Musique andine i. la recherche du sens perdu

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Musique andine i. la recherche du sens perdu
..B. CARAVELLE, Z^ & MUSIQUE ANDINE
n° 44, p. 27-31, Toulouse, 1985.
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« moyen », « petit »), de la parenté ( des aieux aux petits -enfants), du
statut matrimonial (veuvage), ou de la classe d'áge (fillette nubile),
voire inclure ces différents critéres mais en conservant toujours le
méme écart au sein de ce jeu de rapports . Le seul fait de savoir,
d'aprés Métraux ou Nordenskjóld , que telle flete se nomme jatun
(« grand» en quechua ) ne fournit aucune information pertinente.
Le malentendu s'aggrave lorsque les auteurs qui ont déjá mélangé
les tailles des instruments sans les rapporter á une échelle de mesure,
ignorent complétement leur róle au sein de 1'orchestre. Rappelons
tout d'abord que pour jouer de chaque taille, il faut étre au moins
deux : chez les aymara , « celui qui guide » ( ira) et « celui qui suit »
(arka). Ainsi, le terme de ira ou de arka suivi d'un suffixe adéquat
donne exactement la position de 1'instrumentiste dans l 'orchestre.
On comprend donc que la seule mention d ' un nom isolé ne sert á
rien, sinon a figurer au « catalogue des objets introuvables ».
Aprés avoir allégrement mélangé la taille et la fonction des instrununi^, certains nntt'nrs n'hésitent pas it confondre le nom générique
de la danse aves celui des instruments . Par exemple , le tome
BIBLIOTECA ETNOLOGICA
UNIVERSIDAD CATOLICA BOLIVIANA
COCHABAMBA
Musique andine
i. la recherche du sens perdu
PAR
Xavier BELLENGER
CREDAL, lnstitut des Hautes Etudes de t 'Amérique latine, Paris.
Chiriguano est employé pour désigner une flúte de pan, alors qu'il
ne désigne que la danse pour laquelle 1'orchestre a été constitué.
Autre probléme : le fait de détacher une ligne mélodique ne permet
pas de saisir sa place dans l'espace commun . Une mélodie ne peut
avoir de signification que par rapport á une autre. Lorsqu 'au cours
d'une féte, se pratiquent des affrontements entre rnoitiés de communautés ( tinkus ), s'exhibent deux orchestres aux instruments apparemment identiques , mais qui différent et par la sonorité générale
de l'orchestre ( l'ensemble des flütes composant la « moitié du haut »
comprend un ensemble de tubes plus grands que ceux de 1'orchestre
« du bas »), et par des thémes joués par chacune des deux moitiés,
qui possédent leur propre répertoire. Un musicien d'une moitié est
dans 1'impossibilité mat^rielle de jouer la musique de l'autre moitié.
Ceci posé , il faut á présent rapporter ces éléments . dans leur
contexte plus général : é cologique, temporel (ou cyclique ) et spatial.
Par exemple , l'emploi de certains instruments á vent et de certaines
mélodies marque avant tout le cycle agraire ( du mois de mai á celui
d'aoút). On retrouve dans les orchestres les notions de quadripartition , d'opposition et de complémentarité, visibles aussi dans les
codes vestimentaire spatial ou textile. D'autre part, contrairement
á 1'idée répandue, les flütes ne sont pas confectionnées avec les
roseaux lacustres (totora) de l'altiplano, mais d partir d'une autre
variété qui pousse dans les vallées chaudes du versant amazonicn ;
comme par compensation , les joueurs sont coiffés de plumes d'autruche (suci) ou de flamands ( parijuara). Dans ce domaine aussi s'impose
L'étude des manifestations musicales (et des rituels qui s'y rattachent) dans les Andes est une illustration du malentendu en cours
sur les buts et les méthodes de ce qu'on appelle ethnomusicologie.
Du point de vue de l'ethnologue, on a toujours considéré et décrit
les faits musicaux comme mineurs ou marginaux, proprement « folkloriques ». On n'en retient que les aspects externes et superficiels, dans
une perspective d'esthétique musicale, au sens occidental, bien entendu. Ainsi, durant les fétes, on détache une seule ligne mélodique
et rythmique, apparemment simple et répétitive, dont on se contente
de souligner 1'inévitable (et lancinante) monotonie.
Quant au musicologue, il ne s'attache qu'aux analyses organologiques (répertoire et classification formelle) ou mélodique des
instrumentistes andins.
Dans les deux cas, les éléments techniques et culturels sont rarement posés ensemble, dans une méme perspective qui rendrail
compte de leur profonde imbrication au sein d'une méme vision du
monde et de la société ainsi que des rituels nécessaires podr les
reproduire.
.J. s..idéal vertical ».
hRq!'11BA - BOLIVIA
C.M.H.L.B. Caravelle
MUSIQUE ANDINE
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« moyen », « petit »), de la parenté ( des aieux aux petits -enfants), du
statut matrimonial (veuvage), ou de la classe d'áge (fillette nubile),
voire inclure ces différents critéres mais en conservant toujours le
mame écart au sein de ce jeu de rapports. Le seul fait de savoir,
d'aprés Métraux ou Nordenskjbld, que telle flete se nomme jatun
(« grand » en quechua) ne fournit aucune information pertinente.
Le malentendu s'aggrave lorsque les auteurs qui ont déjá mélangé
les tailles des instruments sans les rapporter a une échelle de mesure,
ignorent complétement leur róle au sein de l'orchestre. Rappelons
tout d'abord que pour jouer de chaque taille, il faut étre au moins
deux : chez les aymara, « celui qui guille » (ira) et « celui qui suit
(arka). Ainsi, le terme de ira ou de arka suivi d'un suffixe adéquat
donne exactement la position de l'instrumentiste dans 1'orchestre.
On comprend donc que la seule mention d'un nom isolé ne sert á
rien, sinon á figurer au « catalogue des objets introuvables ».
Aprés avoir allégrement mélangé la taille et la fonction des instrumenl^, crrlains antenrs n'héeitent pas h confondre le nom générique
de la danse avec celui des instruinents. Par excmple, le terne
Chiriguano est employé pour désigner une flúte de pan, alors qu'il
ne désigne que la danse pour laquelle 1'orchestre a été constitué.
Autre probléme : le fait de détacher une ligne mélodique ne permet
pas de saisir sa place dans l'espace commun. Une mélodie ne peut
avoir de signification que par rapport á une autre. Lorsqu' au cours
Les conséqucnces d'une telle dissociation sont désastreuses : la
non-prise en comete du fait musical et de tout ce qui s'y rapporte
a privé les études andines d'un remarquable faisceau de preuves
matérielles qui pourraient étayer ou contredire toute conclusion relative a 1'organisation de l'espace, la circulation des groupes domestiques, les rapports sociaux...
Contraircment á la situation de la musique dans les sociétés industriellcs, oú elle a été placée sur un piédestal artistique (bonne
seulement á écouter, comete spectacle ou comme bruit de fond,
mais sans implication cians la vie quotidienne), dans les Andes, la
musiquc et la danse apparaissent comme une projection directe de
la perception du monde, comme 1'expression physique de l'organisation mentale de l'homme andin. Ce dernier n'est jamais spectateur ;
il est toujours actetu- collectif : dans la paysannerie andine, la
musique rituelle ignore 1'individu séparé. En cela, la « lecture » d'un
tissu ou le décodagc cl'une fate, systéme complet oú affleurent toutes
les données géographiqucs, historiqurs et sociales, constitutivas du
l,rnnJ,r rn 1.1111 que Iel, peut rérélcr iustrmtuucment (au scns photographique du terne) les principes fondamentaux qui régissent la
société incline.
Une ligne mélodique extraite de son contexte aurait aussi peu
d'intérét qu'un quipu pour lequel on ignorerait 1'usage de la comptabilité. Cc n'est pas dans les sons ou dans les nceuds que réside le
principe explicatif de leur usage, mais dans le réseau des connotations
auxquelles jis renvoient: les bruits comme les cordes nouées offrent
l'architecture du systéme sans en donner la clé, sans en révéler le
contenu. La musique et le quipu sont comme des langues dont on
connaitrait les mots mais non la signification.
d'une féte, se pratiquent des affrontements entre moitiés de communautés (tinkus), s'exhibent deux orchestres aux instruments apparemment identiques, mais qui différent et par la sonorité générale
de (.'orchestre (l'ensemble des flútes composant la « moitié du haut »
comprend un ensemble de tubes plus grands que ceux de l'orchestre
« du bas »), et par des thémes joués par chacune des deux moitiés,
qui possédent leur propre répertoire. Un musicien d'une moitié est
dans l'impossibilité matérielle de jouer la musique de l'autre moitié.
Ceci posé, il faut á ` présent rapporter ces éléments. dans leur
contexte plus général : écologique, temporel (ou cyclique ) et spatial.
Ce préambule paraitra quelquc peu abstrait. Quelques exemples
montrcront l'insufTisance des études portant sur l'organologie, et
d'unc maniere plus générale, l'ethnographie du monde andin.
Quand en lit les descriptions d'instruments, en parcourt une série
de noms différents pour désigner les mames instruments sans
énoncer le systéme dans lequcl s'inscrit une hiérarchie instrumentale
au sein d'un orchestre. Les travaux eui abordent au passage le cas
des flútes de pan (syrinx) offrent la meilleure illustration des
oninroquos autour de la musique andine. Un orchestre nécessite des
instruments de quatre tailles joués par paires complémentaires. Les
tailles portcront chacune un nom distinct suivant la région oú on
,c tronve : chez les quechua de Charazani (vallées nord de la Bolivie),
la taille maximale s'appclle altu-mainay (« grand'mére »), la seconde
mammv (« mére »), la troisiéme iskay (« deux »), et la plus petite
rhiru (« petite »). Mais ailleurs, l'échelle des dénominations peut
utiliser le vocabulaire comparatif (« le plus grand », « gran_
ó .._._
Par exemple, 1'emploi de certains instruments l vent et de certaines
mélodies marque avant tout le cycle agraire (du mois de mai á celui
quadrid'aoút). On retrouve dans les orchestres les notions de
dans
les
partition, d'opposition et de complémentarité, visibles aussi
codes vestimentaire spatial ou textile. D'autre part, contrairement
á l'idée répandue, les flútes ne sont pas confectionnées avec les
roseaux lacustres (totora) de l'altiplano, mais á partir d'une autre
variété qui pousse dans les vallées chaudes du versant amazonien ;
comme par compensation, les joueurs sont coiffés de plumes d'autruche (suci) ou de flamands (parijuara). Dans ce domaine aussi s'impose
,._1 « jdéal vertical ».
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COCHíRAMBA - BOLIVIA
70 ^'JV117.L.B. Caravelle
Par aillcurs, l'idée de mouvement liée á celui de la sature et á la
course du solcil s'inscrit clairement dans la structure cyclique des
mélodics. La puissance des grands orchestres crée une sphére protectrice dans laqucllc on évolue hors du temps linéaire . L'énergie liée
t la danse doit contentar la Pachamama et favoriser les récoltes. On
voit donc que la musique andina est indissociable des échanges
matéricls et rituels entre les hommes et entre eux et le monde.
Par contraste , dans bien des cas, les instruments . corde, d'origine
europécnnc rappclons -le, interviennent pour ponctuer les étapes de
la vie individuelle (chanis d'amour, mariage , prise de possession
d'une charge municipale ), é tapes envisagées dans une perspective déjá
plus occidentale.
Pour conclure , chaque groupe social (moitié, communauté , ethnie)
se trouvc posséder une sonorité de base qui permet en quelque sorte
son identification. Marqueur ethnique trés précis, la musique andine
nc pcut donc é trc réduite á cette sonorité standard et aseptisée,
rrlr,uidnr sur les sci'n('s (ncidrnlalrs cnnnnr l)'pique» et rre,epurli^e
comme un produit fin¡ et statique dans son pays d'origine. On ne
pcut en resten a cette conception « folklorique » des musiques traditionnelles, bien vivantes , des Andes . Une táche urgente s'impose quand
mane : collecter les piéces musicales et les chorégraphies dans les
moindres communautés , en notant toutes les données qui permettent
de restitucr leur sens profond . La standardisation de la musique
par les radios nationales fait des ravages jusque dans les coins les
plus reculés . Quant aux programmes de recherche pluri-disciplinaires,
jis ne devraient plus, comme par le passé, ignorer la place des pratiques musicales qui éclairent á la fois la structure sociale dans
son ensemble et les particularités locales et régionales du groupe
considéré.
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NOTE DES ÉDITEURS :
Signalons que l'on doit á Xavier Bellénger l 'é dition récente de plusieurs
disques de musique andine. 11 a été l'éditcur scientifique du disque posthume
de Louis Girault, Bolivia panpipes, Musical Atlas ( vol. 25), collection UNESCO,
1982, réf . 064.18528 . Le disque comprend des piéces de musique aymara de
!'altiplano, et quechua des vallées nord-orientales . Leur intérét est d'avoir été
enregistrées entre 1950 et 1973 , avant les grandes modifications dues á la modernisation accélérée des deux derniéres décennies.
Ensuite, Xavier Bellenger a publié le premier disque compact de musique
traditionnelle , Ayarachi & Chiriguano, Peru , edic. Grem , 1983, réf. DCP I, Waira
et UNESCO collection . Les ayarachi sont des flútes utilisées dans les punas au
nord du lac Titicaca, notamment lors des fétes mortuaires . Chiriguano est une
clanse iouée chaque année pour la cruz de mayo ( le 3 mai) au cours de laquclle
des diriifl(, d'urchrslres ele IIOu's (le pan s'nll'runlrnt pulir perpc(tiler le suu•
venir des luttes que leurs ancétres , les lh(ancas du Pérou central installés
ensuite par les Incas sur la rive nord - est du lac, avaicnt menées contre les
envahisseurs venus des basses terres orientales , passés h l.' histoire Bous le nom
de Chiriguano.
Enfin, dans la collection de musique traditionnelle Ocora, (réf. 558651) vient
d'étre édité le disque Pérou, Taquile , ile du ciel. Musique quechua du lac
Titicaca, comprenant des piéces recueillies dans Pile de Taquile entre février
1979 et avril 1984.
SBL[OIEC4 EINOEOGIC;
f0(H4 8r1d?Bq - BOLI'/f4
Résuul;. - La diffusion souvent irréfléciúe du «folklore» andin aboutit á
dissocicr la musique de ses significations propres á l'intérieur d'un groupe.
Pourtant , la musique andine est aussi un « marqueur ethnique . trés précis
et ne peut se réduire á la sonorité standard et aseptisée répandue sur les scénes
occidentales.
RESUMEN. - La difusión del folklore andino sin la debida reflexión lleva' a
disociar la música de sus significados propios en el interior de un grupo.
Sin embargo, la música andina es también un «marcador étnico» de gran
precisión y no puede reducirse a las sonoridades asépticas difundidas por
tantas escenas del mundo occidental.