97 Le Manager du Futur ou le Manager Joueur
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97 Le Manager du Futur ou le Manager Joueur
Le Manager du Futur ou le Manager Joueur : une approche par les jeux de rôle en ligne The Future Manager or the “Player Manager”: an approach through role playing games Oihab Allal-Chérif Docteur en Sciences de Gestion Professeur à BEM Bordeaux Ecole de Management [email protected] Salvator Maira Directeur de l'Institut de Recherche en Innovation et Management des Achats Directeur de l'enseignement Achats à Grenoble EM [email protected] Résumé Cette communication a pour objectif de proposer un profil du "manager du futur". Elle s'appuie sur une revue de la littérature et sur une série d'entretiens non directifs avec 12 formateurs, recruteurs, directeurs, et jeunes diplômés. Des observations effectuées auprès de grands groupes industriels et multimédia confirment la sous-exploitation de certaines compétences et l'émergence de nouvelles formes de management et de recrutement dans les entreprises modernes. L'essor de la génération Y, avec ses pratiques et ses exigences nouvelles, bouscule les modes de gestion traditionnels. Après avoir souligné les tensions entre les individus, les organisations et leur environnement et le manque de reconnaissance des compétences et des talents précieux des néo-managers, la méthodologie sera construite autour de 3 approches complémentaires : la méthode prospective des métiers, la méthode des cas et celle des scénarios. Une analogie entre les managers et les joueurs de jeu vidéo conduira l'analyse de 3 études de cas et à des entretiens avec 12 experts-métier : 3 formateurs, 3 recruteurs, 3 directeurs des Achats et 3 jeunes diplômés acheteurs. Leurs contributions associées aux conclusions des études de cas permettra de co-construire un profil du manager de demain, le manager joueur, ainsi que de proposer des nouveaux modes de recrutement, de formation et de management aux organisations qui souhaitent les accueillir dans les meilleures conditions et en tirer le plus grand profit. Mots clés : Innovation managériale, prospective métier, génération Y, jeux de rôle en ligne, collaboration. Abstract This paper's objective is to put forward a profile for the ‘manager of the future’. It draws on a literature review and on a series of unstructured interviews with 12 trainers, recruiters, directors and young graduates. Research carried out in large companies in the fields of industry and multimedia confirms the under-exploitation of certain competences and the immergence of new forms of management and recruitment in modern firms. Generation Y is blossoming and, with its practices and its new demands, is jostling against traditional modes of management. This paper first highlights the tensions between individuals, the organization and its environment, plus the lack of recognition regarding these neo-managers’ competences and valuable talents. It then explains the methodology used to collect the data analyzed; namely the three complementary approaches of the career forecasting method, the case study method and the scenarios method. An analogy between managers and video game players leads us to the analysis of three case studies and to interviews with 12 experts in their individual professional fields: three trainers, three purchasing directors, and three young purchasing graduates. Their contributions, combined with the conclusions drawn from the case studies permit the co-construction of the profile of tomorrow’s manager, the “player manager”, then permit suggestions regarding new ways of recruitment, training and management within the companies who wish to create the best environment to both welcome and get the most out of this new generation of managers. Key words: “Player manager", career forecasting, generation Y, role playing games, collaboration Une partie de l’intelligence des jeunes managers d’aujourd’hui n’est pas la bienvenue dans les entreprises où elle est considérée comme peu exploitable. En effet, cette intelligence ne répond pas aux contraintes organisationnelles, ne correspond pas aux méthodes de travail mises en place, ne permet pas un suivi rigoureux, parait trop ludique et trop peu professionnelle. Cette intelligence est celle qui se développe entre autre par l'usage de jeux vidéo ou grâce aux nouvelles pratiques liées au développement du web 2.0 et 3.0. Elle se caractérise en particulier par (1) la maîtrise des technologies de l'information et de la communication (TIC), (2) le don de se repérer dans des environnements virtualisés, (3) la capacité à associer les talents pour atteindre collectivement des objectifs inaccessibles seuls, (4) la communication numérique entre des profils socioculturels très différents et (5) l'art de gérer plusieurs tâches en parallèle et de zapper de l'une à l'autre sans perdre en productivité. Pourtant, les firmes multinationales les plus innovantes utilisent des équipes de travail virtuelles et des systèmes d'information fondés sur des TIC relativement modernes. Seulement les nouveaux outils intelligents impliquent une intelligence différente de la part de leurs utilisateurs, une intelligence qui sera complémentaire et non pas redondante. Le cerveau peut se consacrer à des tâches plus qualitatives d’analyse tandis que l’ordinateur stocke, associe, calcule et suggère des solutions. C’est la maîtrise des technologies disponibles et l’aisance avec laquelle les managers manipulent les objets virtuels qui déterminera leur capacité à évoluer dans leur environnement, à l’analyser, à prendre des décisions stratégique, à améliorer leur performance professionnelle et à progresser. L'intelligence numérique est donc déjà disponible et elle répond à de nombreux besoins des entreprises, mais elle n'est pas mesurée et pas considérée par les dirigeants. En raison du décalage entre les aspirations des jeunes diplômés avec ce qu'on leur propose comme contexte professionnel, la question de leur accueil en entreprise risque de devenir critique. Ils s’y sentent brimés, contraints, exclus, inadaptés. Il n’y a souvent aucun moyen mis en œuvre pour les valoriser et capter le produit de cette nouvelle forme d'intelligence dont ils font preuve. Dans les entreprises traditionnelles où on leur propose d’occuper une fonction bien précise, ils ne retrouvent pas d'esprit communautaire et ils doivent s'inscrire dans une verticalité étouffante. Comment les intégrer et créer les conditions d’expression optimale de leur créativité ? Comment attirer les nouveaux talents que les firmes s'arrachent en leur proposant des conditions où ils pourront s'épanouir et mettre en œuvre le plein potentiel de leur génie ? Après être revenu sur les caractéristiques de la génération Y et sur ses frustrations face à l'immobilisme des entreprises dans leurs modes de management, cet article propose donc d'étudier plusieurs cas de jeux vidéo en soulignant les transpositions possibles entre les pratiques des joueurs et celles des managers. La méthodologie sera construite autour de trois axes : la prospective métier, la méthode des cas et celle des scénarios qui implique 12 espertsmétier interviewés pour compléter cette étude. La dernière partie propose un profil du "manager joueur" ainsi que des recommandations pour son accueil et son intégration. 1. Anticiper et atténuer les tensions entre individus, organisations et environnement Les divergences sont de plus en plus critiques entre les aspirations individuelles, les exigences organisationnelles et les évolutions environnementales. En effet, la nouvelle génération de manager qui entre progressivement dans le marché de l'emploi est radicalement différente de la précédente. Une présentation de cette génération Y et de ses qualités potentielles précieuses et inexploitées conduira à une analyse du retard des entreprises sur leur environnement. 1.1. La génération Y : de nouvelles connaissances et de nouveaux talents non reconnus en entreprise La génération Y est composée des personnes nées entre le début des années 80 et le début des années 2000. Aussi appelée "génération millénaire", "génération Internet", "génération numérique", "génération Google" ou "digital natives", cette génération représentera 40% de la population active dans 5 ans (Crampton et Hodge, 2009). Le texte 1 propose un portrait des jeunes de cette génération Y qui vont se présenter sur le marché de l'emploi dans les 20 prochaines années. Paul a 6 ans. Il est assis dans un fauteuil et regarde la télévision. Il manipule la télécommande avec dextérité, zappant d'une chaine à l'autre, sélectionnant dans le disque dur multimédia les mp4 de ses dessins animés en 3D préférés. De temps en temps, il s'amuse avec son ordinateur éducatif. Il aime finir les jeux, qu'il connait par cœur, le plus rapidement possible. Les énigmes sont à peine apparues qu'il clic sur les bonnes réponses. Une sonnerie retentit. Sans hésiter il bondit sur le téléphone et répond avec assurance et détermination. Habile, Paul sait donc utiliser une télécommande, une souris, une console, un lecteur vidéo numérique, un smartphone, un notebook pour enfant… Il sait sélectionner, valider, supprimer, annuler, sauvegarder… Il a des notions d'anglais grâce aux menus des différents appareils et aux sous-titres de ses films. Delphine sa sœur de 12 ans est dans sa chambre. Elle vidéo-chatte avec sa camarade de classe. Ensemble, elles travaillent sur un devoir en commun : elles s'échangent des fichiers, s'envoient des liens hypertextes, travaillent sur un espace numérique partagé, tout en se faisant des grimaces à travers la webcam. Son ordinateur lui rappelle qu'elle doit se connecter pour sa prochaine leçon de mathématiques qu'elle prend en soutien auprès d'un programme éducatif en ligne. Delphine doit aussi s'occuper de son blog grâce auquel elle communique tous les jours sur sa passion, la mode. Elle s'est fait des amies partout dans le monde, toutes aussi passionnées qu'elle. Elles communiquent en anglais numérique, un nouveau langage que parlent les adolescents partout dans le monde. Michael, le frère aîné âgé de 16 ans, rentre chez lui. Il reçoit une alerte sur son i-Phone. Il doit participer à la communauté en ligne dont il est adhérent. Son groupe a été sélectionnée pour collaborer au développement d'un monde virtuel qui serait parfait. Beaucoup plus évolué que Second Life ou EverQuest, PerfectWorld est une planète idéale créée pour satisfaire la demande de jeunes qui s'y réfugient sous une ou plusieurs nouvelles identités afin de fuir le monde réel. Leurs avatars y interagissent dans le but de préserver l'environnement. Ils y visitent des zoos numériques où ils peuvent voir des espèces animales qui n'existent plus et imaginent des solutions pour que leurs activités ne nuisent pas à leur monde virtuel merveilleux. Michael est le chef de sa guilde, équipe dont il sait parfaitement gérer les talents afin de développer des nouvelles extensions et d'accomplir les défis lancés par les autres groupes de joueurs. Texte 1 – La génération Y : nouveaux outils, nouveaux usages, nouvelles compétences (Allal-Chérif et Maira, 2008) A chaque étape de son éducation, l’enfant, l’adolescent, le jeune étudiant, évolue dans un monde en innovation permanente, très versatile, où à chaque étape de son développement il construit son intelligence, apprend la modélisation et développe sa créativité, à travers des pratiques plus ou moins ludiques. Ce n'est pas nouveau : Baudelaire avait déjà remarqué que "les enfants témoignent par leurs jeux de leur grande faculté d'abstraction et de leur haute puissance imaginative. Ils jouent sans joujoux" (Baudelaire, 1868). Cette capacité aujourd'hui est décuplée par l'usage des TIC. On constate cependant que les entreprises sont extrêmement réfractaires aux activités ludiques ou qui ne s'intègrent pas dans les l'organisation établie. Le texte 1 montre que certaines caractéristiques des futurs managers destinés à entrer dans la vie professionnelle dans les vingt prochaines années sont incompatibles avec les pratiques actuelles des entreprises. Les personnes de la génération Y sont des "surfeurs nés" : ils savent parfaitement utiliser et optimiser les réseaux sociaux et évoluer dans des environnements virtuels. Ils communiquent grâce à un langage nouveau, parviennent à gérer plusieurs tâches en parallèle, sont très familiers avec les TIC et tous les appareils électroniques, ils sont nomades tout en restant connectés en permanence à leurs communautés et médias préférés. Ce sont des citoyens de l'Europe, voir du monde. Ils ont appris à parler anglais grâce aux jeux vidéo et aux séries télévisées. Ces pratiques sont encore trop peu présentes dans le monde économique et les managers risquent de se sentir de plus en plus frustrés au fur et à mesure que l'écart se creuse (Shaw, 2008). L'interconnexion entre les individus sur toute la planète avec des outils tels que les blogs, les réseaux sociaux ou les sites de peer to peer transcende tous les concepts passés de la communication. La stratégie d'une hiérarchie verticale est complètement obsolète. Le temps réel devient la règle : tout doit être instantané, interactif et créateur de valeur. La diversité ne fait plus peur : elle est recherchée et reconnue comme une source de richesse considérable. L'indépendance est exacerbée et la quête du succès personnel est beaucoup plus forte dans la génération Y même si sa population est plus sceptique et ne gère pas sa carrière. Le confort de vie et la flexibilité sont privilégiés face aux gratifications financières, d'autant plus que la vie professionnelle et la vie privée ont des frontières de plus en plus minces (Hopkins, 2007). Les recruteurs se retrouvent donc face à plusieurs difficultés liées au décalage entre l'environnement professionnel qu'ils proposent aux jeunes diplômés et le monde ou ces nouvelles recrues ont vécu et grandi. Comment intégrer cette nouvelle génération dans un système largement dominé par des organisations extrêmement structurées, hiérarchiques, voir étatiques ? Comment conserver et développer le sens du collaboratif, le talent pour la recherche d'information ou la capacité à générer du savoir communautaire d'une population qui refusera d'être bridée par un système qu'elle juge dépassé ? Cette intelligence nouvelle ne doit pas être canalisée ou formatée comme c'est essentiellement le cas dans les structures réglementaires traditionnelles. Elle doit être stimulée et capitalisée pour créer une nouvelle forme de valeur autour de l'agilité et de l'adaptabilité stratégique, de l'anticipation commerciale, de la connaissance multiculturelle et de l'interconnexion et de l'interaction en temps réel avec l'environnement socio-économique (Allain, 2008). 1.2. De nouvelles compétences et de nouveaux talents non reconnus dans les entreprises Peter Drucker explique que "la raison d'être d'une organisation est de permettre à des gens ordinaires de faire des choses extraordinaires (…). C'est l'essence même d'une organisation de permettre aux gens d'être plus performants qu'ils n'en semblent capables, de révéler le moindre talent de ses membres, et d'utiliser le talent des uns pour améliorer les performances des autres" (Drucker, 1973). Cependant, les organisations modernes n'adoptent pas cette démarche et inhibent le potentiel d'initiative et de créativité de leurs managers. En effet, ils sont contraints de se focaliser sur la réalisation de leurs objectifs dans un environnement où la course à la performance et la compétition interne sont prédominants (Shaw, 2008). Le malêtre de la génération Y paraît quasiment inéluctable face à l'inertie des entreprises qui s'obstinent dans des modèles en décalage de plus en plus flagrant avec les évolutions radicales de la société moderne (Simard, 2007). Le formatage bride la créativité. La confidentialité et la volonté de tout sécuriser s'oppose à l'ouverture sur le monde grâce aux réseaux sociaux et aux communautés de pratique virtuelles. Au lieu de favoriser la performance individuelle, les pseudo-contraintes collectives empêchent les managers d'atteindre le plein potentiel de leur efficacité. Il suffit de suivre l'actualité pour se rendre compte des tensions extrêmes qui sont apparues entre les employés et leurs entreprises. Les 10 suicides en moins de 2 ans chez Renault et les 33 chez Orange pour la même durée témoignent du mal-être des personnels de ces entreprises qui sont directement incriminées. La gestion des "risques psycho-sociaux" est devenue une priorité pour les grandes entreprises qui se sont désocialisées aux cours des dernières années. La question du bien-être au travail se pose plus que jamais dans un contexte où le besoin de reconnaissance et de responsabilisation des managers augmente. Mais les mesures prises pour faire face à ces nouveaux risques qui mettent en péril le capital humain ne sont que des palliatifs pour éviter que les dégâts soient trop importants. La gestion du stress, les séminaires de détente, les massages dans les bureaux ne changent rien à l'intensification du travail et des contraintes qui écrasent les individus et les empêchent de s'épanouir (Brun, 2008b). Ce sont des mesures de soulagement d'une souffrance déjà bien ancrée. La prévention en amont consisterait plutôt en une mutation de la culture d'entreprise avec des démarches participatives et un alignement sur le contexte sociologique (Bernard et al, 2007). Drucker l'avait déjà remarqué : "la plus grande partie de ce que nous appelons management consiste à rendre le travail des gens plus difficile" (Drucker, 1973). La situation devient de plus en plus préoccupante et paradoxale avec des conséquences parfois dramatiques pour les organisations et pour les individus. En s'appuyant sur une enquête effectuée auprès de 17000 travailleurs canadiens, le sociologue Jean-Pierre Brun démontre que le bien-être des personnes est étroitement lié aux performances des entreprises qui le considèrent pourtant comme complètement secondaire. En effet, "les gestionnaires se concentrent souvent sur les indicateurs financiers et se compliquent la vie en mettant en place des plans d'action ambitieux et des processus complexes" (Brun, 2008a). Pour la génération Y plus encore que pour les précédentes, les "7 pièces manquantes du management" qui sont mises en avant sont essentielles : les marques d'appréciation, le soutien, le respect, l'équilibre entre vie privée et vie professionnelle, une quantité de travail raisonnable dans des conditions acceptables, la participation aux décisions et des rôles bien définis. Pourtant, dans une sorte d'aveuglement kamikaze, les gestionnaires prétendent faire face aux exigences de la nouvelle économie 2.0 en créant des mécanismes de plus en plus contraignants qui conduisent à des réajustements violents "au travers de crises éruptives aux conséquences psychologiques lourdes pour les individus" (Uhalde, 2005). 1.3. Des entreprises en retard sur leur environnement De nombreux changements socio-économiques semblent justifier le point de vue d'une majorité d'entrepreneurs qui déplorent un accroissement de la pression concurrentielle et des difficultés croissantes à faire des affaires. En effet, les firmes doivent affronter la globalisation, le raccourcissement du cycle de vie des produits, la multiplication des acteurs en particulier en provenance d'Asie et le développement d'Internet comme nouveau circuit de distribution qui transforme les clients en experts (Allal-Chérif, 2009). Cependant, "les opportunités d'exploiter de nouveaux segments de clientèle et de marché se sont multipliées, (…) au prix d'une complexité et d'une exigence de réactivité croissante" (Slywotsky, 2009). Ainsi, ce ne serait pas l'environnement qui serait devenu particulièrement hostile mais les organisations qui n'auraient pas su s'y adapter. Les ressources humaines disponibles sont tout à fait capables de maitriser cette complexité et d'avoir la réactivité nécessaire, mais la gestion de ces ressources ne permet pas de mettre à profit les talents disponibles. "La dimension instrumentale, adaptative, voire manipulatrice de l'être humain" est hégémonique dans la plupart des organisations modernes (Chanlat, 1990). Sous prétexte de compétitivité, la rationalité et la pensée analytique, séquentielle et logique sont glorifiées aux dépends de la créativité, de l'intuition et de la pensée globale, visuelle et relationnelle. Dès leur formation, les futurs managers sont considérés comme des machines à appliquer des méthodes bien rodées. Henry Mintzberg déplore en effet que "nos écoles de gestion, de façon ostensible, ont formé des managers comme si leur cerveau ne comportait qu’un seul hémisphère" (Mintzberg, 2004). Cependant la rationalité ne représente qu'un seul des trois outils à la disposition des managers pour appréhender l'environnement. La créativité mais aussi les émotions sont ignorées et conduisent à des sentiments de frustration, de crispation et d'impuissance profonds. L'art humaniste du management a été supplanté par les techniques du management et la quête d'un modèle illusoire de performances parfaites. Parallèlement, le client infidèle et exigeant à l'extrême, en particulier en période de crise, est devenu un acheteur expert qui sait utiliser tous les outils à sa disposition pour satisfaire ses besoins aux meilleures conditions. Les marchés en mutation perpétuelle déstabilisent les mécaniques bien huilées des services marketing qui ne parviennent pas à déceler suffisamment tôt les segments émergents et ceux en déclin. "Les entreprises, y compris les fleurons de l'industrie, ne voient souvent pas émerger les nouveaux segments. Souvent ce sont de jeunes pousses encore inconnues ou des firmes que l'on n'attendait pas qui les repèrent d'abord" (Slywotsky, 2009). Or ces segments du futur sont ceux qui ont le plus fort potentiel de croissance et seront les plus rentables dans l'avenir. La majorité des grandes entreprises ne parvient pas à capter les talents disponibles qui préfèrent la flexibilité des PME où ils s'épanouissent en utilisant des outils et des méthodes de travail avant-gardistes et qui correspondent à leur mode de vie. La génération Y favorise le confort professionnel, la flexibilité, l'autonomie, la responsabilisation. "Aux valeurs instrumentales, (salaires, statut, horaires…), elle préfère les valeurs symboliques (fierté, passion, mobilité…), et avant tout inscrire son parcours individuel dans un projet collectif" (Rousset, 2009). Or, l’efficacité provient également du plaisir que les managers prennent à accomplir leurs missions et à utiliser les outils à leur disposition. Sous prétexte de ne pas donner l'impression de céder aux caprices de ces enfants du web individualistes, indépendants et contestataires et dans une posture de conservatisme envers les traditions organisationnelles, les managers les privent de ce plaisir et de tout ce qui peut s'apparenter à de l'amusement (Trotereau, 2008). Pourtant, si l'on parvient à dompter cette énergie, la génération Y pourrait bien devenir la génération la plus productive qu'on ait jamais vue (Martin, 2001) Afin de résorber les écarts constatés entre le profil des managers de demain qui s'inscrivent dans un environnement radicalement différent et les modes de gestion des organisations obsolètes persistants, cette recherche propose une nouvelle approche du management sous les traits du manager joueur. La situation devenant critique, un changement radical doit s'opérer au plus vite : "on a pu observer ces dernières années un désinvestissement des cadres. La précarité a cassé le contrat de confiance entre les salariés et l'entreprise, voire entre les salariés eux-mêmes. Jouer ensemble vise donc à recréer de la confiance, de la collaboration et du plaisir" (Kalouguine, 2009). Cependant, cet article montrera comment le jeu peut très largement dépasser le cadre du coaching et constituer en lui-même une nouvelle forme de management. 2. Méthodologie de la recherche : 3 approches complémentaire La méthodologie employée dans cette recherche combine plusieurs approches afin de mieux approfondir le concept de "manager joueur". Dans une démarche de prospective, 3 études de cas de jeux de rôle en ligne sont construites dans le but d'identifier les pratiques transposables dans l'univers du management. Des entretiens semi-directifs mettront en perspective les expériences de 12 experts-métier et les confronterons aux conclusions de cette étude. 2.1. La prospective des métiers du management : anticiper pour être proactif L'observation est au cœur de la prospective des métiers : elle permet une meilleure lisibilité des évolutions passées de ces métiers afin d'anticiper sur les évolutions futures (Boyer, Scouarnec, 2009). L'objectif est ici de se prémunir contre les dangers des contradictions qui se développent entre les profils des nouveaux managers et les méthodes de recrutement et de gestion. Agir et innover avant qu'il ne soit trop tard. "Nous voulons montrer que la prospective métier peut être une voie permettant de mieux appréhender les possibles innovations organisationnelles, les nouveaux comportements au travail et pour le gestionnaire de ressources humaines de pouvoir anticiper les compétences ou métiers nouveaux, en transformation ou en disparition" (Scouarnec, Yanat, 2003). Il s'agit donc de construire l'avenir selon des scénarios souhaitables et non souhaitables et d'agir sur le présent pour orienter les changements dans une direction qui nous est favorable (Thamain, 2009). La prospective métier est "une recherche éveillée des faits émergents permettant de dresser les futurs possibles en termes de compétences, d’activités, de formation, etc…". (Scouarnec, Yanat, 2003). Ce futur n'est pas un fantasme de manager, mais une construction collective, à partir d'éléments du passé et du présent, d'un avenir probable vers lequel les entreprises peuvent choisir de tendre. "La prospective est une philosophie de l'action qui souhaite apporter à l'acteur les bonnes questions à se poser pour décider ou éclairer ses actions présentes" (Boyer, Scouarnec, 2009). L'action est donc au cœur de la prospective et c'est à partir de signaux plus ou moins faibles captés grâce aux explorations effectuées que les paramètres pour agir vont être définis. "La prospective joue, suivant une image empruntée à Gaston Berger, le rôle d'un phare de voiture éclairant la route dans la nuit et d'autant plus loin que la voiture va vite. Plus l'environnement devient changeant, mouvant, plus la prospective doit regarder avec soin le futur lointain. Eclairée par la prospective, la stratégie pourra choisir la ou les trajectoires qui lui sembleront les plus appropriées" (Boyer, Scouarner, 2009 ; Berger, 1964). L'étape d'appréhension contextuelle a d'abord consisté en un état de l'art théorique sur l'inadaptation croissante des entreprises à l'environnement socio-économique et leur incapacité à accueillir les futurs managers dans de bonnes conditions. Un échantillon de 3 jeux de rôles en ligne est ensuite défini afin d'y observer certaines pratiques spécifiques de la génération Y. 12 acteurs-experts ont également été sélectionnés afin de les soumettre à un entretien semi-directif destiné à révéler différentes facettes de la problématique et de proposer des recommandations. L'étape de pré-formalisation a permis une première analyse du contenu des entretiens, un début de structuration du phénomène du "manager joueur" ainsi qu'une distinction entre les hypothèses fortes et les suppositions plus douteuses. L'étape de construction a consisté à confronter les points de vue de ces acteurs-experts en soumettant les visions des uns aux autres. L'étape de validation propose des recommandations co-construites afin d'agir positivement sur le phénomène (Boyer, Scouarner, 2009). 2.2. La méthode des cas : une démarche rigoureuse et exploratoire "En général, les études de cas constituent une stratégie privilégiée lorsque les questions ‘comment’ ou ‘pourquoi’ se posent, quand le chercheur n’a que peu de contrôle sur les événements et lorsque l’intérêt se porte sur un phénomène contemporain dans un contexte de vie réelle" (Yin, 1994). Cette recherche propose de répondre aux questions suivantes : Pourquoi existe-t-il un décalage entre la génération Y et les pratiques des entreprises ? Pourquoi ce décalage constitue à la fois un danger important et une opportunité pour les firmes de prendre un nouveau départ ? Comment faire pour intégrer la population Y et mettre leurs qualités au service de l'entreprise ? Pour apporter les réponses les plus pertinentes, la méthode des cas doit être validée par une triangulation des informations collectées, c'est-àdire la confrontation de données entre elles, de témoignages et de théories ainsi que l’utilisation de plusieurs sources. L'association d'une revue de littérature, de trois études de cas et d'entretiens avec 12 managers de la génération Y constituent donc une stratégie de topographie du terrain de recherche destinée à confronter les sources d'information. Yin définit l’étude de cas comme une "étude empirique qui interroge un phénomène contemporain dans son contexte de vie réelle" (Yin, 1994). Il a ensuite précisé le nombre de cas n’était pas un critère de validité de la méthode : il n’est pas nécessaire d’avoir une multitude de cas pour identifier des paramètres pertinents d’analyse. C’est moins le nombre de cas que la rigueur méthodologique qui est déterminante dans la description, la compréhension et l’explication de certains phénomènes. L’utilisation de plusieurs cas ne permet que de renforcer les résultats déjà obtenus avec un seul et de maximiser les enseignements en s’immergeant dans des contextes différents. La logique de "dispersion" (Glaser et Strauss, 1967) exige de choisir des cas suffisamment diversifiés. En effet, la prise en compte de plusieurs cas permet de comparer et de valider des hypothèses provenant de l’analyse de chaque cas. Ce processus de comparaison et d’inférence favorise l’élaboration de nouvelles théories ou l’exploration de nouvelles idées à partir d’une démarche inductive (Yin, 1984 ; Bansal et Roth, 2000 ; Zbaracki, 1998). Le choix d'étudier 3 cas de jeux de rôle en ligne avec des modèles différents et un large éventail de pratiques à observer permettra donc une analyse suffisamment complète et approfondie du phénomène de "manager joueur". Les spécialistes de la méthode des cas soulignent à quel point il est important d’être rigoureux lorsqu’on utilise cette méthode et de suivre un protocole de recherche le plus précis possible afin de lever les ambiguïtés. Yin nous donne un certain nombre de critères de validité à tester pour vérifier la validité globale de la méthode. Si la méthode des cas est particulièrement appréciée pour la forte validité interne de ses résultats, la validité externe est difficile à défendre car la transposition de ces résultats pose problème (David, 2004). La collecte des données se déroule en 4 phases. La phase 1 correspond à une phase exploratoire. Il s’agit de découvrir le terrain de recherche, d’identifier les opportunités d’utilisation et les obstacles qui pourraient se présenter. La phase 2 est beaucoup plus analytique et moins descriptive avec des entretiens exclusivement semi-directifs avec des joueurs pour permettre l’étude approfondie des fonctionnalités. La collecte de documents et le choix de questions plus orientées rapprochent de l’objectif. La phase 3 consiste en des entretiens directifs avec des questions beaucoup plus précises posées à un nombre d’informants plus important et avec une vision plus critique vis-à-vis du fonctionnement de la plate-forme et une volonté d’inciter les acteurs à faire leur autocritique et à proposer des améliorations. La phase 4 consiste à présenter le fruit de l’analyse aux informants clés de cette étude et à confronter les opinions. 2.3. Des entretiens pour confirmer et affiner les scénarios construits Les entretiens vont permettre de compléter les conclusions des études de cas. Les acteurs vont être amenés à donner du sens à leurs pratiques, à prendre du recul et à qualifier les événements, les actions, les valeurs, les expériences et les problèmes qu'ils affrontent au quotidien (Thiétart, 2007). Le statut exploratoire et prospectif de la recherche est cohérent avec cette approche : les experts-métier interrogés parlent de leur vécu, se répondent les uns les autres et communiquent leurs expériences autour des thèmes proposés. Les entretiens n'ont pas pour objectif d'être représentatifs contrairement aux questionnaires. Il s'agit de reconstruire l'univers de la recherche. C'est la singularité de chaque parcours, de chaque point de vue, qui est essentiel dans l'évaluation de la pertinence des questionnements et des hypothèses envisagées (Rogers, 1945). Code Catégorie Fonction / Programme Entreprise / Expert Secteur Formateur Expert en e-learning FNEGE A1 Formateur Expert en CV / Entretien APEC A2 Formateur Professeur Gestion des RH Grenoble EM A3 Recruteur Responsable Ressources humaines Nestlé A4 Recruteur Profiler / Chasseur de tête Big Fish A5 Recruteur Gestion des Ressources Humaines EDF A6 Directeur Directeur de service Hp A7 Directeur Directeur Filiale Nestlé A8 Directeur Responsable Achats Total A9 Jeune diplômé MAI BEM Bordeaux Achats A10 Jeune diplômé DESMA GEM Grenoble Communication A11 Jeune diplômé SKEMA Lille Vente A12 Figure 1 – Liste des experts métiers classés en 4 catégories complémentaires 3. Les MMORPG comme source d'inspiration des organisations L’industrie du divertissement à destination du grand public a su, jusqu’à maintenant, bien plus tirer profit de la démocratisation d’Internet et du haut débit que n’a su le faire l’industrie des biens durables dans le cadre des échanges commerciaux interentreprises. En effet, contrairement à certains sites commerciaux qui ont des difficultés à s’imposer, les sites de jeux vidéo, comme ceux dédiés à Everquest, n’ont aucun mal à se rendre populaires et à attirer un nombre considérable de membres très actifs (Allal-Chérif, 2007). Les sites consacrés aux jeux de rôle en ligne massivement multi joueurs (MMORPG - Massively Multiplayer Online Role Playing Games) constituent des communautés C2C puissantes. Cette étude s’appuiera sur l’observation de trois MMORPG, Dark Age Of Camelot (DAOC), EverQuest et Second Life. 3.1. EverQuest : la gestion de projet collaborative virtuelle Un MMORPG est un monde virtuel persistant dans lequel une grande quantité de joueurs peuvent contrôler des personnages, symbolisés par des avatars, et les faire évoluer dans un environnement imaginaire graphique et en temps réel (Fuger, 2003). Si Meridian 59 (1996) et Ultima Online (1997) ont été les premiers succès, les MMORPG d’actualité sont la Quatrième Prophétie (distribué par Goa), Dark Age Of Camelot (également distribué par Goa), EverQuest (distribué par Sony), Asheron’s Call (distribué par Microsoft), ou Anarchy Online (distribué par FunCom). Si les joueurs peuvent avoir jusqu’à huit identités différentes simultanément dans le jeu, ils ne peuvent en utiliser qu’une à la fois, et ils doivent compenser les compétences manquantes en s’associant temporairement ou durablement avec d’autres joueurs. Très populaire aux Etats-Unis, EverQuest (EQ) fédère des centaines de milliers de membres dont beaucoup sont connectés en permanence. Chaque serveur supporte une version spécifique et indépendante de Norrath, le monde d’EQ qui évolue en permanence et en temps réel. Cette contrainte incite les joueurs à être très présents ou à abandonner le jeu : ils ne veulent pas manquer certains événements ou se voir distancés par les autres (Chee et Smith, 2005). La collaboration est facilitée par l’interface et récompensée par l’accomplissement de tâches qui nécessitent les capacités complémentaires de différents types de personnages. Les joueurs doivent dans tous les cas coopérer pour accomplir certaines quêtes impossibles à réaliser seuls. Jouer à un MMORPG n’a pas de fin : certains joueurs continuent d’ailleurs depuis des années et connaissent donc particulièrement bien le monde dans lequel ils évoluent et progressent encore. Ils peuvent être une source d’information pour les nouveaux venus qui découvrent cet univers. Cette initiation est une des autres formes d’interactions qui peuvent survenir dans un MMORPG. Le temps investi dans la conception et le développement des personnages ainsi que l’apprentissage de règles très élaborées et la découverte d’un univers complexe qui évolue sans cesse incitent les joueurs à poursuivre leurs aventures et donc à payer chaque mois l’accès au site. Les très nombreux feedbacks, les quêtes et les récompenses associées, les défis qui deviennent de plus en plus difficiles et l’impression de passer du temps à une activité amusante et socialisante sont des moyens particulièrement efficaces de rendre les joueurs fidèles et même dépendants (Humphreys, 2003). Au lancement d'EQ, le principe voulait que chaque joueur tente de se différencier au maximum des autres et les considère comme des ennemis potentiels susceptibles de les surpasser lors des quêtes ou de s’approprier avant eux un des très nombreux objets destinés au combat ou à la magie. C’est presque contre la volonté des concepteurs de jeux de rôle en ligne que des communautés de joueurs se sont formées et constituent désormais le fondement même des MMORPG (Fuger, 2003). D'une stratégie fondée sur l'affrontement systématique, les joueurs ont donc spontanément développé une stratégie collaborative et favorisé le lien social. Il existe parmi les joueurs d'EQ une hiérarchie et des grades. Ils sont répartis en familles de classes – types de métiers avec plusieurs niveaux de développement – et en guildes – alliances stratégiques au sein desquelles on peut être coopté ou recruté suite à une recherche dans le jeu ou à une annonce sur les forums. Les membres d’une guilde se complètent : ils sont choisis en fonction de leur niveau et de leurs compétences spécifiques. Les différentes guildes peuvent s’échanger des informations ou des compétences. "Les guildes qui regroupent les joueurs sont constituées (…) de personnages aux rôles différents, donnant à voir une forte division du travail (magiciens, guerrier, artisans) et une importante formalisation des échanges et des comportements. On constate ainsi le rôle clé du recrutement dans la constitution de ces guildes, recrutement qui se fait quasiment sur un modèle organisationnel" (Craipeau, 2002). Le statut social des joueurs de MMORPG est essentiel dans leur comportement : plus ils affichent un niveau élevé de compétence et des caractéristiques spécifiques, plus ils méritent de considération de la part des autres joueurs. Ce statut virtuel influence la relation entre les personnages qui "tâcheront d’être d’un niveau acceptable, d’avoir quelques objets rares et, en se construisant une réputation, se construiront aussi une identité" (Fuger, 2003). 3.2. Dark Age of Camelot : la construction d'un réseau d'influence et d'une réputation légendaire Dans DAOC, comme l’explique le site du jeu (www.daoc-europe.com), le joueur peut rejoindre trois royaumes différents : Albion – royaume du défunt roi Arthur, qui souffre de l'absence de son autorité et est en proie à de multiples offensives – Hibernia – une île sauvage occidentale habitée par des Celtes – ou encore Midgard – terres glacées peuplées de Vikings. Les trois nations possèdent un choix de races (Trolls, Elfes, Kobolds, Nains…) et de classes uniques (disciple, apprenti, druide, sentinelle…) ainsi que différentes capacités et formes de magie spécifiques. Les joueurs peuvent adopter des comportements très différents mais toujours en équipe : ils peuvent s’affronter entre royaumes (player versus player) tenter de prendre possession des reliques adverses en attaquant les forts reliquaires, conquérir des territoires, accomplir des quêtes (player versus environnement) pour leur compte ou celui de leur guilde. Un joueur de MMORPG se projette lui-même dans un monde virtuel par le biais d’un avatar, représentation qui combine à la fois l’illusion et la réalité c'est-à-dire des éléments propres au joueur et d’autres qui lui sont étrangers. C’est le temps passé à développer le personnage, ses caractéristiques spécifiques voire uniques, l’expérience qu’il va acquérir et le réseau qu’il va construire au sein du jeu qui créent l’identification du joueur à son avatar et son implication dans les performances de ce double (Yee, 2001). "Les joueurs attachent beaucoup d’importance à leur statut car ils savent, peut-être inconsciemment, qu’il influencera les relations qu’ils entretiendront avec les autres membres" (Fuger, 2003). En effet le relationnel est très important dans un MMORPG. Les joueurs cherchent donc à améliorer leurs caractéristiques afin de progresser dans les niveaux de développement et de devenir une figure légendaire de leur royaume. "Gravir les échelons de l’échelle sociale virtuelle est un des premiers objectifs pour la majorité des participants" (Fuger, 2003). Soigner son image va conduire à une certaine popularité et à plus de facilités pour trouver des partenaires. Dans DAOC, il existe une multitude d’objets qui permettent d’associer à un personnage son statut et son niveau. Les joueurs doivent donc se comporter de la même façon que des cadres d’entreprises et agir sur des indicateurs ou des variables afin de les améliorer et de les associer pour réaliser un projet et atteindre des objectifs. Des avantages peuvent être associés aussi bien à la bonne réputation d’un joueur dans un MMORPG que d’une entreprise : "les notions de bonnes et de mauvaises réputations sont présentes et influent sur le statut accordé aux membres de la communauté qui y attachent une grande importance" (Fuger, 2003). Les joueurs de MMORPG font des transactions. En effet il existe un système monétaire spécifique essentiel et propre à chaque jeu. Il permet aux personnages d’acquérir certains objets, soit dans des boutiques, soit en se les achetant les uns aux autres. Le troc fonctionne également très bien. Pour gagner de l’argent, les joueurs peuvent accomplir des quêtes, vendre des objets, ou s’attaquer les uns les autres. Mais dans un MMORPG, l’argent n’est qu’une des nombreuses "valeurs" qui peuvent être accumulées par un joueur. Les joueurs peuvent aussi consacrer leur énergie à tuer les MOBs (monstres générés par ordinateur) pour acquérir de l’expérience et augmenter leurs niveaux pour certaines caractéristiques comme la dextérité, la force, la furtivité ou la magie. Plus ils augmentent leur niveau et plus ils peuvent tuer de gros monstres et récupérer l’argent ou les objets puissants et précieux qui se trouvent sur les cadavres (Yee, 2001). Cette stratégie individuelle de jeu devient exponentiellement plus difficile et plus longue d’un niveau à l’autre et il n’existe pas de niveau maximum. Certains joueurs passent leur temps à acquérir des objets pour les vendre contre des sommes considérables. Trois espaces principaux de communication entre les joueurs de MMORPG peuvent être identifiés : un espace "intraludique", un espace "paraludique" et un espace "extraludique" (Beau, 2002). Dans un MMORPG, les "chats" sont des espaces "intraludiques" qui permettent aux personnages, et non pas aux joueurs, de communiquer les uns avec les autres pendant qu’ils jouent. Ils peuvent s’entraider, se donner des instructions ou des indications, se poser des questions, passer des annonces ou tout simplement parler de la pluie et du beau temps. Le chat est un des moyens de communication les moins formels puisqu’il est celui qui se rapproche le plus d’une conversation. Le chat est beaucoup plus difficile à contrôler qu’un forum car il est synchrone, c'est à dire que les interlocuteurs s’écrivent et voient apparaître le texte instantanément. La plupart des chats servent à coordonner les actions des personnages les uns par rapport aux autres pour que leur collaboration soit la plus efficace possible. Sur les forums, certains participants ont un rôle particulier. D’une part les joueurs qui ont une très grande réputation et qui suscitent beaucoup d'intérêt quand ils s’expriment jouent le rôle de leaders d’opinion (bons joueurs, maîtres des guildes) qui relaient l’information produite par les experts (créateurs des jeux). D’autre part les développeurs du jeu doivent être à l’écoute des remarques et des revendications des joueurs afin de pouvoir réagir rapidement, cette réactivité étant un des principaux facteurs clés de succès des MMORPG. Les forums peuvent donc être à la fois un support technique et une sorte de "boîte à idées" qui va permettre d’améliorer la jouabilité, le graphisme, l’ergonomie et le design global du jeu. Les places de marché pourraient favoriser le développement de forums professionnels en mettant en avant l’avantage qu’ils procurent aux entreprises qui les utilisent. 3.3. Second Life : un monde virtuel anticipation du monde réel Second Life, monde virtuel le plus connu au monde avec 15 millions de passionnés, a du faire face à une grave crise financière "qui reflète parfaitement la crise réelle et nous renseigne précisément sur l'art et la manière de gérer les crises en général" (Kaplan, 2009). En effet, ce jeu possède sa propre monnaie avec un taux flottant de 270 lindens dollars (L$) pour un dollar US et ses propres banques qui proposent des placements avec des taux d'intérêt pouvant atteindre 40%. De vraies banques telles que le Crédit Agricole ou la Caisse d'Epargne y ont ouvert des agences et certaines marques y font du marketing virtuel comme Toyota qui teste des prototypes auprès des avatars ou L'Oréal qui y organise des défilés. Ailin Graef est devenue le "Rockefeller Virtuel" de Second Life (Sloan, 2009) grâce à son avatar Anshe Chung qui lui a permis de gagner en 2006 son premier million de dollars bien réels en tant qu'agent immobilier virtuel. Elle emploie aujourd'hui une centaine de programmeurs et designers et a investi dans plusieurs sociétés multimédia. En 2007, les jeux de hasard sont interdits sur Second Life ce qui conduit à la faillite de Ginko, "une banque d'affaires virtuelle qui avait investi massivement dans ce secteur" (Kaplan, 2009). Cette faillite s'est répercutée avec le même effet domino que la faillite de Lehman Brothers, quatrième banque d'affaires américaine, impactant toutes les autres banques du monde virtuel et tous ses habitants qui bénéficient d'un compte. Ceux-ci ont immédiatement réclamé une réglementation et une transparence très stricte du secteur financier. "De nombreux parallèles peuvent donc être observés entre la crise virtuelle et la crise réelle. Dans les deux mondes, le meilleur facteur de résolution de crise est de faire appel au bon sens public". Dans les MMORPG, une des clés de la réussite réside dans l’interaction avec les autres joueurs, que ce soit online ou offline. L’apparition de communautés de pratique autour de ces jeux n’a rien de surprenant. C’est l’aspect particulièrement engageant de ces communautés, pouvant même dans certains cas conduire à une addiction, qui peut intriguer et éventuellement servir de modèle au développement d’autres communautés plus professionnelles. Au sein de ces communautés, les partenaires collaborent pour réduire les coûts (de collecte d’information, de transactions…) mais aussi pour saisir toutes les opportunités commerciales ou industrielles qui ne manqueront pas de se présenter. Au sein de ces forums, "les contributeurs sont motivés par la construction d'un corpus susceptible de promouvoir leurs opinions et leurs goûts et, pour cela, ils sont prêts à dépenser un temps considérable (…). Il n'y a pas d'altruisme chez les contributeurs : ils cherchent à augmenter la clientèle pour les biens qui leur plaisent, afin que ces produits se multiplient et gagnent en qualité. Les lecteurs des avis n'exploitent pas les contributeurs, bien au contraire, plus ils sont nombreux, plus les contributeurs auront réussi à promouvoir leurs avis" (Gensollen, 2003). 4. Les nouvelles compétences du manager de demain : être le meilleur joueur pour faire gagner son entreprise Joseph Chilton Pearce écrivait "Le jeu est l'unique moyen par lequel le plus haut degré d'intelligence de l'humanité peu se révéler" (Pearce, 1992). Cette intelligence supérieure, produite grâce au jeu, est très précieuse pour les organisations qui refusent pourtant de la reconnaître comme telle et même qui la jugent souvent avec mépris. Pourtant les analogies entre les pratiques, les outils, les relations, les objectifs et les aspirations sont très fortes. 4.1. Le marché comme environnement de jeu "Parler de science-fiction dans la sphère de l'économie et de l'entreprise semble une idée incongrue. Pourtant, il n'en est rien. La science-fiction constitue la clé, parmi d'autres, pour ouvrir de nouvelles portes à l'imaginaire ; elle apporte une forme de questionnement favorisant la pensée latérale ou l'adoption de nouveaux angles de vue sur le cadre quotidien de l'entreprise" (Tcheng et alii, 2009). On constate d'ailleurs que les auteurs de science-fiction devinent souvent juste et qu'ils inspirent et stimulent leurs contemporains. Ils mettent aussi en garde contre certaines dérives possibles et préparent les esprits à des changements qui pourraient être trop violents et donc mal vécus par les individus. Les jeux permettent une forme d'anticipation et de simulation très réaliste, à tel point que certains s'y perdent même d'ailleurs et peuvent parfois passer plus de temps dans leur vie dans un monde virtuel que dans le monde réel. Les MMORPG constituent à la fois une réalité plus ludique, futuriste et fantaisiste et les compétences utilisées pour y évoluer peuvent transposées dans la vraie vie. Un jeu est complètement caractérisé par 4 éléments : (1) une liste de joueurs, (2) une liste de stratégies ou d'actions possibles pour chaque joueur, (3) une description des récompenses allouées aux joueurs en fonction de leur profil stratégique et (4) les règles du jeu. (Fisher et Waschik, 2002). Les managers d'entreprises d'un même marché, concurrents, clients, fournisseurs et autres partenaires, évoluent tous dans un environnement où ils se connaissent, où ils doivent faire des choix les uns en fonction des autres, où chaque décision peut être lourde de conséquences et où il y a un certain nombre de règles qu'ils doivent respecter. Les managers choisissent donc une stratégie en fonction des stratégies concurrentes passées, de l'anticipation de leurs réactions futures, de la configuration du marché et des retombées financières potentielles compte tenu des règles du jeu économique. "Notre décor change et nous entrons probablement dans une tempête de changements sans précédent (…). Les vagues de changement sont de plus en plus étroites et de plus en plus rapprochées. Elles se chevauchent désormais et, à peine a-t-on eu le temps d'accepter la vague qui arrive, qu'une autre se prépare" (Saussereau, 2007). Cette instabilité est déjà bien présente et d'une façon encore plus intense dans les MMORPG et les joueurs y sont complètement habitués. Pour eux ce n'est pas une anomalie : c'est naturel. Ils ont adopté les bons réflexes pour savoir comment agir en fonction de paramètres mouvants de façon à optimiser leur évolution et leur performance à la fois individuelle et collective. En management, "le momentum est le moment juste, précis, où la décision doit avoir un impact" (Saussereau, 2007). Les managers doivent avoir la capacité de reconnaître ce moment pour mettre en œuvre les bonnes actions afin de maximiser leurs effets. Ils doivent également jouer collectif et tenir compte de leurs partenaires internes et externes dans cette prise de décision. En effet, les performances d'une entreprise dépendent de la capacité de ses employés à collaborer entre eux et avec les partenaires externes. 4.2. De nouvelles compétences et de nouveaux talents à détecter : comment faire d'un bon joueur un bon manager ? Comme l'a écrit Bernanos, "on peut faire très sérieusement ce qui vous amuse, les enfants nous le prouvent tous les jours" (Bernanos, 1949). Cependant, le jeu étant un amusement, il n'est pas considéré comme sérieux par les managers qui refusent généralement d'y voir un quelconque intérêt. Le jeu est vulgaire et futile quand le management est noble et recouvre des enjeux importants. Pourtant, Héraclès expliquait déjà 5 siècle avant Jésus-Christ que "l'homme n'atteint vraiment sa maturité que lorsqu'il retrouve le sérieux qu'il mettait dans le jeu étant enfant". Platon disait aussi : "on peut en découvrir plus sur quelqu'un en une heure de jeu qu'en une année de conversation". Carl Young (1936) écrira également que "la création de quelque chose de nouveau est accomplie non pas par l'intelligence, mais pas l'instinct du jeu". Les nouvelles technologies de l’information permettent de donner l’illusion d’une égalité entre les managers qui participent à une communauté : ils n’ont plus d’âge, de couleur, de beauté, de sexe, de diplômes, d’accents… Ils peuvent se créer une nouvelle identité, à l’abri des préjugés derrière leur écran d’ordinateur, en utilisant leur maîtrise des outils comme un faire valoir. Les rapports de force ne s’appuient plus sur les mêmes critères. Le pouvoir des longues études est beaucoup moins puissant que celui de la maîtrise des univers virtuels et des nouveaux codes de qualification et d'évaluation. La communication avec un "geek" est très différente de la communication traditionnelle. En effet, les jeunes qui se regroupent en communautés, guildes ou tribus. En effet, les jeunes qui jouent en ligne et passent beaucoup de temps sur les forums, les communautés et les réseaux ont une intelligence structurée différemment de celle des managers traditionnels. "Un des enjeux complexes du DRH sera de gérer les talents individuellement, suivant leurs personnalités, compétences et ambitions, et en même temps de les fédérer autour d'un projet collectif" (Added et alii, 2007). "De plus en plus d’entretiens d’embauche se font directement par des mises en situation. L’Oréal, qui soigne particulièrement son marketing RH, a misé sur cette stratégie avec ses business games, qui permettent de communiquer sur ses métiers et de révéler les potentiels : le L’Oréal Brainstorm, par exemple, demande aux participants de réinventer une marque du groupe. TF1 et Bouygues Télécom, pour leur part, ont embarqué dans l’aventure Virtual Regatta, où les postulants s’inscrivent gratuitement à une course de voile virtuelle. Le participant choisit le bateau aux couleurs de l’une des 25 sociétés présentes et, s’il gagne la course, est assuré de rencontrer les recruteurs de l’entreprise dont il a porté les couleurs" (Trotereau, 2008). La place prise par les technologies de l'information et de la communication abolissent les frontières spatio-temporelles et conduisent les managers modernes à travailler avec des collaborateurs partout dans le monde. Les serious games (jeux sérieux), déjà utilisés dans la médecine ou l'aviation aux Etats-Unis, permettent de nouveaux modes de recrutement, de formation, d'évaluation et de gestion des entreprises fondés sur la virtualisation et la réalité augmentée. Les langages sont codés, symboliques, basés sur des grilles de notation, des scores ou des niveaux. Dans l’absolu, savoir lire n’est même plus essentiel : comme un enfant de 6 ans qui parvient à terminer un jeu vidéo extrêmement complexe beaucoup plus rapidement qu’un adulte, ce n’est pas le plus diplômé qui sera le mieux amène à comprendre ces langages et à se repérer dans l'environnement socio-économique modélisé afin d'y obtenir les meilleures affaires pour sa compagnie. Les managers sont connectés en réseaux socioprofessionnels entre eux et à l'entreprise, à sa base de connaissances, à son intelligence artificielle, aux forums et aux messageries ainsi qu'aux différents outils applicatifs spécifiques à leur métier. Ils évoluent dans un environnement où leur avatar interagit avec ceux de leurs collaborateurs internes et externes pour réaliser des projets tels que développer un nouveau produit, identifier les meilleurs fournisseurs ou réaliser des études de marché. Le texte 2 propose un témoignage d'un recruteur qui décrit sur quels critères il déniche la perle rare parmi tous les candidats qui souhaitent travailler pour lui. Vu notre activité, l’animation de communautés en ligne et la valorisation de commentaires d’internautes, mes critères de recrutement ne reposent pas sur la formation initiale ou les diplômes mais bien sur les compétences et aptitudes de mes futurs salariés. L’un d’eux est arrivé à Web Report avec un parcours littéraire, Khâgne et Hypokhâgne. Par ailleurs, il avait fait la promotion sur internet du site internet de l’association de musique électronique dont il est membre. J’ai donc constaté qu’il maîtrisait parfaitement nos métiers et que ça collerait. Une autre collaboratrice est paléontologue de formation… et totalement « geek ». Son avantage : une rigueur scientifique, de la méthode et une rapidité de compréhension. Les jeunes que je recrute arrivent parfois sans connaissance universitaire ou encyclopédique d’internet. Par contre, ils en maîtrisent la culture : le mail, le chat sur MSN Messenger, les smileys ! Le téléchargement est inné chez eux, ils n’ont pas du tout la culture du logiciel payant. Ils ont tous un profil FaceBook mais je ne sais pas quel usage ils en font… J’évite en tout cas d’être leur "ami" et je ne vais pas non plus dans leurs communautés en ligne, car c’est personnel. Je ne crois pas du tout au fonctionnement en tribu dans l’entreprise, ce n’est pas réaliste sur le long terme. Cette génération sait faire la différence entre temps de travail et espace privé quand ça l’arrange. Elle tient à ses RTT et peut se vivre de passage dans l’entreprise. Je travaille donc à conserver mon équipe (limiter le turn-over) par de la participation et des responsabilités. L’autonomie et la nouveauté les motivent. Ils fuient les hiérarchies trop rigides. Chez nous, les jeunes trouvent une structure souple et de taille raisonnable. Ils m’appellent "patron" mais je pense que c’est pour rigoler… Clin d’œil à l’ancien temps. Très à l’écoute, ils sont en autoformation permanente, savent valoriser ce qu’ils apprennent mais détestent perdre du temps sur un outil. Il leur faut du concret et de l’utile au travail. Texte 2 – Témoignage de Benjamin Rosoor, Gérant de la société Web Report Bordeaux, (l’Aquitaine numérique, La lettre d’information d’AEC, N° 17, septembre 2008) 4.3. L'adaptation du management des organisations aux managers joueurs Google est une entreprise Y. Elle a été créée par la génération Y. Chez Google, la moyenne d'âge est de 29 ans. Les employés ont la possibilité de travailler dans différents sièges de la compagnie partout dans le monde : Google les envoie à New York, Atlanta, San Francisco, Paris, Dublin, Bruxelles, Milan, Oslo, Moscou, Buenos Aires, Sao Paulo, Mexico ou Dubaï. Toutes les semaines, il y a des entretiens d'évaluation avec le manager. 20% du temps de travail est consacré à des projets personnels dont Gmail est le fruit. Les espaces de travail sont partagés en 3 ou 4 personnes. Les équipements incluent toutes les nouvelles technologies de l'information et de la communication, mais également des jeux vidéo, des instruments de musique, des terrains de sports, une piscine ou un mur d'escalade. Les créations d'associations ou de clubs sont les bienvenues. Les brainstormings se poursuivent autour de la machine à café ou dans la cantine où tout est gratuit. Le développement du management participatif, éthique, durable, collaboratif, et virtuel est en marche, comme l'illustre le témoignage de notre expert-métier A7. Les Y posent un certain nombre de problèmes très spécifiques. Comment maintenir leur motivation ? Comment s'assurer qu'ils ne se découragent pas et en faire des guerriers ? Comment les faire communiquer avec les seniors ? Ils ont besoin d'être alimentés tous les matins. Il faut leur donner un boulot qui leur donne envie de s'investir et qui se renouvelle chaque jour. Il faut renouveler régulièrement la complexité, l'originalité, donner de la reconnaissance et de la visibilité au niveau du management. Ils n'ont pas de culture très marquée donc ils s'adaptent facilement. Ils sont aussi très flexibles. Ils sont un peu plus contraignants mais ils ont beaucoup de qualités qui en font des performeurs. Il faut toujours s'assurer que dans le groupe qu'ils animent il y ait quelqu'un qui soit proche de la réalité et un peu moins dans le virtuel. C'est important de les ramener un peu sur Terre. Dans mes équipes, j'essaie d'associer des profils complémentaires pour qu'ils puissent s'enrichir les uns les autres. Je me demande toujours : "est-ce qu'ils prennent leur pied ?" et s'ils ne s'éclatent pas, il faut changer quelque chose ! La génération Y est une génération qui veut tout, tout de suite, et il faut leur donner. On ne peut pas les laisser dans la routine. En termes de recrutement j'ai besoin de BAC+5 spécialités. J'ai appris à recruter des gens sans même les voir en tenant compte de leurs capacités à interagir et à être créatif. On recherche des managers qui sont capables de gérer des projets particulièrement complexes, des gens qui sont partis à l'étranger, des stratèges, des communicants, qui sont ouverts sur les nouvelles technologies et avec une vision de l'avenir. La gestion de carrière ? Les Y ne correspondent pas à cette notion : ça pourrait leur faire peur ! Ils aiment ne pas savoir ce qu'ils feront plus tard, ni la fonction qu'ils auront, ni dans quelle entreprise ou dans quelle ville ils seront. Ils ne savent pas ce qu'ils feront demain alors dans 6 mois ou 1 an… Ils ne supportent pas le leadership mou. Leur manager doit vraiment s'affirmer, leur donner des objectifs précis et surtout évaluer leur performance régulièrement. Ils veulent du feed-back immédiat. Ils ont l'habitude de ça alors ont ne peut pas les laisser dans des organisations où on ne fait le bilan qu'une fois par an. La devise d'un Y c'est : "donnes moi du fun aujourd'hui et je serais avec toi". Texte 3 – Témoignage de A7, Directeur de service chez Hp Avant, il y avait une guerre pour devenir manager. Maintenant la plupart de ceux qui ont cette prédisposition et qui peuvent le devenir ne le veulent pas. Ils travaillent à toutes heures du jour et de la nuit, se connectent et se déconnectent dans arrêt sans perdre en efficacité. Ils s'adaptent spontanément aux exigences de leurs collaborateurs, ils ont besoin d'entretenir un niveau de motivation très élevé, ils attendent moins contraintes et de contrôle avec plus d'autonomie et de confort de travail. 4.4. Les risques du management du virtuel Les entreprises doivent gérer le choc des générations. En effet, le décalage entre les compétences des "nouvelles recrues" et des "anciens" se creuse et il devient significatif pour des écarts d’âge de moins en moins grands. Ce constat est valable dans presque tous les secteurs d’activité dans la course à l’innovation et la nécessité de l’agilité sont omniprésentes. Dans certaines sociétés, la moyenne d’âge est d’ailleurs significative de la "fraîcheur" des ressources humaines, ce qui peut poser problème comme dans le cas de la société Google qui a été attaquée pour "discrimination anti-vieux". On peut s’interroger sur la volonté de maintenir la moyenne d’âge des employés en dessous de 30 ans et sur les moyens de le faire. Les entreprises doivent adapter les conditions de travail qu’elles proposent et les outils qu’elles mettent à disposition de leurs salariés aux évolutions socio-économiques et aux nouveaux profils disponibles. Ceux-ci excluront de leur prospection les firmes qui leur imposent un cadre trop contraignant pour leur créativité. Comme le souligne Louis Philippe de Ségur, "un conquérant est un joueur déterminé qui prend un million d'hommes pour jetons et le monde entier pour tapis". Les nouvelles technologies rendent les informations, les ressources et les interlocuteurs accessibles n’importe où et à n’importe quelle heure. Un collaborateur ou un partenaire qui serait de l’autre côté de la Terre semble communiquer avec vous depuis le bureau d’à côté : vous le voyez, vous lui parlez, vous partagez les mêmes documents, travaillez sur les mêmes supports. Les managers peuvent donc être amenés à travailler chez eux, dans les transports ou en pleine nuit en fonction des contraintes, seuls ou avec d’autres personnes dans le monde. Il n’y a plus de notion de "tôt" ou de "tard" dans cet univers globalisé où le lieu où l’on se trouve n’a plus vraiment d’importance : tout est dans l’opportunité et la réactivité. Le respect des délais et l’anticipation sont des priorités absolues, peut importe les conditions. C’est la présence ou l’absence de besoin qui gouverne les interactions entre les individus. La durée du travail devient alors de plus en plus difficile à appréhender. Ce sont les tâches, les missions et les projets qui déterminent la performance et la rémunération des salariés. Conclusion Les tensions entre les organisations, leur environnement et les comportements individuels deviennent de plus en plus difficile à gérer. La situation s'aggrave progressivement et risque de devenir très critique rapidement et pour un nombre significatif d'entreprises. "Au fond, la seule, la vraie question à se poser à propos du 3ème millénaires est celle de son humanité. Le 3ème millénaire sera-t-il enfin celui tant attendu de la réconciliation du progrès et de la condition humaine ? Réconciliation tant attendue et pourtant si paradoxalement difficile. Le progrès a en effet tant déçu. Nous attendions un progrès des techniques, mais aussi un progrès économique, et bien évidemment un progrès de la condition humaine toute entière" (Added et alii, 2007). Cette communication a montré comment le jeu peut être la source de cette humanité retrouvée des entreprises si elles acceptent de le considérer avec toutes les potentialités qu'il renferme. Pour intégrer la génération Y, la transposition des pratiques du jeu, en particulier des MMORPG, peut également apporter des solutions efficaces. Le jeu fait partie intégrante du profil encore atypique du manager joueur va se diffuser progressivement. Bibliographie Allain C. (2008) – Génération Y, qui sont-ils ? Comment les aborder ? Un regard sur le choc des générations, Éditions Logiques, Montréal, 204p. Allal-Chérif O. (2007) – Un modèle économique pour les places de marché électroniques, Thèse pour l’obtention du titre de Docteur en Sciences de Gestion, dirigée par Marc Favier, présentée et soutenue le 15 mai 2007. Allal-Chérif O. et Maira S. (2008) – "Le manager de demain", working paper, Institut de Recherche et d'Innovation en Management des Achats. Allal-Chérif O. (2009) – "Le Business Collaboratif crée de la valeur durable", L'Expansion, Les Cahiers du Management, n°744, septembre 2009. Bansal P., Roth. K. (2000) – "Why Companies Goes Green: A Model of Ecological Responsiveness", Academy of Management Journal, Vol. 43, N°4, p. 717-736. Baudelaire C. (1868) – Curiosités esthétiques, Garnier Classiques. Beau F. 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