Les Pays-Bas à bicyclette

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Les Pays-Bas à bicyclette
Les Pays-Bas à bicyclette
A supposer que vous puissiez faire une seule
photo représentative des Pays-Bas tels qu’ils sont vus par l’étranger moyen, que montreriez-vous?
La reine Beatrix, chaussée de sabots, passant sur une bicyclette de grand-mère devant une rangée de
moulins, regardée par les yeux vitreux et étonnés de dizaines de vaches? Ce tableau aurait une
chance d’être retenu.
Sans doute est-il peu probable que «Sa Majesté» se prête à une telle démonstration de
promotion des Pays-Bas, mais il reste qu’elle fait effectivement du vélo. En 2001, elle a même été
immortalisée en bronze en train de pédaler. Tandis que ses prédécesseurs masculins sont figés en
statues de fiers stratèges à cheval, elle essaie, dans un coin de nature - De Posbank - près d’Arnhem,
de garder pour toujours un équilibre incertain sur deux pneux étroits. Avec succès pour l’instant.
Sa mère et sa grand-mère roulaient également à bicyclette, tout comme d’ailleurs la plupart de ses
sujets. Les Pays-Bas comptent autant de bicyclettes que d’habitants: seize millions. De même
qu’un Flamand naît avec dans sa menotte une brique qui lui permettra, dès que l’occasion s’en
présente, de bâtir son propre home, le Néerlandais trouve dans son berceau un petit tricycle grâce
auquel il maîtrisera aussi vite que possible le stade suivant, les deux roues. Les Pays-Bas disposent
de 20 000 kilomètres de pistes cyclables (soit 1,2 mètre par habitant) et le domaine linguistique
néerlandais est le seul à posséder, pour désigner le phénomène vélo, un mot dont l’étymologie est
inconnue: fiets. Pratiquement chaque linguiste néerlandais de renom s’est en vain torturé les
méninges sur l’origine de ce mot. Une seule certitude: il s’est d’abord écrit avec un v (viets), à la fin
du XIXe siècle. Parfois, un petit pays peut être grand.
Si l’on roule beaucoup à bicyclette aux Pays-Bas, ce n’est pas seulement en raison de la
tendance à faire montre de modestie («Voyez donc comme nous sommes simples») dont on
pourrait encore soupçonner les reines successives. D’autres facteurs interviennent: le caractère
informel de la culture néerlandaise et, naturellement, des conditions géographiques uniques. En
effet, les Pays-Bas sont - et je cite ici Que vois-je là sur une bicyclette?, une étude de tonalité ironique
de l’écrivain rotterdamois et grand cycliste devant l’Éternel Bob den Uyl (1932-1992) - «un grand
parc, rempli de haut en bas de sentiers et de chemins sinueux, de petits ruisseaux et de larges
rivières. On dirait que le pays est construit pour faire des randonnées cyclistes de haut niveau. Les
distances ne sont pas trop grandes, aucune montagne ne vient tronquer la vue ou ne doit être
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gravie, le paysage est paisible, serein, et varié pour le connaisseur.» Et comme si l’évocation de ce
paradis ne suffisait pas à elle seule à inciter l’automobiliste le plus endurci à enfourcher
immédiatement une bicyclette, il poursuit: «De plus, il est parsemé de petites villes anciennes où
l’on peut vagabonder avec plaisir.» Sans doute Den Uyl présente-il le marécageux delta néerlandais
de façon un peu trop idyllique, comme si les Pays-Bas formaient une grande Arcadie, mais c’est
indéniable: la plus haute «montagne» du pays - qui culmine à 321 mètres - est pour presque chaque
Néerlandais bien lointaine, se situant à l’extrême sud du pays. Par ailleurs, les Néerlandais n’ont
presque jamais à souffrir d’une chaleur torride dans un paysage désolé; tous les deux kilomètres on
trouve bien «un bosquet de la taille d’un journal» pour alterner avec une prairie. Quant au vent,
on s’y habitue. Avantage supplémentaire: contrairement à ce qui s’observe en Belgique, avec toutes
ces pistes cyclables il est plutôt rare que vous vous trouviez envoyé à l’hôpital par suite d’une
collision avec une automobile. C’est d’ailleurs rare également en France. Là, sans doute, il n’y a
pratiquement pas de pistes cyclables mais, contrairement à ce qui s’observe en Belgique, les
automobilistes dépassent les cyclistes en s’en écartant en une large boucle au mépris de leur propre
vie. Quel respect digne d’éloges à l’égard du valeureux cycliste solitaire!
Mais revenons aux Pays-Bas où, contrairement à ce qui s’observe dans pratiquement tous les
pays étrangers, on peut rouler si agréablement à bicyclette. C’est ce que dut penser aussi en 1997 le
Premier ministre Wim Kok lorsqu’il réussit, à l’occasion du sommet européen d’Amsterdam, à
persuader ses collègues d’essayer prudemment un vélocipède. On ne peut pas lui en vouloir de
n’être pas parvenu, pour autant que je sache, à faire d’eux de fervents adeptes du vélo dans leurs
pays respectifs. Ceux-ci s’y prêtent moins que «le plat pays à l’infini» où, pour stimuler l’emploi
du deux-roues, on vous offre depuis 2002 la possibilité de louer dans un nombre croissant de gares
une bicyclette pour la modique somme de 2,50 euros par jour, sans oublier l’élection bisannuelle,
parmi cinq communes nominées, de « La première ville cycliste du pays ». En 2000, cet honneur
échut à Veenendaal (Gueldre), qui fut l’une des premières localités des Pays-Bas à disposer de
parkings-vélos gardés et gratuits près de la gare et dans le centre. Initiative louable: on ne vole rien
aussi facilement et avec moins de scrupules qu’un vélo, avec ou sans antivol, surtout dans les villes
universitaires. Dans une ville universitaire de grandeur moyenne telle que Tilburg, plus de 7000
bicyclettes par an changent indûment de propriétaire. Vingt par jour.
La bicyclette est le moyen de transport idéal pour les individualistes, le tandem étant réservé
aux excentriques. De plus, pour tout le monde elle est associée à quelque souvenir, comme on a
des souvenirs de sa mère, ne fût-ce que celui des cahots pénibles qu’on a dû supporter avec
résignation sur le siège-enfant ou le porte-bagages. C’est peut-être la raison pour laquelle les poètes
néerlandais célèbrent si souvent le vélo et le cyclisme. Dès la fin du XIXe siècle, dans Mai, un poème
épique devenu classique, Herman Gorter met en scène deux coureurs cyclistes qui se livrent
bataille en vue de la ligne d’arrivée:
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[...] ils épient la roue de l’adversaire
Et pédalent résolus, leurs âmes pleines
De hargne et de haine, l’un va gagner
Mais l’autre le rejoint et aveuglé
Par le désespoir le dépasse. L’ultime coup
De pédale déclenche cris et applaudissements.
Par la suite, on n’a plus cessé de consacrer des poèmes au moyen de transport national favori.
En 1980, Wim J. Simons publia une anthologie, simplement intitulée Le Vélo, rassemblant
cinquante poèmes célébrant la « petite reine ». Il aurait pu en retenir le triple. Phénomène
remarquable: on a surtout célébré la bicyclette et le cyclisme dans les années 1970. Je ne me
hasarderai pas à avancer une explication de ce boom. Simons prétend que la bicyclette a
fortement gagné en popularité à cette époque. Mais depuis quand les poètes laissent-ils leur
inspiration s’asservir à ce genre de banalités? Enfin, il est possible que ce soit le cas des vrais
cyclistes parmi eux. Faire du vélo, en fin de compte, est une activité plutôt terrestre. Quoi qu’il
en soit, des dix poèmes constituant le florilège qui suit, huit ont paru il y a une trentaine
d’années. Après une ode à la bicyclette (C. Buddingh’), toutes les variétés de cyclistes sont
représentées: le bambin assis sur le petit siège avant (Jan Kuijper), le garçonnet de sept ans sur
son premier vélo (Gerrit Komrij), le cycliste urbain (Gerry van der Linden), le cycliste qui essaie
de tromper l’ennui dominical (Kees Ouwens), le cycliste qui veut en fait voler (Ad Zuiderent),
le dompteur du Mont Ventoux (Jan Kal), le cycliste aristocratique (H. van Teylingen), l’homme
qui a honte à l’avance du vieillard qu’il sera un jour et qui progresse cahin-caha sur sa bicyclette
(T. van Deel) et, pour clôturer la série, le cycliste comme métaphore de l’homme contemporain
(Robert Anker).
En ce qui me concerne, je suis «auto-mobile» par excellence: un accro de l’auto-locomotion, de
préférence à bicyclette et, si c’est impossible, tout bonnement à pied. Ce penchant doit être lié à
un puissant désir d’autarcie, à la volonté de ne rien devoir qu’à soi-même. Je me méfie de ce que je
ne peux pas atteindre par mes propres forces et mène donc la vie d’un homme privé d’automobile.
Il faut mériter le lieu où l’on arrive, se donner de la peine. Même s’il s’agit de la mort. J’ai essayé
d’exprimer cette conviction dans «Ode à la bicyclette», un poème de mon dernier recueil, Al
fluitend (En sifflant):
Aussi immobile que possible en mouvement;
avec de préférence du brouillard sur la prairie
- il y a la lumière sans doute, mais rien
qui doive être déjà quelque chose, ni vache
ni clôture, ni ville au loin; ce qu’il y a:
juste une bicyclette avec de part et d’autre
des jambes qui tournent.
En outre, aussi éloignée que soit la maison,
aussi sombre que soit la nuit, à coups de pédales
on produit sans peine sa propre et aimable
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lumière. Et si votre phare est cassé,
votre dynamo continue à chanter
de sa voix agréablement rassurante.
Mais surtout, à l’arrivée, c’est vraiment
vous-même qui arrivez - vidé,
enjoué, crevé.
De même, tout à l’heure, c’est toi
surtout et nul autre qui t’arrêteras.
Dans mes moments sombres, je souscris même, je le crains, à la parole de Pascal, pour qui
toute la misère du monde est due au fait que l’homme est incapable de rester tranquillement chez
lui - plaidoyer implicite contre toute forme de mobilité. Mais s’il faut bouger malgré tout, alors,
ma foi, que ce soit à bicyclette. Car, ainsi que l’écrivait un des plus grands poètes néerlandais
d’après-guerre, Rutger Kopland, dans un recueil portant ce titre éloquent, Alles op de fiets (Tout à
bicyclette): «A bicyclette tout va lentement / mais encore joliment vite». Et telle est précisément
l’allure que j’aime. Voici près d’un quart de siècle que je parcours quotidiennement à bicyclette la
distance séparant mon domicile à Leyde de mon lieu de travail à La Haye - aller et retour 35
kilomètres. Ce que j’aime surtout, comme petit extra, c’est de voir chaque jour les mêmes
personnes pédaler à ma rencontre aux mêmes endroits. Cet idéal est en fait inaccessible, mais on
peut s’en approcher, du moins si je quitte toujours la maison au même moment, emprunte la
même route et garde la même allure, et si ces autres, toujours les mêmes, font de même. Comme si
nous ne nous mouvions pas nous-mêmes mais étions mus, fixés à deux chaînes de montage
progressant en sens opposé.
Et si, par-dessus le marché, la bicyclette nous apporte ses services à titre pratiquement gratuit,
comme le dit une maxime néerlandaise qui reflète parfaitement la nature économe de ce peuple
(Op de fiets geniet je voor niets - Pédaler, c’est rouler sans bourse délier), c’est toujours ça de gagné.
En guise de conclusion: à la différence du commun des mortels, le poète puise dans l’usage du
vélo, plus précisément dans le mouvement des jambes, un grand avantage qu’aucun autre moyen
de locomotion, y compris la marche, ne peut fournir dans la même mesure. Le mouvement du
cycliste est..... cyclique; les jambes tournent, elles pompent; comme le fait le moulin de dragage,
elles ramènent quelque chose à la surface. Sans pédaler, pas d’idées, pas de pensées, ou en tout cas
beaucoup moins de pensées. Et sans pensées, pas de poésies.
Anton Korteweg
© Anton Korteweg / Stichting Ons Erfdeel
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