EP2-tant que mon coeur bat
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EP2-tant que mon coeur bat
Tant que mon coeur bat Collection animée par Soazig Le Bail, assistée de Charline Vanderpoorte. Madeline Roth Tant que mon coeur bat © Éditions Thierry Magnier, 2016 ISBN 978-2-36474-940-5 Illustration de couverture : Marion Tigréat Direction artistique de couverture : Florie Briand Maquette intérieure : Amandine Chambosse Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse Madeline Roth est née en juin 1979 à Grenoble. Elle étudie les métiers du livre, rêve de devenir éditrice, mais trouve en 2001 un poste de libraire spécialisée jeunesse à L’Eau Vive, à Avignon, et cela lui plaît tellement qu’elle y reste. Elle partage sa passion en rédigeant articles et chroniques dans les revues Citrouille et Parole, et puis un jour, alors qu’elle écrit depuis ses douze ans, le personnage de Jeanne vient toquer à sa porte. Et elle a plein de choses à lui dire. En 2015, elle a publié aux éditions Thierry Magnier son premier roman : À ma source gardée. Pour les étoiles tatouées sur mon bras, boussole. Pour celles et ceux qui étaient là, qui sont là : Doriane, July, Magali, Marie-Georges, Hélène, Marie, Romain, Sophie, Gwen et Olivier, Patrick, Cathie. Pour Caroline, Gaëlle, Paolina, Carole, Anahita et celles et ceux qui ont laissé un mot après la parution des premiers textes : chaque mot a compté. Pour Thomas, pour... tout, tellement. Pour Stéphane, pour les mots entre les silences. Pour Bastien, le vrai. Pour Fabrice, la place prise dans ma vie. Pour Noé. « L'événement lui-même est détruit par le livre (...). Ce qui est écrit a remplacé ce qui a été vécu. » Marguerite Duras Elle une marionnette Bastien regarde par la fenêtre. Les cerisiers commencent à fleurir. Tout lui dit de ne pas revenir ici. Mais il sait qu’il reviendra. Demain. Dans cette chambre, au dernier étage, au bout du couloir, puisqu’il y a elle. Elle qui ne dit rien. Elle qui pleure. Qui ne sait plus parler. Qui respire à peine. Qui a peur des gestes brusques. Qui ne supporte pas qu’on la regarde. Elle qui fuit. Il a voulu l’emmener marcher dans le parc, mais elle n’a pas le droit de sortir. Il y a des bandes blanches dans le couloir qu’elle n’est pas autorisée à franchir. Il n’y a rien dans cette pièce minuscule, pas même un miroir. Ils ont fouillé sa trousse de toilette, ne lui ont laissé qu’une brosse à dents et du dentifrice. Esra porte une vieille chemise qui appartenait à sa mère. Elle ne s’habille pas. Elle a les cheveux sales. Les yeux rouges. 11 Tout lui hurle de ne pas revenir. elle volait. Elle tournoyait. Y avait plus personne autour. Mais il reviendra. Comme si le monde, elle l’avait pris entre ses paumes pour en faire une toute petite boule de rien qu’on roule et qu’on Quand il quitte la chambre, une voix l’arrête. Vous avez met dans son ventre pour faire du chaud et puis que ça un instant à m’accorder ? C’est une jeune femme brune, habite, que ça inonde – et si on souffle, ça s’évapore, des vêtue d’une blouse blanche. Ses cheveux lisses sont atta- volutes bleues qui montent au ciel. chés. Elle parle avec douceur. Elle le fait entrer dans son bureau et s’asseoir. Vous voulez bien me parler d’Esra ? Elle était en seconde, lui en première. Elle avait quelque Vous parler d’Esra ? Combien d’heures vous avez devant chose de différent. Quelque chose dans le regard. Il la croi- vous ? Combien de nuits ? Esra, c’est du silence. En tout sait souvent au café en face du lycée. Un jour il avait osé cas, les mots pour la dire, je ne les ai pas. rejoindre sa table. Elle y était toujours seule, elle lisait, Vous connaissez des gens qui ont des tempêtes dans le la plupart du temps. Ils avaient parlé, doucement. Les silences ne semblaient pas la gêner. Elle avait les yeux très ventre ? clairs, elle regardait par la fenêtre, la rue de l’autre côté. La première fois que Bastien l’avait rencontrée, elle por- En la quittant, Bastien avait pensé qu’Esra, c’était un tait un tee-shirt blanc trois fois trop grand pour elle et ses mystère. Comme si elle portait une énigme. Mais il se sen- jambes balançaient dans le vide du onzième étage d’un tait prêt à essayer. immeuble. C’était une fête, avec beaucoup de monde. Elle Bien sûr, il ne savait pas. Jusqu’où il irait pour ça. fumait, elle ne disait rien. Il l’avait d’abord vue de dos, il Il la voyait de plus en plus souvent dans ce café. Il allait avait d’abord vu sa nuque. Il n’a jamais connu quelqu’un qui aimait le vide comme elle. Mais peut-être que ce sont justement ces gens-là – ceux qui aiment trop, qui se brûlent, qui tombent – qui s’asseoir à ses côtés. Elle lui confiait parfois des pensées, des souvenirs. Il avait imaginé mille choses sur sa vie. Mais pas ça. aiment le plus la vie, non ? Elle avait la peau blanche comme du lait. Sauf des Un jour il a posé sa main sur la sienne. Elle a sursauté. cernes qui la creusaient parce que dormir, elle savait pas. Elle l’a retirée, en se mordant les lèvres pour ne pas pleurer. Elle écoutait Patti Smith et Barbara. Quand elle dansait, 12 Elle lui a dit : Je ne peux pas. 13 Elle lui a dit : Tu ne devrais pas. Esra, je ne poserai pas de questions. Je te laisserai le Oui. Il avait répondu si faiblement que le médecin l’avait repris. Pardon ? temps que tu voudras. Il y a quelque chose dans ton ventre, Oui. Je les connais. Esra… Esra devient folle. sur ta peau, dans le clair de tes yeux, tes mains qui tremblent, Vous êtes un ami ? quelque chose que tu ne dis pas. J’attendrai. Je suis là. Ça, c’est tous les mots qu’il n’a pas dits. Mais Esra, il en était sûr, les devinait. Il n’avait pas su répondre immédiatement. Il était quoi, exactement ? Il était amoureux d’elle. Amoureux fou d’une fille qui devenait folle. Le téléphone sonne dans cette petite chambre. Esra ne répond pas tout de suite. Elle regarde Bastien, l’air de Quand le printemps s’était installé ils avaient quitté le dire : Réponds, toi. Il décroche. C’est sa voix à lui. Il ne café pour marcher le long des quais. Esra parlait peu, mais l’a jamais entendue mais il le sait, immédiatement. Il y a Bastien aimait ça. Ils s’asseyaient sur un banc. Elle fumait. quelque chose d’étrange, on dirait une voix enregistrée. Il Un jour elle lui avait dit : J’aime quelqu’un. dit : Tu n’es plus ma femme. Tu n’es plus ma femme. Bas- Il y avait eu un silence. tien raccroche. Le téléphone sonne à nouveau. Les mêmes Et elle avait repris : J’aime quelqu’un. Et ça me… bous- mots. Tu n’es plus ma femme. Il raccroche. Il pose à peine cule, retourne. Chamboule. Modifie. le combiné qui hurle dans sa main. Il arrache la prise. Esra est livide. Elle tremble. Antoine avait quinze ans de plus qu’elle. Il était scénariste. Il avait fait les Beaux-Arts. Il connaissait tout sur C’était Bastien qui avait conduit Esra dans cette cli- tout. Esra, la première fois qu’elle avait parlé de lui à Bas- nique. Elle l’avait appelé. Elle délirait. Elle avait peur. Elle tien, était comme subjuguée. Il avait voyagé, il avait peint, était terrifiée. Dans le bus elle regardait sans arrêt derrière dessiné, il écrivait, il dormait peu, il remplissait des car- elle, s’impatientait aux feux rouges. Ne me laisse pas, nets noirs, s’éclairait à la bougie. Plus Esra parlait, plus emmène-moi loin, loin. Bastien comprenait ce qu’elle pouvait lui trouver. Tout ce que lui n’avait pas. Une épaisseur. Une histoire. Des cica- C’était lui qui avait parlé aux médecins. trices. Des zones d’ombre. Vous connaissez les raisons qui ont conduit Esra ici ? 14 15 Ce jour-là, elle lui avait parlé de lui avec les yeux qui Elle l’avait regardé, d’abord. Ses yeux noirs. Sa barbe brillent. Elle lui avait dit : C’est une passion, tu com- mal rasée. Son pull rouge de camionneur. Les traits de prends ? Je peux te le dire sans que tu aies peur ? Je suis à son visage. Elle l’avait déjà vu, ici. Écrire dans ce petit lui. Je n’ai jamais vécu ça. J’ai peur de ce qui peut arriver cahier noir. Elle lui avait souri, puis s’était assise. Avait mais je ne peux plus faire marche arrière. C’est lui. Je res- commandé un café. Avait rallumé une cigarette. Il avait la pire pour lui. Je n’arrive à penser à plus rien d’autre. tête penchée sur son cahier, ne la regardait pas. Elle avait fini par dire : Vous écrivez un roman ? Elle avait montré à Bastien un petit cahier noir dans lequel elle écrivait. Elle lui avait dit : Il a les mêmes car- Et voilà. C’était ce jour-là. nets, je me suis acheté les mêmes, et montré une page. Où elle avait écrit : Je suis ce qui n’est plus possible à force de le plier, de le faire tout petit. Je suis ce corps en entier qui On dit souvent que dans la vie, l’important c’est de faire les bons choix. s’affiche de partout. Ces yeux que seul toi fermes. Cette Esra avait-elle choisi ? nuit est la première de nous deux – à partir d’aujourd’hui Plusieurs fois, elle avait dit à Bastien : Tu sais, Antoine, je l’ai cherché. Je l’attendais. Mais Bastien remuait la tête. je vais vivre et me voir. Non, elle ne l’avait pas choisi. Antoine, si. Il y avait le fleuve en face d’eux, les voitures qui passaient en bas. Elle continuait à parler. Bastien ne l’écoutait plus. Elle avait rencontré Antoine au café du cinéma. Il écri- Antoine avait vu la jeune fille en pleurs, tremblante, seule. Il l’avait invitée à sa table en sachant qu’elle serait touchée parce qu’il écrivait. vait dans ce petit cahier noir lorsqu’elle était sortie, remuée, Elle n’avait pas choisi. Elle avait quinze ans. Bastien d’une salle. Esra était ce genre de fille qui allait au cinéma a essayé de savoir, plusieurs fois, si elle avait eu peur, ce seule, voir des films qui la remuaient. Elle avait fumé une jour-là. Peur ? Mais de quoi ? Il était gentil, doux, souriant. cigarette debout, tremblante, et il la regardait. Elle cherchait des yeux une place pour s’asseoir, mais toutes les tables étaient occupées. Il s’était levé, lui avait touché le bras, lui Et Bastien pensait : Il t’a pris ta vie, Esra. indiquant une chaise libre en face de lui : Asseyez-vous, si Quelque chose en lui lui disait qu’elle s’en doutait, vous voulez. Je ne vous embêterai pas. 16 même ce jour-là. 17 Et c’est comme ça que l’histoire a commencé. Antoine Cet homme la touchait. Elle ne savait rien de lui. Elle a arrêté d’écrire, lui a raconté, un peu. Les scénarios pour sentait quelque chose changer en elle. Elle maquillait ses le cinéma. Elle, elle a peu parlé. Elle a répondu aux ques- yeux. Choisissait ses vêtements. Manquait parfois les pre- tions d’Antoine. A donné d’elle. Il la vouvoyait toujours. Elle mières heures de cours du lycée pour se rendre au café et aimait ça. L’heure tournait, elle n’avait pas envie de le quit- le voir. Elle n’avait parlé de lui à personne. Un matin, il a ter, mais elle devait rentrer. Il lui a dit : Je suis souvent ici. pris sa main. L’a gardée dans la sienne, longtemps, sans Vous reviendrez vous asseoir. Ce n’était pas une question. rien dire. Ils se regardaient. Lorsqu’elle s’est levée, il s’est levé aussi, la main toujours dans la sienne. Il a embrassé Elle est revenue. Moins d’une semaine après. Ce jourlà, quand elle s’apprêtait à partir, il lui a tendu une petite sa bouche, doucement, longtemps. C’est comme ça que l’histoire a commencé. enveloppe bleu ciel. Elle ne l’a pas ouverte devant lui. Elle l’a quitté et est allée s’asseoir sur un banc dans le parc. Il fai- Elle va rester longtemps ? sait doux. Il y avait des enfants et des mamans assises. Des Cela dépend d’elle. Elle ne mange rien. Elle ne parle pas. vieux aussi. C’était une longue lettre. Écrite à l’encre bleue. Il lui parlait de ses yeux, de ses mains, de sa peau. Il parlait Par la fenêtre du bureau, Bastien regarde Esra qui rejoint de ses cheveux et de la couleur des renards. Il lui écrivait sa chambre à petits pas. Ici elle est en sécurité. Antoine ne la passion de Marina Tsvetaïeva. Esra n’avait aucune idée viendra pas. Et pourtant, Bastien sait que tout ce qu’elle de qui cela pouvait être. Elle chercherait. Son cœur battait espère, chaque jour, chaque minute, c’est qu’il passe la à tout rompre. Pourquoi avait-elle eu cette chance, elle, de porte, l’embrasse, et l’emporte. recevoir cette lettre, de rencontrer cet homme ? Esra sentait qu’elle pourrait se réveiller à n’importe quel moment. Que Le médecin lui dit : Écoutez. Je travaille ici depuis ce conte de fées là pourrait durer un jour, une nuit. Tant pis. huit ans. J’ai vu beaucoup de patients. Des gens perdus Elle vivrait ce qu’il y avait à vivre. Elle prendrait ce qu’il y comme Esra sont sortis de cette clinique. Ils arrivent avait à prendre. Elle n’avait pas peur. noués de partout. Les tempêtes dans le ventre, c’est vous Elle a relu la lettre des dizaines de fois. Elle avait déjà reçu qui m’avez dit ça le premier jour. Et puis ces personnes quelques lettres de sa famille, de ses amies. Jamais une lettre apprennent à parler. À dormir. À pleurer. Ça prend plus d’amour. C’était une lettre d’amour. Et elle était si belle. ou moins de temps mais ils sortent toujours. Ils vivent. 18 19 Esra est encore une enfant. Je ne sais pas les liens qui sentir vibrer. Il avait pris toute la place. Il lui faisait l’amour vous unissent mais elle tient à vous. Esra n’a pas envie de plus en plus violemment. Elle criait. Elle fumait nue sur de mourir. Elle ne sait pas vivre, c’est tout. C’est tout et son balcon, tremblante. Elle buvait du café. Il la prenait ce n’est pas la même chose. dans ses bras et la calmait. Il lui écrivait toujours. De lon- Elle est venue ici pour le quitter. Ça veut dire qu’elle a gues lettres à l’encre bleue. fait la moitié du chemin. Plus que la moitié. Mais maintenant elle n’avance plus. Elle n’arrive plus à faire un pas. Il faut l’aider. Lui tenir la main. Bastien la voyait de moins en moins. Elle ne se rendait presque plus au café en face du lycée. Une fois, elle lui avait dit : Je suis amoureuse, avant d’éclater en sanglots. Il Elle lui a écrit. Une lettre beaucoup plus courte que la sienne. Juste ces mots-là, juste : Écrivez-moi encore. avait osé prendre sa main, lui sourire, et lui dire : Mais Esra normalement ça fait pas pleurer, être amoureuse, enfin pas pleurer comme ça, et il n’avait rien dit, juste serré sa main, Il lui a donné une lettre chaque jour. Esra les déposait juste calmé ses pleurs. dans une boîte. Les relisait. Un jour, il a noté son adresse. Il lui a dit : Vous viendrez. Et une fois de plus, Esra pen- À quel moment, lui, Bastien, était-il tombé amoureux sait qu’elle n’avait pas le choix. Elle a sonné chez lui. Il a d’elle ? Il n’en avait aucune idée. Il ne l’avait dit à per- ouvert dans un sourire et sans un mot. L’a déshabillée len- sonne. C’était la dernière fille à aimer. Mais c’était comme tement. Ils ont fait l’amour lentement. Une première fois. ça. Il se le répétait. C’est comme ça. Une autre. Ils n’ont pas dormi. Esra tremblait. Cet homme était en train de tout lui prendre. Et elle lui donnait. Et puis un jour la première écharde s’est infiltrée sous la peau d’Esra. Le soir tombait et elle n’avait reçu aucun Elle voyait Antoine chaque matin au café et se ren- message. Elle s’inquiétait. Elle avait écrit quelque chose dait chez lui plusieurs soirs par semaine. Elle mentait à de léger, d’ironique, pour lui faire la remarque. Il l’a appe- ses parents. Elle mentait à son amie Julie. Elle mangeait lée. Il hurlait. Qu’elle était une enfant gâtée, capricieuse, moins, perdait du poids. Plus rien n’avait de sens pour qu’il était en train de lui donner sa vie, qu’il avait travaillé elle. Il lui envoyait des messages. Des dizaines par jour. d’arrache-pied toute la journée sans s’accorder une seule Même quand le téléphone restait muet, elle croyait le seconde. 20 21