Webern, opus V - Béjart Ballet Lausanne
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Webern, opus V - Béjart Ballet Lausanne
Webern, opus V Chorégraphie Maurice Béjart Musique Anton Webern, Cinq Pièces pour quatuor à cordes op. 5 Lumières Clément Cayrol Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles, 26 mars 1966 Marie-Claire Carrié, Jorge Donn «Soigner le style et l’ambiance. Mélange de précision technique et musicale et de romantisme émouvant et dansant. Beaucoup parcourir. Ne pas précipiter entre les variations. Se placer lentement avec ‘Suspense’». Note de Maurice Béjart à Jacqueline Rayet, 1967 Les musiques de Schönberg, Berg et Webern n’ont pas de secret pour Maurice Béjart. Mais des trois compositeurs de l’Ecole de Vienne, Webern demeure peut-être le plus proche. Webern, opus V est le troisième ballet du chorégraphe créé sur une musique de Webern, après Temps et Suite viennoise, composés en 1961 sur l’Opus 6 et l’Opus 10. La musique de l’Opus 5 s’offre sans concessions, austère, dépouillée et Maurice Béjart y répond par une scénographie épurée, de simples costumes qui épousent les lignes du corps et une danse concentrée d’une durée d’un quart d’heure à peine. Le mouvement, comme arraché à l’immobilité, est concis, direct, léger: «Sur scène, il y aura deux corps en maillots blancs1 cernés par la lumière qui sans cesse varie et créé des mondes en harmonie avec les sonorités musicales, tantôt un aquarium, tantôt une cathédrale2. Les visages ne trahiront aucune émotion: tout doit naître de la ligne du corps et du rapport des deux danseurs»3. L’intensité et le lyrisme qui se dégagent de ce pas de deux, naissent de cette économie de moyens. L’œuvre est sans trame narrative. Elle évoque juste à travers ses formes, le thème –cher à Maurice Béjart – de la complémentarité des sexes et de la recherche de l’absolu au sein d’un couple: «La chorégraphie exprime l’angoisse de la solitude, de l’incompréhension, les affrontements contemporains, cette distorsion des esprits traduite par celle des corps. La même figure géométrique réunit au début comme à la fin les deux solistes qui, tantôt s’écartent, tantôt se retrouvent. De même que Webern part ou aboutit à des accords traditionnels, de même Béjart fait naître des mouvements classiques qui se déforment, se désagrègent pour surgir de nouveau dans l’éclat d’une pureté reconquise »4. L’équilibre de la construction chorégraphique – un adage, une variation pour chaque danseur et une coda finale – traduit cette recherche d’un accord, d’une harmonie idéale. Cette clarté académique se double d’un travail sur les ruptures et les formes altérées comme pour mieux souligner la singularité de chaque individu. En s’appropriant la concision musicale de Webern, Béjart a chorégraphié une œuvre intimiste d’une force émotionnelle insoupçonnée que ses créateurs, Jacqueline Rayet et JeanPierre Bonnefous surent interpréter magnifiquement: «Ils ne dansent pas, ils vivent la danse; leurs gestes, beaux et arbitraires, paraissent aussi nécessaires que ces gestes de tous les jours; ils nous montrent comment vit une humanité idéale, hors du temps, hors du poids»5. ___________________________________________________________________________ 1. Lors de la création par le Ballet du XXe siècle au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, le 26 mars 1966, Marie-Claire Carrié et Jorge Donn, portent des collants rose pâle et bleu ciel, en référence aux couleurs que Pablo Picasso avait choisies pour son Arlequin assis, en 1923. L’académique blanc est adopté l’année suivante par Jacqueline Rayet et Jean-Pierre Bonnefous au Palais Garnier. 2. Maurice Béjart utilise ici un procédé de projection lumineuse souvent employé au music-hall. Le halo de lumière blanche encadrant les interprètes est accentué par un tapis lumineux qui s’étale sur le plateau blanc dans des tons bleu, rose et vert. 3. Antoine Livio, Maurice Béjart, éditions de La Cité. 4. Marie-Françoise Christout, Maurice Béjart, éditions Chiron, 1988. 5. Paul Bourcier, «La beauté pure. Béjart: variations sur l’opus n°5 de Webern», in Nouvelles littéraires, 1967. Souvenirs de Jacqueline Rayet Quel a été le contexte de la création de Webern, opus V? Il faut remonter à ma première rencontre avec Béjart en 1965. J’ai dansé l’Elue du Sacre du printemps à l’Opéra, dans le cadre d’une soirée consacrée à Stravinski. Jean-Pierre Bonnefous, lui, dansait Noces. Ce fut une révélation. Je me suis tout de suite sentie bien dans ce vocabulaire de la danse. Je pouvais exprimer des choses que je ne soupçonnais pas en moi… Après cette soirée, nous voulions absolument, Jean-Pierre et moi, croiser de nouveau Béjart. Nous avons décidé de lui écrire pour lui proposer de régler un pas de deux spécialement pour nous! Nous avons attendu quelques temps, et comme il ne nous répondait pas, nous avons pris le train pour rejoindre le Ballet du XXe siècle à Bruxelles! C’était en automne… Je me souviens que lorsque nous avons poussé la porte du studio où il était en répétition, il a crié du fond de la salle dès qu’il nous a vus: «c’est d’accord!». Nous nous sommes retrouvés à Bruxelles en décembre pour travailler la pièce. Béjart songeait déjà depuis longtemps à créer sur la musique de Webern… La chorégraphie fut réglée en trois jours, qui furent suivis de nombreux rendez-vous de travail. Ce pas de deux a été crée pour vous, mais vous n’avez pas été les premiers à le danser? En effet, le ballet fut affiché à Bruxelles au Théâtre de la Monnaie en mars 1966. Nous devions le danser en alternance avec Jorge Donn et Marie-Claire Carrié. Mais, des problèmes de dates dans notre travail se sont mêlés à l’affaire et Jean-Pierre s’est cassé le bras… Nous n’avons donc pas pu assurer cette première-là, même si l’oeuvre était faite sur mesure pour nous. Béjart nous a dit : «je vous la donne, dansez-la où vous voulez. Seulement, tenez-moi au courant et ne produisez ce ballet que dans des endroits ‘biens’!». Nous l’avons dansé pour la première fois en juin 1966 dans le cadre du festival de l’Opéra de Munich. Puis, j’ai écrit à Georges Auric, l’administrateur de la Réunion des Théâtres Nationaux pour lui parler de ce travail. Il a fait entrer notre pas de deux au répertoire de l’Opéra de Paris très rapidement, en mai 1967. Par la suite, lorsque Jean-Pierre Bonnefous a rejoint le New York City Ballet, je l’ai dansé avec Michaël Denard, Jean-Pierre Franchetti et Jorge Donn. Comment avez-vous reçu ce «don» de Béjart? Je pense que cette rencontre entre la musique de Webern et la danse était inédite pour l’époque. Je me suis passionnée pour cette oeuvre. Elle me fait penser à un haïku, ces poèmes japonais, où tout est concentré en quelques mots. Il y a autant de silence que de musique dans la partition de Webern. Il en est de même pour la danse. Aucune anecdote ne vient entraver les lignes. Tout est axé sur une technique académique pure. En même temps, ce qui est original dans ce travail d’épure, est qu’il laisse l’interprétation très libre. C’est véritablement une oeuvre classique, intemporelle. Comment le ballet a t-il été accueilli? Il fait partie des oeuvres intimes, «minimalistes» de Béjart, qui ont parfaitement leur place au côté des grands spectacles. C’est un ballet qui a été apprécié par des publics très différents. Nous l’avons dansé en 1971 à la fête de l’Humanité devant des spectateurs totalement silencieux, en 1974 devant Valéry Giscard d’Estaing et le Shah d’Iran et même au Palais des sports! Il a connu de vrais triomphes à l’étranger: à Moscou, en 1970, et plus tard, aux Etats-Unis, au festival de Jacob’s Pillow. Les réactions des Russes étaient intéressantes. Les spectateurs, visiblement séduits par l’originalité du ballet, nous acclamaient, mais la critique restait prudente, probablement pour les mêmes raisons. En tous cas, cela ne m’a pas empêchée de le remonter en 1982 au Kirov de Saint Pétersbourg pour Olga Chenchikova et Marat Daoukaev. Dans quelle mesure Béjart a t-il influencé votre rapport à la danse? Il a profondément marqué ma façon de penser et de sentir les choses et m’a ouverte d’autres champs d’expression. Je n’ai jamais plus dansé Giselle ou Le Lac des cygnes de la même façon après… Mais, je crois que j’étais préparée à recevoir cette approche de la danse. Je suis une enfant de Lifar et de Balanchine! J’ai fait mes classes auprès de Lifar et je me suis familiarisée avec Balanchine dès mon entrée dans le Corps de ballet après la guerre. J’étais prête donc à aller plus loin dans cette voie lorsque Béjart est arrivé à l’Opéra. © programme de l’Opéra national de Paris, mai/juin 2003