Entretien avec Philippe Albera : Schubert et la censure

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Entretien avec Philippe Albera : Schubert et la censure
Entretien avec Philippe Albera : Schubert et la censure
Schubert, par Otto Bühler
Bonjour Philippe Albera, vous êtes musicologue, vous enseignez l’histoire de la musique des XIX e et XXe
siècles aux conservatoires de Genève et de Lausanne. Je souhaiterais que vous nous parliez
aujourd’hui des rapports de Franz Schubert à la censure.
Quel était le contexte politique à l’époque de Schubert ? Quelle censure était pratiquée à Vienne ? Et
dans quels buts ?
C’est un peu délicat de parler de censure à propos de Schubert, parce qu’il n’a pas été censuré. La
censure existait et est liée à ce qui s’est passé au congrès de Vienne après la défaite de Napoléon, la
redistribution des cartes dans toute l’Europe et le retour de la monarchie dans la plupart des pays
européens qui avaient été conquis par Napoléon. La monarchie s’est défendue contre l’idée de la
République inspirée par la Révolution française et portée par Napoléon. Ce retour à un pouvoir
monarchique fort a provoqué une tentative de poursuite de tous les gens qui étaient favorables à
l’esprit républicain, à l’esprit révolutionnaire. On observe alors une volonté de museler la pensée, les
publications, afin d'avoir un contrôle sur les milieux intellectuels, les universités, les journaux, etc.
C’est Metternich qui a organisé le pouvoir à ce moment-là, au nom de l’empire autrichien. C’est une
période de répression, de recul, de conservatisme avec énormément d’espions. Il y a eu pas mal de
condamnations, d’emprisonnements, et Schubert a été touché de près, puisqu’un des personnages
de son entourage, le poète Johann Senn, a été arrêté au petit matin, alors qu’il était avec ses amis
dans un appartement à Vienne : la police est intervenue, il y a eu des coups de poings, Schubert en a
sauf erreur reçu sur le visage, ce Senn a été embarqué et a ensuite été emprisonné dans une
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forteresse pendant des années. Le climat n’était pas très sympathique. Schubert atteint alors l'âge
adulte : l’époque du congrès de Vienne de 1814-1815 coïncide avec sa maturité musicale, qu’il atteint
déjà à ses 17-18 ans avec la composition de lieder comme Erlkönig ou Gretchen am Spinnrade.
Quel est le contexte général de production musicale à l’époque de la Restauration et comment
Schubert s’y inscrit-il ?
Schubert ne s’inscrit dans pas grand-chose parce qu’il est un compositeur tout à fait méconnu, il écrit
de la musique pour lui-même et pour un tout petit cercle d’amis, il chante ses lieder en
s’accompagnant au piano. Et même si, à partir d’un moment donné, un chanteur réputé, Johann
Michael Vogl, s’est mis à les chanter, Schubert n’avait au fond aucun rayonnement à Vienne. On dirait
aujourd’hui de lui qu’il était une sorte de marginal. Il n’était pas lié aux institutions, n’était pas joué,
n’a eu quasiment aucun concert public dans sa vie et a totalement échoué au niveau de l’opéra.
Schubert s’inscrit donc comme quelqu’un qui est à côté, qui est dans la société, mais qui vit un peu
en marge de celle-ci. Il avait un peu une vie de bohème : il vivait chez des amis, il gagnait un peu
d’argent par-ci par-là, il le dépensait assez rapidement, il changeait d’habitation je crois en moyenne
deux ou trois fois par année. C’est une vie sans assise globalement.
Encore une chose qu’on peut dire sur la censure, c’est qu’il a quand même écrit ses deux cycles de
lieder sur des textes de Wilhelm Müller, qui était un auteur assez mal vu : dans un premier temps, il
avait été assez favorable à la monarchie, puis, après avoir accompagné, je crois, un noble en Italie, il
s'est rendu compte au cours de son voyage à quel point l’Autriche était un pays terrifiant. Il est alors
devenu une sorte de rebelle. Les textes du Winterreise, qui sont plus nombreux que ceux que
Schubert a mis en musique, ont alors été censurés, interdits de publication. Ces poèmes ont été
publiés dans une petite revue qu’on se passait sous le manteau et c’est intéressant de savoir que
Schubert a pu prendre connaissance de ces textes interdits. C’est un acte intéressant de la part de
Schubert de mettre en musique un auteur qui est à l’index.
Mais plutôt qu’un acte de résistance, la musique de Schubert ne serait-elle pas l’expression de ses
désillusions et de son pessimisme face au climat politique d’alors ?
Il est difficile de savoir ce qu'il en est exactement, mais je vois une forme de résistance intérieure
dans le fait d’écrire de la musique pour créer un monde alternatif, étant donné que le monde dans
lequel il vit ne lui ne donne pas la possibilité d’une vraie existence. On attribue souvent les
qualificatifs de mélancolique, de dépressif à Schubert, mais il ne faut pas oublier que c’est quelqu’un
qui a entre 20 ans et 30 ans, et que tout ce qu’on écoute de Schubert est l’œuvre d’un jeune homme,
et non d’un vieux monsieur. Et donc il y a quand même une énergie, une soif de vivre. Je pense qu’il y
a aussi un aspect de révolte chez Schubert qu’on entend dans sa musique : il y a des gestes brusques,
il y a des moments où, tout d’un coup, cette inspiration, qui est toujours un peu dans un monde
parallèle, qui coule assez harmonieusement, est interrompue par des choses extrêmement fortes et
violentes. Par exemple, je donne souvent à écouter dans mes cours l’Inachevée. On a en fait trois
idées thématiques : la première, sinistre, en si mineur, qui apparait dans l’introduction et qui va servir
dans le développement, et les deux thèmes principaux de la forme sonate qui sont très proches l’un
de l’autre, lyriques, assez doux, aimables. Mais, tout d’un coup, le deuxième thème s’interrompt, il y
a un silence, et au lieu d’avoir le sol majeur ou mineur qu’on pourrait attendre, il y a un accord de do
mineur fortissimo par tout l’orchestre. Et un orchestre avec des trombones ! C’est quand même un
signe aussi, ces trois trombones. Je pense que c’est d'ailleurs un peu lié à Don Giovanni. Là vous avez
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donc une chose qui n’est pas préparée. Certes, ce n’est pas une construction dramatique qui mène à
un climax, comme on aurait chez Beethoven. C’est une musique qui est tranquille, aimable,
intérieure, belle, etc. et tout d’un coup il y a quelque chose de violent qui tombe, littéralement. Vous
avez ça dans les sonates pour piano, dans les lieder, et dans certains quatuors. Il y a beaucoup
d’endroits où on retrouve cette espèce de cri de rébellion, de révolte.
Pour contrebalancer l’idée que l’œuvre de Schubert constituerait une réponse au contexte politique,
on pourrait vous rétorquer qu’elle serait bien plutôt liée à sa personnalité, à sa propre vie et à sa
maladie...
Certainement que la prise de conscience de sa maladie, la syphilis, coïncide avec une prise de
conscience de la mort. Il se fait soigner pour la syphilis en 1823, juste avant la composition du cycle
de lieder Die schöne Müllerin. Ce cycle dit aussi quelque chose à propos des relations amoureuses de
Schubert. Ses lieder racontent toujours des amours malheureuses. La situation est toujours plutôt
triste ; il y a rarement une exaltation amoureuse. On se rend alors bien compte que Schubert n’a pas
pu construire sa vie affective. Il est allé voir des prostituées, comme beaucoup le faisaient, qui étaient
dans des conditions d’hygiène très médiocres. Dans la banlieue de Vienne, les conditions d’hygiène
étaient absolument déplorables et l’espérance de vie pour les gens qui y étaient nés, comme
Schubert, était de 31 ans. Il est donc pile poil dans la moyenne ! Il a forcément été marqué par
l'annonce de sa maladie, son apparition coïncide très certainement avec une évolution vers une
recherche encore plus profonde chez lui.
Mais il y a un texte qui prouve à quel point Schubert était lucide sur la situation politique et sociale de
son temps, un poème qu’il a écrit en 1824 quand il était dans la famille Esterhazy, où il donnait des
leçons aux jeunes filles. Ça s’appelle « Plainte au peuple ». Schubert y exprime le sentiment d’être
dans un temps qui ne donne aucune perspective et où l’art n’a aucune valeur. Vous trouvez déjà cet
esprit dans le lied der Wanderer, qui date de 1816. Je le trouve très emblématique de la figure de
Schubert, quelqu’un qui est en route mais pour aller nulle-part.
PLAINTE AU PEUPLE
Ô Jeunesse de notre temps, tu es partie !
La force d’un peuple innombrable est gaspillée,
Pas un seul qui se distingue de la masse
Et tout le monde passe, insignifiant.
De ma force gaspillée, seule me reste,
Cette douleur trop forte, cette douleur dévorante
Car, dans mon inaction le temps présent m’écrase,
Qui interdit de réaliser de grandes choses.
Dans l’âge des infirmités, le peuple rampe ;
Les exploits de la jeunesse, il les imagine comme des rêves,
Chacun se moque des rimes d’or,
N’accordant plus aucune attention à la force de leur contenu.
À toi seul, ô art sacré, il est encore donné
De décrire par tes images une époque de vigueur et d’action
Pour apaiser un peu la grande douleur
Qui nous brouille à jamais avec notre destin 1.
1Lettre à Schober, le 21 septembre 1824, in Brigitte Massin, Franz Schubert, Paris, Fayard, 1977, p. 295.
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C’est absolument évident que Schubert était d’une totale lucidité. De toute façon, je pense toujours
que les créateurs sont des gens hyper lucides. Ce ne sont pas des abrutis qui ont un génie musical,
mais ce sont des gens qui ont une conscience très aigüe de leur époque, qui sentent les choses et qui
les comprennent.
Il y a dans la « Plainte au peuple » une réflexion sur la place de l’art dans la société…
Oui, l’art auquel il croit, personne n’en veut. Qu’est-ce qui marche à cette époque-là ? Qu'est-ce que
les gens vont écouter ? Rossini. C’est Rossini la grande vedette dans le domaine de la musique
savante. Et sinon on assiste dans les années 1820 à l'émergence des musiques de divertissement, des
bals, des valses de Strauss, etc. Schubert a certainement conscience qu’il n’est pas dans une époque
favorable à un art qui pourrait avoir une grande ambition. C’est d’ailleurs intéressant de comparer la
position de Beethoven et de Schubert : ils ne sont pas de la même génération, mais ils ont vécu en
même temps. Beethoven, qui est enfermé dans son monde intérieur, est encore porté par le monde
imprégné de l’esprit des Lumières. Il y croit encore. Sa neuvième symphonie, c’est un geste volontaire
qui affirme : « Allez, si on était tous frères, ce serait formidable ! ». Pour Schubert, c’est déjà cuit. Et il
le sentait aussi parce que ses amis étaient confrontés à cette situation de censure. Il a beaucoup mis
en musique Mayrhofer, par exemple, ce poète qui était secrétaire dans l’administration de
Metternich, un type complètement double, puisqu’il était aussi dans le cercle de Schubert, avec les
gens libres penseurs. Il devait rédiger des textes ou participer à la rédaction de textes liés à la censure
de l'époque. Il a fini par se suicider, tellement il n’arrivait plus à vivre cette dichotomie. Donc je pense
que tout ça était très concret et que Schubert s’est fabriqué un monde intérieur qui compensait cette
espèce de misère du temps.
En tant que spécialiste de la musique contemporaine, connaissez-vous des compositeurs d'aujourd'hui
qui développent une démarche analogue à celle de Schubert face à leur contexte politique ?
Oui, mais le problème c’est que Schubert est tellement une espèce de génie invraisemblable que c’est
difficile de comparer. C’est comme dire « qui est le Beethoven d'aujourd'hui ? ». Mais il faut oser. J’ai
écrit un livre sur un compositeur italien qui s’appelle Stefano Gervasoni, et je le compare souvent à
Schubert, parce que c’est quelqu’un qui écrit aussi une musique assez intimiste, pas grandiloquente,
spectaculaire, puissante, etc. C’est une musique un peu fragile, qui est pleine d’expressivité, et qui est
composée dans une époque difficile : aujourd’hui, un compositeur qui écrirait la 9ème symphonie, on
s’en foutrait, ça ne représente rien, les gens ne se représentent pas à travers la musique qui est créée
aujourd’hui. Et donc je me suis dit à plusieurs reprises qu’il y a chez ce compositeur quelque chose de
cet esprit de Schubert, cette manière de se retrancher dans un monde intérieur, où il y a une forme
de beauté, de beauté du son, et en même temps de désespoir, de souffrance. Une tentative de quand
même maintenir un monde imaginaire au milieu de ce monde merdique qui ne s’intéresse pas à ça.
Gervasoni est aussi un musicien sans compromis qui construit son monde sans essayer de plaire, ou
d’avoir du succès. Je n'en vois pas beaucoup qui sont comme ça. Aujourd’hui on a davantage des
Richard Strauss, des Carl Orff, des gens de cet acabit, des compositeurs qui font des trucs avec
beaucoup d’effets, beaucoup de panache - parfois avec habileté et virtuosité d'ailleurs -, ou alors des
choses un peu régressives, qui sont là pour séduire le public de façon directe.
Le mystère avec Schubert c'est qu'il a écrit des milliers de pages de musique – sans avoir une place
dans la société, sans savoir s’il allait être joué ou pas, par besoin intérieur. Il a tellement écrit que si
on voulait recopier toute sa musique, je suis sûr qu’on mettrait autant de temps qu'il lui en a fallu
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pour la composer. Et quand on écoute le quintette avec deux violoncelles ou les dernières sonates
pour piano, on oublie que c’est un type de 30 ans qui a composé ça, on a l’impression que c’est
quelqu’un qui a déjà eu une vie énorme. Et non, il n'a que 30 ans, c’est un type tout jeune qui
pourrait jouer au foot dans le parc.
Propos recueillis par Benjamin Jaton
étudiant en 2e année de Bachelor de musicologie
le 15 juin 2016
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