels qui déterminera leur capacité à
évoluer dans leur environnement, à l’analyser, à prendre des décisions stratégique, à améliorer
leur performance professionnelle et à progresser.
L'intelligence numérique est donc déjà disponible et elle répond à de nombreux besoins des
entreprises, mais elle n'est pas mesurée et pas considérée par les dirigeants. En raison du
décalage entre les aspirations des jeunes diplômés avec ce qu'on leur propose comme contexte
professionnel, la question de leur accueil en entreprise risque de devenir critique. Ils s’y
sentent brimés, contraints, exclus, inadaptés. Il n’y a souvent aucun moyen mis en œuvre pour
les valoriser et capter le produit de cette nouvelle forme d'intelligence dont ils font preuve.
Dans les entreprises traditionnelles où on leur propose d’occuper une fonction bien précise, ils
ne retrouvent pas d'esprit communautaire et ils doivent s'inscrire dans une verticalité
étouffante. Comment les intégrer et créer les conditions d’expression optimale de leur
créativité ? Comment attirer les nouveaux talents que les firmes s'arrachent en leur proposant
des conditions où ils pourront s'épanouir et mettre en œuvre le plein potentiel de leur génie ?
Après être revenu sur les caractéristiques de la génération Y et sur ses frustrations face à
l'immobilisme des entreprises dans leurs modes de management, cet article propose donc
d'étudier plusieurs cas de jeux vidéo en soulignant les transpositions possibles entre les
pratiques des joueurs et celles des managers. La méthodologie sera construite autour de trois
axes : la prospective métier, la méthode des cas et celle des scénarios qui implique 12 espertsmétier interviewés pour compléter cette étude. La dernière partie propose un profil du
"manager joueur" ainsi que des recommandations pour son accueil et son intégration.
1. Anticiper et atténuer les tensions entre individus, organisations et
environnement
Les divergences sont de plus en plus critiques entre les aspirations individuelles, les exigences
organisationnelles et les évolutions environnementales. En effet, la nouvelle génération de
manager qui entre progressivement dans le marché de l'emploi est radicalement différente de
la précédente. Une présentation de cette génération Y et de ses qualités potentielles précieuses
et inexploitées conduira à une analyse du retard des entreprises sur leur environnement.
1.1. La génération Y : de nouvelles connaissances et de nouveaux talents non
reconnus en entreprise
La génération Y est composée des personnes nées entre le début des années 80 et le début des
années 2000. Aussi appelée "génération millénaire", "génération Internet", "génération
numérique", "génération Google" ou "digital natives", cette génération représentera 40% de la
population active dans 5 ans (Crampton et Hodge, 2009). Le texte 1 propose un portrait des
jeunes de cette génération Y qui vont se présenter sur le marché de l'emploi dans les 20
prochaines années.
Paul a 6 ans. Il est assis dans un fauteuil et regarde la télévision. Il manipule la télécommande
avec dextérité, zappant d'une chaine à l'autre, sélectionnant dans le disque dur multimédia les
mp4 de ses dessins animés en 3D préférés. De temps en temps, il s'amuse avec son ordinateur
éducatif. Il aime finir les jeux, qu'il connait par cœur, le plus rapidement possible. Les énigmes
sont à peine apparues qu'il clic sur les bonnes réponses. Une sonnerie retentit. Sans hésiter il
bondit sur le téléphone et répond avec assurance et détermination. Habile, Paul sait donc utiliser
une télécommande, une souris, une console, un lecteur vidéo numérique, un smartphone, un
notebook pour enfant… Il sait sélectionner, valider, supprimer, annuler, sauvegarder… Il a des
notions d'anglais grâce aux menus des différents appareils et aux sous-titres de ses films.
Delphine sa sœur de 12 ans est dans sa chambre. Elle vidéo-chatte avec sa camarade de classe.
Ensemble, elles travaillent sur un devoir en commun : elles s'échangent des fichiers, s'envoient
des liens hypertextes, travaillent sur un espace numérique partagé, tout en se faisant des
grimaces à travers la webcam. Son ordinateur lui rappelle qu'elle doit se connecter pour sa
prochaine leçon de mathématiques qu'elle prend en soutien auprès d'un programme éducatif en
ligne. Delphine doit aussi s'occuper de son blog grâce auquel elle communique tous les jours sur
sa passion, la mode. Elle s'est fait des amies partout dans le monde, toutes aussi passionnées
qu'elle. Elles communiquent en anglais numérique, un nouveau langage que parlent les
adolescents partout dans le monde.
Michael, le frère aîné âgé de 16 ans, rentre chez lui. Il reçoit une alerte sur son i-Phone. Il doit
participer à la communauté en ligne dont il est adhérent. Son groupe a été sélectionnée pour
collaborer au développement d'un monde virtuel qui serait parfait. Beaucoup plus évolué que
Second Life ou EverQuest, PerfectWorld est une planète idéale créée pour satisfaire la demande
de jeunes qui s'y réfugient sous une ou plusieurs nouvelles identités afin de fuir le monde réel.
Leurs avatars y interagissent dans le but de préserver l'environnement. Ils y visitent des zoos
numériques où ils peuvent voir des espèces animales qui n'existent plus et imaginent des
solutions pour que leurs activités ne nuisent pas à leur monde virtuel merveilleux. Michael est le
chef de sa guilde, équipe dont il sait parfaitement gérer les talents afin de développer des
nouvelles extensions et d'accomplir les défis lancés par les autres groupes de joueurs.
Texte 1 – La génération Y : nouveaux outils, nouveaux usages, nouvelles compétences
(Allal-Chérif et Maira, 2008)
A chaque étape de son éducation, l’enfant, l’adolescent, le jeune étudiant, évolue dans un
monde en innovation permanente, très versatile, où à chaque étape de son développement il
construit son intelligence, apprend la modélisation et développe sa créativité, à travers des
pratiques plus ou moins ludiques. Ce n'est pas nouveau : Baudelaire avait déjà remarqué que
"les enfants témoignent par leurs jeux de leur grande faculté d'abstraction et de leur haute
puissance imaginative. Ils jouent sans joujoux" (Baudelaire, 1868). Cette capacité aujourd'hui
est décuplée par l'usage des TIC. On constate cependant que les entreprises sont extrêmement
réfractaires aux activités ludiques ou qui ne s'intègrent pas dans les l'organisation établie.
Le texte 1 montre que certaines caractéristiques des futurs managers destinés à entrer dans la
vie professionnelle dans les vingt prochaines années sont incompatibles avec les pratiques
actuelles des entreprises. Les personnes de la génération Y sont des "surfeurs nés" : ils savent
parfaitement utiliser et optimiser les réseaux sociaux et évoluer dans des environnements
virtuels. Ils communiquent grâce à un langage nouveau, parviennent à gérer plusieurs tâches
en parallèle, sont très familiers avec les TIC et tous les appareils électroniques, ils sont
nomades tout en restant connectés en permanence à leurs communautés et médias préférés. Ce
sont des citoyens de l'Europe, voir du monde. Ils ont appris à parler anglais grâce aux jeux
vidéo et aux séries télévisées. Ces pratiques sont encore trop peu présentes dans le monde
économique et les managers risquent de se sentir de plus en plus frustrés au fur et à mesure
que l'écart se creuse (Shaw, 2008).
L'interconnexion entre les individus sur toute la planète avec des outils tels que les blogs, les
réseaux sociaux ou les sites de peer to peer transcende tous les concepts passés de la
communication. La stratégie d'une hiérarchie verticale est complètement obsolète. Le temps
réel devient la règle : tout doit être instantané, interactif et créateur de valeur. La diversité ne
fait plus peur : elle est recherchée et reconnue comme une source de richesse considérable.
L'indépendance est exacerbée et la quête du succès personnel est beaucoup plus forte dans la
génération Y même si sa population est plus sceptique et ne gère pas sa carrière. Le confort de
vie et la flexibilité sont privilégiés face aux gratifications financières, d'autant plus que la vie
professionnelle et la vie privée ont des frontières de plus en plus minces (Hopkins, 2007).
Les recruteurs se retrouvent donc face à plusieurs difficultés liées au décalage entre
l'environnement professionnel qu'ils proposent aux jeunes diplômés et le monde ou ces
nouvelles recrues ont vécu et grandi. Comment intégrer cette nouvelle génération dans un
système largement dominé par des organisations extrêmement structurées, hiérarchiques, voir
étatiques ? Comment conserver et développer le sens du collaboratif, le talent pour la
recherche d'information ou la capacité à générer du savoir communautaire d'une population
qui refusera d'être bridée par un système qu'elle juge dépassé ? Cette intelligence nouvelle ne
doit pas être canalisée ou formatée comme c'est essentiellement le cas dans les structures
réglementaires traditionnelles. Elle doit être stimulée et capitalisée pour créer une nouvelle
forme de valeur autour de l'agilité et de l'adaptabilité stratégique, de l'anticipation
commerciale, de la connaissance multiculturelle et de l'interconnexion et de l'interaction en
temps réel avec l'environnement socio-économique (Allain, 2008).
1.2. De nouvelles compétences et de nouveaux talents non reconnus dans les
entreprises
Peter Drucker explique que "la raison d'être d'une organisation est de permettre à des gens
ordinaires de faire des choses extraordinaires (…). C'est l'essence même d'une organisation de
permettre aux gens d'être plus performants qu'ils n'en semblent capables, de révéler le
moindre talent de ses membres, et d'utiliser le talent des uns pour améliorer les performances
des autres" (Drucker, 1973). Cependant, les organisations modernes n'adoptent pas cette
démarche et inhibent le potentiel d'initiative et de créativité de leurs managers. En effet, ils
sont contraints de se focaliser sur la réalisation de leurs objectifs dans un environnement où la
course à la performance et la compétition interne sont prédominants (Shaw, 2008). Le malêtre de la génération Y paraît quasiment inéluctable face à l'inertie des entreprises qui
s'obstinent dans des modèles en décalage de plus en plus flagrant avec les évolutions radicales
de la société moderne (Simard, 2007). Le formatage bride la créativité. La confidentialité et la
volonté de tout sécuriser s'oppose à l'ouverture sur le monde grâce aux réseaux sociaux et aux
communautés de pratique virtuelles. Au lieu de favoriser la performance individuelle, les
pseudo-contraintes collectives empêchent les managers d'atteindre le plein potentiel de leur
efficacité.
Il suffit de suivre l'actualité pour se rendre compte des tensions extrêmes qui sont apparues
entre les employés et leurs entreprises. Les 10 suicides en moins de 2 ans chez Renault et les
33 chez Orange pour la même durée témoignent du mal-être des personnels de ces entreprises
qui sont directement incriminées. La gestion des "risques psycho-sociaux" est devenue une
priorité pour les grandes entreprises qui se sont désocialisées aux cours des dernières années.
La question du bien-être au travail se pose plus que jamais dans un contexte où le besoin de
reconnaissance et de responsabilisation des managers augmente. Mais les mesures prises pour
faire face à ces nouveaux risques qui mettent en péril le capital humain ne sont que des
palliatifs pour éviter que les dégâts soient trop importants. La gestion du stress, les séminaires
de détente, les massages dans les bureaux ne changent rien à l'intensification du travail et des
contraintes qui écrasent les individus et les empêchent de s'épanouir (Brun, 2008b). Ce sont
des mesures de soulagement d'une souffrance déjà bien ancrée. La prévention en amont
consisterait plutôt en une mutation de la culture d'entreprise avec des démarches participatives
et un alignement sur le contexte sociologique (Bernard et al, 2007).
Drucker l'avait déjà remarqué : "la plus grande partie de ce que nous appelons management
consiste à rendre le travail des gens plus difficile" (Drucker, 1973). La situation devient de
plus en plus préoccupante et paradoxale avec des conséquences parfois dramatiques pour les
organisations et pour les individus. En s'appuyant sur une enquête effectuée auprès de 17000
travailleurs canadiens, le sociologue Jean-Pierre Brun démontre que le bien-être des
personnes est étroitement lié aux performances des entreprises qui le considèrent pourtant
comme complètement secondaire. En effet, "les gestionnaires se concentrent souvent sur les
indicateurs financiers et se compliquent la vie en mettant en place des plans d'action
ambitieux et des processus complexes" (Brun, 2008a). Pour la génération Y plus encore que
pour les précédentes, les "7 pièces manquantes du management" qui sont mises en avant sont
essentielles : les marques d'appréciation, le soutien, le respect, l'équilibre entre vie privée et
vie professionnelle, une quantité de travail raisonnable dans des conditions acceptables, la
participation aux décisions et des rôles bien définis. Pourtant, dans une sorte d'aveuglement
kamikaze, les gestionnaires prétendent faire face aux exigences de la nouvelle économie 2.0
en créant des mécanismes de plus en plus contraignants qui conduisent à des réajustements
violents "au travers de crises éruptives aux conséquences psychologiques lourdes pour les
individus" (Uhalde, 2005).
1.3. Des entreprises en retard sur leur environnement
De nombreux changements socio-économiques semblent justifier le point de vue d'une
majorité d'entrepreneurs qui déplorent un accroissement de la pression concurrentielle et des
difficultés croissantes à faire des affaires. En effet, les firmes doivent affronter la
globalisation, le raccourcissement du cycle de vie des produits, la multiplication des acteurs
en particulier en provenance d'Asie et le développement d'Internet comme nouveau circuit de
distribution qui transforme les clients en experts (Allal-Chérif, 2009). Cependant, "les
opportunités d'exploiter de nouveaux segments de clientèle et de marché se sont multipliées,
(…) au prix d'une complexité et d'une exigence de réactivité croissante" (Slywotsky, 2009).
Ainsi, ce ne serait pas l'environnement qui serait devenu particulièrement hostile mais les
organisations qui n'auraient pas su s'y adapter.
Les ressources humaines disponibles sont tout à fait capables de maitriser cette complexité et
d'avoir la réactivité nécessaire, mais la gestion de ces ressources ne permet pas de mettre à
profit les talents disponibles. "La dimension instrumentale, adaptative, voire manipulatrice de
l'être humain" est hégémonique dans la plupart des organisations modernes (Chanlat, 1990).
Sous prétexte de compétitivité, la rationalité et la pensée analytique, séquentielle et logique
sont glorifiées aux dépends de la créativité, de l'intuition et de la pensée globale, visuelle et
relationnelle. Dès leur formation, les futurs managers sont considérés comme des machines à
appliquer des méthodes bien rodées. Henry Mintzberg déplore en effet que "nos écoles de
gestion, de façon ostensible, ont formé des managers comme si leur cerveau ne comportait
qu’un seul hémisphère" (Mintzberg, 2004). Cependant la rationalité ne représente qu'un seul
des trois outils à la disposition des managers pour appréhender l'environnement. La créativité
mais aussi les émotions sont ignorées et conduisent à des sentiments de frustration, de
crispation et d'impuissance profonds. L'art humaniste du management a été supplanté par les
techniques du management et la quête d'un modèle illusoire de performances parfaites.
Parallèlement, le client infidèle et exigeant à l'extrême, en particulier en période de crise, est
devenu un acheteur expert qui sait utiliser tous les outils à sa disposition pour satisfaire ses
besoins aux meilleures conditions. Les marchés en mutation perpétuelle déstabilisent les
mécaniques bien huilées des services marketing qui ne parviennent pas à déceler
suffisamment tôt les segments émergents et ceux en déclin. "Les entreprises, y compris les
fleurons de l'industrie, ne voient souvent pas émerger les nouveaux segments. Souvent ce sont
de jeunes pousses encore inconnues ou des firmes que l'on n'attendait pas qui les repèrent
d'abord" (Slywotsky, 2009). Or ces segments du futur sont ceux qui ont le plus fort potentiel
de croissance et seront les plus rentables dans l'avenir.
La majorité des grandes entreprises ne parvient pas à capter les talents disponibles qui
préfèrent la flexibilité des PME où ils s'épanouissent en utilisant des outils et des méthodes de
travail avant-gardistes et qui correspondent à leur mode de vie. La génération Y favorise le
confort professionnel, la flexibilité, l'autonomie, la responsabilisation. "Aux valeurs
instrumentales, (salaires, statut, horaires…), elle préfère les valeurs symboliques (fierté,
passion, mobilité…), et avant tout inscrire son parcours individuel dans un projet collectif"
(Rousset, 2009). Or, l’efficacité provient également du plaisir que les managers prennent à
accomplir leurs missions et à utiliser les outils à leur disposition. Sous prétexte de ne pas
donner l'impression de céder aux caprices de ces enfants du web individualistes, indépendants
et contestataires et dans une posture de conservatisme envers les traditions organisationnelles,
les managers les privent de ce plaisir et de tout ce qui peut s'apparenter à de l'amusement
(Trotereau, 2008). Pourtant, si l'on parvient à dompter cette énergie, la génération Y pourrait
bien devenir la génération la plus productive qu'on ait jamais vue (Martin, 2001)
Afin de résorber les écarts constatés entre le profil des managers de demain qui s'inscrivent
dans un environnement radicalement différent et les modes de gestion des organisations
obsolètes persistants, cette recherche propose une nouvelle approche du management sous les
traits du manager joueur. La situation devenant critique, un changement radical doit s'opérer
au plus vite : "on a pu observer ces dernières années un désinvestissement des cadres. La
précarité a cassé le contrat de confiance entre les salariés et l'entreprise, voire entre les salariés
eux-mêmes. Jouer ensemble vise donc à recréer de la confiance, de la collaboration et du
plaisir" (Kalouguine, 2009). Cependant, cet article montrera comment le jeu peut très
largement dépasser le cadre du coaching et constituer en lui-même une nouvelle forme de
management.
2. Méthodologie de la recherche : 3 approches complémentaire
La méthodologie employée dans cette recherche combine plusieurs approches afin de mieux
approfondir le concept de "manager joueur". Dans une démarche de prospective, 3 études de
cas de jeux de rôle en ligne sont construites dans le but d'identifier les pratiques transposables
dans l'univers du management. Des entretiens semi-directifs mettront en perspective les
expériences de 12 experts-métier et les confronterons aux conclusions de cette étude.
2.1. La prospective des métiers du management : anticiper pour être proactif
L'observation est au cœur de la prospective des métiers : elle permet une meilleure lisibilité
des évolutions passées de ces métiers afin d'anticiper sur les évolutions futures (Boyer,
Scouarnec, 2009). L'objectif est ici de se prémunir contre les dangers des contradictions qui se
développent entre les profils des nouveaux managers et les méthodes de recrutement et de
gestion. Agir et innover avant qu'il ne soit trop tard. "Nous voulons montrer que la
prospective métier peut être une voie permettant de mieux appréhender les possibles
innovations organisationnelles, les nouveaux comportements au travail et pour le gestionnaire
de ressources humaines de pouvoir anticiper les compétences ou métiers nouveaux, en
transformation ou en disparition" (Scouarnec, Yanat, 2003). Il s'agit donc de construire
l'avenir selon des scénarios souhaitables et non souhaitables et d'agir sur le présent pour
orienter les changements dans une direction qui nous est favorable (Thamain, 2009).
La prospective métier est "une recherche éveillée des faits émergents permettant de dresser les
futurs possibles en termes de compétences, d’activités, de formation, etc…". (Scouarnec,
Yanat, 2003). Ce futur n'est pas un fantasme de manager, mais une construction collective, à
partir d'éléments du passé et du présent, d'un avenir probable vers lequel les entreprises
peuvent choisir de tendre. "La prospective est une philosophie de l'action qui souhaite
apporter à l'acteur les bonnes questions à se poser pour décider ou éclairer ses actions
présentes" (Boyer, Scouarnec, 2009). L'action est donc au cœur de la prospective et c'est à
partir de signaux plus ou moins faibles captés grâce aux explorations effectuées que les
paramètres pour agir vont être définis. "La prospective joue, suivant une image empruntée à
Gaston Berger, le rôle d'un phare de voiture éclairant la route dans la nuit et d'autant plus loin
que la voiture va vite. Plus l'environnement devient changeant, mouvant, plus la prospective
doit regarder avec soin le futur lointain. Eclairée par la prospective, la stratégie pourra choisir
la ou les trajectoires qui lui sembleront les plus appropriées" (Boyer, Scouarner, 2009 ;
Berger, 1964).
L'étape d'appréhension contextuelle a d'abord consisté en un état de l'art théorique sur
l'inadaptation croissante des entreprises à l'environnement socio-économique et leur
incapacité à accueillir les futurs managers dans de bonnes conditions. Un échantillon de 3
jeux de rôles en ligne est ensuite défini afin d'y observer certaines pratiques spécifiques de la
génération Y. 12 acteurs-experts ont également été sélectionnés afin de les soumettre à un
entretien semi-directif destiné à révéler différentes facettes de la problématique et de proposer
des recommandations. L'étape de pré-formalisation a permis une première analyse du contenu
des entretiens, un début de structuration du phénomène du "manager joueur" ainsi qu'une
distinction entre les hypothèses fortes et les suppositions plus douteuses. L'étape de
construction a consisté à confronter les points de vue de ces acteurs-experts en soumettant les
visions des uns aux autres. L'étape de validation propose des recommandations co-construites
afin d'agir positivement sur le phénomène (Boyer, Scouarner, 2009).
2.2. La méthode des cas : une démarche rigoureuse et exploratoire
"En général, les études de cas constituent une stratégie privilégiée lorsque les questions
‘comment’ ou ‘pourquoi’ se posent, quand le chercheur n’a que peu de contrôle sur les
événements et lorsque l’intérêt se porte sur un phénomène contemporain dans un contexte de
vie réelle" (Yin, 1994). Cette recherche propose de répondre aux questions suivantes :
Pourquoi existe-t-il un décalage entre la génération Y et les pratiques des entreprises ?
Pourquoi ce décalage constitue à la fois un danger important et une opportunité pour les
firmes de prendre un nouveau départ ? Comment faire pour intégrer la population Y et mettre
leurs qualités au service de l'entreprise ? Pour apporter les réponses les plus pertinentes, la
méthode des cas doit être validée par une triangulation des informations collectées, c'est-àdire la confrontation de données entre elles, de témoignages et de théories ainsi que
l’utilisation de plusieurs sources. L'association d'une revue de littérature, de trois études de
cas et d'entretiens avec 12 managers de la génération Y constituent donc une stratégie de
topographie du terrain de recherche destinée à confronter les sources d'information.
Yin définit l’étude de cas comme une "étude empirique qui interroge un phénomène
contemporain dans son contexte de vie réelle" (Yin, 1994). Il a ensuite précisé le nombre de
cas n’était pas un critère de validité de la méthode : il n’est pas nécessaire d’avoir une
multitude de cas pour identifier des paramètres pertinents d’analyse. C’est moins le nombre
de cas que la rigueur méthodologique qui est déterminante dans la description, la
compréhension et l’explication de certains phénomènes. L’utilisation de plusieurs cas ne
permet que de renforcer les résultats déjà obtenus avec un seul et de maximiser les
enseignements en s’immergeant dans des contextes différents. La logique de "dispersion"
(Glaser et Strauss, 1967) exige de choisir des cas suffisamment diversifiés. En effet, la prise
en compte de plusieurs cas permet de comparer et de valider des hypothèses provenant de
l’analyse de chaque cas. Ce processus de comparaison et d’inférence favorise l’élaboration de
nouvelles théories ou l’exploration de nouvelles idées à partir d’une démarche inductive (Yin,
1984 ; Bansal et Roth, 2000 ; Zbaracki, 1998). Le choix d'étudier 3 cas de jeux de rôle en
ligne avec des modèles différents et un large éventail de pratiques à observer permettra donc
une analyse suffisamment complète et approfondie du phénomène de "manager joueur".
Les spécialistes de la méthode des cas soulignent à quel point il est important d’être rigoureux
lorsqu’on utilise cette méthode et de suivre un protocole de recherche le plus précis possible
afin de lever les ambiguïtés. Yin nous donne un certain nombre de critères de validité à tester
pour vérifier la validité globale de la méthode. Si la méthode des cas est particulièrement
appréciée pour la forte validité interne de ses résultats, la validité externe est difficile à
défendre car la transposition de ces résultats pose problème (David, 2004). La collecte des
données se déroule en 4 phases. La phase 1 correspond à une phase exploratoire. Il s’agit de
découvrir le terrain de recherche, d’identifier les opportunités d’utilisation et les obstacles qui
pourraient se présenter. La phase 2 est beaucoup plus analytique et moins descriptive avec des
entretiens exclusivement semi-directifs avec des joueurs pour permettre l’étude approfondie
des fonctionnalités. La collecte de documents et le choix de questions plus orientées
rapprochent de l’objectif. La phase 3 consiste en des entretiens directifs avec des questions
beaucoup plus précises posées à un nombre d’informants plus important et avec une vision
plus critique vis-à-vis du fonctionnement de la plate-forme et une volonté d’inciter les acteurs
à faire leur autocritique et à proposer des améliorations. La phase 4 consiste à présenter le
fruit de l’analyse aux informants clés de cette étude et à confronter les opinions.
2.3. Des entretiens pour confirmer et affiner les scénarios construits
Les entretiens vont permettre de compléter les conclusions des études de cas. Les acteurs vont
être amenés à donner du sens à leurs pratiques, à prendre du recul et à qualifier les
événements, les actions, les valeurs, les expériences et les problèmes qu'ils affrontent au
quotidien (Thiétart, 2007). Le statut exploratoire et prospectif de la recherche est cohérent
avec cette approche : les experts-métier interrogés parlent de leur vécu, se répondent les uns
les autres et communiquent leurs expériences autour des thèmes proposés. Les entretiens n'ont
pas pour objectif d'être représentatifs contrairement aux questionnaires. Il s'agit de
reconstruire l'univers de la recherche. C'est la singularité de chaque parcours, de chaque point
de vue, qui est essentiel dans l'évaluation de la pertinence des questionnements et des
hypothèses envisagées (Rogers, 1945).
Code
Catégorie
Fonction / Programme
Entreprise /
Expert
Secteur
Formateur
Expert en e-learning
FNEGE
A1
Formateur
Expert en CV / Entretien
APEC
A2
Formateur
Professeur Gestion des RH
Grenoble EM
A3
Recruteur
Responsable Ressources humaines
Nestlé
A4
Recruteur
Profiler / Chasseur de tête
Big Fish
A5
Recruteur
Gestion des Ressources Humaines
EDF
A6
Directeur
Directeur de service
Hp
A7
Directeur
Directeur Filiale
Nestlé
A8
Directeur
Responsable Achats
Total
A9
Jeune diplômé
MAI BEM Bordeaux
Achats
A10
Jeune diplômé
DESMA GEM Grenoble
Communication
A11
Jeune diplômé
SKEMA Lille
Vente
A12
Figure 1 – Liste des experts métiers classés en 4 catégories complémentaires
3. Les MMORPG comme source d'inspiration des organisations
L’industrie du divertissement à destination du grand public a su, jusqu’à maintenant, bien plus
tirer profit de la démocratisation d’Internet et du haut débit que n’a su le faire l’industrie des
biens durables dans le cadre des échanges commerciaux interentreprises. En effet,
contrairement à certains sites commerciaux qui ont des difficultés à s’imposer, les sites de
jeux vidéo, comme ceux dédiés à Everquest, n’ont aucun mal à se rendre populaires et à
attirer un nombre considérable de membres très actifs (Allal-Chérif, 2007). Les sites
consacrés aux jeux de rôle en ligne massivement multi joueurs (MMORPG - Massively Multiplayer Online Role Playing Games) constituent des communautés C2C puissantes. Cette étude
s’appuiera sur l’observation de trois MMORPG, Dark Age Of Camelot (DAOC), EverQuest
et Second Life.
3.1. EverQuest : la gestion de projet collaborative virtuelle
Un MMORPG est un monde virtuel persistant dans lequel une grande quantité de joueurs
peuvent contrôler des personnages, symbolisés par des avatars, et les faire évoluer dans un
environnement imaginaire graphique et en temps réel (Fuger, 2003). Si Meridian 59 (1996) et
Ultima Online (1997) ont été les premiers succès, les MMORPG d’actualité sont la Quatrième
Prophétie (distribué par Goa), Dark Age Of Camelot (également distribué par Goa),
EverQuest (distribué par Sony), Asheron’s Call (distribué par Microsoft), ou Anarchy Online
(distribué par FunCom). Si les joueurs peuvent avoir jusqu’à huit identités différentes
simultanément dans le jeu, ils ne peuvent en utiliser qu’une à la fois, et ils doivent compenser
les compétences manquantes en s’associant temporairement ou durablement avec d’autres
joueurs.
Très populaire aux Etats-Unis, EverQuest (EQ) fédère des centaines de milliers de membres
dont beaucoup sont connectés en permanence. Chaque serveur supporte une version
spécifique et indépendante de Norrath, le monde d’EQ qui évolue en permanence et en temps
réel. Cette contrainte incite les joueurs à être très présents ou à abandonner le jeu : ils ne
veulent pas manquer certains événements ou se voir distancés par les autres (Chee et Smith,
2005). La collaboration est facilitée par l’interface et récompensée par l’accomplissement de
tâches qui nécessitent les capacités complémentaires de différents types de personnages. Les
joueurs doivent dans tous les cas coopérer pour accomplir certaines quêtes impossibles à
réaliser seuls. Jouer à un MMORPG n’a pas de fin : certains joueurs continuent d’ailleurs
depuis des années et connaissent donc particulièrement bien le monde dans lequel ils évoluent
et progressent encore. Ils peuvent être une source d’information pour les nouveaux venus qui
découvrent cet univers. Cette initiation est une des autres formes d’interactions qui peuvent
survenir dans un MMORPG.
Le temps investi dans la conception et le développement des personnages ainsi que
l’apprentissage de règles très élaborées et la découverte d’un univers complexe qui évolue
sans cesse incitent les joueurs à poursuivre leurs aventures et donc à payer chaque mois
l’accès au site. Les très nombreux feedbacks, les quêtes et les récompenses associées, les défis
qui deviennent de plus en plus difficiles et l’impression de passer du temps à une activité
amusante et socialisante sont des moyens particulièrement efficaces de rendre les joueurs
fidèles et même dépendants (Humphreys, 2003). Au lancement d'EQ, le principe voulait que
chaque joueur tente de se différencier au maximum des autres et les considère comme des
ennemis potentiels susceptibles de les surpasser lors des quêtes ou de s’approprier avant eux
un des très nombreux objets destinés au combat ou à la magie. C’est presque contre la volonté
des concepteurs de jeux de rôle en ligne que des communautés de joueurs se sont formées et
constituent désormais le fondement même des MMORPG (Fuger, 2003). D'une stratégie
fondée sur l'affrontement systématique, les joueurs ont donc spontanément développé une
stratégie collaborative et favorisé le lien social.
Il existe parmi les joueurs d'EQ une hiérarchie et des grades. Ils sont répartis en familles de
classes – types de métiers avec plusieurs niveaux de développement – et en guildes – alliances
stratégiques au sein desquelles on peut être coopté ou recruté suite à une recherche dans le jeu
ou à une annonce sur les forums. Les membres d’une guilde se complètent : ils sont choisis en
fonction de leur niveau et de leurs compétences spécifiques. Les différentes guildes peuvent
s’échanger des informations ou des compétences. "Les guildes qui regroupent les joueurs sont
constituées (…) de personnages aux rôles différents, donnant à voir une forte division du
travail (magiciens, guerrier, artisans) et une importante formalisation des échanges et des
comportements. On constate ainsi le rôle clé du recrutement dans la constitution de ces
guildes, recrutement qui se fait quasiment sur un modèle organisationnel" (Craipeau, 2002).
Le statut social des joueurs de MMORPG est essentiel dans leur comportement : plus ils
affichent un niveau élevé de compétence et des caractéristiques spécifiques, plus ils méritent
de considération de la part des autres joueurs. Ce statut virtuel influence la relation entre les
personnages qui "tâcheront d’être d’un niveau acceptable, d’avoir quelques objets rares et, en
se construisant une réputation, se construiront aussi une identité" (Fuger, 2003).
3.2. Dark Age of Camelot : la construction d'un réseau d'influence et d'une
réputation légendaire
Dans DAOC, comme l’explique le site du jeu (www.daoc-europe.com), le joueur peut
rejoindre trois royaumes différents : Albion – royaume du défunt roi Arthur, qui souffre de
l'absence de son autorité et est en proie à de multiples offensives – Hibernia – une île sauvage
occidentale habitée par des Celtes – ou encore Midgard – terres glacées peuplées de Vikings.
Les trois nations possèdent un choix de races (Trolls, Elfes, Kobolds, Nains…) et de classes
uniques (disciple, apprenti, druide, sentinelle…) ainsi que différentes capacités et formes de
magie spécifiques. Les joueurs peuvent adopter des comportements très différents mais
toujours en équipe : ils peuvent s’affronter entre royaumes (player versus player) tenter de
prendre possession des reliques adverses en attaquant les forts reliquaires, conquérir des
territoires, accomplir des quêtes (player versus environnement) pour leur compte ou celui de
leur guilde. Un joueur de MMORPG se projette lui-même dans un monde virtuel par le biais
d’un avatar, représentation qui combine à la fois l’illusion et la réalité c'est-à-dire des
éléments propres au joueur et d’autres qui lui sont étrangers. C’est le temps passé à
développer le personnage, ses caractéristiques spécifiques voire uniques, l’expérience qu’il va
acquérir et le réseau qu’il va construire au sein du jeu qui créent l’identification du joueur à
son avatar et son implication dans les performances de ce double (Yee, 2001).
"Les joueurs attachent beaucoup d’importance à leur statut car ils savent, peut-être
inconsciemment, qu’il influencera les relations qu’ils entretiendront avec les autres membres"
(Fuger, 2003). En effet le relationnel est très important dans un MMORPG. Les joueurs
cherchent donc à améliorer leurs caractéristiques afin de progresser dans les niveaux de
développement et de devenir une figure légendaire de leur royaume. "Gravir les échelons de
l’échelle sociale virtuelle est un des premiers objectifs pour la majorité des participants"
(Fuger, 2003). Soigner son image va conduire à une certaine popularité et à plus de facilités
pour trouver des partenaires. Dans DAOC, il existe une multitude d’objets qui permettent
d’associer à un personnage son statut et son niveau. Les joueurs doivent donc se comporter de
la même façon que des cadres d’entreprises et agir sur des indicateurs ou des variables afin de
les améliorer et de les associer pour réaliser un projet et atteindre des objectifs. Des avantages
peuvent être associés aussi bien à la bonne réputation d’un joueur dans un MMORPG que
d’une entreprise : "les notions de bonnes et de mauvaises réputations sont présentes et influent
sur le statut accordé aux membres de la communauté qui y attachent une grande importance"
(Fuger, 2003).
Les joueurs de MMORPG font des transactions. En effet il existe un système monétaire
spécifique essentiel et propre à chaque jeu. Il permet aux personnages d’acquérir certains
objets, soit dans des boutiques, soit en se les achetant les uns aux autres. Le troc fonctionne
également très bien. Pour gagner de l’argent, les joueurs peuvent accomplir des quêtes, vendre
des objets, ou s’attaquer les uns les autres. Mais dans un MMORPG, l’argent n’est qu’une des
nombreuses "valeurs" qui peuvent être accumulées par un joueur. Les joueurs peuvent aussi
consacrer leur énergie à tuer les MOBs (monstres générés par ordinateur) pour acquérir de
l’expérience et augmenter leurs niveaux pour certaines caractéristiques comme la dextérité, la
force, la furtivité ou la magie. Plus ils augmentent leur niveau et plus ils peuvent tuer de gros
monstres et récupérer l’argent ou les objets puissants et précieux qui se trouvent sur les
cadavres (Yee, 2001). Cette stratégie individuelle de jeu devient exponentiellement plus
difficile et plus longue d’un niveau à l’autre et il n’existe pas de niveau maximum. Certains
joueurs passent leur temps à acquérir des objets pour les vendre contre des sommes
considérables.
Trois espaces principaux de communication entre les joueurs de MMORPG peuvent être
identifiés : un espace "intraludique", un espace "paraludique" et un espace "extraludique"
(Beau, 2002). Dans un MMORPG, les "chats" sont des espaces "intraludiques" qui permettent
aux personnages, et non pas aux joueurs, de communiquer les uns avec les autres pendant
qu’ils jouent. Ils peuvent s’entraider, se donner des instructions ou des indications, se poser
des questions, passer des annonces ou tout simplement parler de la pluie et du beau temps. Le
chat est un des moyens de communication les moins formels puisqu’il est celui qui se
rapproche le plus d’une conversation. Le chat est beaucoup plus difficile à contrôler qu’un
forum car il est synchrone, c'est à dire que les interlocuteurs s’écrivent et voient apparaître le
texte instantanément. La plupart des chats servent à coordonner les actions des personnages
les uns par rapport aux autres pour que leur collaboration soit la plus efficace possible.
Sur les forums, certains participants ont un rôle particulier. D’une part les joueurs qui ont une
très grande réputation et qui suscitent beaucoup d'intérêt quand ils s’expriment jouent le rôle
de leaders d’opinion (bons joueurs, maîtres des guildes) qui relaient l’information produite par
les experts (créateurs des jeux). D’autre part les développeurs du jeu doivent être à l’écoute
des remarques et des revendications des joueurs afin de pouvoir réagir rapidement, cette
réactivité étant un des principaux facteurs clés de succès des MMORPG. Les forums peuvent
donc être à la fois un support technique et une sorte de "boîte à idées" qui va permettre
d’améliorer la jouabilité, le graphisme, l’ergonomie et le design global du jeu. Les places de
marché pourraient favoriser le développement de forums professionnels en mettant en avant
l’avantage qu’ils procurent aux entreprises qui les utilisent.
3.3. Second Life : un monde virtuel anticipation du monde réel
Second Life, monde virtuel le plus connu au monde avec 15 millions de passionnés, a du faire
face à une grave crise financière "qui reflète parfaitement la crise réelle et nous renseigne
précisément sur l'art et la manière de gérer les crises en général" (Kaplan, 2009). En effet, ce
jeu possède sa propre monnaie avec un taux flottant de 270 lindens dollars (L$) pour un dollar
US et ses propres banques qui proposent des placements avec des taux d'intérêt pouvant
atteindre 40%. De vraies banques telles que le Crédit Agricole ou la Caisse d'Epargne y ont
ouvert des agences et certaines marques y font du marketing virtuel comme Toyota qui teste
des prototypes auprès des avatars ou L'Oréal qui y organise des défilés. Ailin Graef est
devenue le "Rockefeller Virtuel" de Second Life (Sloan, 2009) grâce à son avatar Anshe
Chung qui lui a permis de gagner en 2006 son premier million de dollars bien réels en tant
qu'agent immobilier virtuel. Elle emploie aujourd'hui une centaine de programmeurs et
designers et a investi dans plusieurs sociétés multimédia.
En 2007, les jeux de hasard sont interdits sur Second Life ce qui conduit à la faillite de Ginko,
"une banque d'affaires virtuelle qui avait investi massivement dans ce secteur" (Kaplan,
2009). Cette faillite s'est répercutée avec le même effet domino que la faillite de Lehman
Brothers, quatrième banque d'affaires américaine, impactant toutes les autres banques du
monde virtuel et tous ses habitants qui bénéficient d'un compte. Ceux-ci ont immédiatement
réclamé une réglementation et une transparence très stricte du secteur financier. "De
nombreux parallèles peuvent donc être observés entre la crise virtuelle et la crise réelle. Dans
les deux mondes, le meilleur facteur de résolution de crise est de faire appel au bon sens
public".
Dans les MMORPG, une des clés de la réussite réside dans l’interaction avec les autres
joueurs, que ce soit online ou offline. L’apparition de communautés de pratique autour de ces
jeux n’a rien de surprenant. C’est l’aspect particulièrement engageant de ces communautés,
pouvant même dans certains cas conduire à une addiction, qui peut intriguer et éventuellement
servir de modèle au développement d’autres communautés plus professionnelles. Au sein de
ces communautés, les partenaires collaborent pour réduire les coûts (de collecte
d’information, de transactions…) mais aussi pour saisir toutes les opportunités commerciales
ou industrielles qui ne manqueront pas de se présenter. Au sein de ces forums, "les
contributeurs sont motivés par la construction d'un corpus susceptible de promouvoir leurs
opinions et leurs goûts et, pour cela, ils sont prêts à dépenser un temps considérable (…). Il
n'y a pas d'altruisme chez les contributeurs : ils cherchent à augmenter la clientèle pour les
biens qui leur plaisent, afin que ces produits se multiplient et gagnent en qualité. Les lecteurs
des avis n'exploitent pas les contributeurs, bien au contraire, plus ils sont nombreux, plus les
contributeurs auront réussi à promouvoir leurs avis" (Gensollen, 2003).
4. Les nouvelles compétences du manager de demain : être le meilleur
joueur pour faire gagner son entreprise
Joseph Chilton Pearce écrivait "Le jeu est l'unique moyen par lequel le plus haut degré
d'intelligence de l'humanité peu se révéler" (Pearce, 1992). Cette intelligence supérieure,
produite grâce au jeu, est très précieuse pour les organisations qui refusent pourtant de la
reconnaître comme telle et même qui la jugent souvent avec mépris. Pourtant les analogies
entre les pratiques, les outils, les relations, les objectifs et les aspirations sont très fortes.
4.1. Le marché comme environnement de jeu
"Parler de science-fiction dans la sphère de l'économie et de l'entreprise semble une idée
incongrue. Pourtant, il n'en est rien. La science-fiction constitue la clé, parmi d'autres, pour
ouvrir de nouvelles portes à l'imaginaire ; elle apporte une forme de questionnement
favorisant la pensée latérale ou l'adoption de nouveaux angles de vue sur le cadre quotidien de
l'entreprise" (Tcheng et alii, 2009). On constate d'ailleurs que les auteurs de science-fiction
devinent souvent juste et qu'ils inspirent et stimulent leurs contemporains. Ils mettent aussi en
garde contre certaines dérives possibles et préparent les esprits à des changements qui
pourraient être trop violents et donc mal vécus par les individus. Les jeux permettent une
forme d'anticipation et de simulation très réaliste, à tel point que certains s'y perdent même
d'ailleurs et peuvent parfois passer plus de temps dans leur vie dans un monde virtuel que
dans le monde réel. Les MMORPG constituent à la fois une réalité plus ludique, futuriste et
fantaisiste et les compétences utilisées pour y évoluer peuvent transposées dans la vraie vie.
Un jeu est complètement caractérisé par 4 éléments : (1) une liste de joueurs, (2) une liste de
stratégies ou d'actions possibles pour chaque joueur, (3) une description des récompenses
allouées aux joueurs en fonction de leur profil stratégique et (4) les règles du jeu. (Fisher et
Waschik, 2002). Les managers d'entreprises d'un même marché, concurrents, clients,
fournisseurs et autres partenaires, évoluent tous dans un environnement où ils se connaissent,
où ils doivent faire des choix les uns en fonction des autres, où chaque décision peut être
lourde de conséquences et où il y a un certain nombre de règles qu'ils doivent respecter. Les
managers choisissent donc une stratégie en fonction des stratégies concurrentes passées, de
l'anticipation de leurs réactions futures, de la configuration du marché et des retombées
financières potentielles compte tenu des règles du jeu économique. "Notre décor change et
nous entrons probablement dans une tempête de changements sans précédent (…).
Les vagues de changement sont de plus en plus étroites et de plus en plus rapprochées. Elles
se chevauchent désormais et, à peine a-t-on eu le temps d'accepter la vague qui arrive, qu'une
autre se prépare" (Saussereau, 2007). Cette instabilité est déjà bien présente et d'une façon
encore plus intense dans les MMORPG et les joueurs y sont complètement habitués. Pour eux
ce n'est pas une anomalie : c'est naturel. Ils ont adopté les bons réflexes pour savoir comment
agir en fonction de paramètres mouvants de façon à optimiser leur évolution et leur
performance à la fois individuelle et collective. En management, "le momentum est le
moment juste, précis, où la décision doit avoir un impact" (Saussereau, 2007). Les managers
doivent avoir la capacité de reconnaître ce moment pour mettre en œuvre les bonnes actions
afin de maximiser leurs effets. Ils doivent également jouer collectif et tenir compte de leurs
partenaires internes et externes dans cette prise de décision. En effet, les performances d'une
entreprise dépendent de la capacité de ses employés à collaborer entre eux et avec les
partenaires externes.
4.2. De nouvelles compétences et de nouveaux talents à détecter : comment
faire d'un bon joueur un bon manager ?
Comme l'a écrit Bernanos, "on peut faire très sérieusement ce qui vous amuse, les enfants
nous le prouvent tous les jours" (Bernanos, 1949). Cependant, le jeu étant un amusement, il
n'est pas considéré comme sérieux par les managers qui refusent généralement d'y voir un
quelconque intérêt. Le jeu est vulgaire et futile quand le management est noble et recouvre
des enjeux importants. Pourtant, Héraclès expliquait déjà 5 siècle avant Jésus-Christ que
"l'homme n'atteint vraiment sa maturité que lorsqu'il retrouve le sérieux qu'il mettait dans le
jeu étant enfant". Platon disait aussi : "on peut en découvrir plus sur quelqu'un en une heure
de jeu qu'en une année de conversation". Carl Young (1936) écrira également que "la création
de quelque chose de nouveau est accomplie non pas par l'intelligence, mais pas l'instinct du
jeu".
Les nouvelles technologies de l’information permettent de donner l’illusion d’une égalité
entre les managers qui participent à une communauté : ils n’ont plus d’âge, de couleur, de
beauté, de sexe, de diplômes, d’accents… Ils peuvent se créer une nouvelle identité, à l’abri
des préjugés derrière leur écran d’ordinateur, en utilisant leur maîtrise des outils comme un
faire valoir. Les rapports de force ne s’appuient plus sur les mêmes critères. Le pouvoir des
longues études est beaucoup moins puissant que celui de la maîtrise des univers virtuels et des
nouveaux codes de qualification et d'évaluation. La communication avec un "geek" est très
différente de la communication traditionnelle. En effet, les jeunes qui se regroupent en
communautés, guildes ou tribus. En effet, les jeunes qui jouent en ligne et passent beaucoup
de temps sur les forums, les communautés et les réseaux ont une intelligence structurée
différemment de celle des managers traditionnels. "Un des enjeux complexes du DRH sera de
gérer les talents individuellement, suivant leurs personnalités, compétences et ambitions, et en
même temps de les fédérer autour d'un projet collectif" (Added et alii, 2007).
"De plus en plus d’entretiens d’embauche se font directement par des mises en situation.
L’Oréal, qui soigne particulièrement son marketing RH, a misé sur cette stratégie avec ses
business games, qui permettent de communiquer sur ses métiers et de révéler les potentiels :
le L’Oréal Brainstorm, par exemple, demande aux participants de réinventer une marque du
groupe. TF1 et Bouygues Télécom, pour leur part, ont embarqué dans l’aventure Virtual
Regatta, où les postulants s’inscrivent gratuitement à une course de voile virtuelle. Le
participant choisit le bateau aux couleurs de l’une des 25 sociétés présentes et, s’il gagne la
course, est assuré de rencontrer les recruteurs de l’entreprise dont il a porté les couleurs"
(Trotereau, 2008).
La place prise par les technologies de l'information et de la communication abolissent les
frontières spatio-temporelles et conduisent les managers modernes à travailler avec des
collaborateurs partout dans le monde. Les serious games (jeux sérieux), déjà utilisés dans la
médecine ou l'aviation aux Etats-Unis, permettent de nouveaux modes de recrutement, de
formation, d'évaluation et de gestion des entreprises fondés sur la virtualisation et la réalité
augmentée. Les langages sont codés, symboliques, basés sur des grilles de notation, des scores
ou des niveaux. Dans l’absolu, savoir lire n’est même plus essentiel : comme un enfant de 6
ans qui parvient à terminer un jeu vidéo extrêmement complexe beaucoup plus rapidement
qu’un adulte, ce n’est pas le plus diplômé qui sera le mieux amène à comprendre ces langages
et à se repérer dans l'environnement socio-économique modélisé afin d'y obtenir les
meilleures affaires pour sa compagnie. Les managers sont connectés en réseaux
socioprofessionnels entre eux et à l'entreprise, à sa base de connaissances, à son intelligence
artificielle, aux forums et aux messageries ainsi qu'aux différents outils applicatifs spécifiques
à leur métier. Ils évoluent dans un environnement où leur avatar interagit avec ceux de leurs
collaborateurs internes et externes pour réaliser des projets tels que développer un nouveau
produit, identifier les meilleurs fournisseurs ou réaliser des études de marché. Le texte 2
propose un témoignage d'un recruteur qui décrit sur quels critères il déniche la perle rare
parmi tous les candidats qui souhaitent travailler pour lui.
Vu notre activité, l’animation de communautés en ligne et la valorisation de commentaires
d’internautes, mes critères de recrutement ne reposent pas sur la formation initiale ou les
diplômes mais bien sur les compétences et aptitudes de mes futurs salariés. L’un d’eux est arrivé
à Web Report avec un parcours littéraire, Khâgne et Hypokhâgne. Par ailleurs, il avait fait la
promotion sur internet du site internet de l’association de musique électronique dont il est
membre. J’ai donc constaté qu’il maîtrisait parfaitement nos métiers et que ça collerait. Une
autre collaboratrice est paléontologue de formation… et totalement « geek ». Son avantage : une
rigueur scientifique, de la méthode et une rapidité de compréhension. Les jeunes que je recrute
arrivent parfois sans connaissance universitaire ou encyclopédique d’internet. Par contre, ils en
maîtrisent la culture : le mail, le chat sur MSN Messenger, les smileys !
Le téléchargement est inné chez eux, ils n’ont pas du tout la culture du logiciel payant. Ils ont
tous un profil FaceBook mais je ne sais pas quel usage ils en font… J’évite en tout cas d’être
leur "ami" et je ne vais pas non plus dans leurs communautés en ligne, car c’est personnel. Je ne
crois pas du tout au fonctionnement en tribu dans l’entreprise, ce n’est pas réaliste sur le long
terme. Cette génération sait faire la différence entre temps de travail et espace privé quand ça
l’arrange. Elle tient à ses RTT et peut se vivre de passage dans l’entreprise. Je travaille donc à
conserver mon équipe (limiter le turn-over) par de la participation et des responsabilités.
L’autonomie et la nouveauté les motivent. Ils fuient les hiérarchies trop rigides. Chez nous, les
jeunes trouvent une structure souple et de taille raisonnable. Ils m’appellent "patron" mais je
pense que c’est pour rigoler… Clin d’œil à l’ancien temps. Très à l’écoute, ils sont en
autoformation permanente, savent valoriser ce qu’ils apprennent mais détestent perdre du temps
sur un outil. Il leur faut du concret et de l’utile au travail.
Texte 2 – Témoignage de Benjamin Rosoor, Gérant de la société Web Report Bordeaux,
(l’Aquitaine numérique, La lettre d’information d’AEC, N° 17, septembre 2008)
4.3. L'adaptation du management des organisations aux managers joueurs
Google est une entreprise Y. Elle a été créée par la génération Y. Chez Google, la moyenne
d'âge est de 29 ans. Les employés ont la possibilité de travailler dans différents sièges de la
compagnie partout dans le monde : Google les envoie à New York, Atlanta, San Francisco,
Paris, Dublin, Bruxelles, Milan, Oslo, Moscou, Buenos Aires, Sao Paulo, Mexico ou Dubaï.
Toutes les semaines, il y a des entretiens d'évaluation avec le manager. 20% du temps de
travail est consacré à des projets personnels dont Gmail est le fruit. Les espaces de travail sont
partagés en 3 ou 4 personnes. Les équipements incluent toutes les nouvelles technologies de
l'information et de la communication, mais également des jeux vidéo, des instruments de
musique, des terrains de sports, une piscine ou un mur d'escalade. Les créations d'associations
ou de clubs sont les bienvenues. Les brainstormings se poursuivent autour de la machine à
café ou dans la cantine où tout est gratuit. Le développement du management participatif,
éthique, durable, collaboratif, et virtuel est en marche, comme l'illustre le témoignage de notre
expert-métier A7.
Les Y posent un certain nombre de problèmes très spécifiques. Comment maintenir leur
motivation ? Comment s'assurer qu'ils ne se découragent pas et en faire des guerriers ?
Comment les faire communiquer avec les seniors ? Ils ont besoin d'être alimentés tous les
matins. Il faut leur donner un boulot qui leur donne envie de s'investir et qui se renouvelle
chaque jour. Il faut renouveler régulièrement la complexité, l'originalité, donner de la
reconnaissance et de la visibilité au niveau du management.
Ils n'ont pas de culture très marquée donc ils s'adaptent facilement. Ils sont aussi très flexibles.
Ils sont un peu plus contraignants mais ils ont beaucoup de qualités qui en font des performeurs.
Il faut toujours s'assurer que dans le groupe qu'ils animent il y ait quelqu'un qui soit proche de la
réalité et un peu moins dans le virtuel. C'est important de les ramener un peu sur Terre. Dans
mes équipes, j'essaie d'associer des profils complémentaires pour qu'ils puissent s'enrichir les
uns les autres.
Je me demande toujours : "est-ce qu'ils prennent leur pied ?" et s'ils ne s'éclatent pas, il faut
changer quelque chose ! La génération Y est une génération qui veut tout, tout de suite, et il faut
leur donner. On ne peut pas les laisser dans la routine.
En termes de recrutement j'ai besoin de BAC+5 spécialités. J'ai appris à recruter des gens sans
même les voir en tenant compte de leurs capacités à interagir et à être créatif. On recherche des
managers qui sont capables de gérer des projets particulièrement complexes, des gens qui sont
partis à l'étranger, des stratèges, des communicants, qui sont ouverts sur les nouvelles
technologies et avec une vision de l'avenir.
La gestion de carrière ? Les Y ne correspondent pas à cette notion : ça pourrait leur faire peur !
Ils aiment ne pas savoir ce qu'ils feront plus tard, ni la fonction qu'ils auront, ni dans quelle
entreprise ou dans quelle ville ils seront. Ils ne savent pas ce qu'ils feront demain alors dans 6
mois ou 1 an…
Ils ne supportent pas le leadership mou. Leur manager doit vraiment s'affirmer, leur donner des
objectifs précis et surtout évaluer leur performance régulièrement. Ils veulent du feed-back
immédiat. Ils ont l'habitude de ça alors ont ne peut pas les laisser dans des organisations où on
ne fait le bilan qu'une fois par an.
La devise d'un Y c'est : "donnes moi du fun aujourd'hui et je serais avec toi".
Texte 3 – Témoignage de A7, Directeur de service chez Hp
Avant, il y avait une guerre pour devenir manager. Maintenant la plupart de ceux qui ont cette
prédisposition et qui peuvent le devenir ne le veulent pas. Ils travaillent à toutes heures du
jour et de la nuit, se connectent et se déconnectent dans arrêt sans perdre en efficacité. Ils
s'adaptent spontanément aux exigences de leurs collaborateurs, ils ont besoin d'entretenir un
niveau de motivation très élevé, ils attendent moins contraintes et de contrôle avec plus
d'autonomie et de confort de travail.
4.4. Les risques du management du virtuel
Les entreprises doivent gérer le choc des générations. En effet, le décalage entre les
compétences des "nouvelles recrues" et des "anciens" se creuse et il devient significatif pour
des écarts d’âge de moins en moins grands. Ce constat est valable dans presque tous les
secteurs d’activité dans la course à l’innovation et la nécessité de l’agilité sont omniprésentes.
Dans certaines sociétés, la moyenne d’âge est d’ailleurs significative de la "fraîcheur" des
ressources humaines, ce qui peut poser problème comme dans le cas de la société Google qui
a été attaquée pour "discrimination anti-vieux". On peut s’interroger sur la volonté de
maintenir la moyenne d’âge des employés en dessous de 30 ans et sur les moyens de le faire.
Les entreprises doivent adapter les conditions de travail qu’elles proposent et les outils
qu’elles mettent à disposition de leurs salariés aux évolutions socio-économiques et aux
nouveaux profils disponibles. Ceux-ci excluront de leur prospection les firmes qui leur
imposent un cadre trop contraignant pour leur créativité.
Comme le souligne Louis Philippe de Ségur, "un conquérant est un joueur déterminé qui
prend un million d'hommes pour jetons et le monde entier pour tapis". Les nouvelles
technologies rendent les informations, les ressources et les interlocuteurs accessibles
n’importe où et à n’importe quelle heure. Un collaborateur ou un partenaire qui serait de
l’autre côté de la Terre semble communiquer avec vous depuis le bureau d’à côté : vous le
voyez, vous lui parlez, vous partagez les mêmes documents, travaillez sur les mêmes
supports. Les managers peuvent donc être amenés à travailler chez eux, dans les transports ou
en pleine nuit en fonction des contraintes, seuls ou avec d’autres personnes dans le monde. Il
n’y a plus de notion de "tôt" ou de "tard" dans cet univers globalisé où le lieu où l’on se
trouve n’a plus vraiment d’importance : tout est dans l’opportunité et la réactivité. Le respect
des délais et l’anticipation sont des priorités absolues, peut importe les conditions. C’est la
présence ou l’absence de besoin qui gouverne les interactions entre les individus. La durée du
travail devient alors de plus en plus difficile à appréhender. Ce sont les tâches, les missions et
les projets qui déterminent la performance et la rémunération des salariés.
Conclusion
Les tensions entre les organisations, leur environnement et les comportements individuels
deviennent de plus en plus difficile à gérer. La situation s'aggrave progressivement et risque
de devenir très critique rapidement et pour un nombre significatif d'entreprises. "Au fond, la
seule, la vraie question à se poser à propos du 3ème millénaires est celle de son humanité. Le
3ème millénaire sera-t-il enfin celui tant attendu de la réconciliation du progrès et de la
condition humaine ? Réconciliation tant attendue et pourtant si paradoxalement difficile. Le
progrès a en effet tant déçu. Nous attendions un progrès des techniques, mais aussi un progrès
économique, et bien évidemment un progrès de la condition humaine toute entière" (Added et
alii, 2007). Cette communication a montré comment le jeu peut être la source de cette
humanité retrouvée des entreprises si elles acceptent de le considérer avec toutes les
potentialités qu'il renferme. Pour intégrer la génération Y, la transposition des pratiques du
jeu, en particulier des MMORPG, peut également apporter des solutions efficaces. Le jeu fait
partie intégrante du profil encore atypique du manager joueur va se diffuser progressivement.
Bibliographie
Allain C. (2008) – Génération Y, qui sont-ils ? Comment les aborder ? Un regard sur le choc
des générations, Éditions Logiques, Montréal, 204p.
Allal-Chérif O. (2007) – Un modèle économique pour les places de marché électroniques,
Thèse pour l’obtention du titre de Docteur en Sciences de Gestion, dirigée par Marc Favier,
présentée et soutenue le 15 mai 2007.
Allal-Chérif O. et Maira S. (2008) – "Le manager de demain", working paper, Institut de
Recherche et d'Innovation en Management des Achats.
Allal-Chérif O. (2009) – "Le Business Collaboratif crée de la valeur durable", L'Expansion,
Les Cahiers du Management, n°744, septembre 2009.
Bansal P., Roth. K. (2000) – "Why Companies Goes Green: A Model of Ecological
Responsiveness", Academy of Management Journal, Vol. 43, N°4, p. 717-736.
Baudelaire C. (1868) – Curiosités esthétiques, Garnier Classiques.
Beau F. (2002) – Enquête sur les joueurs de MMORP, Note méthodologique pour le GET, 13
novembre 2002.
Berger G. (1964) – Phénoménologie du temps et Prospective, PUF.
Bernanos G. (1949) – Dialogues des Carmélites, Seuil, Paris.
Bernard C., Lemerle B., Lasfargues G. (2007) – "Le risque psychosocial", La revue du
praticien, Vol. 57, juin 2007.
Boyer L., Scouarnec A. (2009) – La Prospective des métiers, EMS Editions.
Brun J.-P. (2008a) – Les 7 pièces manquantes du management, Editions Transcontinental.
Brun J.-P. (2008b) – Management d'équipe : 7 leviers pour améliorer bien-être et efficacité
au travail, Eyrolles, Edition d'organisation.
Chanlat J.-F. (1990) – L'individu dans les organisations : les dimensions oubliées, Les Presses
de l'Université Laval, Editions ESKA.
Chee F. et Smith R. (2005) – “Is Electronic Community an Addictive Substance? An
ethnographic offering from the EverQuest community”, dans Schaffer S. et Price M. (Eds.),
Interactive Convergence in Multimedia - Probing the boundaries, vol. 10, The InterDisciplinary Press.
Craipeau S. (2002) – Internet : vers une rationalisation des jeux et de la sociabilité ? Journées
GET (INT ENST ENSTB), 5 et 6 Décembre 2002 : Jeu sociabilité et internet.
Crampton S. M., et Hodge J. W. (2009) – "Generation Y: unchartered territory", Journal of
Business & Economics Research, Vol. 7, N°4, April 2009.
Drucker P. F. (1973) – Management Tasks, Responsabilities and Practices, Harper and Row,
Harper business.
Einstein A. (1950) – Observer, 15 janvier 1950, Londres.
Fisher T.C.G., Waschik R. G. (2002) – Managerial Economics: a Game Theoretic Approach,
Routledge, Taylor and Francis Editions, London.
Fuger Z. (2003) – Les Communautés virtuelles des jeux massivement multi joueurs, Maîtrise
de Communication, 17 octobre 2003, Université Paris III Sorbonne Nouvelle.
Glaser B., Strauss A. (1967) – The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Quantitative
Research, London, Wiedenfield and Nicholson.
Hopkins R., (2007) – Strategic Communications Framework: Implementation Plan,
Washington, DC: National Aeronautics and Space Administration.
Humpreys S. (2003) – "Online Multi-User Games: Playing for real", ANZCA03 Conference,
Brisbane, 2003.
Kalouguine T. (2009) – "Jouer plus pour travailler mieux", Enjeux-Les Echos, 12 janvier
2009, p. 68-71.
Kaplan A. M. (2009) – "Second Life : leçons pour le monde réel", L'Expansion Management
Review, N°58, juin 2009.
Lethielleux L. (2009) – Le Manager de demain : regards croisés sur de nouveaux défis,
Gualino éditeur, Lextenso éditions, Paris.
Martin C. A. (2001) – Managing Generation Y, RainmarkerThinking, HRD Press.
Mintzberg H. (2004) – Le management : voyage au centre des organisations, 2ème édition
revue et corrigée, Editions d'organisation.
Pearce J. C. (1992) – The magical child, Plume books, Reissue Editions.
Perez S. (2007) – "2030, La réconciliation du progrès et de l'humanisme", dans Added E.,
Dartiguepeyrou C., Raffard W., Saloff Coste M. (2007) – Le DRH du 3ème millénaire, 2ème
édition, Village Mondial, Pearson Education France, Paris.
Rogers C. (1945) – The non directive method as a technic for social research, American
Journal of Sociology, Vol. 50, N°4, p. 279-283.
Rousset V. (2009) – "Management pour le plaisir", La Vie Economique, N°1817, mars 2009.
Saussereau L., Roussin T., Zimmer E. A. (2007) – Quand le cirque inspire l'entreprise :
Circus Company, Eyrolles, Editions d'Organisation, Paris.
Simard S. (2007) – Génération Y : Attirer, motiver et conserver les jeunes talents, Viséo
Solutions, 203 p.
Sloan P. (2005) – "The Virtual Rockefeller: Anshe Chung is raking real money in an unreal
online world", CNNMoney.com, December, 1 2005.
Scouarnec A., Yanat Z., (2003), "La prospective métier : un instrument au service d’une GRH
innovante", Congrès de l’AGRH, Grenoble.
Shaw S. (2008) – "Engaging a New Generation of Graduates". Education & Training, Vol.
50, N°5, p. 366-378.
Slywotzky A. (2009) – A la découverte des clients de demain, L'Expansion Management
Review, N°64, décembre 2009.
Taylor T. L. (2002) – “Whose Game Is This Anyway?: Negotiating Corporate Ownership in a
Virtual World", Department of Communication North Carolina State University POB 8104,
201 Winston Raleigh.
Tcheng H., Denervaud I., Huet J.-M. et Delange N. (2009) – "Pour être créatif, mettez-vous à
la science-fiction !", L'Expansion Management Review, Décembre 2009.
Thamain J.-L. (2009) – "Anticiper en GRH, prévision et prospective, un diagnostic des
pratiques et des représentations", Management et Avenir, N°25, juin 2009.
Thiétart R.-A. et coll. (2007) – Méthodes de recherche en management, Paris, Dunod.
Trotereau A. (2008) – Quelles innovations pour recruter et manager la Gen Y ? Business
Digest, N°184, avril 2008.
Turkle S. (1995) – Life on the Screen: Identity on the age of the Internet, Simon & Schuster.
Uhalde M. (2005) – "Crise de modernisation et dynamique des identités de métier dans les
organisations", Revue de l'Ires, 2005/1.
Yee N. (2001) – The Norrathian Scrolls, a study of EverQuest, version 2.5,
http://www.nickyee.com/eqt/report.html.
Yin R. K. (1984) – Case Study Research: Design and Methods, Sage Publications.
Yin R. K. (1989) – "Interorganizational partnerships in local job creation and job training
efforts", Washington DC, Cosmos Corp.
Yin, R. K. (1994) – Case study research: Design and methods, 2nd edition, Beverly Hills,
Sage Publishing.
Young C. (1936) – Les rêves d'enfants, Albin Michel
Zbaracki M. J. (1998) – "The Rhetoric and Reality of Total Quality Management",
Administrative Science Quarterly, N°43, p. 602-636.