Tébessa, le massif du Dyr et la plaine de l`oued Horrihir

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Tébessa, le massif du Dyr et la plaine de l`oued Horrihir
Tébessa, le massif du Dyr et la plaine de l’oued Horrihir (Yves Montmessin).
Yassir Benhima*
Pierre Guichard *
De la tribu à la ville : un essai d’approche
« régressive » de l’histoire du peuplement
de la région de Tébessa
Résumé. Cette étude propose une lecture à rebours de l’histoire de la région de Tébessa, dans
l’actuelle Algérie. Marquée à l’époque précoloniale par un peuplement rural principalement seminomade, la région a connu le renforcement de structures tribales encadrées par un réseau confrérique important. L’impression d’une société fortement désurbanisée tranche avec la situation que
connaît la région durant l’antiquité et le Haut Moyen âge. Une intense mise en valeur de l’espace
agraire à l’époque antique a permis l’installation de grands domaines et de plusieurs centres urbains
ou militaires, dont certains se maintiennent après la conquête arabe. Le cas de la ville de Majjâna,
accueillant une population hétérogène, témoigne des évolutions économiques et sociales de la
région. Des changements majeurs interviennent à la suite des migrations arabes du XIe siècle :
déclin du réseau urbain et émergence de nouvelles forces tribales restées longtemps en dehors de
l’emprise du pouvoir central. Un long processus d’arabisation et de tribalisation aboutit à la situation observée à l’époque moderne.
Mots-clés : Tébessa, peuplement berbère, migrations arabes au Maghreb, structures de l’habitat
rural, organisation tribale, confréries soufies
*
Université Lyon II.
REMMM 126, 91-115
92 / Yassir Benhima et Pierre Guichard
Abstract. From Tribe to City : A tentative of a regressive history of Settlement in Tebessa’s Region.
This study proposes a survey of the long term history of the region of Tebessa, in Modern Algeria.
In pre-colonial era, the region was mostly occupied by nomadic or semi-nomadic populations,
organized in strong tribes structured by an important red of Sufi orders.
This picture of a deurbanized society is different from the situation during the Antiquity and the
High Middle ages. Intense soil exploitation allowed the formation of large domains and of several
military or urban centers, which some of them continue to be occupied after the Arab conquest.
The case of the town of Majjâna studied in the article, attest economical and social evolutions in
the region. Important transformations occurred after Arabs’ migrations of the 11th century: decline
of the urban red and emergence of new tribal forces, which were still for a longtime out of central
government control. This long arabization and tribalization process led to the situation observed
in Modern era.
Keywords: Berber settlement, Arab migrations in the Maghreb, Rural settlement structure, tribal
organization, Sufi orders
L’initiative de publier ce volume de contributions est heureuse, car il n’y a guère
eu de tentative d’ensemble d’approche du Maghreb rural au Moyen Âge depuis bien
des années. Cette contribution voudrait reposer, sans doute trop ambitieusement,
un problème général, celui de la “désurbanisation” post-romaine, mais en essayant
de l’envisager dans une perspective peut-être plus “régressive” qu’on ne l’a souvent
fait, et d’autre part en s’appuyant sur un exemple local. Cela pour essayer de sortir
de la problématique du “déclin” qui a longtemps encadré presque obligatoirement
les travaux partant de l’Antiquité, ou se situant d’un point de vue global. Il est vrai
que dans cette partie orientale du Maghreb, l’empreinte de Rome sur le territoire
est trop évidente pour ne pas peser sur toute réflexion qui la prendrait pour point de
départ1. On aimerait, en prenant le problème en quelque sorte “à l’envers”, et en se
focalisant sur une zone précise qui présente à la fois tous les caractères d’une région
fortement tribalisée à l’époque moderne et contemporaine, et intensément urbanisée
à l’époque antique, non pas évidemment éviter totalement cette problématique classique dans l’historiographie occidentale, ni résoudre vraiment le problème du passage d’une société à l’autre, mais du moins poser ce dernier un peu différemment2,
étant entendu que, compte tenu de la pauvreté des textes, ce n’est qu’à partir de
travaux de terrain, qui sont tous encore à venir, que l’on pourrait vraiment avancer
dans une pareille recherche.
1
2
Ne serait-ce qu’en s’arrêtant à la « fin de l’Antiquité », plus ou moins tôt ou plus ou moins tard selon les cas,
et en ne s’inquiétant pas, faute de sources, de ce qui se passe postérieurement.
Thébert et Biget, 1990, avaient essayé de poser le problème, de façon suggestive, mais en se situant à
l’échelle de l’ensemble du Maghreb. Ils rejettent l’idée khaldounienne des « tribus fondatrices d’empires »,
et au fond d’une « tribalisation » du Maghreb, et soutiennent celle d’une permanence d’États intégrateurs
des tribus, mais avec un déplacement de ces pôles étatiques d’Est en Ouest.
De la tribu à la ville : un essai d’approche « régressive » … région de Tébessa / 93
Tébessa et sa région
La région considérée est le nord de l’actuelle Wilâya de Tébessa et les zones
frontalières de la Tunisie voisine, qui constituent une unité géographique et
humaine en dépit de la séparation relative qu’y introduit la limite politique actuelle3.
On ne posera pas la question de l’histoire de cette dernière, à l’époque coloniale et
à l’époque moderne qui la précède. Il semble qu’elle ait toujours été un peu floue,
à l’époque où cette région dépend théoriquement des lointains pouvoirs beylicaux
de Constantine et de Tunis, sans que l’on sache toujours très bien où passe une
éventuelle frontière, en dépit d’une certaine formalisation précoloniale de celle-ci.
Au début du xixe siècle, Tébessa n’est depuis longtemps qu’une ville très modeste.
Déjà Léon l’Africain (m. 1554) était particulièrement peu élogieux à son égard.
Après s’être extasié sur la puissance de son enceinte byzantine, il fait en effet ressortir le contraste avec les maisons qu’elle contient, « aussi laides que les murailles
sont belles » ; les habitants sont, dit-il, « avares, grossiers et brutaux », et particulièrement mal disposés envers les étrangers. Perpétuellement rebelles aux rois de
Tunis, ils auraient été en 915/1509-1510 victimes d’une sauvage répression de la part
de l’un d’entre eux (Muhammad V al Mutawakkil ?) qui aurait laissé la ville presque déserte » (Léon l’Africain : 371-372); il donne ainsi l’image d’une population
urbaine très “ruralisée”, qui vit pour l’essentiel à l’intérieur de l’enceinte byzantine,
construite en 535 par le général Solomon pour protéger la très importante capitale
régionale qu’était la Théveste antique ; elle est très amoindrie, semble-t-il, dès la
basse Antiquité. Des sépultures tardives (vie siècle ?) attestent cependant d’une activité encore “urbaine” à cette époque 4. On n’a que peu d’informations sur Tébessa
durant les siècles qui suivent, en dehors de sa mention, assez épisodique, comme
madîna par les géographes arabes des ixe-xiiie siècles.
Si l’on en croit la littérature du début de l’époque coloniale, la crise et la destruction (en 1837) du pouvoir turc du bey de Constantine, qui entraîne l’abandon de
Tébessa par la nouba qui y maintenait une certaine présence “étatique”, crée dans
la région un vide du pouvoir particulièrement défavorable aux habitants, qui doivent
être surtout des commerçants et des artisans. Au nord de la ville la grande tribu
“arabe” des Ouled Sîdî Yaḥyâ aurait pris possession des terres de labour appartenant aux Tébessiens, et les Berbères Nememcha en auraient fait de même au sud,
interdisant aux habitants « jusqu’à l’accès de leurs jardins ». Il s’en serait suivi que
« ne pouvant plus cultiver parce qu’ils étaient journellement tués derrière leur char 3
4
De part et d’autre de la frontière on trouve des tribus anciennement apparentées comme les Ouled Sîdî
Yaḥyâ et les Ouled Bou Ghanem dans la région étudiée, ou plus au sud les Fraichich, les Allaouna, les
Ouled Sîdî Abid, dont des éléments se trouvent en Tunisie et d’autres en Algérie. Le caractère « poreux » de
la frontière, et les déplacements de groupes tribaux d’un côté à l’autre dans la seconde moitié du xixe siècle,
sont bien attestés dans la documentation des Bureaux arabes des archives d’outre‑mer d’Aix‑en‑Provence
(CAOM).
Voir Kadra, 1989. La pratique des repas funéraires romains, bien que combattue par l’Église (Saint
Augustin) se vérifierait encore à Tébessa au vie siècle.
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rue, ni commercer parce que leurs caravanes étaient journellement enlevées sur les
chemins, les Tébessiens étaient tombés en peu de temps dans une misère extrême ».
D’où l’appel au pouvoir français établi à Bône et Constantine, et en voie de s’emparer de l’ensemble du pays, et la soumission formelle aussi bien de Tébessa que
de la grande tribu voisine des Ouled Sîdî Yaḥyâ ben Ṭaleb en 1842 (Castel, 1905 :
70-78). Dans la première moitié du xixe siècle, les campagnes environnantes sont en
effet le domaine exclusif des tribus. Tébessa est la seule localité ayant, comme on
le reverra, conservé quelque chose d’une dimension urbaine dans tout l’extrême est
algérien, prolongé par les hautes steppes tunisiennes jusqu’à Kairouan.
Le mode d’organisation politico-social tribal, qui prédomine autour de Tébessa
durant l’époque moderne et jusque vers le milieu du xixe siècle, a sa propre logique
comme le système urbain romain avait la sienne. Il disparaît à son tour sous le choc
du contact avec l’administration coloniale et les facteurs nouveaux qu’a introduits
la “modernité” occidentale5. Comme on l’a dit dans l’introduction, du point de vue
de l’histoire, il ne s’agit pas de valoriser l’un par rapport à l’autre, ni de parler forcément de “déclin” en général, même s’il est incontestable que les structures urbaines
romaines se sont, en dehors du médiocre point d’urbanisation tébessien, complètement effacées. La question du passage d’un système à l’autre n’est évidemment pas
nouvelle, mais elle mérite d’être posée à la fois sur la longue durée et à l’échelle
d’une région limitée. C’est ce que l’on voudrait, on le répète, tenter de faire dans
cette rapide contribution, sans s’illusionner sur l’ampleur des problèmes, qui rend
presque dérisoire le caractère éminemment ponctuel et limité des résultats d’une
recherche encore embryonnaire. Il ne peut s’agir que d’une sorte d’introduction à
des interrogations et à des recherches à venir.
5
C’est incontestablement la colonisation/mondialisation qui a détruit la structure « tribale » existante dans
la région jusqu’à la conquête de l’Algérie. Dans un mémoire remarquablement lucide (De la tribu à la
commune, dactylographié) présenté au CHEAM en 1958, le lieutenant Bogros, chef de la SAS d’el-Méridj
de 1957 à 1960, portait les jugements suivants : « Des Ouled Sidi Yahia b. Taleb du Douar El Méridj je ne
savais strictement qu’une chose, qu’ils descendaient de ce Yahia fils de Taleb, enterré à 3 km au nord d’El
Meridj où je m’installai. Durant des mois, aidé de mon adjoint, qui lui aussi avait observé les grandes tribus
du Maroc, et du Sud, nous cherchâmes, jour après jour, échec après échec, à retrouver la tribu et ses cadres
que nous pensions cachés sous la tourmente révolutionnaire… Alors je dus me rendre à l’évidence… La
tribu des Ouled Sidi Yahia n’existait plus, sinon dans les archives des bureaux arabes » ; « C’est la date de
1920 que nous choisissons pour terme de la désintégration de la tribu » ; « Au cours de cette modeste étude,
il nous est apparu qu’au contact de l’administration française un autre déroulement des événements n’était
pas possible ; que notre administration, ou plus généralement notre civilisation, détruit inéluctablement
les sociétés traditionnelles qu’elle côtoie ». Cette destruction n’a cependant pas été aussi totale que ces
lignes pourraient le laisser penser. Les habitants de la région se réfèrent encore à leur appartenance à tel
ou tel ensemble tribal. Du côté tunisien, les récents troubles intervenus dans la région de Gafsa et au nord
jusqu’à la zone de Fériana ont mis en évidence le rôle encore joué par une tribu comme celle des Ouled
Sîdî Abid (cf. Le Monde diplomatique de juillet 2008 : 11, article intitulé « Révolte du ‘peuple des mines’
en Tunisie », qui indique que les dirigeants du mouvement contestataire étaient en même temps « les dirigeants régionaux de la centrale syndicale et du parti au pouvoir… et les représentants ou les interlocuteurs
des principales tribus de la région, les Ouled ‘Abîd et les Ouled Bouyaḥia ».
De la tribu à la ville : un essai d’approche « régressive » … région de Tébessa / 95
Les fortes structures tribales du début du xixe siècle
La plus grande partie de cet extrême Est algérien, entre le Mellègue au nord et
les zones désertiques au sud, ainsi que les zones adjacentes situées du côté tunisien,
étaient, avant l’occupation française, une région dont le peuplement, souvent dit
nomade ou “semi-nomade” n’avait absolument pas le caractère de sédentarité qu’il
a acquis progressivement à la fin du xixe et au xxe siècle. La notion de “semi-nomadisme” est en fait assez floue. Sur les cartes de l’atlas édité en 1931 à l’occasion du
centenaire de la conquête de l’Algérie, la limite entre semi-nomadisme et nomadisme passe très au sud de Tébessa6, alors que selon celle que donne Jean Despois
(1964) une vingtaine d’années plus tard, cette ville marquerait à peu près la limite
entre nomades et “demi-nomades”. Plus au nord, entre Tébessa et le Mellègue, toujours selon Despois, on trouve une zone dont les populations (c’est-à-dire la tribu
“arabe” des Ouled Sîdî Yaḥyâ) sont considérées comme sédentaires ou en voie de
fixation7, mais il est certain que dans la première moitié du xixe siècle ‒ cela apparaît clairement dans la documentation des bureaux arabes sur laquelle on reviendra ‒ les “semi-nomades” de cette partie nord de l’actuelle wilâya de Tébessa (les
localités de Ouenza, El Méridj, Aïn Zerga), vivaient exclusivement sous la tente, ce
qui ne veut pas dire qu’ils étaient “nomades” au sens que l’on donne habituellement
à ce terme. Au sud de Tébessa, Despois inscrit comme proprement nomades les
Allaouna, les Nememcha et les Brarcha, qui sont des tribus de berbères autochtones
arabisés. Mais il existe dans la même région méridionale une autre tribu, numériquement moins nombreuse mais assez importante dans l’histoire de ces confins
du désert, considérée comme arabe, celle des Ouled Sîdî ‘Abîd. Dans toutes ces
régions, le régime juridique de la terre correspondait très majoritairement à des
arch de possession collective (tribale), par opposition aux terres melk d’appropriation privée (Guichard, 1962 : 10)8.
Au nord de Tébessa, la région est dotée d’une pluviosité en principe suffisante
pour permettre une culture sèche du blé, mais avec des variations des pluies durant
l’année qui peuvent être fatales aux cultures, ce qui introduit un redoutable facteur
d’incertitude9. La région était, comme on vient de le dire, habitée au xixe siècle par
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9
Augustin Bernard et R. de Flotte de Roquevaire, Paris, 1932 (édité par le Gouvernement Général de
l’Algérie).
Voir la carte C, « Genres de vie indigènes » dans les dépliants finaux donnés par Jean Despois.
D’après la carte donnée par Lacoste, Nouschi, Prenant, 1960 : 200-201. Il faut cependant être attentif, ainsi
que nous en avertit Jacques Budin, qui travaille à une thèse sur la colonisation dans la région de SoukAhras, au sens exact que pouvait prendre le terme de ‘arch dans la pratique des habitants de ces régions.
Il fait ressortir par exemple, en s’appuyant sur la documentation des Bureaux arabes, que les Ouillen, qui
font partie des Hanencha, et se situent, au milieu du xixe siècle, à peu près entre Souk-Ahras et Sakiet Sîdî
Youssef, et qui vivent sous la tente une partie de l’année et dans des gourbis en pierre en hiver, ont des terres
théoriquement ‘arch, mais qu’ils se transmettent en fait héréditairement comme des terres melk. Elles ne
sont cependant pas aliénables, et les femmes n’en héritent pas
Entre 400 et 600 mm d’eau par an, mais avec une région plus sèche, à la limite inférieure de cette pluviosité
ou même en dessous, dans un triangle situé entre Tébessa, Aïn Beïda et Ouenza, qui est précisément la
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la grande tribu des Ouled Sîdî Yaḥyâ b. Ṭaleb, qui occupait les zones situées entre
l’oued Ehabro et la frontière tunisienne 10. Le mode de vie de cette tribu semble
avoir été quelque peu différent, du point de vue de l’économie, de l’élevage et du
“nomadisme” de celui des tribus plus méridionales. Pierre Castel, lieutenant du
bureau arabe de Tébessa, donne à cet égard une précision intéressante dans le livre
sur cette ville et sa région qu’il a écrit au début du xxe siècle. Cet ouvrage très documenté, riche et précis, ne concerne pas malheureusement cette partie de la Wilâya
actuelle, mais seulement le « cercle de Tébessa » qui ne comprenait plus, à son
époque, les Ouled Sîdî Yaḥyâ qui en avaient fait partie antérieurement. Les régions
méridionales jusqu’à Négrine, où vivaient les Ouled Sîdî ‘Abîd, les Nememcha, les
Brarcha et les Allaouna déjà mentionnés, faisaient au contraire partie de ce cercle
administratif. Parlant de l’élevage, il indique que la nomadisation des troupeaux de
ces dernières tribus jusqu’au Sahara était dommageable aux animaux, et il ajoute
qu’à l’époque où les Ouled Sîdî Yaḥyâ faisaient partie du cercle de Tébessa, leur
moutons, de meilleure qualité car ils restaient l’hiver sur les hauts Plateaux, faisaient une redoutable concurrence à ceux des tribus méridionales (Castel, 1905 :
II, 130).
Moins “nomades”, donc, que leurs voisins du sud, les Ouled Sîdî Yaḥyâ étaient
organisés en douars de tentes susceptibles de se déplacer sur le territoire de la
tribu11. Ils ne semblent pas avoir connu, ou en tout cas de façon significative, une
véritable propriété individuelle, toutes leurs terres étant Arch12. La sédentarisation
« en dur » semble être intervenue seulement depuis la fin du xixe siècle. Il est difficile de connaître l’impact qu’ont pu avoir à cet égard l’éventuel “cantonnement” des
tribus intervenu dès avant le Sénatus consulte impérial de 1863, et les dispositions
de ce dernier qui prévoyait la stabilisation de celles-ci pour y favoriser l’émergence
de la propriété individuelle. On assistera parallèlement à une dégradation accusée
des conditions socio-économiques, qui accompagne et les transformations sociales
et la croissance démographique13. Au centre même de la plaine qui devait à sa topo-
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région occupée par les Ouled Sîdî Yaḥyâ (Guichard, 1962 : 7)
Elle figure en particulier sur la fameuse « carte de Carette » publiée en annexe à la Description et division
de l’Algérie par Mrs Carette et Warnier, Paris-Alger, 1847.
Dans un document des Bureaux arabes de 1868 des Archives d’Aix‑en‑Provence, le dénombrement des
tentes de la tribu fait état d’une partie importante de celles-ci qui ne se trouvent pas sur le territoire, mais
à l’extérieur. Il faudrait en tenir compte pour une approche du mode de vie de la tribu. Mais on est alors
en plein milieu de la grande crise démographique des années 1867-1869, et il est difficile de savoir si les
conditions sont alors celles qui sont habituelles à la tribu (carton 1 K 359).
Voir cependant la réserve introduite ci-dessus, note 8.
Du point de vue statistique, il y avait en 1893, 37 moutons par chef de famille, et il y en a 3 en 1957 ; alors
que tous les chefs de tente labouraient sur des terres de propriété collective à la fin du xixe siècle, la moitié
n’ont pas de terres en 1957 (la population a presque doublé d’une date à l’autre ; Guichard, 1962 : 14). Ces
chiffres mériteraient cependant d’être réexaminés à la lumière de la documentation des Bureaux arabes.
Ainsi, dans le document de 1868, cité note 11, établi durant la terrible crise démographique de 1867-1869,
est-il indiqué par exemple que la sous-fraction des Touaïbia, de la tribu du même nom, compte 25 tentes
« dont 15 n’ont rien absolument et travaillent à la moisson » (Rapport établi lors d’une visite de la tribu par
le commandant supérieur de Tébessa, carton 1 K 359 des Bureaux arabes).
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graphie et à sa végétation le nom d’El Méridj (La Prairie), au bord de l’oued Horrihir
qui sert d’axe hydrographique à cette vaste “prairie”, les Français avaient installé
un poste militaire destiné à loger une unité de spahis chargés de garder la frontière tunisienne. La terre des alentours n’était pas considérée comme sans valeur,
puisque, la documentation des Bureaux Arabes l’indique, des dédommagements
furent apportés à ceux qui utilisaient antérieurement ces terres14. Cependant, dans
un ouvrage de la fin du xixe siècle on signale la quasi « désertification » (conjoncturelle ou résultant d’une tendance plus durable ?) de cette zone15.
La partie la plus appréciée du territoire des Ouled Sîdî Yaḥyâ était le pourtour
de l’important massif du Dyr, ou plutôt les débouchés sur la plaine des petits oueds
qui s’écoulaient depuis ce dernier en direction de l’ouest et du nord. Leurs cours
avaient donné lieu, depuis une époque indéterminée, à l’établissement de canalisations qui arrosent encore aujourd’hui, bien que ces canaux soient dégradés, de
petites terrasses de culture situées en aval, là où se trouvent actuellement quelques
villages (Oued Bousmane, Gastel, Ouled Hammouda). De ce côté aussi se situe un
ancien bordj ayant appartenu au xixe siècle à une famille de caïds consolidés par
la colonisation (Bordj du Caïd)16. À peu de distance du Dyr, mais vers le nord Est,
se trouve par ailleurs une petite localité, actuellement commune, née de l’existence
d’une source (Aïn Zerga). Le mot Dyr, en langue berbère, désigne le piémont (dans
ce cas plus fertile) d’une montagne17. L’économie de la tribu associait donc l’élevage
à une agriculture “mobile” faisant sans doute une place importante à la jachère dans
des proportions qui resteraient à préciser.
Au nord et au sud de Tébessa, les tribus mentionnées jusqu’ici, qu’elles soient
“nomades” ou “semi-nomades”, de la même façon que celles situées du côté tunisien de la frontière (Ouled Bou Ghanem, Fraïchich), étaient organisées socialement
selon un système “segmentaire”. Les Ouled Sîdî Yahyâ, par exemple, sont subdivisés en fractions et sous-fractions. Le décompte déjà cité de 1868 dénombre avec
précision 11 fractions sur 13, divisées en 5318 ; cette organisation devait présenter
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Document concernant le « cantonnement des indigènes », années 1860-1862 : règlement de compensations
à attribuer aux Ouled Mouellah, des Ouled Sîdî Yaḥyâ b. Taleb, pour les terres qui leur ont été prises pour
l’installation de la smala d’El-Méridj en 1856 (dans archives d’outre‑mer d’Aix‑en‑Provence, Bureaux arabes, carton 58 K 29)
Colonel Niox, (1890 : 184-185), la vallée d’El Méridj, écrit-il, où avait été créée à grand frais (2 millions
investis dans sa construction) la smala d’El Méridj, a vu son sol s’assécher, « les eaux ont disparu et les
espérances de culture ont été détruites » ; la smala a perdu de son intérêt avec l’occupation de la Tunisie,
et, en dépit de son nom, elle « dresse tristement ses murs au dessus de jardins abandonnés et d’une plaine
desséchée ».
Le caïd Ahmed Lakhdar, chef des Ouled Sîdî Yaḥyâ y possède 100 ha de terres, d’après un cadastre des
années 1860, figurant dans le carton 58 K 29 du fonds des Bureaux Arabes des archives d’outre‑mer
d’Aix‑en‑Provence.
On trouve dans Géographie du Maroc 1964 : 126, une définition intéressante du terme de dir, largement
utilisé pour désigner les zones de piémont au Maroc : « Certaines bordures auxquelles on réserve le nom de
dir (poitrail) ont attiré et fixé les hommes par leurs ressources en eau, la douceur relative de leur climat et
leur situation au contact de régions naturelles différentes et complémentaires ».
Ainsi la fraction des Mgharsa comprend-elle les sous-fractions des Nouasria, des Chetathia, des Zoughba,
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une certaine instabilité, car d’autres documents de la même époque dénombrent jusqu’à 17 fractions dans la même tribu19. Du point de vue religieux, toutes ces tribus
connaissaient un encadrement que l’on pourrait désigner comme “maraboutique”.
L’établissement de ce système a été étudié par Salah Alouani qui tente de préciser
les étapes de la diffusion de ce « maraboutisme walâ’ique » chez les tribus de ce
qu’il appelle « le pays des nomades ». À ses yeux, ce pays des nomades s’étend d’Est
en Ouest entre Kairouan et l’Aurès, et du nord au sud des Monts de la Medjerda au
désert, et Tébessa se trouve à peu près exactement au centre de cette vaste région
(Alouani, 2004 : cartes des pages 69 et 73).
Les zones rurales plus nettement “nomades” situées au sud de Tébessa sont
occupées comme on l’a dit par la tribu des Nememcha (ou Nemencha, dont les
Brarcha et les Allaouna dérivent), qui est considérée comme autochtone, et celle
des arabes Awlâd sidî ‘Abîd, dont le saint patronyme aurait vécu au xve siècle. La
tradition locale le fait remonter à un Sidî Sâlim, qui serait son arrière grand-père,
et dont la tombe est vénérée à Négrine, alors que celle de ‘Abîd l’est à Bîr al-‘Ater,
localité qui accueille une fête annuelle au cours de laquelle les Awlâd Sidî ‘Abîd
et les tribus Nememchas voisines commémorent les karâmat du walî (saint, littéralement “ami de Dieu”). La lignée de ces deux saints personnages, fondateurs de
zawiya/s est considérée comme remontant au Prophète par al-Ḥasan al-Sibṭ, fils de
‘Alî et de Fâṭima. La même région avait vu précédemment, aux environs de 1300,
un arabe des Riyâḥ du nom de Sa‘âda, qui avait délaissé la vie bédouine pour se
tourner vers la religion et reçu un enseignement à Taza, au Maroc, diffuser un appel
à se tourner vers une réforme morale et religieuse sunnite soufie ou maraboutique
auprès des tribus des régions situées à la limite du désert, du sud de Tébessa à
Biskra. Il avait été tué en 705/1305-6 en attaquant Biskra, et avait laissé une zâwiya
à Tolga20. Ce mouvement de “maraboutisation” se poursuit aux époques suivantes.
Salah Alouani consacre une partie de sa thèse à l’établissement dans le second
quart du xviiie siècle d’une importante zâwiya, celle d’Ahmed Tlîlî, à Feriana, à
40 kilomètres de Tébessa, du côté tunisien, dans une zone occupée par les Fraichich
(Alouani 2004 : 179)21.
La région, de part et d’autre de la frontière, est ainsi parsemée de sites religieux,
souvent indiqués sur les cartes. Ainsi pourrait-on citer, du côté tunisien, le marabout de Sîdî bou Ghânem, sur le territoire de la tribu du même nom, celui, important localement, de Sîdî ‘Abd al-Jawâd sur la Table de Jugurtha (Kalaat es-Senam),
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des Bouhabia, et des Guenaïnia, qui comptent respectivement 12, 10, 15, 10 et 18 tentes (archives
d’outre‑mer, Bureaux arabes, 1K359, cahier du 30 octobre 1868). En 1866, les Ouled Sîdî Yaḥya représentent une population de 10 212 personnes (chiffre que la terrible famine de 1867-1868 réduira de plus de la
moitié) (carton 1 K 357 du CAOM, Bureaux arabes).
C’est le cas d’un document de dénombrement des chefs de famille, groupés par fractions, lié au cantonnement des tribus initié sur la base du Sénatus-consulte de 1863, dans CAOM, 58 K 29. Ce document est antérieur au précédent et à la considérable baisse démographique induite par la grande crise de 1867-1869.
Résumé fourni par Salah Alouani.
Salah Alouani est lui-même originaire de Fériana, et très attaché à la mémoire « ethnographique » des
Fraichich.
De la tribu à la ville : un essai d’approche « régressive » … région de Tébessa / 99
et, sur le territoire de la tribu des Ouled Sîdî Yaḥyâ b. Taleb, les qubba/s de l’ancêtre
éponyme Sîdî Yaḥyâ, au centre de la plaine d’El Méridj, celle de son frère Sîdî
Ḥammouda, qui donne son nom à la petite localité actuelle de Ouled Ḥammouda,
au pied occidental du Dyr, et celle de son père Sîdî Taleb, près d’Henchir el Ḥadîd
(au pied du djebel Bou Jaber). D’après les traditions locales, c’est au xve siècle que
remonterait l’origine de la tribu des Ouled Sîdî Yaḥyâ. Elles rapportent qu’un chérif
de Fès partant en pèlerinage à La Mecque aurait alors laissé sa femme enceinte sous
la protection de Sîdî Bou Ghanem, un saint homme habitant la montagne du Dyr
pour les uns, l’actuelle région des Ouled Bou Ghanem, juste de l’autre côté de la
frontière selon les autres. C’est de cette femme que descendrait Taleb, ancêtre des
Ouled Sîdî Yaḥyâ b. Ṭaleb (Ṭaleb étant son petit-fils)22. Ces généalogies, réelles ou
fictives, vont déterminer la géographie religieuse, et jusqu’à un certain point sociale
de la zone, et c’est à la fin du Moyen Âge que celle-ci commencerait à se mettre en
place, là comme dans les tribus situées au sud de Tébessa.
La construction d’une mémoire généalogique revendiquant à la fois une origine
sharifienne et une ascendance maraboutique, relève d’un usage courant au Maghreb.
La référence au Maroc, ici Fès, ailleurs, comme dans le Jérid (Dakhlia, 1990) et
à Gafṣa (Kilani, 1992), à la Saguia al-Ḥamrâ, évoque plus un Orient mythique
réfléchi, transplanté en extrême Occident avec les migrations arabes et l’installation
des lignages idrissides (Dakhlia, 1990 : 104). Le Maroc devient ainsi dans l’imaginaire populaire maghrébin une pépinière de saints à laquelle se rattachent les
nombreuses généalogies fictives (Dakhlia, 1990 : 107-109 et Kilani, 1992 : 175‑177).
Cette tradition semble parallèle à l’émergence du sharifisme institutionnel qui
devient au Maroc, surtout à partir des Saadiens, un élément principal de légitimation politique. Dans le Haut-Tell, comme d’ailleurs dans d’autres régions marginales
situées loin des centres de décision politique, la revendication sharifienne remplit
peut-être la fonction d’une légitimation privée du lignage, mais peut également
contribuer à justifier par la généalogie, des alliances, des positions politiques et
sociales locales (Dakhlia, 1990 : 109-110).
Au-delà des conditions socio-politiques et culturelles qui ont entraîné la multiplication des généalogies sharifiennes au Maghreb, la nécessité même d’inventer
des origines lointainement orientales est symptomatique d’une rupture historique
majeure avec les périodes précédentes. Dans la mémoire des origines tribales, une
ascendance noble est d’abord forcément allogène, ne cultivant aucun lien avec le
passé local ni avec d’éventuels ancêtres autochtones. Le recours à cette nouvelle
construction généalogique témoigne d’un « oubli de la cité » (pour reprendre l’expression de J. Dakhlia), et trahit, au niveau mémoriel, les ruptures importantes
que connut la région sur les plans démographique, politique et socio-économique,
depuis la fin de l’Antiquité et surtout à la suite des migrations arabes du xie siècle.
22
Informations prises dans le mémoire du Lieutenant Bogros cité dans la note 5, dont on pourrait probablement trouver la confirmation sur place.
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Villes et campagnes à l’époque romaine
L’organisation humaine et son support “idéologique”, qui découlent de cette mise
en place sont ainsi, pour l’époque moderne et contemporaine, sinon très faciles à
comprendre et à décrire dans le détail, du moins connus dans leurs très grandes
lignes par référence aux données “ethnographiques” contemporaines sur les sociétés du Maghreb. Telle qu’elles s’organisent à ces époques récentes, ces structures,
que l’on peut d’une façon peut être un peu rapide, mais sans doute pas inexacte,
qualifier de “tribales”, sont de toute évidence fondamentalement différentes de celles que laissent apparaître aussi bien les textes latins que les vestiges de toute sorte
et extrêmement abondants dans cette région qu’apporte l’archéologie antique. Les
données, inégalement étudiées, sont au premier abord surtout urbaines, car les vestiges d’enceintes de villes et de monuments (Tébessa, Ḥaïdra, Thélepte…) encore
debout jalonnent encore très visiblement le paysage.
Mais les sites ruraux, qui n’ont certainement été que très partiellement repérés
et inventoriés, et n’ont fait l’objet que de bien peu de travaux, sont extrêmement
nombreux. Ils sont incontestablement le reflet d’une intense mise en valeur économique des campagnes, parallèle à l’essor des villes, dont témoignent avec évidence
des vestiges monumentaux imposants, comme l’huilerie de Brisgane, un peu au
sud de Tébessa (et l’existence d’oliveraies fossiles dans la région), un aménagement hydraulique aussi impressionnant que le vaste bassin réservoir circulaire ou
majen d’Henchir Fortunat, au pied du Bou Jaber et à trois ou quatre kilomètres de
la frontière du côté tunisien, le plus vaste de Tunisie avec ses 50 m de diamètre
(Gauckler, 1897 : 84-85), ou enfin, au pied occidental du Dyr, le remarquable pont
de Gastel, entouré de vestiges romains, qui permettait sans doute à la route allant
de Hammaedara (Ḥaïdra) à Vasampus (Morsott) de franchir l’oued du même nom.
Il ne s’agit évidemment pas ici de proposer une étude de tels vestiges, mais simplement de rappeler que leur existence témoigne de la densité exceptionnelle des
implantations d’époque romaine dans toute cette zone.
Ces vestiges dans leur ensemble témoignent, comme on l’a dit dans l’introduction, d’une très forte articulation entre les campagnes et des centres urbains déjà
cités, très importants (comme Tébessa) ou notables comme Ammaedara, Madaure,
près de Souk Ahras, Sicca Veneria (Le Kef), Thélepte près de Fériana. Il suffit de
parcourir la région, ou de prendre connaissance même superficiellement de la littérature consacrée à l’histoire et à l’archéologie de la région pour se convaincre de la
puissance de cette organisation romaine, illustrée par les traces indélébiles qu’elle a
laissées dans le paysage23. Un contraste violent existe entre ce que nous apercevons
23
S’agissant de la région de Béja, dans la moyenne vallée de la Medjerda, Thébert et Biget (1990 : 583) écrivent : « Dans le cadre de l’empire romain, ce secteur géographique est caractérisé par l’existence d’un grand
nombre de petites villes qui constituent le couronnement d’un habitat finement hiérarchisé, comprenant
fermes isolées, villages et gros bourgs ». Une récente étude sur la « Grande centuriation » du sud tunisien
montre bien la perfection du système romain d’une appropriation de l’espace utile aussi bien à la mise en
valeur économique du territoire (colonisation) qu’à l’établissement des voies de circulation permettant de
De la tribu à la ville : un essai d’approche « régressive » … région de Tébessa / 101
des structures humaines, sociales et économiques antiques, dominées par les centres urbains, et ce que nous savons de celles qui caractérisent l’époque moderne, où
l’on se trouve face à un pays presque dépourvu de villes : on a déjà souligné le fait
que dans cette vaste région, la seule localité de quelque importance de Bône et de
la Méditerranée jusqu’au Sahara d’une part, et de Kairouan à Constantine d’autre
part, était Tébessa, qui s’est maintenue grâce à son enceinte byzantine (alors que
d’autres villes avaient disparu en dépit de la puissance de leur enceinte, comme la
toute proche Ḥaïdra).
Là, comme dans le reste du Maghreb oriental, il est bien difficile de suivre les
grandes lignes du rapport villes-campagnes depuis l’occupation romaine jusqu’à l’arrivée des Arabes. La région de Théveste, future Tébessa, constituait la limite méridionale du territoire d’une fraction des Musulames, selon une délimitation intervenue
à l’époque de Trajan. Ce peuple ou groupe tribal autochtone important, bien apparent
dans l’épigraphie régionale24, disparaît des textes à la fin de l’Antiquité, vraisemblablement à l’aboutissement d’un long processus de sédentarisation, qui aurait entraîné
un affaiblissement des liens tribaux et une reconstitution du groupe sous forme de
communautés villageoises (Modéran, 2003 : 472-473). Bien des nuances locales différencient sans doute les régions de l’Afrique romaine, selon la profondeur réelle de
leur urbanisation. Si plus à l’ouest l’Aurès et ses abords immédiats demeurent sans
doute un pays largement rural ‒ F. Jacques conclut à une romanisation relativement
limitée et une autonomie locale marquée de la région allant de Timgad à Tébessa
(Jacques, 1992) − les preuves archéologiques d’une plus forte densité d’occupation
et d’une importance plus grande des centres urbains dans la partie occidentale des
hautes steppes qui s’étendent de Kairouan à la zone aurasienne ne manquent pas,
ainsi qu’on l’a signalé plus haut, dans la région qui nous intéresse, évidences que l’on
doit associer à celles qui témoignent d’une dense mise en valeur des campagnes.
L’activité agricole dans la zone de Tébessa, durant la basse Antiquité, était surtout basée sur la culture de l’olivier. C’est d’ailleurs une constante de cette partie
de l’Afrique du nord limitée au nord est par les Aurès. Les nombreux vestiges liés
à la transformation des ressources oléicoles (pressoirs en particulier), témoignent
de l’importance de cette production. Celle-ci s’étendait jusqu’à une distance assez
importante au sud de Tébessa : dans les Tablettes Albertini (dont le texte le plus
récent date de 496) l’olivier est l’arbre le plus représenté dans les actes des transactions mentionnées (Modéran, 2003 : 556). Les oliveraies de la région, comme
d’ailleurs dans d’autres zones de l’Afrique vandale puis byzantine, étaient exploitées
dans le cadre de grands domaines subdivisés en tenures confiées à des paysans
libres ou à des esclaves.
24
le contrôler (Hilton Richard, Lapierre Luc, Decramer Lionel, « Voies et cadastres romains, détection et
mesures par satellites. Application à la grande centuriation tunisienne », communication présentée dans
l’atelier « Archéologie et télédétection » (Space application days), Toulouse, CNES, 24 avril 2008.
Ahmed M’charek (2006 : 82) a tenté d’établir une carte du territoire de ces derniers. Au colloque d’archéologie de Tébessa (25-29 avril 2009), Lofti Naddari a présenté une communication sur le même sujet.
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Ce système semble se développer au ive et dans le courant du ve siècle, mais à
la fin de celui-ci il commence à décliner : les Tablettes Albertini reflètent de nombreux cas de paysans appauvris contraints de céder leurs exploitations. Y. Modéran,
affirme que cette crise sociale et économique, dont d’autres symptômes sont avancés25, peut être expliquée par deux hypothèses principales. La première, basée sur
une analyse géomorphologique et palynologique de séquences situées dans l’Aurès
et le pays des Nemencha, suggère un dessèchement de la zone, manifesté par le
développement d’une flore steppique. La raréfaction des ressources hydriques et
l’accentuation des processus d’érosion compromettent les conditions nécessaires
au maintien d’une culture irriguée, et favorisent le développement d’une économie basée sur l’élevage nomade et semi-nomade (Modéran, 2003 : 557-558). Une
deuxième hypothèse, certes plus conventionnelle, fait de la révolte berbère contre les
Vandales, révolte qui naquit dans les Aurès à partir de 484, la cause de cette crise.
Ce contexte de crise et les transformations socio-économiques qu’il dût entraîner
furent sans doute propices à la résurgence des tribus. Le lien tribal, maintenu dans
les zones de marge, aurait servi à nouveau de ciment social à une classe démunie de
paysans ou esclaves, qui évoluaient auparavant dans un milieu que la romanisation
devait avoir plutôt détribalisé (Modéran, 2003 : 560).
La conquête byzantine de l’Afrique vandale en 533 intervient sous Justinien,
dans le cadre d’une ambitieuse politique d’expansion territoriale. Face à la résistance des populations berbères, un grand programme de fortification est lancé
sous le commandement de Solomon, qui initie une sorte de cloisonnement des
sites concernés. Si une partie de ces fortifications était destinée à la protection des
grands centres urbains (Carthage notamment), au contrôle des grands axes de circulation et des riches zones agricoles, on note que des zones relativement marginales,
comme les Aurès et le territoire des Nemencha, sont également bien quadrillées par
ce dispositif militaire. La région de Théveste, où s’était rebellé auparavant le chef
berbère Antalas, est aussi concernée : les forts de Théveste, Thélepte et de Aïn Bou
Dries, sans oublier plus au nord la forteresse d’Ammaedara, participent de la même
volonté politique des Byzantins que l’enceinte de Tébessa, qui date comme on l’a
dit de 535 (Modéran, 2003 : 593-606).
La conquête arabe
La région de Tébessa semble être restée à l’écart des grands épisodes de la
conquête arabe. Peu nombreuses sont les mentions concernant la région dans les
récits, anciens ou tardifs, relatant le déroulement de la conquête. Ainsi, al-Mâlikî,
rapporte-t-il que Ḥassân b. al-Nu‘mân, en partance pour combattre la Kâhina, passe
25
Notamment la dépréciation des espèces monétaires retrouvées dans ces zones méridionales ou encore la
baisse des exportations d’amphores africaines vers l’Italie, parallèlement à l’augmentation des amphores
d’importation à Carthage, témoignant de la baisse de la production oléicole africaine.
De la tribu à la ville : un essai d’approche « régressive » … région de Tébessa / 103
par Majjâna, localité située à une cinquantaine de kilomètres au nord de Tébessa,
sur laquelle on aura à revenir amplement. Il campe devant ce qui était, selon l’auteur,
une qal‘a encore non conquise par les musulmans. À l’arrivée du chef arabe, les Rûm
se hâtèrent de s’y réfugier, incitant de la sorte Ḥassân à continuer son avancée sans
s’en emparer (al-Mâlikî : t. 1, 50 et Ibn Nâjî : t. 1, 61). Ce texte, malgré son caractère
tardif, est l’un des rares témoignages qui permettraient de suggérer l’origine préislamique de Majjâna, ville qui en plus aurait été habitée par des Rûm, terme désignant
normalement dans les textes arabes les populations ou les troupes byzantines.
Un autre toponyme de la région apparaît lors de ces récits. Toujours chez alMâlikî, quand Ḥassân est à la poursuite de la Kâhina, celle-ci fuyant vers les Aurès
fait escale à Qal‘at Busr pour s’y retrancher, mais trouve la fortification en état de
ruine (al-Mâlikî : t. 1, 54). Le texte n’en dit pas davantage sur ce toponyme, mais
on le voit par la suite souvent associé à celui de Majjâna. Le nom du personnage
auquel il fait référence, Busr, a été le plus souvent mal orthographié par les auteurs
arabes ou leurs copistes. Il s’agit pourtant d’un acteur identifié de la conquête arabe
de l’Ifrîqiya, quoique sa contribution y ait vraisemblablement été mineure. Il s’agit
d’Abû ‘Abd al-Raḥmân Busr b. Abî Arṭa’a, compagnon du prophète et l’un des
transmetteurs de sa tradition. Partisan du clan omeyyade dans la fitna, il combattit
avec Mu‘âwiya à Ṣiffîn et participa ensuite à la conquête de l’Égypte et de l’Ifrîqiya.
Il mourut en Syrie, sous le règne de Mu‘âwiya, ou bien du vivant de ‘Abd al-Malik
b. Marwân selon une autre version (al-Mâlikî : t. 1, 85 et Ibn Nâjî : t. 1, 157-159).
Selon al-Bakrî, Busr aurait conquis la qal‘a qui porte son nom, sous le commandement et sur l’ordre de Mûsâ b. Nuṣayr (al-Bakrî : 145).
L’association de ce personnage, qui aurait participé à la conquête arabe, au terme
qal‘a, pour former ce toponyme, pourrait suggérer déjà l’existence d’une première
installation islamique immédiatement consécutive à la conquête. Ce lieu fortifié aurait ainsi servi de base à une garnison chargée de veiller au contrôle d’une
importante zone de passage, située sur l’antique route reliant Carthage à Théveste.
Ce cas est à rapprocher de la situation d’al-Andalus au lendemain de la conquête
musulmane : on y a constaté l’abondance des toponymes en qal‘a, associés systématiquement à des noms de personnes, probablement des chefs militaires arabes.
Ces toponymes se rencontrent principalement sur les principales voies de communication, d’où on peut engager un déploiement rapide en cas de besoin (Manzano
Moreno, 2006 : 66). Cette qal‘a Busr constitue en fait l’un des deux noyaux de la
ville de Majjâna, sur laquelle on va revenir.
Les centres urbains postérieurement à la conquête,
et le cas de l’énigmatique Majjâna à l’époque aghlabide
Après la conquête arabe, l’organisation de l’espace de la région de Tébessa
continue à s’articuler autour des quelques centres urbains encore actifs. On note
à cet égard une continuité d’occupation des principales localités mises en valeur
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à l’époque byzantine. Tébessa, forme arabisée de Théveste, se maintient dans les
limites de l’enceinte byzantine. Son origine antique frappe d’ailleurs les auteurs
arabes, notamment al-Bakrî qui la qualifie d’awwaliyya (antique) (al-Bakrî : 49).
La ville est construite en grands blocs de pierre (ṣakhr jalîl), et présente toujours
des vestiges apparents de son passé préislamique. Al-Bakrî insiste par exemple
sur les galeries voûtées (aqbâ’) qui abritaient pendant les intempéries, les voyageurs (rifâq) (al-Bakrî : 145-6). L’auteur anonyme de l’Istibṣâr rapporte d’autres
détails sur les monuments antiques encore visibles dans la ville, dont deux temples
(hayâkil) richement décorés par des figures animales, et un bâtiment de spectacle
(dâr al-mal‘ab, littéralement maison du jeu), qu’on est tenté d’identifier comme un
amphithéâtre (Istibṣâr : 162). En effet, l’amphithéâtre de Tébessa a fait l’objet, dans
les années soixante, de fouilles qui ont mis au jour de nombreux vestiges d’une
occupation continue durant la fin de l’Antiquité et au Moyen Âge. Dans les couches
postérieures à l’abandon du bâtiment, on a distingué plusieurs niveaux (Lequément,
sans date : 199-241) :
1- un habitat installé sur le sol de l’amphithéâtre, à l’intérieur d’un espace fortifié
tardoantique. Cet espace fortifié serait lié à une enceinte byzantine plus tardive
que la citadelle de 539, et qui comporterait des tours irrégulières. La céramique
confirme également une datation de l’époque vandalo-byzantine.
2- un niveau sur la destruction des murs tardifs est constitué d’une couche noire
contenant des foyers. La céramique est islamique; l’auteur conclut à un habitat de
tentes.
3- un habitat islamique, avec une céramique vernissée bleue-verte à reflets métallisés, ou a vernis blanc ou vert. Une monnaie aghlabide est trouvée également; il en
conclut naturellement que le niveau est aghlabide ou plus tardif.
4- un dernier niveau d´habitat qui n’a pas été fouillé car la stratigraphie
était bouleversée; d’importants vestiges d’habitat, avec une céramique vernissée; une monnaie fatimide et surtout des inscriptions funéraires en coufique des
xiie-xiiie siècles.
Ammaedara (Ḥaïdra), autre ville qui a été dotée d’une importante fortification
byzantine, continue à être occupée au moins jusqu’au xe siècle. La localité a sans
doute perdu de son importance car les géographes arabes ne lui consacrent aucune
notice, mais le texte du Qâḍî al-Nu‘mân intitulé Iftitâḥ al-da‘wa, relatant l’un des
épisodes de la conquête du pouvoir par les Fatimides, mentionne le ḥiṣn de Maydara
où s’étaient réfugiées des populations de Qasr al-Ifrîqî, de Majjâna et la qal‘a de
Busr, de Tébessa et de Marmâjanna, fuyant l’armée shiite (al-Qâḍî al-Nu‘mân :
216). La forme du toponyme utilisée par l’auteur fatimide reste très proche du nom
latin et il semble que sa transformation, par une mutation consonantique du M en
H, en Ḥaïdra, soit tardive (Beschaouch, 1995). Si les textes arabes sont presque
muets, l’archéologie apporte quelques rares éléments sur la présence arabe dans le
site. Les fouilles récentes du secteur de la citadelle byzantine ont permis d’attester
des travaux de reprise d’époque islamique dans la poterne est de l’enceinte, ce qui
De la tribu à la ville : un essai d’approche « régressive » … région de Tébessa / 105
témoigne de la continuité de son utilisation comme espace fortifié. Un bâtiment
à colonnes, de dimensions relativement réduites, a été également mis au jour. La
monumentalité de cette construction datant d’époque islamique, suggère son utilisation comme mosquée, même si l’état avancé de destruction des vestiges n’autorise
pas de l’affirmer avec certitude (Baratte, 1996 : 150-153).
Si l’on peut localiser sans peine des villes bien identifiées dans les bassins topographiques environnants (Tébessa, Ḥaïdra, Madaure), on n’en connaît aucune avec
certitude dans la dépression dont l’axe est constitué par l’oued Horrihir, qui forme
au nord de la capitale régionale la plaine d’El-Méridj et ses périphéries. Cela étonne
si l’on tient compte de l’intensité de son occupation romaine révélée par l’abondance
des vestiges archéologiques qui la parsèment26. On est en revanche pratiquement
assuré par la lecture des géographes arabes qu’il existait dans cette zone, à un
emplacement malheureusement inconnu, une ville relativement importante à l’époque aghlabide, celle de Majjâna27, dont il n’est guère possible de savoir de quelle
localité romaine antérieure elle pouvait dériver28.
Les informations les plus détaillées sont celles que donne à son sujet le géographe oriental al-Ya‘qûbî, dans les dernières décennies du ixe siècle. Le passage de
cet auteur vaut d’être cité intégralement :
« De Kairouan à une ville appelée Majjâna, 4 étapes. Dans cette ville se trouvent des
mines d’argent, d’antimoine, de fer, de litharge et de plomb, situées entre des monts et des
ravins. Ses habitants sont un groupe (qawm) qu’on nomme les Sanâjira. On dit que leur
origine est de Sinjâr, dans le Diyâr Rabî‘a. Ils servent comme jund pour le pouvoir. Elle
est habitée également par des ‘ajam (non arabes) parmi lesquels des Berbères et d’autres
(ou : elle est habitée également par des ‘ajam et des Berbères). » (al-Ya‘qûbî : 349).
Ces indications sont particulièrement intéressantes du fait des deux ordres de
renseignements que fournit le texte: la richesse en mines des environs de la ville
concerne évidemment son histoire économique, mais elle confirme au surplus sa
localisation dans une région encore aujourd’hui connue pour l’importance des
exploitations minières au flanc des montagnes entourant la plaine (Djebel Kouif,
26
27
28
Un grand nombre de henchir-s se trouvent sur la carte topographique ; avec des arguments plutôt convaincants, Ahmed M’charek (1999) situe au pied de la Table de Jugurtha la ville non localisée jusqu’ici de Bulla
Mensa. Il identifie le Faḥṣ Bull des textes arabes au district qui dépendait anciennement de cette ville à la
plaine des Ouled Bou Ghanem. S’il a raison, il faut évidemment considérer que la plaine d’El Méridj, en
continuité avec celle-ci de l’autre côté de la frontière, faisait partie de ce même Faḥṣ.
Justifier cette localisation demanderait une longue digression qui ne semble pas utile dans la mesure où une
convergence existe entre les auteurs ayant tenté le plus récemment de situer ainsi Majjâna. Voir à ce propos
Cambuzat, 1986, t. 2 : 137-142 ; al-‘Ush, 1982 : 55-56 et Dachraoui dans l’édition du Qâḍî al-Nu‘mân : 10,
note 4. On trouvera un état complet de la question dans Fenina, 2008. Ce dernier signale sans donner de
référence précise que, pour Mohamed Talbi, le wâdi Majjâna mentionné par certains auteurs arabes correspondait à l’oued Horrihir qui, comme on l’a dit, draine la plaine d’El Méridj.
Dans les données concernant Majjâna étudiées par les auteurs précédents, on retrouve à quelques reprises
l’idée que cette ville d’époque musulmane remonterait à un évêché d’époque romaine appelé Casis Mediana
(voir sur ce point les travaux de Ahmed M’charek et l’étude de Abdelhamid Fenina). La question n’est pas
fondamentale dans la perspective adoptée ici.
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106 / Yassir Benhima et Pierre Guichard
Djebel Bou Jaber, Djebel Ouenza…). Les indications concernant le peuplement,
d’autre part, indiquent qu’à la population berbère (et probablement aux ‘ajam africano-romains encore existants, selon la traduction que l’on fait du texte ?) se superposait comme à Tubna ou Bâghây un notable contingent arabe (jund) établi sans
doute à l’époque omeyyade. Le contrôle précoce du pouvoir musulman apparaît
bien dans la trouvaille faite dans les années trente, près de Ouenza, d’un poids
de verre portant une inscription précisant qu’il a été fait en 127/745 par Maṣal
b. Ḥammâd, wâlî de Mîla, sur ordre du gouverneur semi-indépendant de Kairouan
‘Abd al-Raḥmân b. Ḥabîb (Marçais et Lévi-Provençal, 1937).
Les autres informations concernant l’époque aghlabide confortent utilement
celles d’al-Ya‘qûbî : la richesse minière de la ville peut-être, mais surtout sa relative importance comme centre à caractère urbain, sont à l’arrière plan de frappes
monétaires, révélatrices de l’établissement temporaire d’un pouvoir autonome, qui
y sont faites au début de l’époque aghlabide (Fenina, 2008). Plusieurs faits, qui se
produisent au contraire à la fin de l’époque aghlabide, lors de la révolte fatimide,
montrent encore que Majjâna existait indubitablement en tant que ville aux alentours de 900. Celle-ci, occupant une position stratégique sur la route de Kairouan,
est en effet attaquée à diverses reprises par les forces du dâ‘î Abû ‘Abd Allâh.
Elle a pour gouverneur (‘âmil) un certain Khafâja al-‘Abshî (et non pas al-‘Absî),
dit être l’un des principaux cavaliers et compagnons de l’émir aghlabide, qui dispose d’une force de cavalerie. L’Iftitâḥ al-da‘wa fait apparaître assez clairement
une distinction topographique entre la madîna et une qal‘a Majjâna voisine qui,
d’après d’autres sources, semble bien correspondre à la Table de Jugurtha29. L’Iftitâḥ
mentionne l’existence d’une tribu de Berbères Malzûza, qui font partie des Nafza,
près de Majjâna, et d’une montagne dite des maṭâḥin (des meules30) dans
(ou auprès de ?) laquelle eut lieu un combat décisif (al-Qâḍî al-Nu‘mân : 189-190).
La ville semble avoir souffert de ces événements. Ses habitants, ainsi que ceux
de Qal‘at Majjâna, de Qaṣr al-Ifrîqî et de Tébessa, se réfugient à Ḥaydara devant
l’avancée des Fatimides, mais y sont massacrés (al-Qâḍî al-Nu‘mân : 196).
Un passage du même Iftitâḥ mérite d’être souligné. Il insiste de façon
appuyée sur l’importance de la possession d’une cavalerie, du côté arabe et du côté
des Kutâma fatimides, mais aussi par le groupe berbère local des Malzûza/Nafza.
Le texte indique en effet que le gouverneur aghlabide Khafâja est à la tête d’un
contingent de cavalerie. Il évoque en même temps l’existence d’une cavalerie propre aux habitants de Majjâna ; il doit s’agir de l’ancien jund arabe existant dans la
29
30
Al-Bakrî : 145, mentionne les grandes citernes qui caractérisent ce site. On ne peut que rapprocher cette
indication des citernes protohistoriques creusées dans le rocher sur la plate-forme sommitale de la Table de
Jugurtha (Qal’at Senan).
Diverses hypothèses ont été formulées sur sa localisation. Voir A. Djerrab et P. Guichard : « La ville disparue de Majjâna et la “Montagne des meules” », Colloque international d’archéologie de Tébessa des
25‑29 avril 2009 sur la découverte toute récente de traces d’extraction de meules dans la vallée de l’oued
Erkel, qui validerait l’hypothèse d’une localisation dans le Dyr (formulée, d’après une communication
orale, par Mourad Araar dans sa thèse soutenue à Tunis, en cours d’édition.
De la tribu à la ville : un essai d’approche « régressive » … région de Tébessa / 107
ville selon al-Ya‘qûbî. Il indique enfin que le gouverneur sort de la ville en direction
de la montagne des Maṭâḥîn (meules), se dirigeant vers Malzûza, clan des Nafza
(situé) près de Majjâna. Ces derniers, qui disposaient d’une cavalerie (wa kânû ‘alâ
khuyûli-him), évacuent leurs biens et les non-combattants vers la qal‘a (vraisemblablement la Qal‘a de Busr). avec leur cavalerie, ils se sont joints au gouverneur
Khafâja ; les uns et les autres sont poursuivis dans la même montagne par le chef
fatimide Abû Mudaynî et ses troupes, et vaincus ; les survivants sont tués avant
d’avoir pu se réfugier dans la qal‘a.
Des structures économiques et sociales en évolution
Majjâna est, dans le troisième quart du xe siècle, mentionnée par Ibn Ḥawqal,
dont les indications laissent penser que la ville a retrouvé une certaine prospérité : de Marmâjanna, dit-il, « qui appartient aux Hawwâra, on va à Majjâna, ville
entourée d’un mur de ṭâbiya, où l’on trouve beaucoup de safran et d’autres produits
agricoles ; il y a des mines de fer et d’argent et des pierres meulières, qu’on exporte
dans tout le Maghreb. Cette ville est arrosée par une rivière au débit abondant, aux
rives bien cultivées. Les marchés y sont prospères » (Ibn Ḥawqal : 84). Le même
texte indique qu’il faut cinq journées pour faire la route de Majjâna à Tiddis, mais
que la route de Bâghây se sépare de cette dernière avant d’arriver au wâdî Mallâq ;
il semble donc que de Majjâna, qui ne se trouverait pas sur le Mellègue, et par cette
seconde route, on aille à Maskyâna (Meskiana), localité également très prospère,
puis à Bâghây.
Al-Bakrî indique sans ambiguïté qu’il y a une certaine distance entre la madîna
de Majjâna, qu’il qualifie de grande (kabîra), et qu’il désigne sous les deux noms
de al-maṭâḥin et de al-ma‘âdin (les meules et les mines) et le Mellègue; outre l’enceinte de terre (ṭûb), il évoque une grande mosquée et des bains, la qal‘a dite de
“Busr” construite en pierre et contenant 360 citernes (ce qui se réfère certainement
à la Table de Jugurtha/Qal‘at Senan, où se trouvent les vastes citernes préromaines
déjà évoquées, creusées dans le rocher). Il mentionne aussi les nombreuses mines,
dont une d’argent appartenant aux Luwâta. Il dit enfin que la ville « appartient
aux Arabes » mais est entourée par les Luwâta. Il apporte la précision que la route
d’ouest en est, de Bâghây à Kairouan, passe l’été par Majjâna (ce qui est donc la
voie la plus directe), mais que les crues dangereuses du Mellègue obligent, l’hiver, à
faire, depuis le fondouk de Meskiana, le détour par Tébessa. Cette indication amène
également à penser que Majjâna n’était pas située trop au nord, mais relativement
près de l’actuel El-Méridj (al-Bakrî : 145).
L’économie de la région de Tébessa durant la première époque islamique
repose sur une production variée associant l’agriculture et une production de
métaux importante au ixe siècle si l’on en croit al-Ya‘qûbî, et tout à fait conforme
aux possibilités minières de la région. Bien située sur la route menant de Kairouan
vers l’ouest et le sud-ouest, cette zone semble aussi avoir bénéficié d’une certaine
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animation commerciale. C’est plus précisément sur la zone de Majjâna que les indications sont les moins pauvres, bien que semblant, en ce qui concerne les mines,
s’appauvrir progressivement. Alors qu’al-Ya‘qûbî mentionne l’argent, le fer, l’antimoine, le plomb et la litharge (al-Ya‘qûbî : 349), Ibn Ḥawqal, se limite à citer le fer
et l’argent (Ibn Ḥawqal : 84), et al-Bakrî, qui insiste sur la richesse des gisements de
Majjâna, parle explicitement de l’argent seulement (al-Bakrî : 145). L’auteur andalou précise par ailleurs que l’une de ces mines d’argent, connue sous le nom d’alWarîtsî, appartient aux Luwâta. C’est cette activité minière qui paraît justifier, au
moins en partie, l’importance qu’a acquis la ville à l’époque aghlabide et le rôle
qu’elle a joué temporairement comme atelier de frappe monétaire (Fenina, 2008).
Mais on peut se demander si la diminution de la “visibilité” des exploitations minières dans les textes antérieurement à la venue des Hilaliens ne peut pas refléter un
affaiblissement de cette activité dès les xe-xie siècles ? L’agglomération de Majjâna
est en revanche, entre le ixe et le xiie siècle, constamment associée à l’extraction des
pierres de meules (al-maṭâḥin). C’est une activité qui faisait la réputation de la ville,
d’où les meules étaient exportées partout au Maghreb (Ibn Ḥawqal : 84).
L’examen des informations disponibles sur la production agricole dans la
région durant les premiers siècles de l’époque islamique semble indiquer des changements notables dans les structures socio-économiques et les formes de l’occupation de l’espace. En effet, de nombreuses données, déjà évoquées, permettent
d’attester, à l’époque romaine, la prépondérance de la grande exploitation domaniale comme forme de propriété favorisant la mise en valeur de grandes oliveraies.
Si al-Ya‘qûbî reste muet quant à la nature des productions agricoles dans la région,
Ibn Ḥawqal note la culture du safran et la pratique de la céréaliculture à Majjâna, et
loue les cultures développées sur les rives du cours d’eau qui la jouxte (Ibn Ḥawqal :
84). Al-Bakrî, en parlant de Tébessa, évoque l’abondance de ses arbres fruitiers,
surtout les noyers dont la réputation était notoire (al-Bakrî : 145). Cette abondance
des arbres fruitiers était déjà signalée auparavant par al-Muqaddasî à propos de la
localité voisine de Marmâjanna (Muqaddasî : 227).
Ces trop rares indications permettent de supposer l’effacement marqué de
l’olivier, qui ne s’est maintenu jusqu’au xxe siècle dans la région que de façon “fossile”31, mais semble avoir perdu dès la fin de l’Antiquité et le début du Moyen Âge sa
place prépondérante d’antan. Le développement d’une agriculture jardinière basée
sur l’irrigation, est symptomatique d’un changement dans les formes de l’exploitation du sol, allant dans le sens de l’évolution des pratiques agricoles dans l’ensemble
de l’Islam médiéval. On peut supposer − car nos données disparates ne permettent
pas d’en avoir des indices concluants ‒ que ce changement dans les modes de l’exploitation agricole a accompagné (qu’il l’ait précédé ou suivi) le démantèlement de
la grande propriété foncière. On trouve bien une mention du pillage des manâzil
de Majjâna par l’une des armées des révoltés fatimides envoyées contre la ville
31
En 1959, fut tentée sur la commune d’El-Méridj la restauration de l’une de ces oliveraies
(Guichard, 1962).
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en 908 (al-Qâdï al-Nu‘mân, 209). Le terme désigne habituellement des établissements ruraux prolongeant les structures domaniales de l’Antiquité (al-Bâhî, 2004).
Mais on ne peut tirer trop de conclusions de cette indication isolée.
La géographie humaine de la région ne nous est connue que dans ses très grandes lignes. Les sources se limitent en effet à quelques données laconiques, mais
qui ne sont pas dénuées d’intérêt. La conquête arabe de la région a représenté un
apport, mais limité, sur le plan démographique. Une élite arabe liée politiquement
au pouvoir aghlabide a pu occuper une place prépondérante dans les cités de la
région, à l’instar de ce qui se passait à la même époque dans de nombreuses villes
de l’Ifrîqiya. Le témoignage d’al-Ya‘qûbî à propos de Majjâna en est le parfait exemple : la ville était habitée par les Sanâjira, originaires de Sinjâr et appartenant euxmêmes aux Arabes Rabî‘a. Le jund aghlabide stationné dans la ville était recruté
parmi eux (al-Ya‘qûbî : 349). Il est difficile de savoir si c’est la présence ‒ chronologiquement bien lointaine − de ce contingent qui explique les propos d’al-Bakrî,
qui avance que la ville était occupée par des Arabes, ou si ces Arabes ne sont pas
plutôt déjà, dans les dernières décennies du xie siècle, des Hilaliens (al-Bakrî : 145).
D’autres populations étaient des non-arabes autochtones (‘ajam). La présence d’une
minorité juive à Majjâna est attestée par une source hébraïque datée entre le xe et
le xiie siècle32. Le souvenir de cette communauté, dont la présence serait liée aux
axes de commerce qui transitaient par la région, est perpétué par la nisba d’Ibn alMajjânî, nom d’une grande famille de marchands de Kairouan qui figurent dans de
nombreux documents de la Geniza du Caire33. Les tribus berbères présentes dans
la région ne sont, malheureusement, que très partiellement identifiées. On sait par
exemple que Marmâjanna, immédiatement à l’est de Majjâna, était située dans le
territoire des Hawwâra (Ibn Ḥawqal : 84). Les environs de Majjâna appartenaient
aux Luwâta, selon al-Bakrî (145). D’autres groupes berbères apparaissent dans les
récits relatant les faits de l’époque fatimide : ainsi, les Malzûza, clan des Nafza,
étaient situés à proximité de Majjâna (al-Qâḍî al-Nu‘mân : 209) ; à Marmâjanna,
avec les Hawwâra vivaient des Banû Kamlân (al-Dâ‘î Idrîs : 143).
L’époque des changements majeurs :
la région de Tébessa de l’arrivée des Hilaliens
jusqu’à la fin de l’époque hafside
Al-Idrîsî est le dernier auteur à donner, au milieu du xiie siècle, une notice sur
Majjâna. Il la décrit comme une « petite ville » entourée d’une enceinte en terre.
Il évoque la culture du safran, mais comme un fait ancien n’ayant plus d’existence.
Il consacre en revanche plusieurs lignes à vanter la grande qualité et durée des meules, extraites d’une haute montagne. De celle-ci descend « une rivière au débit impor32
33
Information mentionnée par les Gaonic responsa, citées par Hirschberg, 1960 : 320.
Voir les très nombreuses mentions des membres de cette famille dans S. D. Goiten, 1999 (1re éd. 1967).
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tant » et on cultive des céréales dans la même zone. Il ajoute la précision importante
que « les Arabes contrôlent le territoire de Majjâna et y emmagasinent leurs vivres
(al-Idrîsî, 1972 : 293). Si l’on pouvait, comme on l’a dit, douter de l’identité des
Arabes mentionnés par al-Bakrî, il est clair que ceux que mentionne al-Idrîsî sont des
Hilaliens, qui semblent bien avoir rompu l’équilibre sous-jacent aux descriptions précédentes entre un ancien noyau urbain arabe et des tribus berbères rurales environnantes.
La disparition du safran qu’il indique expressément, et le silence remarquable de son
texte, pourtant parmi les plus détaillés et les mieux informés en ce qui concerne les
mines dont tous les autres auteurs faisaient état, font supposer des changements importants dans l’organisation socio-économique de la région.
La domination des Arabes, s’étend au nord jusqu’aux environs de Bône (aux
mains du roi normand depuis 548/1153) et jusqu’à Béja. Tabarka est un « bourg fortifié dont les environs sont infestés de nomades arabes bons à rien qui ne respectent
ni engagement ni pacte de protection » (al-Idrîsî, 1972 : 192). Marsâ l-Kharaz, ville
fortement défendue, survit économiquement grâce à l’exploitation et à l’exportation
du corail, mais est entourée de nomades arabes, qui lui apportent les céréales dont
elle a besoin du fait de la faible importance des cultures (al-Idrîsî, 1972 : 289-291).
La domination des Hilaliens semble donc s’exercer selon des modalités différentes, plus
ou moins accusée, selon les lieux. Ainsi al-Idrîsi note-t-il que Marmâjanna, localité
plus modeste que Majjâna, et dont le territoire était limitrophe du sien vers l’Est, « est
aux mains de ses habitants mais verse un tribut aux Arabes », alors qu’ils ont, d’après
lui, vraiment pris possession de Majjâna. Quant à Tébessa, elle est à peine mentionnée
par al-Idrîsi comme un point sur la carte, à 6 journées de Bougie. Elle survivra grâce à
son enceinte, et continuera à être en état d’abriter un gouverneur nommé par le pouvoir
central et une petite garnison, mais dans un pays fortement dominé par les Hilaliens.
Aucune information ne filtre sur l’évolution de la région sous les Almohades.
L’emprise des tribus arabes semble se maintenir et se renforcer durant les périodes d’affaiblissement du pouvoir central. C’est sans doute le caractère marginal
de la région qui explique qu’elle soit le terrain de confrontation entre le prétendant Abû ‘Amâra et l’émir hafside Abû Fâris. Les armées des deux belligérants
se rencontrèrent dans la plaine (waṭâyâ) que domine Qal‘at Snân (Ibn al-Shammâ‘ : 78).
L’endroit exact de la bataille, qui eut lieu en 1283, est Fajj al-abyâr (toponyme signifiant
littéralement : défilé des puits). L’émir Abû Hafs, qui assista à la défaite de son neveu,
se réfugie, rapporte Ibn Khaldûn, à Qal‘at Snân, qu’il qualifie de Ma‘qil (refuge) pour
les Hawwâra (Ibn Khaldûn : t. 6, 304).
Au milieu du xive siècle, la plaine de Tébessa (Faḥṣ Tabassa) constitue le point
ultime de la campagne du Mérinide Abû ‘Inân contre l’Ifrîqiya. En 1356, après
s’être emparé de Constantine, l’armée mérinide se dirige vers Tébessa (al-Zarkashî :
199). Al-Numayrî, auteur andalou qui officiait à la cour d’Abû ‘Inân, nous a laissé
une relation relativement détaillée de cette campagne. Dans un style très littéraire,
Tébessa y est décrite comme le chef lieu de la province, et comme un lieu de regroupement des Arabes qu’il qualifie de populace récalcitrante (awshâb aṣâmîm) (alNumayrî : 474). Informés de l’intention des Mérinides, les tribus arabes des Awlâd
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Abî al-Layl et des Riyâh affluèrent vers la ville. Mais, évitant d’affronter ouvertement l’armée mérinide, les tribus mentionnées optèrent pour une guerre mobile
destinée à entraîner celle-ci dans des zones désertiques. Pour éviter le piège que lui
tendaient ces Arabes nomades, l’armée mérinide rebrousse chemin et renonce à les
poursuivre jusqu’au désert (al-Numayrî : 476-477).
En 1437, la tribu des Ḥnânsha (Hanencha), considérée par Ibn Khaldûn comme
descendant des Athbaj, est impliquée dans un conflit avec le pouvoir central
(al-Zarkashî : 273)34. Le même Ibn Khaldûn accorde beaucoup d’importance aux
Hawwâra, qui continuaient à occuper un large territoire dans la zone du Haut Tell
(il utilise l’expression de « pays des Tulûl »), depuis Tébessa et Marmâjanna jusqu’à
al-Urbus (Laribus) et même Béja35. Il indique clairement leur caractère arabisé :
Ils vivent là en nomades, écrit-il, et sont comptés au nombre des Arabes pasteurs de la tribu
de Sulaym, auxquels du reste ils se sont assimilés par le langage et l’habillement, ainsi
que par l’habitude de vivre sous la tente. Comme eux aussi ils se servent de chevaux pour
montures, ils élèvent des chameaux, ils se livrent à la guerre et ils font régulièrement la
station du Tell dans l’été et celle du désert en hiver. Ils ont oublié leur dialecte berbère pour
apprendre la langue plus élégante des Arabes, et à peine comprennent-ils une seule parole
de leur ancien idiome. » (Ibn Khaldûn : t. 6, 141-142 ; traduction De Slane : I, 278).
Le peu que nous savons de leur histoire confirme ce caractère guerrier :
ils participent à côté d’Abû Zayd, fils du gouverneur almohade de l’Ifrîqiya ‘Abd alWâhid b. Abî Hafs, en 1224, à la guerre contre les Banû Ghâniya dans les environs
de Tunis (al-Zarkashî : 43). Ce groupe tribal ne cesse pas de constituer un facteur
de trouble, et manifeste périodiquement des velléités d’autonomie. Ainsi, l’un
des fils du Hafside Abû Ishâq, est-il dépêché en 1281-82 pour lever l’impôt sur
les Hawwâra (Ibn al-Shammâ‘ : 76). En 1305, l’un des chefs des mêmes Hawwâra,
Sulaymân b. Jâmi‘, rallie les Arabes des K‘ûb et les soutient dans leur dissidence
contre les Hafsides (al-Zarkashi : 117). En 1347, le vizir Ibn Tâfrâguîn mène à
nouveau une campagne militaire pour prélever les impôts des Hawwâra, dont le
territoire est concerné par un nouvel épisode de troubles opposant les Hafsides de
Tunis et les Arabes b. Abî al-Layl (al-Zarkashi : 189). Ces informations, fournies
par al-Zarkashî, confirment tout à fait les dires d’Ibn Khaldûn. Au bas Moyen
Âge, la ville de Majjâna paraît bien avoir complètement disparu après la dernière
mention qu’en fait al-Idrîsî. Léon l’Africain, dans le passage cité au début de cet
exposé, ne mentionne plus dans cette région que Tébessa, dont on a vu le peu
d’estime qu’elle lui inspire, et sensiblement plus au nord Tifâsh, l’ancienne Tipasa
Numidarum, citadelle située à quelque 80 km au sud de Bône, dont il dit que, ruinée
34
35
Les Hanencha sont une tribu importante (région de Sark Ahras), qui joue un rôle prépondérant dans la
région à l’époque moderne, autour de la chefferie des Hrar bien étudiée par l’interprète de l’armée LouisCharles Féraud dans un gros travail publié en plusieurs fois dans la Revue africaine, 18 (1874), sous le titre :
« Les Hrar seigneurs des Hanencha » (aux pp. 22-32, 119-149, 191-236, 281-294 et 321-396).
Sur al-Urbus à l’époque hafside et le rôle des Hawwâra, voir Hassan, 2001.
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« lorsque les Arabes vinrent en Afrique », puis habitée temporairement à nouveau
à plusieurs reprises, elle appartient à son époque à une « tribu africaine » capable
de résister aux Arabes qu’il appelle Hacara (Hawwâra ?), et qui compte des milliers
de cavaliers. Les ruines de l’ancienne ville, ajoute-t-il, ne leur servent plus que de
lieu d’entrepôt pour leurs grains36. Un rapport espagnol, cité par Féraud, envoyé à
Charles Quint depuis Tunis à l’époque de son expédition contre cette ville (1535),
présente une image assez semblable de Tébessa. D’après ce texte, un chef Hanencha
appelé El-Merdessi ben Nacer ben Ahmed Merdez, qui commandait à 1000 lances,
avait ses douars à deux journées de Bône (occupée par les Espagnols) « dans un lieu
qui s’appelle Tébessa qui renferme 15 maisons » (Féraud, 1874 : 140-141).
On se retrouve alors à l’époque de Léon l’Africain, évoquée au début de ce travail. Le processus de ruralisation et de “tribalisation” de la région apparaît comme
pratiquement achevé. On a abouti à un mode d’organisation des populations habitant ces régions fondamentalement différent de celui qui y régnait durant l’Antiquité. C’est celui que l’on a essayé de décrire dans la première partie de cet exposé.
Ce qui précède indique que le processus a comporté plusieurs phases. Le système
domanial et la transformation des structures rurales, accompagnant l’effacement
des centres urbains, se poursuivent de la fin de l’Antiquité au xie siècle, les anciennes localités romaines conservant un certain rôle dans le nouvel équilibre que reflètent les géographes arabes. Une ville comme Majjâna semble même faire preuve, du
fait de l’importance de la région comme productrice de métaux et de l’implantation
d’une garnison arabe, d’une certaine vitalité, peut-être surtout marquée à l’époque
aghlabide.
On a cependant l’impression que les populations berbères, juxtaposées à quelques
noyaux arabes implantés lors de la conquête, réaffirment des modes d’organisation
tribaux dont on peut penser qu’ils se rattachent à des formes de vie anciennes. Du
point de vue de l’économie rurale, les quelques renseignements épars fournis par les
textes arabes suggèrent une agriculture encore assez prospère, bien que selon des
formes bien différentes de celles de l’Antiquité, et avec l’abandon de la culture d’exportation que constituait l’olivier. La “tribalisation” s’accuse certainement avec la
venue des Hilaliens, qui vont dominer la région et y diffuser sans doute des modes
de vie plus nettement “bédouins” qu’ils ne l’étaient antérieurement, et auxquels
s’assimilent pour une bonne part les groupes Berbères autochtones, d’où disparaît la
berbérophonie, principalement les Hawwâra. La présence de l’Islam se consolide au
bas Moyen Âge et au début de l’époque moderne dans le sens d’un “maraboutisme”
diffusé dans ces zones intérieures soit depuis Kairouan, restée un centre d’activité
religieuse après la perte de son rôle politique (Alouani, 2006), soit par l’influence de
saints personnages considérés traditionnellement comme venus du Maroc.
36
Léon l’Africain : 371. Tifech (Tipasa, Tîfâsh), dont subsiste une belle enceinte byzantine se trouve non loin
de Souk-Ahras, à une vingtaine de km au sud-ouest de cette ville (Cambuzat, 1986 : 223-226).
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