Avertissement Cette narration est ouvrage de pure fiction. Toute

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Avertissement Cette narration est ouvrage de pure fiction. Toute
Avertissement
Cette narration est ouvrage de pure fiction. Toute ressemblance avec des personnes
existant ou ayant existé, des événements ayant eu lieu, n’est que pure coïncidence.
Le lecteur pourra s’en rendre compte. Bien entendu, cet écrit est incorrect politiquement.
A tous les ennemis qu’il me fera, bien cordialement !
De plus, cet écrit est fragmentaire. Nous indiquerons les coutures possibles.
EXERGUE
Du Dr X..., “Pataphysicien et conteur occasionnel
Ci-dessus est résumée ma philosophie. C’est relativement nouveau pour moi. Avant ...
Ah ! AVANT !!! Je me demande parfois si l’on naît nha qué (ou niacouet ou ce que vous
voudrez) ou si des gens s’amusent à vous rendre tel. Je sais : on nous a rebattu les
oreilles, cinquante ans durant, mais sans doute depuis bien plus longtemps, depuis
l’Idiot de Genève et ses théories sur l’EDUCATION , que l’Hômme est natürlichement
bon et qué zé la zoziété Kapitaliste qui le rend mauvais - j’imagine que l’Incontinent
Persécuté aurait parlé comme cela s’il avait connu ses descendants putatifs (j’aime ce
mot !). Lorsque commença cette époque de Grande-Sartreuse, Dieu merci, je n’étais
pas même un projet d’être, pour parler comme les Pfuilozophes, et la vieille Terre aurait
fort bien tourné sans moi, mais je ne le savais pas avant de franchir le passage, un soir
d’hiver. C’est alors que les ennuis ont commencé, mais c’est une autre histoire.
Ma philosophie, donc, est de vénérer POUBELLOS, le dieu de la Décharge Municipale,
où échouait naguère encore, en fin de parcours, toute philosophie qui se réclame des
Lumières, ténébreuse époque. Je ne parle pas de l’Aufklärung outrageusement
Romäntische, où l’on peut toujours dégoether quelque roman désopilant, voire de
sublimes symphonies pastorales : c’est des petits-maîtres qu’il s’agit, que le méchant
goût de deux siècles a portés au Panthéon. Sans doute n’est-ce pas seulement ces
philosophies-là qui font l’objet de la sollicitude de l’éboueur, mais il faut reconnaître
qu’elles parsèment la décharge de l’Histoire tels les sacs d’un bleu exquis
agrémentaient la Municipale du même nom avant que le bulldozer salvateur n’en fasse
des pièces archéologiques. Ce n’est que justice comme l’on peut s’en rendre compte en
consultant le comput des victimes qu’elles firent en un peu plus de deux siècles, au nom
des GRANDS PRINCIPES qui, de Robespierre en Topinambour, de Fourrier (celui des
phals en stères, pas le matheux) en Marx, de Lénine en Joseph, voire Adolf, de Mao en
Causescu et j’en passe, ont travaillé dur pour le bonheur de cette humanité décidément
vouée aux gémonies.
Mais ce n’est pas de philosophie que je veux vous entretenir, sinon pour reposer cette
question UNIQUE : être ou ne pas être niacouet. Non que j’aie quelque prévention
contre ces braves paysans des rizières, mais justement ! Justement ! La question tient à
ce que
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1-) l’homo soviéticus, ce pendard, n’est pas seulement ce qu’il fut - ce qu’il est encore
largement- à l’Est, mais réside en chacun de ceux qui acceptent d’être CotisantAllocataire-Contribuable (ou CAC) et que
2-) lorsque la “pression idéologique” est trop forte, elle finit par poser des problèmes aux
chromosomes : chassez le culturel, il a sacrément du mal à revenir, même au pas .
C’est ainsi que l’on fabrique des songe-creux.
LUI avait eu bien du mal à échapper à la règle commune.
C’était un singulier mélange de grandeur et de bassesse, de folie et de raison,
s’amusant pour, disait-il, se dérouiller les méninges, au calcul intégral ou à quelque
démonstration de théorème de logique, ou encore à élaborer quelqu’un de ces
algorithmes délirants qu’ils appellent intelligence artificielle (comme si l’on pouvait
espérer remplacer le cerveau d’un quelconque Tutot par une prothèse pour le rendre
intelligent), ayant tour à tour chez les bureaucrates réputation de compétence puis
d’incompétence - c’est tout un, et fonction du bureaucrate- mais parfaitement incapable
de monnayer ses talents, à l’image du serviteur de la Parabole. En vertu de quoi, je le
trouvai un soir pleurant comme veau sur son triste sort.
Nous étions une cinquantaine à la réception donnée par B... à l’occasion de la visite de
je ne sais plus quel cacique de l’alors Chambre d’Enregistrement. On servit ce soir-là de
l’enfilé mignon (ces folles-là encombraient les couloirs des Affaires Etrangères par les
temps qui couraient) mais également, ce que personnellement j’appête, de la stagiaire
de Science-Pô en tailleur fantaisie, jolie, sportive, libérée, pas trop de gôche, portant
Opium et minijupe avec distinction. La CLASSE a toujours paré les femmes de mille
charmes à mes yeux, et ce soir-là j’étais tout prêt à oublier les maubezats du
féminisme, émules de Missiz Clinton, vêtues de toile de jute et criaillant comme pintades
à tout bout de champ, tout comme les mégères à bigoudis roulant leurs caddies sur les
parkings des supermarchés. Ce sont parfois les mêmes, il est vrai.
J’aurais donc volontiers devisé de l’ENA, voire de Lénine, avec cette coquine de
Sandrine aux cheveux couleur d’été dans la fraîcheur susurrante du petit-matin-d’aprèsl’amour, lorsque la sono, cet ersatz d’orchestre, devint subitement silencieuse. C’est le
moment où les vociférations des dégénérés adulés des foules cèdent la place à la
rumeur des conversations occultées : petits piapias malveillants, jérémiades de
ménopause, récits d’exploits fictifs par des Casanova de pacotille, scènes de chasse en
Afrique, illustration du principe de Peter appliqué à la Hiérarchie, imbéciles malheureux
refaisant le monde.
Si SA voix ne portait guère, en revanche ses gesticulations, et notamment cette manière
hargneuse de ponctuer ses déclarations de coups de poing assénés à une table qui
n’en pouvait mais -l’Ambassadeur de A..., à la table voisine, encensait de
désapprobation- ne laissaient pas d’attirer l’attention. Je vis que le bonhomme avait
atteint cet état dit ebrius, à mi-chemin entre Terre et Dieux, où le vouloir d’ordinaire
inhibé devient plénitude chez l’homme imbibé. Qui donc dans l’entourage, peut-être
cette bécasse à l’éclat emprunté-pour-réparer-des-ans-l’irréparable-outrage, ou le
suffisant attaché commercial, ou encore la lopette pédophile, bouffon de ces dames,
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que Sandrine trouvait décidément assommant, éructa le péan familier des médiocres :
“Quel con, çui-là”.
Dans la panoplie d’injures dont se servent les égalitaires d’après la Terreur pour
marquer leur différence et leur prochain d’infamie, CON est de loin la plus définitive. Un
imbécile ne l’est que provisoirement à l’occasion d’une sottise ou d’une plaisanterie
douteuse ; un idiot tout au plus raisonne de manière spécieuse. Un crétin pourrait
encore s’améliorer ; le salaud est parfois admirable, lorsqu’il ne nuit pas à celui qui est
censé l’admirer, et pas plus qu’au salopard on ne lui dénie quelque intelligence. Une
fripouille est somme toute sympathique. Certes, il est plus grave d’être abruti, voire taré,
mais aucun mot n’est autant chargé d’opprobre que le mot con. A la rigueur, le connard
suscite une certaine compassion, une vague tendresse. Le con, lui, est définitivement
exclu : il est né comme cela, les fées ont oublié de se pencher sur son berceau, on ne
peut ni l’aimer ni lui faire confiance ; tout au plus peut-on rire de ses comportements,
toujours à côté des normes, mais l’on ne peut en faire un ami, car sa maladie est
contagieuse. C’est ainsi que nos égalitaires fondent une cosmogonie manichéenne :
d’un côté NOUS, y compris les salauds, de l’autre les CONS. Et ce mot-là sert à
expectorer une sainte colère, cri de haine et de proscription : CON, en voilà pour
l’éternité, et tout est dit...
Mais rien n’est dit.
En effet, c’est souvent parmi les gens peu fréquentables, les cons, les beauf’ comme
disent les gens branchés (si vous me le permettez, je préfère les appeler emmanchés,
ça leur va mieux), que l’on trouve des figures hors du commun. Le Neveu avait du
génie, il eut la chance de rencontrer Diderot, et de simple con il devint grain de levain
dans la pâte sociale. Traitez-moi de con, je vous répondrai comme lorsque j’étais enfant
: "c’est çui-là qui le dit qui l’est" et je vous vouerai une haine inextinguible. Traitez devant
moi quelqu’un de con et vous allez immanquablement à la fois vous condamner et
susciter chez moi le réflexe du Samaritain pour votre victime. Votre con m’intéresse.
Notez que je n’emploie jamais cette injure (lorsque je parle des princes de tout poil qui
nous ont gouvernés, nous gouvernent et nous gouverneront si mal, je les appelle
cloportes ce qui n’est pas gentil pour les insectes) et que j’emploie pour désigner la ...
nudité des (jeunes) femmes des termes plus tendres.
Je dus prendre à ce moment-là un air si mauvais que la lopette - je me rappelle à
présent que c’était elle qui avait proféré cette incongruité - baissa le nez dans son
assiette et s’appliqua à réfréner ses incontinences verbales. Sandrine, comprenant à
demi-mot, pouffa de rire ; Tu ne paies rien pour attendre, polissonne, pensais-je. En
attendant, je désirais en savoir davantage sur le gesticulant individu. Je négligeai
Mémère Ripolin, jugeant que mon sujet n’était pour elle, m’âme le Premier Conseiller,
que menu fretin, et m’enquis auprès du Commercial de l’identité de mon poivrot. “ Il
s’appelle Charles, c’est un type qui ne pense qu’à la chasse et aux femmes... En dehors
de ça... ” En dehors de cela, j’appris bientôt par un major de l’Armée des Indes que ce
Charles avait deux fois le titre de docteur, ce qui suffisait à la distinguer du troupeau
inepte ; je parvins à obtenir son adresse, me promettant de lui rendre visite quelque jour.
Des docteurs, j’en connais à tas : en médecine, en droit, en oblique, en Bambara,
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ès sciences, ès lettres, par défaut ou par excès, par désœuvrement, par décision du
Tribunal, par Zeus, par exemple. C’est dire que le titre ne m’en impose guère, sachant,
parce que moi-même de la confrérie, que bien souvent ils font commerce de vent. Vous
remarquerez que les égalitaires n’appellent docteur
que le médecin, comme ils
appellent maître leur avocat seulement. Le Diafoirus parce qu’il est en quelque sorte le
sorcier (Ah ! Docteur, ne prescrirez-vous des piqûres ? ) et le bavard parce qu’il est
ma foi le bien illusoire rempart contre l’arbitraire de la République. Et surtout parce que
ces deux-là savent faire commerce de leur titre : sans argent, l’honneur n’est qu’une
maladie. Lorsque l’on a la chance - ou la malchance, c’est selon - de vivre en pays de
culture anglo-saxonne, voire franchement saxonne, on vous appelle doctor ou Herr
Doktor ; c’est que l’on vous donne d’emblée l’enseigne de votre fonds de commerce et,
ma foi, vous êtes en quelque endroit tenu de vous conformer à cette image. Point de
cela en France pour les docteurs qui ne sont point émules de Dioscoride : là gît, ce me
semble, le problème de Charles, trop innocent et trop bêtement honnête. Au lieu de tirer
profit d’un titre qu’il n’avait d’ailleurs pas usurpé, ne voilà-t-il pas qu’il s’avisa de
comprendre que sa discipline n’était que du vent - ce qui n’est pas grave- mais, pis, qu’il
alla clamer sur les toits cette belle vérité. On s’en choqua, et lui ne comprit que trop tard
qu’il avait tué la poule aux œufs d’or.
C’est de ce Huron que je vais vous conter l’histoire.
Ceci ne vient pas comme cheveux sur la soupe : c’est pour vous donner une idée
de l’animal.
“ Jamais je ne saurai de tête résoudre le problème des intervalles. C’est pourtant
à la portée du premier Tutot venu. Eh bien moi, non ! Je suis obligé de compter sur mes
doigts. ”
Charles était dans un de ces jours bizarres où il avait besoin de se dégourdir les
méninges. Il traçait rageusement un dessin sur le papier : dix piquets alignés et neuf
intervalles, chacun souligné d’un trait curviligne.
“- Ma grand-mère me le serinait bien assez, pourtant : lorsqu’il y a un piquet à chaque
extrémité, il y a un intervalle de moins que de piquets ; lorsqu’il n’y a pas de piquet aux
extrémités, il y a un intervalle de plus que de piquets. Eh bien ! Ça ne marche toujours
pas dans ce qui me sert de cerveau. C’est pourtant simple: en haut, avec des piquets
d’angle, j’ai 20 piquets, donc 13 intervalles, ou 111, comme on voudra.
- (moi) ???
- (lui) Oui, ou, si vous préférez, avec 1000 piquets j’ai 111 intervalles, donc avec 20
piquets j’en ai bien 13.
Je commençais à me demander si son timbre n’était pas quelque peu brouillé, et
il dut s’en apercevoir :
- (lui) Mais regardez le dessin, Bon Dieu ! En bas, il y a des murs, j’ai 12 piquets et donc
13 (ou 111) intervalles.
- (moi) Je vois bien, mais si vous permettez (je n’osais le contredire ouvertement, de
crainte de provoquer une de ces colères dont l’on ne sort pas indemne) en haut je
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compte 8 piquets, donc 7 intervalles.
- (lui) C’est ce que je me tue à vous dire : 20 piquets et 13 intervalles ; un petit enfant le
comprendrait !
- (moi) Mais enfin, 20 moins 1 cela fait bien 19...
- (lui) Chez les décimétriques, ces terroristes qui ont tout collé au standard laïque et
républicain...
Je sentis qu’il allait faire une sortie contre son bouc-émissaire habituel, la Révolution et
son corollaire, la Terreur.
- ... comprenez : ces gogos-là, pour tout égaliser, ont voulu prendre dix pour base, un
machin qui n’a que deux diviseurs.
- (moi) Mais vous, avec votre satanée bécane, vous fonctionnez bien dans un standard
délirant ?
- (lui) Pas si délirant que vous le croyez. Pour des raisons techniques, l’on a commencé
par l’octal pour adopter ensuite l’hexadécimal. La base seize, elle, a trois diviseurs :
2,4,8. ”
Ma blonde Sandrine, qui jusque là furetait dans le fouillis du bureau de Charles,
s’approcha, taquine :
- (elle) Alors, Monsieur Charles, vous préférez un paquet de 14 cigarettes à un paquet
de 20 cigarettes ?
- (lui) Peu me chaut, si en tout il y en a bien 24 dans le paquet. ”
Je me frottai les yeux, me demandant si Sandrine n’était pas Alice et si, finalement,
notre interlocuteur n’était pas le Chapelier Toqué ou le Lièvre de Mars... lorsque je me
rappelai soudain que ce dernier personnage figurait effectivement sur la couverture de
l’un des nombreux fascicules rédigés par Charles et qu’il refusait farouchement de
publier. C’était donc cela : nous avions suivi un Lapin Blanc qui nous avait conduit dans
un univers parallèle.
- (elle) C’est sans doute parce que nous avons cinq doigts à chaque main que la
numération décimale s’est imposée ; un doigt de plus, et la face des nombres eût
changé !
- (lui) Avec quatre diviseurs (2,3,4,6) la numération duodécimale est bien plus
intéressante, j’en conviens. Il suffit de deux symboles supplémentaires, par exemple a et
b, pour les décimales 10 et 11, et 10 devient la douzaine.
- (moi) Pensez-vous que c’est pour cela que l’on compte les œufs par douzaines ?
-(lui) ...
Ma plaisanterie me valut un coup d’œil désolé de Sandrine. Je n’insistai pas.
- (lui) Nos décimétriques espéraient bien faire entrer toute chose dans le lit de Procuste.
Mais voilà : une seconde de temps est bien dix dixièmes mais une minute est 60
seconde, une heure soixante minutes, une journée 24 heures...
- (elle) En fin de compte, votre base duodécimale sert de diviseur du temps...
- Du temps macroscopique, chère amie, rectifia-t-il in petto. N’est-il pas remarquable
que ce temps horloger reparte à zéro dès que l’on atteint 23 heures 59 minutes 59
secondes 9/10e et une infinité de décimales, comme si le temps était cyclique ?
Le temps ! Le temps ! Qu’est-ce que le temps ? vocifère le Lièvre de Mars. Je craignis
un instant que Charles et Sandrine qui, décidément, devenaient un peu trop complices à
mon goût, n’en vinssent à quelque ‘pataphysique du temps.
- (lui) Binaire est la numération la plus simple. Mais quel ennui pour écrire les nombres !
- (moi) Je le constate sur votre papier, dis-je. Mais comment peut-on jongler ainsi avec
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autant de numérations que vous le faites ?
- (lui) Une fois que l’on a compris le principe du groupement, on constate que celui-ci
s’applique à toute numération. L’invention capitale est celle du zéro : avec lui, des
dizaines, des centaines, l’infini... L’arithmétique est formelle, elle se laisse automatiser.
- (elle) Mais Gödel ?
- (lui) Croyez-vous que celui qui fait compter les pas d’avance d’un arbre de machine
par une bécane s’inquiète de savoir si l’arithmétique est ou non complète ? Si un
algorithme fonctionne pour n-1, n, n+1, il doit fonctionner pour un n tout ce qu’il y a de
plus quelconque. Et de cela, personne n’en est assuré. Il n’empêche que l’on procède
comme si le résultat était assuré.
- (elle) Le second théorème de Fermat ne vous inquiète donc pas trop ?
- (lui) SPQR, disaient les romains : Si Peu Que Rien ;
- (moi) Vous parodiez Rabelais.
- Nous avions compris, persifla Sandrine. Mais à quoi vous sert ce savoir, ici sous
l’Equateur ?
- Ce peu de savoir ne me sert pas à grand-chose, voire à rien du tout.
- Je ne puis le croire, dis-je. Il doit bien y avoir quelque possibilité d’en faire commerce.
- (lui) Sans doute sous d’autres cieux. Ici, Maintenant, il ne m’est d’aucun secours que la
satisfaction qu’il me procure de contempler un beau système formel en fonctionnement.
C’est une émotion purement esthétique.
- Oh ! Je vous adore ! s’écria Sandrine en lui sautant au cou ;
Petite peste, va !
Je ne dirais pas que Charles est tout entier dans cet esthétisme du formel.
Esthète, il l’est un peu à la manière des sages contemplatifs, ceux qui avaient assez de
biens pour mener une existence oisive consacrée à la recherche pythagoricienne, ou qui
vivaient de la charité publique pour accomplir le même voyage dans des espaces un
peu fumeux. A ces différences près qu’il n’avait pas le sou et voyait dans les systèmes
formels une hygiène de l’esprit :
- Le cerveau, disait-il, est comme un muscle : si vous ne le faites pas travailler, vous
redevenez Tutot. S’il ne travaille que dans un sens, celui qu’exige votre profession, vous
hypertrophiez certaines capacités, et vous devenez une autre espèce de Tutot, en
creux.
En vertu de quoi il s’amusait à résoudre en moins de six coups des problèmes de
super-Mastermind, ou encore ses satanés calculs différentiels. Il prétendait cependant
éprouver de sacrées difficultés à raisonner logiquement. Comprenne qui pourra.
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CHAPITRE PREMIER
Nous butinions le houblon, retour de Téma, lorsque le Patrrron, mû par une
incomparable odeur de brûlé, s’éjecta vers la cuisine. Imprécations, bruits de bottes sur
fond de pantalon : je me précipitai pour voir la cause de pugilat ; et, du balcon, je vis.
Le boy atterrit avec fracas au pied de l’escalier. Endolori, il se releva :
- “ Tu as raison, patrrron ! J’ai fait une bêtise, je suis comme un petit enfant, tu as raison
de me battre quand je fais des conneries ! ”
Bruit de portières : une grosse 4x4 s’arrêta, dont le chauffeur, ce M. Charles aperçu
chez M..., se tordait de rire en voyant Baoua danser d’un pied sur l’autre en se frottant
vigoureusement le séant, tandis que le Patrrron continuait à vilipender son boy-lapoussière :
- “ Baoua, Baouaaa, j’en ai marre de tes conneries. Je vais te virer, et tu travailleras
chez Mammy Ampem, garanti !
- Oh non, patrrron ! J’le ferai plus ! Hein, patrrron, tu me laisseras travailler chez les
Blancs ! Hein, patrrron ?
- Eh bien ! Baoua, lui demanda Charles hilare, à quelles turpitudes t’es-tu encore livré ?
- C’est le Patrrron, Patrrron. J’ai pas livré des stupitudes, je dormais, et la bouffe elle a
brûlé, alors le Patrrron il m’a botté !
- Chat !
- Cette espèce de cafre qui roupillait ! Bonjour, sire Charles, reprit le Patrrron gagné par
un fou rire peu charitable. As-tu fait quelque plan Panzer ?
- Pas aujourd’hui ; on a fait une partie de chasse avec le Major.
- In Bushi Francolinos . Tu as tué quelque chose ?
- Ouais ! Un cobra d’un mètre quatre-vingt et des canards. Le serpent a failli bouffer le
clebs !
Cet échange de propos, quoique politiquement incorrect, m’avait mis en appétit, et sans
doute allais-je en apprendre davantage sur le singulier personnage.
-
Sire Charles, dit le Patrrron, connais-tu le docteur **** ?
J’ai pas l’honneur, répondit-il en s’adressant au climatiseur.
Le docteur, poursuivit le Patrrron, travaille à la FAO…
V’ec Nadir ? demanda Charles à la bibliothèque.
Oui, répondis-je, avec Nadir.
Baoua apportait une nouvelle cargaison de bières fraîches, aussi est-ce le plateau, cette
fois, que Charles interrogea :
-
Et qu’y faites vous ?
Eh bien ! Un peu de médecine vétérinaire.
Ah ! fit-il, et prenant une canette à témoin : Ça veut dire bien des choses…
Ne vous méprenez pas, cela veut dire simplement que j’essaie d’améliorer l’état
sanitaire du cheptel dans cette partie de l’Afrique.
Bon ! Voilà de quoi nous protéger de la chèvre du samedi soir !
Vous parlez de la maladie des Légionnaires ? interrompit Sandrine en riant.
7
-
Meuh non ! bêla-t-il. Tout au plus de l’American Legion.
Cette fois, j’en suis sûr, il s’était adressé aux splendides jambes de Sandrine. On peut
imaginer pire en fait d’interlocuteurs, je l’admets, toutefois je pestais intérieurement en
devinant que la propriétaire de ces divins appâts prenait un secret mais équivoque
plaisir à se voir admirée. Quelque épigone d’une Madame “la ” Ministre ne manquera
pas, à l’occasion, pour peu qu’elle me lise, bien sûr, de couiner au sexisme. Tant il est
vrai qu’aujourd’hui il n’est plus ordinaire pour une femme de se complaire à être
regardée, admirée, voire désirée. Sandrine, heureusement, ne tombait pas dans ce
travers-là, la coquine avait même un penchant marqué pour la géographie du Tendre.
-
Et vous-même, demandai-je à Charles, que faites-vous à Accra ?
……
[Couture :
C’est tout ce que je pus en tirer ce soir-là. Toutefois, nous finîmes par devenir amis.
Raconter ses exploits en Afrique de l’Ouest n’offrirait pas grand intérêt : à l’époque, les
sorbonagres n’avaient pas encore triomphé de sa conscience professionnelle, aussi
passait-il son temps à travailler. Transportons-nous quelques années plus tard, en
Afrique de l’Est. ]
Séverine bâilla, s’étira et me pria de la laisser regagner notre tente - si l’on peut appeler
gitoune une sorte de chambre d’hôtel sous toile comme en fournissent au voyageur
intrépide les camps du Masaï Mara. Après beaucoup d’eau coulée sous les ponts,
mes activités m’avaient ramené en Afrique et pour l’heure, en poste à Nairobi, je venais
de céder au goût aventureux de ma compagne du moment, laquelle avait réussi à
m’entraîner dans une de ces hardies expéditions tarifiées sur la piste des Grands
Fauves. Seul l’explorateur au caractère bien trempé peut survivre à cette harassante
odyssée en 4x4, à raison de trois “safari” par jour, entrecoupés d’un brèkfeust, d’un
leunche et d’un five o’clock. On se lève avec l’astre, et dans la froidure du petit matin,
d’emmitouflés porteurs de caméras se ruent dans les fondrières pour bientôt cerner
quelque lion en train de curer une carcasse. Tiens, pense le fauve, ils ont changé de
clowns. C’est gentil à eux de nous les montrer ; verrais pas d’inconvénient à faire la
grande quinzaine du Blanc, moi ! Bien sûr, les fauves sont gens bien élevés, aussi ne
disent-ils jamais ce qu’ils pensent tout bas. En vertu de quoi, l’individu Trapinot mitraille
à bout portant la grosse peluche repue. Retour au pays, Trapinot, auréolé du prestige
de l’aventurier, peut raconter ses exploits : voyez, m’âme Machinot, j’étais à cinq mètres
du lion ! Le gueux ! Il oublie de dire qu’il était retranché dans un Toyota, bien protégé
de la griffe et de la dent. Oh ! Alors ! S’queue vous êtes témérèèère, m’sieur Trapinot !
Et le ion, y vous a rien dit ? . Eh non ! Le “ion” n’a rien dit à Trapinot, surtout parce que
le lion ne parle pas, donc il n’intéresse pas les linguistes, et c’est heureux pour lui : ces
gens-là écrivent bien assez de bêtises ! Moi, j’ai été hypocrite avec Séverine : j’ai fait
exprès d’oublier mon appareil (photo, pas l’autre, qui ne me quitte jamais), aussi le “ion”
ne pourra pas dire tiens ! encore une tête de Nikkon !
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Heureusement, le dîner à G’Camp est un moment de volupté. L’on dîne aux
chandelles, et la cave fournit même du Bourgogne non madérisé : Clos Vougeot et
toutes ces sortes de bonnes choses. Séverine partie - il serait toujours temps de la
rejoindre dans les faiblesses de la chair ! - je me laissai aller à quelque vague rêverie,
lorsque deux tables plus loin j’avisai une tête connue, le surnommé JR, vieil ami de M.
Charles. Lui aussi me vit :
-Docteur ! Ça, alors !
Echange de banalités. Bientôt, une autre bouteille de Clos Vougeot nous débrouillait la
langue.
- Avez-vous rencontré Charles ? Il est à Nairobi. Et il était là hier soir, avec une fort
jolie fausse ingénue de quelque vingt-deux printemps.
L’animal était ici ! A dire vrai, je ne m’en étonnai guère, car il eût été plutôt étonnant de
l’admettre s’étiolant dans une fac minable, résigné à attendre courageusement la
retraite.
- Il s’est fâché avec ses universitaires, poursuivit JR, et un beau jour, serviteur ! Le voilà
qui débarque à Nairobi. Un travail plutôt mal défini, mais, comme dit l’ami Pierrot, mieux
vaut sabler le champagne à Cayenne que casser les cailloux à Epernay. Il est censé
travailler pas loin de chez vous, dans un local minable qu’il appelle “l’Aquarium”….
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Chapitre second
DE L’OOLOGIE APPLIQUEE AUX CRANES
ou : un crâne d’œuf ordinaire.
Je retrouvai donc M. Charles à Nairobi. Il occupait un bureau au troisième étage de la
Maison Française, monde lilliputien perdu entre les tours verreuses (en verre fumé, plus
précisément). Nairobi est une métropole sans âme née de la folie des hommes et du
chemin de fer réunis. L’aquarium, c’est ainsi qu’il se plaisait à nommer cette pièce où
nous prîmes l’habitude de deviser de tout et de rien, présentait alors un désordre de
bon aloi.
Un soir, cependant, j’entrai en cette thébaïde administrative et trouvai M. Charles en
proie à la rogne d’un crocodile en période de soldes chez Hermès et prêt à lancer la
grande quinzaine du Blanc. Il martyrisait le cadran du téléphone pour expectorer je ne
sais quelle sainte colère à l’oreille de quelque bureaucrate. Entreprise vaine, puisque
communiquer avec la métropole durant la journée tenait alors soit de la chance, soit,
plus pragmatiquement, du miracle. Voilà, me dis-je, un bureaucrate qui va l’échapper
belle ! A la fin, il écrasa le combiné sur le support qui se fendit in petto. Il resta un
moment le regard fixant quelque invisible interlocuteur – ce qui ne veut pas dire qu’il
restait interloqué, et je n’osais troubler son silence, de peur que sa colère ne se tournât
contre moi. Il ne faut jamais pécher en silence trouble. Enfin, il grogna :
- Sacrés Jean-foutres de crânes d’œufs ! Ces salopards-là se sont mis après ma
peau. Mais ils ne paient rien pour attendre !
Je ne pus rien en tirer de plus ce jour-là. Je revins dans l’Aquarium une semaine
après, et Charles me révéla une affaire qui, mais nous ne nous en doutions pas encore,
allait avoir quelques conséquences spectaculaires et désopilantes.
[couture :
Il y eut une sombre histoire de bruit et de fureur, occasionnée par la nomination à Paris,
au titre de la gestion des affaires de l’Est Africain, d’un certain Henri Goldsteiner. Celuici, pour inaugurer son règne, vint à Nairobi où il entendait être reçu avec la déférence
due à un potentat ; ce qui n’était pas du goût de M. Charles, qui s’en fit un ennemi juré.
S’ensuivit une guéguerre, au cours de laquelle M. Charles eut l’occasion de souvent
tempêter. Pour moi, je tâchai d’en savoir davantage sur l’étrange Monsieur l’Orfèvre,
comme les kényans avait appelé Goldsteiner]
J’eus l’occasion d’en apprendre davantage sur Goldsteiner grâce à Moshe Aron. Je
connaissais le chef d’antenne du Mossad à Nairobi, et à la faveur d’un cocktail je lui
glissai quelques mots des déboires de M. Charles. Lorsque j’évoquai le nom de
Goldsteiner, Moshe Aron n’eut pas l’air surpris.
-Venez donc me voir demain après-midi, je vous parlerai en détail de cet individu, me
dit-il. Si M. Charles le souhaite, il peut vous accompagner.
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Lorsque nous entrâmes dans son bureau, Aron finissait de relire un dossier
relativement épais sur la couverture duquel était écrit au feutre noir “ISCARIOTE”.
-Ne vous étonnez pas de ce code, dit Moshe Aron avec un sourire amusé, car votre
homme a quelque chose à voir avec Judas, ne serait-ce que la cupidité et la capacité à
demeurer fidèle à ses multiples convictions successives. En fait, il est la honte de Sion.
Nous l’avons tracé depuis plus de dix ans, et le récit de ses exploits pourra faire
s’étrangler de rire plusieurs générations d’agents secrets !
Nous sûmes donc que la position actuelle de la Honte de Sion était le plus récent avatar
d’une carrière protéiforme.
- Je serais presque tenté de dire que Goldsteiner s’est, comme vous dites, “rangé des
voitures” en accédant à un poste de responsabilité dans votre Ministère des Affaires
Etrangères, responsabilité, du reste, peu en accord avec sa compétence, mais
passons... Il est né dans une honnête famille de la rue Marbeuf, son père exerce
encore aujourd’hui la profession de tailleur ...
Dès son plus jeune âge, Goldsteiner afficha un désintérêt total pour la confection, mais
aucune heureuse disposition ni pour un travail manuel ni pour l’étude ne laissait espérer
qu’il pût un jour exercer une profession socialement utile : Il était par-là tout
naturellement destiné à devenir bureaucrate, au désespoir de ses parents qui
souhaitaient un autre sort pour lui. En grandissant, il finit par révéler deux tendances
de son caractère (outre, naturellement, un appétit disproportionné du gain) :
l’héliotropisme, qui le conduisait à lézarder plus que de raison, et la coelodoxaphilie.
Bien entendu, vous ne savez pas en quoi consiste cette maladie, et je n’en savais pas
plus que vous avant d’avoir lu un document rédigé par M. Charles sur la question. Voici :
“ La plupart des doctrines peuvent être qualifiées de coeldoxies, du grec koilos, creux, et
doxa, la doctrine. Une coelodoxie est donc une doctrine creuse. A cet égard, la
presque totalité de la philosophie contemporaine - marxisme, existentialisme,
personnalisme etc... - est coelodoxie. Il en va de même des idées professées par les
économistes et les technocrates. Par exemple, l’idée largement répandue que
l’intervention de l’Etat dans l’économie générale de la société est un gage de réussite et
de sécurité constitue un élément clef de la coelodoxie politique que partagent la
gauche comme la droite... ” (Charles François, in Latérogrades et Songe-creux,
inédit).
Cette affection somme toute très répandue affectait particulièrement notre crâne d’œuf
en herbe ; C’est ainsi qu’il devint dès l’adolescence adepte du bovarysme extrémiste
professé alors par Mmes B.. et H... (Il s’agit - là, le lecteur l’aura compris, de la forme
intégriste du bovarysme ordinaire dont le moindre effet est encore de peupler les
crèches d’enfants de quelques semaines, sacrifiés à la “carrière” de leurs génitrices-dubout-des-dents). De là à tomber, vers sa dix-huitième année, sous la coupe des gourous
du “politiquement correct” encore à ses débuts, il n’y avait qu’un pas que Goldsteiner
franchit avec allégresse. C’est ainsi qu’il envisagea tour-à-tour de devenir transsexuel
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pour s’identifier à la “minorité féminine opprimée par les mâles”, puis Noir (il construisit
dans la propriété familiale, dans le Loir-et-Cher, une réplique de la Case de l’Oncle
Tom), puis indien Peau-Rouge, par solidarité avec les descendants de Coshise, et
même homosexuel, mais - rendons-lui cette justice - il n’avait guère d’aptitudes pour
prendre Cupidon à l’envers. Bref, il s’affichait minoritaire et opprimé. Cela n’eût pas été
de très grande conséquence, nonobstant la mauvaise humeur paternelle devant ces
accès de charisme douteux, s’il n’eût cruellement échoué en tentant de se transfigurer
encore une fois, influencé par Mme BB vieillissante, en... bébé phoque. Ses essais de
transformer l’appartement de la rue Marbeuf en banquise, outre qu’ils grevaient
douloureusement le budget familial en achat de pains de glace, occasionnèrent
quelques dégâts dont souffrirent également les voisins du dessous. Tant et si bien que
M. Goldsteiner père, en plein accord avec l’assureur qui menaçait de ne plus garantir les
biens de la Maison Goldsteiner, et irrité d’un nième échec de son rejeton au concours
d’entrée à l’ENA, se résolut à prendre ses distances avec le fléau que le Très-Haut, dont
les desseins sont décidément impénétrables, lui avait donné pour fils. En tous cas, de
cette folle jeunesse, Goldsteiner retira une aptitude étonnante à manier la langue de
bois ; on sait que cette disposition linguistique à la xyloglossie caractérise les
technocrates et les gens politiquement corrects, aussi ne s’étonnera-t-on point
d’apprendre que Goldsteiner s’enrôla dans un groupuscule d’extrême gauche, bien
résolu à faire régner l’harmonie parmi les Hommes, fût-ce au prix d’un léger holocauste.
- Il venait d’avoir vingt-cinq ans, poursuivit Moshe Aron, et vivait de piges pour le
compte de la feuille de chou de son groupe, les Epris d’Ontologie Généreuse et
Spontanéiste, ou EP.ON.GE.SPONTEX. Or en ce temps-là, la presse commençait à
faire état des premiers résultats de l’humanisme révolutionnaire appliqué pratiqué par
un certain Carlos. Dès lors, Goldsteiner n’eut de cesse d’entrer en contact avec le
terroriste pour lui proposer ses services. Au dire d’un lieutenant de Carlos, que nous
avons eu l’occasion d’interviewer depuis lors, Goldsteiner parut quelque peu falot au
Chef qui, cependant, se laissa amadouer -ce fut sans doute la seule fois de sa vie, et il
faillit le regretter- par l’enthousiasme de l’impétrant.
Goldsteiner, ex-objecteur de conscience, fit donc ses classes au camp de Daar-El-Dib,
quelque part aux confins de la Lybie et de l’Algérie. On ne sait guère des performances
de l’apprenti-terroriste en ce temps-là, sinon qu’il fut repêché à l’examen final pour le
grade de terroriste de troisième classe (il n’y avait pas de quatrième classe).Moshe Aron
expliquait ce miracle par le fait que les effectifs du groupe Carlos étaient faibles et qu’il
fallait bien se contenter de ce que l’on avait sous la main. Bref, bon an mal an, le
Huitième Directorat, celui chargé de préparer les actions de peu d’envergure, se résolut
à confier une mission au troisième classe Goldsteiner. Il s’agissait de faire exploser une
bombe dans une fabrique française de yaourts accusée de commercer avec Israël,
travail simple dont le chef du Huitième Directorat pensait qu’il permettrait à Goldsteiner
d’acquérir un savoir-faire que n’avaient pas réussi à lui inculquer ses instructeurs. Pour
d’évidentes raisons de sécurité, l’engin ne pouvait être acheminé depuis la Lybie :
Goldsteiner devait donc se débrouiller pour le fabriquer sur place avec les moyens du
bord.
Celui-ci gagna donc Paris via Larnaca et Athènes. A Athènes, il envisagea de se doter
d’une couverture. Le plus simple, supposait-il, était d’utiliser un faux passeport grec.
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L’ennui était que le passeport en question lui attribuait le nom d’Anthémonopoulos, ce
qui eût été à-peu-près la traduction mot à mot de “Goldsteiner” si le faussaire s’était
avisé que dans “chrysanthème”, c’est khrusos qui signifie l’or, et non anthemon ; on ne
peut pas tout savoir. De surcroît il y était mentionné que ledit Anthémonopoulos
exerçait la profession d’evzone. Il y renonça pourtant, n’étant pas en mesure de se
procurer rapidement une fustanelle et ces jolies petites guêtres à pompons qui ont fait la
joie des lecteurs de Tintin. Il décida donc d’utiliser un passeport suédois, au nom de
Goldsteinerensen, plombier spécialisé en installation de saunas, supposé revenir d’une
tournée commerciale à Djibouti où, comme on le sait, les saunas sont indispensables.
Cette astucieuse couverture cadrant excellemment avec son poil et son teint olivâtre
attira pourtant l’attention d’un agent du Mossad qui décida de filer discrètement ce
suédois de fortune.
- Notre agent avait prévenu notre antenne de Paris qu’un individu à l’évidence aussi peu
nordique qu’il est possible voyageait sous un faux nom, en provenance de Larnaca,
poursuivit Moshe Aron. Comme vous le savez, Chypre était alors la plaque tournante du
terrorisme, et l’on voyait mal un honnête plombier s’affubler d’un pseudonyme pour
circuler. La ficelle était décidément trop grosse, au point que notre centrale de Tel-Aviv
émit l’hypothèse qu’il pouvait bien s’agir d’une opération de diversion. L’antenne de
Paris reçut donc l’ordre de communiquer l’information à la DST française, en la
prévenant que ce voyageur mystérieux pouvait bien n’être que le parapluie de
Salomon... .
Je vous sais érudit, lecteur, mais il n’est pas impossible que vous n’ayez aucune idée de
l’histoire du parapluie de Salomon. Le Livre des Rois n’y fait aucune allusion, mais
l’histoire parallèle nous révèle qu’au temps jadis, en un village reculé de Galilée, une
jeune fille fiancée à un artisan se retrouva dans une situation que l’on qualifiait au siècle
dernier d’intéressante, mais que l’on trouve de nos jours plutôt embarrassante. Or en ce
temps-là, l’on ne transigeait pas avec la morale : point de mariage, point de
gymnastique. Informé de son infortune, l’artisan lâcha la solive qu’il était en train de
façonner, se gratta le cuir chevelu, et décida de s’en ouvrir au rabbin. Celui-ci, homme
prudent et sage, lui parla ainsi :
- “ Jojo (c’était le diminutif affectueux que l’on donnait au charpentier), notre très grand
Salomon, que vénéré soit son nom, se promenait un jour seul dans le Néguev. Il portait
à son bras un parapluie fermé, prévoyant de l’ouvrir si l’ardeur du soleil venait à lui
occasionner quelque désagrément. Salomon, que bénie soit sa mémoire, cheminait,
pensif, lorsque soudain surgit un lion. Salomon, que sa descendance soit glorifiée
jusqu’à la trentième génération, fit front et ouvrit son parapluie pour se protéger du
fauve. Incontinent, le lion tomba, foudroyé. Le Roi poursuivit sa route, imperturbé.
Derrière lui, l’archer Yacob Abrassimovitch, remettant son arc à l’épaule, murmura : “ eh bien ! Si je n’avais pas réussi ce coup-là. ! ” Tu n’as fait qu’ouvrir le parapluie, Jojo ! ”
Jojo en conclut que Myriam, sa douce fiancée, avait fauté avec un marchand de
parapluies, mais la fine mouche finit par le persuader que ... Mais tous mes lecteurs qui
ne sont ni musulmans ni bouddhistes ni animistes connaissent la suite.
- ... Aussi, continua Moshe Aron, vos policiers décidèrent-ils de filer le suspect tout en
renforçant la vigilance pour découvrir un vrai terroriste que, bien sûr, ils ne trouvèrent
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jamais, et pour cause !
Il est à remarquer, et ceci explique que l’irrésistible ascension de Goldsteiner a pu se
produire, que les montages, combinaisons et manipulations concoctées dans le cerveau
de notre homme étaient d’une telle stupidité que nul ne pouvait vraiment croire qu’elles
puissent être prises au sérieux et cacher de noirs desseins. C’est ainsi que, vêtu de
probité candide et de lin blanc, Goldsteiner put tromper son monde - ses supérieurs
hiérarchiques en particulier - et accomplir plus tard, en toute impunité, des actions
scélérates. Cela explique aussi la perplexité des fonctionnaires de la DST devant la
conduite de leur client, justement désigné par le nom de code “Ombrelle”. Celui-ci, sûr
de sa couverture, ne prenait aucune précaution particulière ; tout au plus, tâchait-il en
public de rouler les “r” et de boire force rasades de saké en portant à chaque fois un
toast “à la suédoise”, du moins le croyait-il : “Sakolle ! ” ou même “Diskobole ! ” Un soir,
éméché, rapporte un blanc de la DST, Goldsteiner jura même devant un parterre de
piliers d’estaminet que chez lui, en Suède, la tradition voulait que l’on criât “Banzaï”
avant de se mettre à table. On crut qu’il plaisantait.
Pourtant “Ombrelle” s’appliquait à rassembler les ingrédients nécessaires à la confection
de sa bombe. Il écarta d’emblée les bombes d’aérosols, laques, crème à raser et autres
qui, il ne savait trop pourquoi, lui semblaient impropres à provoquer des dégâts
significatifs. Il estima ensuite que les bombes glacées devaient nécessiter un coûteux et
sans doute trop voyant dispositif cryogénique, c’est peut-être pour cette raison, se dit-il,
que ses instructeurs ne lui en avaient jamais parlé. Il fit ensuite l’acquisition d’un kilo de
fromage : avec la tome de Savoie, espérait-il, on peut fabriquer une bombe atomique,
puis il se souvint qu’on ne lui en avait jamais donné la recette. Les bombes d’équitation
ne convenaient sans doute qu’aux charges de cavalerie, mais c’était démodé, et puis il
ne savait pas monter à cheval. Il imagina encore de provoquer un scandale qui eût fait
l’effet d’une bombe, mais il fut bientôt à court d’idées en la matière.
Vous allez croire que je délire lecteur, et pourtant Moshe Aron nous montra les rapports
de la DST relatant ces tentatives aussi astucieuses que vaines. Finalement, Goldsteiner
fit l’emplette, dans une librairie de la Rive gauche, du Petit Artificier Pratique qui allait
lui permettre d’expérimenter divers procédés. Ce qu’il fit, avec plus ou moins de
bonheur, mais en tous cas avec beaucoup de bruit et de fumée, en commençant par le
simple chlorate de soude. “Une tête seule ne peut jamais aller en conseil”, dit un
proverbe ashanti, et pourtant “Ombrelle” délibéra ainsi : 1) une bonne bombe doit passer
inaperçue jusqu’à son explosion ; 2) il faut donc qu’elle soit confondue avec un objet
usuel dans l’environnement de la cible ; 3) dans une fabrique de yaourts, les objets
potentiellement explosifs sont rares, à l’exception des bouteilles de gaz butane
alimentant les incubateurs, à supposer que ces derniers ne fonctionnent pas à
l’électricité ; 4) or, dit le manuel, une bouteille de gaz est un assez bon candidat pour
faire la bombe ; 5) donc piégeons une bouteille de gaz. Imparable.
- Ombrelle s’introduisit donc subrepticement dans la fabrique et nota avec satisfaction
la présence de bidons de gaz, poursuivit Moshe Aron. Il fixa un détonateur, commandé
par une horloge, autour de l’une d’elles. Ce qui suivit, à mon sens, s’explique ainsi : il
est alors 11 h. 57, les locaux sont vides. Goldsteiner règle l’horloge sur 0 h., afin que
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l’explosion ait lieu à minuit Il oublie tout simplement que cette horloge fonctionne selon
un cycle de douze heures. Il termine le réglage vers 11 h.59, puis quitte les lieux. Pour
cela, il doit longer l’incubateur et gagner la fenêtre par où il est entré. A 12 h
exactement, l’incubateur explose et “Ombrelle” se retrouve nageant dans le yaourt...
Le fantôme blanc à l’odeur de lait aigre que les sauveteurs hilares nettoyèrent à la
lance d’incendie prétendit s’appeler Fernand, être bulgare et avoir été envoyé par la
Société Iza-Guruma, de Stenwoord (Pays-Bas) pour étudier un procédé accéléré de
fermentation. Réussite totale ! Puis il disparut. Il s’empressa de câbler au Huitième
Directorat le succès de sa mission. Malheureusement pour lui, Carlos, qui se trouvait
alors en villégiature sur la Côte d’Azur, acheta le lendemain Le Midi Libre dans lequel,
en page quatre, il lut ceci :
DESOPILANT INCIDENT DANS UNE FABRIQUE DE YAOURTS
Courbevoie, de notre correspondant. Une explosion a endommagé les installations de la fabrique de
yaourts Gervaise-Zola. A 12 heures, l’incubateur principal a fait éruption, barbouillant généreusement
un technicien, Monsieur Fernand Bulgare qui, heureusement, ne souffre d’aucune contusion. Selon
l’enquête, M. Bulgare aurait
perdu le contrôle d’une fermentation activée par un procédé
révolutionnaire. Le Ministère de l’Industrie se déclare intéressé par le procédé dont il estime qu’il
pourrait, après stabilisation et contrôle des réactions chimiques, faire l’effet d’une bombe sur le marché
des produits laitiers.
Figurait bien évidemment la photo de Fernand-le-maculé, en qui Carlos reconnut
Goldsteiner et les policier leur “Ombrelle”.
- Voilà, dit Moshe Aron, comment finit la carrière terroriste de Goldsteiner, car à
quelques jours de là, Carlos envoya une lettre autographe de licenciement à son
collaborateur : “Tu es viré - oublie-nous ! ” Le terrorisme supporte mal de sombrer dans
le ridicule.
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CHAPITRE troisième
Les révélations de Moshe Aron :
Sale temps !
Il ne restait plus à Goldsteiner qu’à se refaire une vie. Il jeta aux orties sa défroque de
terroriste, mais ne se départit pas pour autant de sa coelodoxie. Cependant, il fallait bien
vivre. Or il advint qu’il fit la rencontre d’un certain Bert Angier, pseudo-diplomate et
véritable aigrefin. L’individu était une sorte de fiotte vieillissante, le visage ridé comme
une pomme d’hiver à force d’exposition à la lumière ultraviolette, costume de bonne
façon. Maniéré comme une vieille demoiselle, Bert Angier s’exprimait avec onction,
maniait à perfection la langue de bois. Il pouvait passer pour le prototype de ces
diplomates frivoles et décadents, quelque peu dilettantes, l’opposé de ces anciens
administrateurs coloniaux, virils et à-demi barbouses, intégrés au Quai lors de la
décolonisation. Chez lui, mis à part la xyloglossie, rien non plus de l’apparence
clonesque des énarques d’aujourd’hui dont l’incompétence fait la joie des diplomaties
étrangères. Rusé, fourbe et vicieux, Angier savait tirer parti de son minois bénin pour
concocter les coups les plus tordus, tendre les chausses – trappes les plus scélérates,
toujours à son unique profit. Tel était le futur associé et bientôt manipulateur de
Goldsteiner.
-
Bert Angier n’était pas inconnu de nos services, expliqua Moshe Aron, ni même des
services secrets français. Il avait effectué, sous contrat avec votre Ministère des
Affaires Etrangères, plusieurs séjours à l’étranger. C’est en Tanzanie qu’il attira notre
attention ; il avait monté un trafic d’armes en direction de l’Afrique du Sud. La filière
fut découverte par les services spéciaux sud-africains qui cherchaient à remonter
aux sources d’approvisionnement de l’ANC ; ils nous ont refilé l’information. et Bert
Angier fut ainsi fiché au sommier du trafic international des armes. La filière fut
démantelée, mais Angier avait eu le temps d’en tirer des bénéfices confortables. Son
contrat avec le Quai d’Orsay venant à expiration, il regagna la France et s’octroya
une année sabbatique. C’est à ce moment qu’il rencontra Goldsteiner.
La rencontre eut lieu dans un café germopratin où se retrouvaient les plus beaux
échantillons de l’intelligentsia – je n’ose écrire “de gauche”, car il est bien connu que
l’intelligentsia ne saurait être autre chose que l’ensemble des individus plus clairvoyants
que la masse obscure (qu’elle soit, du reste, de droite ou de gauche) qui préfèrent se
tromper avec M. Sartre que d’avoir raison avec Raymond Aron. Bert Angier, totalement
dépourvu de philosophie – ceci serait plutôt à son honneur – mais complètement voué à
son propre intérêt, recherchait dans le magma des coelodoxes l’individu dont les idées
intelligemment exploitées pourraient lui rapporter quelque argent. Son attention fut
attirée par un groupe d’une dizaine d’intellectuels écoutant gravement un barbu à
lunettes qui pérorait avec véhémence. Le salon où avait lieu cette belle conférence
étant sous écoute, on sait en substance quelles géniales théories Goldsteiner
développa ce jour-là.
<< Non, on ne saurait admettre les fantaisies individuelles ; tous les hommes sont
égaux, donc tous doivent être strictement interchangeables. Il est temps de calibrer les
individus, car toute différence même dans le caractère est source d’inégalité.>> Ou
encore : << Ne jamais personnaliser son action : tout doit se dérouler avec une froide
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logique, selon des scénarios prévus à l’avance, dans le strict respect de la hiérarchie
des responsabilités, dans le cadre de projets convenablement verrouillés. Moi qui vous
parle, j’ai appris d’un ami physicien combien la rigueur était nécessaire ; la méthode
rigoureuse de la physique doit être appliquée à la gestion de la société. Il faut verr-ouiller, je vous dis ! >>.
Ce beau langage de garde-chiourme plut à Bert Angier. On me rétorquera que d’une
part Goldsteiner et Angier ignoraient tout de la physique quantique, voire de la physique
tout court, et que d’autre part la société est un tas de sable : chaque grain peut coincer
les plus belles machines, et c’est heureux. J’y consens. Mais cela ne revêtait aucune
importance pour un Bert Angier venant de découvrir le nigaud qui allait lui fournir à la
fois le substrat idéologique et la main-d’œuvre dont il avait besoin pour s’enrichir. Or
quel meilleur tremplin pour la fortune que le pouvoir ? Et comment acquérir du pouvoir
dans une démocratie illusoire autrement qu’en se plaçant dans les hautes sphères de
l’Etat ? Point n’est besoin de compétence particulière pour cela, il suffit de donner
l’apparence de la rigueur tempérée par l’habileté dialectique. Goldsteiner allait fournir la
première, lui possédait déjà la seconde. Un couple infernal venait de s’unir.
-
On ne sait pas, dit Moshe Aron, ce qui se passa au cours des six mois qui suivirent,
mais il est pratiquement certain qu’Angier prit en mains Goldsteiner et en fit sa
créature. Goldsteiner, cependant, était un élève peu doué, comme en témoigne le
scandale de la météo.
Le lecteur perspicace a sans doute remarqué que les prévisions météorologiques
commentées à la télévision par de sémillantes personnes sont presque
immanquablement
fausses. Tel prend son parapluie qui finit par lui servir
d’encombrante ombrelle, tel autre revêt son maillot de bain et doit, à l’instar de
Gribouille, se plonger dans l’onde pour ne pas se mouiller. Cela tient à une habitude
contractée à la suite du Scandale de la Météo occasionné par Goldsteiner et Bert
Angier. Nos deux compères avaient délibéré qu’en attendant l’occasion favorable pour
accéder à une position de pouvoir, il convenait de ne pas écorner leur capital : la
meilleure façon est encore de le faire fructifier. Ils jetèrent donc les bases d’une
association à but lucratif ; en l’occurrence un coin de dune perdu du côté du Pylat,
ancien camp militaire désaffecté, fut loué et illico transformé en centre de vacances pour
congés-payés. En fait, un peu de peinture sur les baraques de bois suffit à donner
l’illusion de bungalows à franche camaraderie, un peu de plomberie réhabilita les
douches collectives, et le parcours du combattant fut pompeusement baptisé
installations sportives. Le mess convenait à merveille pour la restauration des gentils
membres du Beach Club Bert’s and Gold’s , ou BCBG, SARL au capital de 50.000
francs entièrement versé – par Goldsteiner, Bert Angiers l’ayant persuadé qu’il était
alors sans ressources.
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Lorsqu’arriva le temps des cigales (je ne suis pas très sûr que l’on rencontre ces
animaux dans le Sud-Ouest, mais c’est pour dire, quoi !), nos gaillards attendirent avec
impatience l’arrivée des premiers gogos appâtés par une campagne de publicité vantant
les charmes de l’Eldorado à prix fixe.
- Hélas, dit Moshe Aron, une dépression tenace s’installa sur le Golfe de Gascogne,
transformant notamment le BCBG en succursale du Chemin des Dames. Les clients
potentiels préférèrent les cieux plus cléments de la Méditerranée voire du Limousin
et le petit Paradis de Goldsteiner restait désespérément vide, à l’exception toutefois
d’une nuée de grenouilles – dont trois de bénitier- qui y avait établi ses quartiers.
C’est alors que Bert Angier eut une idée.
Si tu ne vas pas à Lagardère… Bert Angier connaissait une demoiselle Gilette Pétraux,
speakerine d’une chaîne de télévision et chargée du bulletin météorologique de vingt
heures. Celle-ci n’ayant pas encore eu l’occasion de se méfier des filouteries d’Angier
ne fit aucune difficulté pour admettre le protégé de celui-ci, un vieil adolescent barbu, à
observer la préparation de son émission. Goldsteiner étudia donc avec soin la
confection des cartes météorologiques, par compilation des photos de satellites et des
données au sol. En accord avec le technicien, il s’essaya même à en confectionner
plusieurs, juste pour voir… Comme il prenait soin, auparavant, de jeter un coup d’œil
discret, mais mémorisant, sur les épures du technicien, il n’eut aucune peine à
démontrer sa capacité à élaborer le bulletin de vingt heures. Aidé de Bert Angier, il
prépara ainsi les prévisions météorologiques pour une semaine, prenant soin d’établir
un régime anticyclonique sur le Golfe de Gascogne et d’annoncer le Déluge sur la Côte
d’Azur. La tromperie était prête.
Fort opportunément, avec l’aide de Bert Angier, expert en l’art des poisons, le technicien
titulaire fut quelque peu incommodé et dut s’aliter. Gilette Pétraux, embarrassée,
accepta les offres de service de Goldsteiner qui proposait de travailler pour la gloire (et,
tout de même, pour quelques espèces sonnantes et froufroutantes) à la rédaction du
Bulletin. C’est ainsi que la France humectée apprit qu’un havre de soleil l’attendait du
côté d’Arcachon. Il s’ensuivit, bien sûr, un formidable encombrement de l’autoroute A 10
et de la Nationale du même chiffre, au cours d’une semaine restée dans les annales
sous le nom de “Bison Dépassé”. Le remplissage du Gold’s and Bert’s Beach-Club et
des poches de nos aigrefins fut assuré, d’autant mieux que le Bulletin Météorologique
de Gilette Pétraux affichait un constant optimisme. Optimisme conforté sur place par
Bert Angier, vieux gascon (disait-il) qui savait que le soleil n’était pas bien loin et allait
percer dans quelques heures.
-
Tout aurait pu bien se passer, dit Moshe Aron, si Goldsteiner, enivré de son succès,
n’avait pas fait de zèle. En effet, les sept jours de prévisions élaborées ad hoc
touchaient à leur fin, et il eût été préférable de mettre un terme à l’expérience, les
touristes résignés et dépouillés envisageant, faute de mieux, de demeurer au BCBG
jusqu’à la fin de leurs congés. Mais le flot d’argent avait donné le tournis à
Goldsteiner qui prépara seul les bulletins de la semaine suivante…
Il nourrit donc l’ordinateur de données plus ou moins fantaisistes et obtint des courbes
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isobariques à faire hurler de rire le pire des météorologues. C’est ainsi que la courbe
des hautes pressions (exprimées en hectolitres) centrée sur Arcachon constituait
l’épicentre d’une fabuleuse dépression dont les contours baignaient les Açores, les villes
de Bruges, Genève et Alicante, pour ne prendre que quelques repères vaguement
cardinaux. Goldsteiner ayant inversé le sens de rotation de la Terre, la force de Corioli
s’en trouva elle-même fortement perturbée, si bien que des maelströms s’échappaient
de l’estuaire de la Garonne pour tourbillonner dans les directions les plus saugrenues,
accompagnés de nuées d’Apocalypse que repoussaient bizarrement des anticyclones
placés au petit bonheur. Ayant de surcroît rectifié à la gouache les photos prises depuis
un satellite, il dressa la carte du temps.
Gilette Pétraux s’étonna du caractère inusité, voire catastrophique, du phénomène, mais
Goldsteiner ayant l’air si sûr de lui, elle finit par commenter la situation prévue pour le
lendemain devant des millions de téléspectateurs, le prompteur lui soufflant la prose
scientifique de Goldsteiner : << Demain matin, le temps froid et pluvieux affectera la
totalité de la France, à l’exception de quelques kilomètres carrés dans la région du Pilat
où l’anticyclone décidément bien établi maintient une minuscule zone de très hautes
pressions. Dans cette région, grand beau temps et températures nettement au-dessus
de la moyenne saisonnière. Partout ailleurs, le ciel sera couvert, et la pluie persistera,
accompagnée de très fortes rafales de vent de… heu… sud à sud-ouest pour la moitié
nord du pays, ouest pour la moitié est, nord pour la région pyrénéenne, et est à nord-est
pour le reste du Golfe de Gascogne. Les températures devraient avoisiner le zéro pour
croître aux alentours de dix degrés dans le début de l’après-midi… Enfin, ce que j’en
dis… c’est un régime climatique absolument extraordinaire qui fait perdre leur latin aux
spécialistes de l’Office Météorologique National. >>
Or le Bulletin eut ce jour-là au moins deux téléspectateurs attentifs. L’un d’eux était le
Président du Groupement des Industries des Loisirs, qui, devinant qu’il y avait là
derrière quelque désopilante supercherie, regrettait de n’en avoir pas eu l’idée lui-même
et se promettait d’exploiter ce filon avec autant d’efficacité mais plus de doigté. L’autre
était le Professeur Poigne-Deferre, chercheur à l’Office Météorologique. Celui-ci rajusta
ses lunettes pour s’assurer qu’il n’était pas victime d’une illusion d’optique, contempla
quelques instants le désastre, puis, s’étant assuré que l’on était bien le 17 juillet et non
le premier avril, se transporta aux studios de TV-Treize, “La Chaîne Qui Rit Lorsqu’on
La Pèse”. Là, après quelques échanges de horions avec les plantons qui prétendaient,
les ignares, s’opposer à la science en marche, il fit irruption sur le plateau en vociférant
<< Trahison ! Sabotage ! >> et toutes sortes de choses qu’il éructa devant, selon
l’audimat de ce jour, trois millions six cent quatre-vingt-quinze mille trois cent deux
téléspectateurs sans compter les non-voyants et malentendants, cela va de soi. Durant
cet esclandre, Goldsteiner, comprenant vaguement qu’un retour de bâton avait quelques
chances de se produire, s’éclipsa par l’escalier de service ; il voyagea de nuit, et
rejoignit Bert Angier lequel, philosophe, renonça
à s’émouvoir de l’incident,
puisqu’après tout, le but avait été atteint. Il résolut toutefois de ne pas laisser les guides
trop lâches à son bouillant associé.
La suite est connue du lecteur : Gilette Pétraux, dégoûtée de l’air du temps, décida de
se consacrer à une émission traitant de l’écologie des symbiotes rickettsiformes dans
19
la vallée de l’Ardèche, mais devant les réticences du conseil d’administration de TVTreize, elle se résigna à devenir dame-pipi aux lavatories de l’Arc de Triomphe. Un
procès fut intenté à TV-Treize par les associations de consommateurs, cependant
l’affaire ne fut jamais plaidée, un modus vivendi ayant été trouvé par l’entremise du
Président du Groupement des Industries des Loisirs qui sut désintéresser les plaignants
et intéresser le successeur de Gilette. Celui-ci, doté par la nature d’une protubérance
olfactive hors de la moyenne lança la mode de la méga-rhino-météorologie et des fleurs
à la boutonnière, mais c’est une autre histoire. Le bulletin météorologique de la chaîne –
et, par contagion, des chaînes concurrentes- n’en fut pas plus exact, mais les
apparences étaient sauves. Ce que voyant, Goldsteiner se mordit les doigts de n’avoir
pas été plus circonspect dans le maniement de la force de Corioli. Il est, ainsi, des
forces que l’on déchaîne et qui risquent de vous enchaîner.
-Sans doute Goldsteiner avait-il cuisiné au pot la poule aux œufs d’or, poursuivit Moshe
Aron, mais l’entreprise avait tout de même rapporté aux compères un substantiel
bénéfice. A l’automne suivant, son année sabbatique ayant expiré, Bert Angier, usant de
l’influence d’un sien comparse conseiller auprès de la Présidence de la République, fut
engagé comme responsable de zone géographique au Ministère des Affaires
Etrangères. Il réussit à faire embaucher Goldsteiner dans le même service, en prenant
soin de le mettre en avant, lui-même restant prudemment dans l’ombre à tirer les
ficelles. Encore une fois le parapluie de Salomon…
20
CHAPITRE Quatrième
Les révélations de Moshe Aron :
Les poupées de Klaus.
Goldsteiner devint donc chef du bureau “Afrique” au temps où l’on tentait, rue
Lapérouse, de donner le nom de politique culturelle à un magma cacodoxique
parfaitement incohérent, heureusement tempéré par la lésine du Ministère des
Phynances. Il est vrai qu’aujourd’hui il n’y a guère plus de rigueur en la matière, même
si tout ce beau monde s’est transporté boulevard Saint-Germain. Les quelques
personnes sensées, j’en connais quatre ou cinq et non des moindres, égarées dans cet
antre, ont bien du mal à ne pas sombrer dans la sottise ambiante et sont ipso facto
guettées par la dépression, mal de cette fin de siècle. A y regarder de près, l’on voit bien
ce que l’entreprise a de vain : c’est la politique qui se nourrit de la culture, et non
l’inverse ; un Ministère de la Culture a par conséquent autant d’intérêt qu’un Ministère
de la Marine en Centrafrique et, donc, l’exportation de ce qu’il reste de notre culture est
affaire d’individus et de rayonnement du pays, pas d’appareils. Cette vérité première n’a
pas l’heur d’avoir gagné les sphères des pouvoirs qui se sont succédés depuis des
lustres, aussi marche-t-on allègrement sur la tête, en essayant de compenser
l’abaissement de la médiocrité par l’apparence de la cohérence politique. Apparence
seulement, puisque l’on oublie volontiers que la politique, comme la guerre, est un art
tout d’exécution.
Une fois installé rue Lapérouse, Goldsteiner, conseillé par Bert Angier, tâcha d’asseoir
son pouvoir au moyen de déclarations tonitruantes, de “projets bien verrouillés ” menant
invariablement à des fiascos, et surtout d’une campagne d’intimidation à l’égard des
malheureux du terrain, sommés d’obéir à des ordres dont ils pouvaient mesurer
l’incohérence à l’aune de l’expérience. L’obéissance, voire parfois, hélas ! la servilité des
gens de terrain était pratiquement acquise grâce à la précarité de leur situation :
Contractuels sortis du moût de l’Education Nationale, la plupart d’entre eux redoutaient
que le Ciel ne leur tombât sur la tête et qu’ils dussent payer toute velléité de protestation
d’un retour en quelque sordide lycée de banlieue. Les plus indignes d’entre eux se
laissaient même aller jusqu’à la flatterie, balançaient l’encensoir et ne répugnaient à
aucune palinodie idéologique au gré du résultat des scrutins. Goldsteiner et Bert Angier
s’enivraient de ce fumet-là. On comprendra que l’attitude inflexible de M. Charles, qui
les tenait pour de répugnants cuistres et osait le leur faire sentir, ne pouvait que
provoquer l’ire du couple infernal.
- Je passe sur les péripéties que M. Charles connaît mieux que nous, poursuivit Moshe
Aron, en revanche je vais vous raconter deux gaffes de Goldsteiner qui ont un moment
défrayé la chronique. La première est connue sous le nom d’affaire des poupées...
Le lecteur se souvient sans doute du procès de l’ancien chef de la Gestapo de Lyon,
Klaus Barbie. Cinquante ans après les faits, il était apparu justement politique de gratter
de vieilles plaies devant d’autant mieux suppurer, pensaient les misérables alors en
place, que la mémoire collective éprouvait encore la honte d’un peuple devant l’exode
de 1940 et la mauvaise conscience de quatre années de collaboration, Résistance
exceptée. Rien n’irrite davantage les peuples que la contemplation de leur propre
21
déchéance, et leur vindicte, au lieu de se tourner contre les fauteurs de catastrophe,
s’exerce contre les diables que ces derniers ont précisément introduits, par veulerie,
sottise ou calcul, dans le sanctuaire. Non que les diables en question ne soient
condamnables, mais force est de constater qu’ils ne sont condamnés que parce qu’au
bout du compte ils ont perdu la partie contre d’autres qui ne sont peut-être pas moins
sataniques. Ainsi les apprentis sorciers finissent-ils par tirer leur épingle du jeu, même
au prix de quelques acrobaties protéiformes. Mieux, ils savent jouer de la corde sensible
pour en tirer avantage politique. En l’occurrence, l’affaire Barbie paraissait être l’appât
rêvé pour la pêche aux voix dont un régime déliquescent, à force d’incapacité et de
corruption, avait bien besoin. C’était compter sans l’abaissement à un niveau inégalé du
sentiment patriotique : le procès se déroula dans l’indifférence quasi-générale.
Cependant, une personne au moins trouva en cette occasion matière à indignation.
Goldsteiner, en effet, faute de réel succès auprès des personnes du sexe, s’était
constitué une collection de ces miniatures censées apprendre aux petites filles les
canons d’une esthétique de luxe puisée dans Dallas ou Santa Barbara, et connues
sous la marque de “Poupées Barbie”. Une douzaine de ces idoles de polypropylène à
chevelure d’or peuplaient son jardin secret. Il leur avait constitué une somptueuse
garde-robe et, chaque dimanche, les habillait d’une parure nouvelle. Délaissant pour
l’occasion la lecture des magazines licencieux qui faisaient son ordinaire, il caressait
rêveusement des jambes interminables, de délicates protubérances mammaires, leur
donnait vie et se retrouvait bientôt en leur compagnie dans le Jardin des Délices où,
sultan bienheureux, les houris blondes lui prodiguaient mille et une gâteries que même
le Kamasutra ou Monsieur Baudelaire eussent rougi à évoquer.
Or voici que notre poète de banlieue vit son Eden en grand danger d’être couvert
d’opprobre.
“ - Quoi, dit-il, sous prétexte qu’il aurait jadis un peu malmené des rebelles, voilà ce bon
Monsieur Barbie traîné devant des juges ! De grâce, Messieurs, je vous atteste, qui
donc pourrait avoir l’audace d’imaginer un seul instant que cet homme délicat, ce doux
poète, ce Pygmalion qui sut pétrir la matière pour en créer la Beauté, ce Père Noël que
bénissent toutes les petites filles du monde, ce génie, enfin, pût avoir quelque jour
souillé ses mains dans le sang ? Non, Messieurs, je ne vois là que mensonge et
fourberie, je soupçonne un complot ourdi par la main occulte d’une puissance étrangère,
quelqu’un de ces asiatiques visqueux, misérable fabricant de Goldoraks démontables,
dont l’unique projet est de se débarrasser d’un prestigieux concurrent qui lui porte
ombrage. Courage ! Volons au secours de l’enchanteur persécuté ! Faisons éclater la
vérité ! Ameutons les foules, conspuons le Ministre de la Culture, le Garde des Sceaux,
pour avoir laissé se perpétrer telle infamie ! ” Ce beau plaidoyer qu’inconsciemment
Goldsteiner avait prononcé tout haut dans son bureau, fut entendu de Madame Danièle
et de Monsieur Achille, lesquels, d’abord médusés par les arguments du gesticulant
procureur, battirent rapidement en retraite pour aller s’esclaffer à leur aise sans encourir
les foudres de leur supérieur hiérarchique. Ils se gardèrent bien d’en aller toucher mot à
Bert Angier, prévoyant que l’intervention de celui-ci, calmant les ardeurs de l’amateur de
poupées, les aurait privés de péripéties désopilantes.
- C’est ainsi, dit Moshe Aron, que Goldsteiner rédigea une pétition dont j’ai ici un fac22
similé. Voyez vous-mêmes ...
Il s’agissait d’une lettre adressée au Président de la République, commençant par
“monsieur le Président, Votre grâce, les soussignés, indignés par la campagne de
calomnies menée à l’encontre du fabricant de poupées, M. Barbie, vous prient de bien
vouloir mettre fin à un scandale qui souille le front de notre pays. ” L’argumentation était,
à peu de choses près, celle que nous connaissons déjà. Goldsteiner avait imaginé que
la pétition aurait d’autant plus d’effet qu’à côté de signatures d’hommes illustres, ceux
qui précisément constituent les troupes de la gauche pétitionnaire, dont il ne douta pas
un instant qu’ils étaient acquis à la noble cause qu’il défendait, figureraient celles des
consommatrices elles-mêmes. C’est pourquoi après avoir recueilli une dizaine
d’autographes de personnalités qui, généralement, signent une pétition sans prendre la
peine de la lire, du simple fait que c’est une pétition, notre Marat du pauvre s’en fut à la
sortie du Lycée Racine, afin d’y collecter les suffrages des lycéennes.
Or il pleuvait ce jour-là, et Goldsteiner dut revêtir un long imperméable dans les plis
duquel il dissimula les feuillets protestataires, bien accrochés à la doublure par des
pinces à dessin. Cela l’obligeait à approcher les jeunes filles et à entrebâiller son habit
pour leur faire lire le texte de la pétition. Certaines passèrent leur chemin d’un air
dégoûté, d’autres éclatèrent de rire, d’autres enfin se fâchèrent tout rouge. Ce manège
attira l’attention de l’agent Despostes, Léon, qui hésita d’abord sur la nature de la
contravention : avait-il affaire à un flagrant délit d’exhibitionnisme, ou à une revente de
drogue, ou encore à un commerce illicite d’images pornographiques ? De toutes façons,
l’aspect louche de l’individu montrait à l’évidence qu’il y avait délit. Despostes étant
homme d’action, il mit la main au collet du contrevenant et l’embastilla proprement, à la
grande joie des badauds. A la joie, aussi, du Commissaire de l’arrondissement
découvrant le corpus delictis dont il s’empressa de transmettre copie à ses supérieurs.
Le poulet arriva bientôt sur le Bureau du Directeur Général de la DGRCST, rue
Lapérouse, lequel somma incontinent Goldsteiner de comparaître. Bert Angier, qui avait
consacré sa nuit à tirer Goldsteiner de sa geôle, l’accompagna après avoir mis son
protecteur élyséen au fait de l’incident. Lorsqu’ils entrèrent dans l’auguste bureau, ils
virent le D.G. reposer un combiné téléphonique d’un air embarrassé. Le diplomate
s’appliqua à exposer à un Goldsteiner froissé et mal rasé que sa démarche partait d’un
bon naturel, qu’il le félicitait de sa grandeur d’âme, mais que décidément ce Monsieur
Barbie-là n’avait rien à voir avec le Père Noël ; Goldsteiner avait été abusé par
l’homonymie, ce qui, naturellement, peut arriver à tout le monde, allez, on ne vous en
voudra pas pour cela. Tout en parlant, le D.G. s’efforçait de dissimuler la lettre de
licenciement qu’il avait signée dix minutes auparavant ; Elle finirait à la déchiqueteuse,
et l’incident serait occulté.
-
Iscariote s’en tira à bon compte, commenta Moshe Aron. Cependant il vient de faire
un nouvel exploit il y a quelques jours. Le rapport nous est parvenu sous le nom d’
“Affaire Grimaldi”.
23
CHAPITRE cinquième
Les révélations de Moshe Aron :
O Princesse… !
En toute logique, et par égard à son immense talent, Goldsteiner était parvenu à mettre
la main sur une vaste zone africaine allant d’Addis-Abeba à Pretoria, de Nairobi à Accra.
Il pouvait dicter sa loi, placer ses propres créatures à des postes-clés, prévoyant de
bientôt tirer quelque profit matériel aussi bien que moral de cette mainmise. Il rencontrait
cependant çà et là quelques résistances, mais la menace finissait généralement par
amener les récalcitrants à récépiscence. Hélas ! Le drapeau noir de M. Charles
continuait à flotter sur Nairobi. Goldsteiner enrageait de n’être pas encore parvenu à
éliminer le trublion, en dépit des ruses suggérées par Bert Angier. “ Le courage de ton
ennemi t’honore ” n’était évidemment pas une maxime en usage chez le Boulimique,
aussi l’existence même de M. Charles, bien davantage encore que ses persiflages et
critiques, lui apparaissait-elle comme une injure personnelle.
Tout manque finit bien par se compenser, même si les voies du transfert peuvent
sembler saugrenues. Ce n’est pas que le manque vienne à disparaître, simplement il
diffère sa satisfaction, pour l’heure impossible, en se parant des oripeaux d’un autre
appétit dont l’assouvissement semble être davantage à portée. Attendant, donc, que
l’esprit tortueux de Bert Angier ait concocté quelque vilenie imparable pour le
débarrasser de M. Charles, Goldsteiner délibéra d’étendre son action ailleurs qu’en
Afrique. Il se fit naturellement expédier sur les roses par ses collègues responsables des
autres zones géographiques, peu soucieux d’introduire un ferment catastrophique dans
d’autres continents. Or il advint qu’un matin, s’arrêtant à un kiosque à journaux pour y
faire l’emplette de son mensuel favori, Les Sept Cochonnes, version française de The
Dirty Seven, l’hégémoniaque fut frappé par la révélation. Un hebdomadaire bien connu
étalait la photo de l’aînée des Princesses de Monaco en annonçant, comme à
l’accoutumé, confidences et révélations plus ou moins scabreuses dont on se demande
pourquoi l’intéressée n’en fait pas matière à procès contre les croque-brouillons. Ce
n’est cependant pas le gracieux minois de la Princesse qui emballa la mécanique
cérébrale de Goldsteiner, mais le nom même de la Principauté.
“ Car, se dit-il, il est impensable que telle enclave féodale existe, plantée comme une
épine au flanc de la République. Pensez donc ! Ces gens-là passent leur temps à se
baguenauder, jouer au Casino et surtout ! surtout ! NE PAIENT PAS L’IMPOT !! Quel
mauvais exemple ! Peut-on tolérer plus longtemps que ces indigènes ne bénéficient pas
des avantages de la République, de la Protection, de la Bonne gestion Centralisée, de
l’Egalité, de la Fiscalité, et, par-dessus tout, de la Hiérarchie ? Ce sont là, Messieurs,
mœurs déplorables qu’il faut circonscrire d’urgence ! Leur éducation, naturellement, doit
être détestable. OR la Politique Educative, c’est mon plus beau fleuron. DONC voici une
Z.E.P. pour moi. Un projet, vite, et un projet bien ver-rouil-lé ! “
De ce merveilleux raisonnement, le lecteur retiendra sans doute l’étrangeté du sigle
“Z.E.P.” En fait, ce que suggère une consonance vaguement hitlérienne, ZEP désigne
une entité à peine moins nocive qu’un camp d’extermination, c’est-à-dire la Cour des
Miracles que des cuistres prétendent “intégrer” à une société qui, de toute évidence, est
24
au moins aussi éloignée d’elle que la planète Mars. Les cuistres déroulent autour de ces
enclaves un cordon sanitaire et envoient des missionnaires (pas toujours consentants,
loin de là) pour les civiliser, sans grand espoir. Ce sont les Zones d’Education
Prioritaires, si chères à Goldsteiner qu’il fut un jour comblé d’aise en lisant, dans un
rapport de M. Charles, que les pays de l’Est-Africain constituaient une ZEP. Il déchanta
lorsqu’on lui apprit que, dans tel contexte, ZEP signifiait, traduction de l’anglais PTA,
“Zone d’Echanges Préférentielle”. Trahison !
Il reste que les sujets de la Principauté se doublèrent de sujets de mécontentement pour
avoir vu leur pays ravalé au rang de ZEP par le bouillant, mais inconséquent,
personnage. Sûr de son fait, celui-ci négligea d’en référer à ses supérieurs, et entreprit
quelques missions exploratoires pour analyser à sa manière le système éducatif
monégasque. Comme à l’accoutumé, il prit soin de consacrer quelques heures
seulement à des visites sur le terrain, heureusement entrecoupées de très longues
séances de méditation au bord de la Méditerranée, tant il est vrai que le spectacle de la
mer toujours recommencée, conjointement avec un gin-tonic parfaitement frappé, sont
sources d’inspiration et d’élévation d’esprit. Il en revint donc persuadé qu’il y avait bien
là matière à coopération éducative. Que les quelques notes qu’il avait prises aient
suggéré que le système éducatif monégasque fût en tous points comparable à celui des
plus pauvres des pays d’Afrique ne pouvait pas constituer pour lui un sujet
d’étonnement, aussi tâcha-t-il d’élaborer un plan quinquennal en modifiant à peine les
paramètres d’un projet standard très parisien qui eût tout aussi bien convenu (vu de
Paris, naturellement, ou de Bruxelles, ou de Washington) à la Zambie, la Tanzanie,
voire au Kamtchaka Septentrional.
Il y a loin, dit-on, de la coupe aux lèvres. Le projet, dûment ver-rouil-lé, encore fallait-il
le faire accepter par les autorités monégasques. Pour cela, se dit Goldsteiner, il n’y a
pas à balancer : forçons la porte du Prince, comme nous l’avons fait naguère de celle du
Ministre ougandais de l’Education. Que ledit Ministre eût ensuite lancé à la cantonade
que c’était là des manières de rustre n’avait au fond guère d’importance : la fin justifie
les moyens, comme on prétend que l’a excellemment écrit Monsieur Machiavel (14691527). Goldsteiner, excipant de sa qualité de Chargé de Mission, accepta donc de faire
antichambre douze jours durant à l’Hôtel Excelsior, aux frais du contribuable, cela
s’entend, et quarante-cinq minutes au Palais avant d’être admis à une audience du
Prince.
Son Altesse apprit donc avec un étonnement courroucé que ses lycées ne valaient pas
tripette, que ses professeurs avaient à peine dépassé le stade d’alphabétisation du
Pithécanthrope, mais qu’heureusement on lui apportait clef en mains un excellent
programme d’urgence, parfaitement chiffré sur cinq ans, avec nomination d’un Chef de
Projet et de deux Attachés Linguistiques qui allaient... Il n’eut pas le loisir d’exposer
plus avant ses vues : Le Princes venait d’actionner un avertisseur discrètement installé
sous son bureau, et deux gardes enlevèrent promptement le disert qu’ils remirent entre
les mains d’un infirmier. Bien entravé dans une camisole, Goldsteiner fut dans un
premier temps confié aux soins d’un hydrothérapeute expert dans le maniement de la
lance à incendie, puis jeté, dans un second temps, au fond d’une chambre capitonnée.
25
C’est là que Bert Angier, averti par le bruit provoqué par une note diplomatique de la
Principauté, vint le récupérer une semaine plus tard. Heureusement, l’affaire n’entraîna
pas de refroidissement des relations entre la France et Monaco, le Prince ayant été
rapidement persuadé que son interlocuteur avait perdu la raison. Il est, décidément, des
fous qui n’amusent pas les Princes !
Le Directeur Général, quelque peu plus crispé que lors de leur dernière entrevue, fit
quelques remontrances pour la forme au rescapé, le confirma bien entendu dans ses
fonctions, gloria victis ! Et l’affaire en resta là.
- Vous voyez, conclut Moshe Aron, que le parapluie de Salomon peut être parfois très
facétieux. Mais, Monsieur Charles, je crois qu’il s’intéresse beaucoup à un certain trafic
de revente de l’aide humanitaire dans cette région. Lui et Bert Angier veulent en prendre
le contrôle. Afin d’être à pied d’œuvre à Nairobi, il convoite donc votre place : prenez-y
garde !
[couture :
L’avertissement donné par Moshé Aron était très fondé. Par une suite de manœuvres
administratives, Goldsteiner finit par obtenir le départ de M. Charles. Celui-ci regagna la
France, en pleine miterrandie, bien résolu de se venger. Ce qui suit est l’histoire de cette
vengeance et de ce qui s’ensuivit]
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CHAPITRE sixième
LE CHATIMENT
1 : Jusqu’à Tabelott.
Rubrique nécrologique (Le Monde
du 12/10/1993)
M. et Mme Goldsteiner Moshe
Mme Sarah Goldsteiner, née Schmidt
et ses enfants
ont la douleur de vous faire part du décès de
Monsieur Henri GOLDSTEINER
chargé de mission
survenu en sa trente-huitième année.
Les obsèques seront célébrées
mardi 14 octobre à 10 h. 30
Titres de presse :
WHO KILLED THE “GOLDSMITH” ? (The Nation, Nairobi)
THE GOLSDMITH BURST INTO FLAMES (The Standard, Nairobi)
NAIROBI : UN FRANCAIS TUE DANS UN ATTENTAT (Le Figaro)
QUI VOULAIT LA PEAU D’HENRI GOLDSTEINER ? (Libération)
MYSTERIEUX ATTENTAT AU KENYA : UN COOPERANT TROUVE LA MORT (Sud-Ouest)
Coupure du Figaro (11/10/93)
AFFAIRE GOLDSTEINER : LA PISTE EMBROUILLEE. NAIROBI, de notre correspondant.
On s’interroge toujours sur l’identité des auteurs de l’attentat qui a coûté la vie à Henri Glodsteiner,
coopérant Français, dans la matinée du 10 octobre (voir notre édition d’hier). La victime, plus connue sous
le pseudonyme de “l’Orfèvre”, venait de prendre ses fonctions au Kénya où elle résidait depuis cinq
semaines.
Certains bruits, dans la communauté française de Nairobi, font état d’une vengeance personnelle, mais
pour l’instant aucun élément de l’enquête ne vient corroborer la rumeur. Interrogé sur cette hypothèse, le
superintendant Otieno, de la Special Branch de Nairobi, a simplement indiqué que le ou les auteurs de
l’attentat connaissaient le maniement des explosifs. L’expertise indique en effet que la charge de pentrite
qui a détruit le véhicule de H. Goldsteiner a été mise à feu par un dispositif à retardement placé sous la
colonne de l’amortisseur avant droit.
A la demande des autorités françaises, une mission de la Police Judiciaire, sous la direction du
Commissaire Fauxpas-Pousset, séjourne actuellement dans la capitale kényane où elle collabore à
l’enquête avec ses homologues de la Special Branch. R.D.
Extraits du rapport du Commissaire Fauxpas-Pousset, de la Police Judiciaire.
Les relations professionnelles (...) de la victime ont fait l’objet d’une enquête menée sur mon ordre par
l’Officier de Police Judiciaire Delbost, Jean-Denis. Il apparaît que Goldsteiner, commis par la DGRCST du
Ministère des Affaires Etrangères, avait effectué une mission au Kénya en novembre 1992. Au cours de
cette mission, Goldsteiner se serait opposé à son prédécesseur, Charles François (... ). Il s’ensuivit une
série de péripéties administratives dont l’aboutissement fut le renvoi de Charles en France et son
remplacement par Goldsteiner...
27
...
Il n’a pas été possible de prouver la présence de Charles au Kénya lors des faits. L’enquête menée
auprès du service des visas de l’Ambassade du Kénya à Paris établit qu’aucune demande de visa au nom
de Charles n’a été déposée. Les Services kényans de l’Immigration signalent de leur côté qu’aucun poste
frontière n’a délivré de visa au nom du suspect.
...
Le seul indice, en résumé, qui pourrait justifier une poursuite de l’enquête dans le sens de l’implication de
Charles dans l’attentat est la découverte, dans les papiers de la victime, d’une lettre (pièce n° 125-36
jointe au dossier) postée à la gare de Bruxelles-Midi le 1er septembre 1993 vers 17 heures, ainsi libellée :
“Tremble, Paltoquet ! J’ai lancé un contrat sur toi !”. Le laboratoire de Police scientifique n’a pu fournir
aucune empreinte digitale ni aucune indication génétique permettant d’établir l’identité de l’expéditeur.
.....
Journal télévisé, 16 octobre 1993, 13 h 15.
L’enquête sur l’attentat de Nairobi qui a coûté la vie à Henri Goldsteiner le 10 octobre dernier, semble
s’orienter vers l’hypothèse d’une vengeance personnelle assortie d’un règlement de comptes politiques.
Les enquêteurs interrogent actuellement l’entourage du prédécesseur de la victime afin d’établir l’emploi
du temps du suspect dans les derniers jours qui ont précédé l’attentat. Le suspect, quant à lui,
demeurerait introuvable.
Je n’en écoutai pas plus avant : mon siège était fait, comme l’on dit à La Rochelle. Cet
animal de Charles venait de châtier le cuistre qui l’avait contraint au retour. Certes, la
punition était quelque peu sévère, mais, somme toute, bien méritée. N’attendez donc
pas que j’aille l’en blâmer et, a fortiori, que je le dénonce. Où pouvait-il bien être, à cette
heure ?
J’en appris davantage quelques mois plus tard de Charles lui-même. L’enquête n’ayant
jamais pu établir de lien direct entre lui et l’attentat , c’est en homme supposé libre qu’il
réapparut un beau matin, exhibant un passeport couvert de visas et des reçus prouvant
qu’il avait séjourné deux mois durant dans la vallée de l’Oued Djerat, région d’Illizi (FortPolignac), Algérie. Aux policiers qui l’interrogèrent, il répondit ingénument que les
journaux étaient rares - et même très rares - dans cette région du monde et que, ma foi,
ne se sachant pas recherché, il ne voyait pas par quelle turpitude il eût été se présenter
aux investigateurs. Naturellement, les inspecteurs vérifièrent ses dires, et c’est ainsi que
le Commissaire Hadj Ben Lakhdar, de la Police d’Hassi-Messaoud, agissant sur
commission rogatoire du Juge d’Instruction, interrogea le guide targui Ould Adjoulé, fils
de Mohammed Ag-Adjoulé, lequel, entouré de ses chameliers rigolards, jura qu’en effet
son client n’était pas au Coran ... pardon, au courant, du fait que les Roumis le
recherchaient et que, par le Prophète, M. Charli avait passé tout son temps à grimper
dans les rochers, faire photo-photo et préparer le soir la chorba françaouïa qu’il
partageait avec toute la fine équipe, que Dieu le bénisse ! Le Commissaire Hadj Ben
Lakhdar consigna scrupuleusement ces belles déclarations et s’en revint à HassiMessaoud avec le vague sentiment que le targui s’était payé sa tête et qu’et puis zut il
allait transmettre et que ces foutus Français se débrouillent entre eux !
“Je suis rentré en France fin août, me raconta M. Charles, et aussitôt j’ai liquidé tous
mes biens. Bradé, à vrai dire, mais j’avais besoin d’argent pour mener cette dernière
expédition à son terme. Des rosebeefs ont acheté la maison, et j’ai fourgué l’une des
deux bagnoles à un bronzé pas trop regardant sur la qualité. J’ai filé sur Marseille avec
28
le Panzer. Visa, billet et fi El Djazaïr par le vieux << Tipaza>>. Je vous passe les
détails, ce n’est pas marrant de traverser le bled infesté de FM...
- De FM ?
- Oui, de Frères Musulmans qui n’avaient pas vu passer d’Infidèle depuis des lustres.
Après Ouargla, j’ai pris sur Hassi-Messaoud, le Gassi-Touil, et ça allait mieux. A El Adeb
Larache, les pétroliers m’ont dit de me méfier parce que les Touareg s’agitaient depuis
que leurs copains du Mali étaient en bisbille avec leurs anciens esclaves... Il paraît que
les armes viennent de Libye via le Tassili... Voilà mon affaire ! J’arrive à Polignac... ”
Charles arrive donc à Illizi. Le Fort Polignac est la seule construction d’importance dans
ce village. Il roule jusqu’au douar, et arrête le Panzer devant la maison de Ouann-Titii.
“-Salaam, Ouann-Titii, labès ?
- M’rlhir rhlas ! Si Charli ! Qu’est-ce que tu fous ici, ami de la Kabyle ? “
“- Le vieux renard se souvenait même de Djidji, commenta Charles, et bien sûr je ne
l’ai pas détrompé : je n’allais pas lui raconter que la Kabyle était bien loin maintenant,
avec sans doute une tripotée de morveux pendus à ses jupes, et que depuis j’avais
traîné sous d’autres cieux. Bien sûr, nous avons fait la fête. Ouann-Titii était du goum de
Polignac, et bien qu’il affiche aujourd’hui un zèle mahométan en béton, il n’a pas oublié
le bon vieux pinard de l’Intendance, mais maintenant son ordinaire est fait de whisky de
contrebande et de ce vin d’Algérie qui vous monte à la tête, même quand le soleil ne
tape pas. Bref, une fiesta à tout casser, avec les vieux guides : Ouahoua, Adjoulé et les
autres.
- Toi, me dit Adjoulé, tu ne viens pas pour les photos, cette fois ! T’es tout seul, rien que
le bien sur toi ! Qu’est-ce qui bout dans ta marmite ?
- Il est dit, répondis-je, que les mouches n’entrent pas dans une bouche fermée, Fils du
Loup ! Alors, permets-moi de tenir la mienne bien close !
- Ouais ! Reprit-il, tu ne chercherais pas, des fois, les Reguebat du Mali ? Fou comme
tu es, tu en es bien capable !
- Et toi, Ag-Adjoulé, insinuai-je, tu ne traficoterais pas un peu avec eux ?
Ouann-Titii m’adressa un clin d’œil :
- Y a pas de Reguibett par ici, dit-il, depuis la fin de la grande Confédération des
Touareg. Plus d’Aménokal non plus, Boum’dienn l’a fichu en cabane, Petit Canard l’y a
laissé et ceux de maintenant ont d’autres chacals à fouetter. Plus de cours d’amour à
Tamanrasset - ces tafioles disent T’m’nrest- donc plus de Kel Reha, plus de Reguebat
non plus !
- Mais si tu veux des Maliennes, intervint Ouahoua, on peut te vendre des Kel Kummers
!
- Compris, dis-je. Et qui passe le Tassili, en ce moment ? ”
Tous le passaient. Charles apprit qu’à la contrebande des téléviseurs s’était substituée
celle des Kalachnikov et autres RPG qui transitaient ensuite via le Hoggar vers l’Adrar
des Iforas. L’on s’étonnera sans doute de la confiance qu’éprouvaient les Touareg pour
M. Charles. Des années auparavant, il avait effectué avec eux plusieurs fois le périple
du Djerat et était devenu leur ami. Contrairement aux touristes, il partageait avec eux le
pain et le sel, la chorba et la tadjella, couchait à la belle étoile et buvait comme eux l’eau
29
des gueltas. Ses amis roulaient le touriste sans vergogne (a-t-on idée de venir profaner
le désert pour faire dans l’exotisme ?) et chaque fois qu’il le pouvait, il leur adressait des
gogos à plumer, satisfait de jouer un bon tour.
“ - Nous nous sommes arrangés, poursuivit M. Charles, je voulais aller plus loin que
chez les Somali, mais il fallait que l’on me crût nomadisant dans le Djerat. Je devais
donc laisser le Panzer bien en vue devant chez Ouann-Titii et engager une équipe pour
deux bons mois.. Ouahoua allait se charger de convaincre le chef de Daïra de me
délivrer un permis de visite pour trois mois, sous le motif que je venais pour recenser
les figures rupestres. Je n’avais pas l’autorisation des Antiquités, mais en lui graissant
un peu la patte... Le plus difficile était de trouver un 4x4 et de ne pas se faire alpaguer
par les Libyens, qui ont la détente facile. Ouann-Titii me procura un vieux Toyota à prix
cassé - je ne veux pas savoir comment- et vogue la galère.
- Tu vas où, exactement ? Demanda Ag-Adjoulé.
- Pas loin de la Mer Orientale, répondis-je, chez les Mau-Mau.
- Tu es encore plus fou qu’on croyait, que Dieu prenne ton âme en pitié ! Se lamenta-til. Je peux t’accompagner au-delà de chez les Iferhouanes, mais après, pas possible de
passer chez les Toubous. Alors voilà ! Nous descendrons jusqu’à Tabelott ; il y a là un
type qui, lui aussi, n’a personne dans sa tête. Il vient de Somalie, mais il connaît tout le
monde, du Tchad à la mer orientale. Il te conduira à ta frontière.
Nous avions bricolé le Toyota pour y cacher un Kalach’, vingt chargeurs et quelques
grenades défensives. C’est Lor-Lor qui a fait le travail ; un bijou ! ”
Je me souvins de Ag-Mohammed-Ahmed, forgeron de son état, vieux matois qui toisait
le pigeon derrière ses lunettes cerclées de fer. Un jour, sur le trajet d’In Amguel à
l’Assekrem, je tombai sur lui à Idelès. Il était en grande conversation avec un Français
qui partait pour le Niger, et je compris vaguement qu’il était question de rapporter en
contrebande du fil d’argent dont Lor-Lor avait besoin pour exercer son industrie. Me
voyant, ils interrompirent soudain leurs tractations et le Français remonta
précipitamment en voiture. J’entrevis ses yeux et ses sourcils par la fente du chèche
kaki : je suis sûr que c’était déjà M. Charles qui, plus tard, me confessa avoir un temps
traficoté les métaux précieux pour le compte de ses amis Touareg.
“- Je ne vous dis pas par quels sentiers tordus nous avons fait passer le Toyota pour
gagner la Lybie ! Traverser le Tassili en voiture exige des acrobaties peu communes
pour serpenter dans les canyons, escalader les akba, rouler là où l’on croit que l’Homme
n’a jamais posé la roue ; lisez Henri Lhote ! Mais enfin, nous arrivâmes sur l’autre
versant, en Lybie, de nuit et sans phares, Adjoulé marchant devant la voiture pour
m’indiquer le passage. Une fois de l’autre côté, ce fut du gâteau, sauf qu’il fallait ruser
avec les patrouilles. Un Iferhouane, prévenu par le téléphone targui, nous attendait pour
entrer au Niger. Il avait pris soin de noter les postes militaires et l’horaire des patrouilles.
Heureusement, les militaires sont gens de routine : nous passions loin des postes, loin
des villages, par les pistes à chameaux. Une ancienne route Garamante ? ”
M. Charles racontait, passant les détails : comment s’approvisionner en essence sans
se faire repérer ? Et les pannes, les crevaisons ? Il était emporté par son récit.
30
CHAPITRE septième.
LE CHATIMENT
2 : Un étrange guide.
Un matin, ils arrivèrent à Tabelott.
“- L’instituteur de l’école coranique me reconnut ; j’étais venu ici pour la dernière fois en
86, avec le Breton. Il ne me posa pas de questions, simplement il s’arrangea pour
planquer la voiture : les militaires d’Agadès patrouillaient souvent par-là. C’est lui qui me
présenta le plus dingue des guides : Youssef El Maboul. ”
Youssef El Maboul était né, disait-on, nulle part sur la côte de Somalie, entre Berbera et Mogadiscio, sur
cette terre où jadis l’on pouvait encore connaître des aventures à l’échelle de la folie et de la gloire, voyez
Henri de Monfreid. El Maboul était tout en longueur, les membres décharnés, avec à la pointe du menton
un petit bouc rebiquant obstinément vers des dents démesurées qui menaçaient toujours de le cueillir
comme une touffe d’herbes folles. Passant pour fou, il était à la fois craint et respecté, trouvant gîte et
couvert dans tous les villages qu’il traversait. On disait de lui qu’il était de la tribu des Béni-Kaïn, fils
d’Adam et de Lillith, la première Femme de la Bible apocryphe.
“- J’emboîtai le pas à l’instituteur qui me conduisit bien au-delà de l’oasis, vers les
éboulis du pied de la montagne. Je regardai à droite et à gauche sans voir même un
lézard ; sans doute El Maboul vivait dans quelque zériba... Et voilà qu’au détour de
l’oued, l’instit’ s’arrêta, s’accroupit et brailla quelque chose comme “wah-lia ! Wah-lia ! ”
auquel répondit un hululement.
- C’est bon, me dit l’instit’, ce chitane est là... Tu veux vraiment le voir ?
Bien sûr que je. Nous avançons, et je découvre un gaillard assis en tailleur devant son
feu. Il ne dit rien, nous regarde avancer et, de plus près, j’ai l’impression que ses yeux
n’ont que du blanc... pas de pupille ni d’iris, comme révulsés. L’instit’ me fait signe de
me taire.
- Salut, El Andaluz ! grinça Youssef.
J’en restai comme deux ronds de flan : ce surnom m’avait été donné par mon ivrogne
de copain Mohammed Adb-El-Nacer lorsque nous philosophions dans le djebel kabyle,
et j’étais sûr de n’en avoir jamais parlé à personne ici. Comment ce sorcier-là
connaissait-il ce surnom ?
- Ne dis rien, El Andaluz, bougre d’infidèle. Je vais interroger les ombres des morts
pour toi ! “
Là-dessus, M. Charles éclata de rire, et je me remémorai cette séance désopilante à
Accra où le Patrrron, pour impressionner deux ravissantes très couleur locale avait lui
aussi fait “parler les cendres des morts”. Mais en l’occurrence l’affaire était d’une autre
sorte.
“- Et voilà le Maboul qui tire du feu un caillou bien chaud, se le téléphone dans l’oreille et
écoute parler les morts :
-Oui ... Oui ... je vois, ce M. Charles est habité par la vengeance .. oui ... oui, il est écrit
....
Son langage devint alors complètement incompréhensible. L’instit’ se tassait sur lui31
même, terrorisé. Youssef, ayant terminé sa péroraison en Patagon, avala tout franc le
caillou brûlant. Il retrouva instantanément un regard humain en même temps que
l’usage de la langue de Molière. Où diable l’avait-il apprise ?
- Nous partirons dans cinq jours pour le pays des Mau-Mau. Et toi, fils de la chèvre, dit-il
à l’instituteur, malheur sur toi si tu en souffles un seul mot ! Toi, El Andaluz, entreras
seul sur la Terre de la Lampe, je ne te guiderai que jusqu’à ce pointillé que tu appelles
une frontière. Ensuite, souviens-toi de l’Homme venu du Pays des Cèdres, c’est lui qui
t’aidera là-bas !”
Les amateurs de bandes dessinées vont couiner que je plagie le cher Hugo Pratt et que
notre Youssef n’est autre que Shamaël des Ethiopiques. Je jure qu’il n’en est rien et que
ce n’est pas ma faute si Youssef utilise le même téléphone que Shamaël pour converser
avec les esprits. Par ailleurs, sur ma question, M. Charles prétendit que Youssef, lui,
avait une ombre, même s’il évitait de marcher dessus, encore n’était-il pas trop
affirmatif. Après tout, pourquoi Corto Maltese et M. Charles n’auraient-ils pas tous deux
rencontré le même démon ? Vous ratiocinez trop, lecteur !
“- Je tentai de savoir du Maboul quelles précautions seraient à prendre pour ce voyage.
Il me répondit que je n’avais qu’à trouver de l’eau, un sac de farine et des dattes sèches.
Il se chargeait du reste. Il prétendait même savoir où trouver du “bitroul ” pour la voiture.
Je ne m’inquiétai donc pas trop et eus en un moment complété ma part du chargement.
Quant à mon nécromant, je ne le vis pas de ces quatre jours. Ni l’instit’ ni Adjoulé ne
prétendaient savoir où diable il était ni ce qu’il pouvait bien fabriquer - car je
soupçonnais qu’il exerçait son art à quelque sulfureuse opération.
- Il est écrit, me répondait Adjoulé, qu’il est des questions qu’il vaut mieux ne pas poser,
de peur qu’il y soit répondu !
Message reçu. A l’aube du cinquième jour, je vis arriver par l’oued un Youssef ployant
sous le faix d’une énorme besace. Il s’appuyait sur un grand bâton curieusement
terminé par une espèce de crochet, à la manière d’une crosse d’évêque. En observant
de plus près, je vis qu’à la garde de ce croc à phynance ballottaient ce que je pris
d’abord pour deux têtes réduites mais qui, après plus ample examen, s’avéra être...
vous devinez quoi. El Maboul prétendait que ces attributs étaient ceux de deux boucs et
qu’ils lui servaient à conserver son tabac ; je voulus bien faire mine d’en convenir, tout
en remarquant que, cette année-là, les boucs avaient décidément d’étranges gonades.
Quant à son sac à malices, il semblait être par moment agité de soubresauts,
phénomène somme toute bien naturel s’il contenait effectivement quelque animal
familier plus ou moins venimeux : Il est des gens, comme cela, qui ne peuvent se
séparer sans déchirement de leurs petits compagnons à quatre pattes, voire sans pattes
du tout, et préfèrent s’en encombrer pour un long voyage. Je décidai donc que si animal
il y avait, il s’appelait Milou, nom qui, vous en conviendrez, convient aussi bien à un
chien qu’à un daman, une autruche, un crocodile, voire un céraste. Outre Milou, je
subodorais qu’El Maboul recelait en sa besace quelque pharmacopée infernale, mais je
n’osai m’en assurer ; après tout, Youssef pouvait légitimement avoir ses petits remèdes
de bonne femme..... si je puis m’exprimer ainsi, car en fait de ménagère, Youssef
manquait singulièrement de féminité. Dans ces pays-là, on ne trouve de bichette avec
de doux cils faits au khôl que chez les Peuhls, apprêts que ne goûte guère un viril
sorcier Somali... ”
32
Apprêts que ne goûte guère non plus M. Charles, je vous l’affirme : les boute-en-train ne
sont pas de sa confrérie et il est plus logique de l’imaginer en compagnie de l’inquiétant
Youssef que d’un berger Peuhl et, par ailleurs, on ne voit pas pourquoi il eût eu à ses
côtés une ravissante Amie dans un voyage périlleux pour accomplir son œuvre de mort.
C’est Némésis tout entière à sa proie attaché, pour parodier Jeannot, et Aphrodite n’a
pas ici voix au chapitre (qui, vous le constatez, devient franchement délirant !). Mais ce
que j’en dis...
“-Youssef embarqua donc, assis en tailleur sur la banquette arrière, son baculinum
druidique passant par l’ouverture de la vitre, pompons au vent, sa bauge de cuir liée à
une poignée. L’instituteur et Adjoulé observaient ces préparatifs, l’un avec une terreur
non dissimulée, l’autre avec un petit plissement des yeux qui laissait deviner que,
derrière le masque du chèche, il se marrait franchement. Il est vrai que la vieille môman
d’Adjoulé savait cuisiner le borbor et que, Youssef étant en quelque sorte collègue de
Madame Adjoulé mère, le fils du Loup n’avait rien à craindre des diableries dudit. Bien
plutôt, je crois qu’il s’ébaudissait à imaginer les facéties désopilantes qu’El Maboul
réservait aux pillards Toubous et aux bandits somali.
- Je t’attendrai ici deux lunaisons, me dit Adjoulé, baraka Allahou fiq et reviens en paix !
- La paix soit avec toi aussi, lui répondis-je, et que ta couche ne manque jamais de
femmes !
Et nous voilà partis en cahotant vers la plaine de la Soif. ”
La traversée du Ténéré ne fut en fait qu’une formalité, au dire de Charles. Le Maboul le
guidait avec sûreté, comme s’il avait connu chaque piège de la route, chaque patrouille
militaire. Sur cette étendue désolée, pas même une gerboise. De temps en temps,
Youssef entonnait une mélopée d’une voix nasillarde, quelque chose d’étrangement
mélodieux comme un péan antique. D’autre fois, lorsque Milou semblait trop turbulent, il
entrouvrait sa besace et susurrait de mystérieuses paroles par l’ouverture, en vertu de
quoi Milou se tenait coi pour une paire d’heures. Curieusement, Youssef ne se souciait
ni de nourrir ni d’abreuver sa bestiole.
“- Un soir, nous bivouaquâmes dans les ruines d’un fortin, un lieu appelé selon Youssef
Hassi-Ténéré. Il y avait effectivement un puits presque comblé duquel cependant le
Maboul réussit à puiser le contenu d’une guerba. Il fit même du feu pour préparer une
sorte de tadjella qu’il assaisonna d’une poudre verdâtre, tirée des bourses prétendues
caprines suspendues à son bâton. Comme je lui expliquai que cette poudre ressemblait
aux spores qui s’échappent du champignon que nous appelons lycomycète ou vessede-loup ou encore “bourse-à-pasteur ”, il partit d’un grand rire et, in petto, je murmurai
un rapide de profunduis à l’intention des prétendus boucs qui avaient fourni la matière
première de ces vilaines sacoches.
- Cette poudre, El Andaluz ô perspicace, nous donnera l’immunité contre les entreprises
des démons du désert. Ici, ils sont millions. Jadis, vos légionnaires les tenaient en
respect entre le clairon du soir et celui du matin. Mais il n’y a plus de légionnaires,
maintenant.
Et là-dessus, il improvisa, sur l’air de la Légion, un chant très incongru... ”
33
Je demandai à M. Charles de transcrire le chant saugrenu du Maboul. En voici les
fragments, restitués de mémoire :
“L’Andaluz, y m’a fait son mercenaireu
Pour s’en aller zigouiller Goldsteiner èèreu
Le crân’ d’œuf y devrait avoir la trouille
Car l’Andaluz pourrait lui couper les....
Refrain
Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, voilà du boudin,
Bien assaisonné ‘vec du perlimpimpin
Du crân’ d’œuf yen a plus
Du crân’ d’œuf y a plus
On va le traiter à coups d’pied au. ”
Au vrai, je ne crois pas un mot de cette histoire de chanson, et soupçonne fort M.
Charles de se payer ma tête et la vôtre, lecteur. Ce que je crois, c’est que ces vers de
mirliton sont, Minerves tout droit sorties de la tête de leur auteur, destinés à, ainsi que
l’on dit vulgairement, “dédramatiser” cette traversée du désert en compagnie d’un fils du
Diable. De surcroît, à moins d’être devin, comment Youssef pouvait-il connaître le nom
de la cible ? Oui, bien sûr, le téléphone-caillou... Mais y croyez-vous, vous-même ?
Toujours est-il que sous l’attentive conduite de Youssef El Maboul, l’expédition atteignit
sans encombre les confins du pays Toubou.
34
CHAPITRE Huitième:
LE CHATIMENT.
3 : Toubous et Ibn Shaïtani
“- Nous avions franchi la frontière à une vingtaine de kilomètres d’un poste. De hautes
montagnes barraient l’horizon.
- Là-bas, le pays des Ravisseurs ! Dit simplement Youssef en montrant les sommets. Il
nous fallut encore deux jours pour gagner le premier village de la montagne. Celui-ci, à
part de la volaille picorant çà et là, semblait déserté. El Maboul sauta prestement à terre,
puis s’en fut d’un pas égal sans doute explorer les alentours. Je songeai à sortir la
Kalach’ de sa cachette - on ne sait jamais - lorsque je fus soudain entouré par une
dizaine de types armés plus haut que les dents qui me braquaient en rigolant. Celui qui
les commandait, en revanche, semblait avoir autant d’humour que le Journal Officiel
helvétique. Il arborait fièrement trois sardines (justement découpées dans des boîtes du
même métal).
- Je suis le Capitaine Hissène, Camarade Patrrron, tu es présentement prisonnier de
l’Armée Musulmane de Libération. Je réquisitionne la toumobile. La liberté ou la mort,
nous vaincrons !
- Hug ! Répondis-je.
- Ce n’est pas la peine d’appeler ton copain Hugues, nous l’avons fait prisonnier et il a
tout avoué. Subséquemment, tu vas passer devant le tribunal islamico-populaire qui,
légalement, te condamnera, te fera fusiller puis te jugeras. La liberté ou la mort...
- Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts, l’interrompis-je, et avec notre
vieille ferraille nous forgerons l’acier victorieux !
- Ah çà tu es très fort, toi le Blanc, mais ton cas est gaspillé !
- Ouais, répondis-je, et mon copain Hugues est encore plus fort que moi, regarde !
Ils se retournèrent d’un bloc, comme si on leur eût à distance botté le séant. Youssef
était assis sur un rocher dominant le village, brandissant son bâton dont il agitait
furieusement les bourses (de) pasteurs :
- Hissène, fils du chacal, relâche El Andaluz ! Gronda-t-il. Il est des Béni-Kaïn, lui aussi,
et il va t’en cuire de porter la main sur un fils de Lillith !
Les autres reculèrent, visiblement effrayés, mais Cap’tain Hissène avait lu le Petit Livre
Vert du colonel Khadafi et, le portant en amulette, ne craignait pas que le Ciel lui tombât
sur la tête. Il arma posément son fusil, visa non moins posément et lâcha une rafale en
direction du Maboul. Je déplorais déjà mon guide, lorsque je vis que celui-ci ne se
souciait guère plus des balles que d’une volée de frelons. Mieux, il ouvrit sa besace. Je
compris qu’il allait lâcher Milou pour châtier l’outrecuidant capitaine d’opérette, mais je
ne vis rien sortir du sac, sinon un tourbillon de poussière qui atteignit Hissène
exactement au quatre-vingt quinzième point du Manuel d’Acuponcture. Le matamore
s’effondra, ce que voyant les vaillants miliciens, lâchant armes et claquettes (ces
excellentes sandales Hô-Chi-Minh sans lesquelles il n’y a pas d’armée révolutionnaire
qui vaille, fût-elle islamique) tentèrent de fuir. Ils en furent empêchés par le tourbillon qui
les cernait.
- J’ai encore besoin de vous, fils de lièvres ! gronda Youssef. Votre heure n’est pas
encore venue. Allez dans le pays et racontez ce que vous avec vu, que tout le monde
sache qu’El Andaluz est sous la protection de Celui qui n’a pas de nom!
35
Les rombiers tournèrent les talons sans demander leur reste. Et soudain, surgissant de
derrière les rochers, un, dix, cinquante gamins firent irruption sur la place du village... ”
A ce point du récit, M. Charles indiqua complaisamment que la place du village Toubou
se situait très exactement entre la case-poste, la halle aux vins de dattes, la
poissonnerie et la case sex-shop, mais je n’en crois rien. La population du village fit fête
aux deux errants, comme il se devait, et si M. Charles, moins par fidélité à quelque
belle Amie que par crainte du Sida observa une rigoureuse abstinence, il semblerait
qu’El Maboul ait ce soir-là montré plus de verdeur que tous les incubes et succubes de
la montagne réunis, si l’on en juge au défilé de luronnes qui se succédèrent dans sa
case.
“- Nous étions prêts à partir, le lendemain, mais le Maboul ne se décidait pas à
embarquer. Au contraire, il rôdait entre les cases, gambadait de rocher en rocher en
sifflant comme s’il appelait un chien.
- Que fais-tu donc, Youssef ? demandai-je.
- Je rappelle Milou, pardi ! me répondit-il comme si cela allait de soi.
Un moment après, il revint, bourrant sa besace de coups de poing, pestant contre ce
sagouin de Milou qui, visiblement, s’était fait tirer l’oreille pour réintégrer son panier.
- Mais quel animal est Milou ? demandai-je.
- Ce n’est pas un animal ! Tu as bien vu que c’est un génie de l’oued, un Kel Essouf, si
tu préfères, répondit-il tranquillement, et ce paillard-là a passé la nuit à courir la gueuse.
- Tel maître, tel génie, dis-je.
Et nous reprîmes la route à travers cette dangereuse région sans être inquiétés plus
avant. Je remarquai simplement que son baculinum s’ornait d’un troisième trophée.
Pauvre Cap’tain Hissène ! ”
Ils roulèrent à travers le Soudan et l’Ethiopie, puis un jour passèrent en Somalie. Le plus
difficile, expliquait M. Charles, était de passer inaperçu non point des factions guerrières
rivales qui toutes respectaient Youssef El Maboul, mais surtout des fouineurs des
organisations dites “humanitaires” qui interfèrent dans les cercles millénaires du rezzou
et de l’immémoriale guerre tribale, avec gros sabots et “couverture médiatique”.
“- C’eût été idiot d’avoir fait tout ce chemin pour se faire coxer par la “couverture
médiatique ” qu’une bande de sots fait sur les évènements du pays. La misère et les
réfugiés, c’est le scoop qui remplit l’assiette de MM. des Médias. Ils auront beau
déplorer et faire de l’argent avec la charité publique, ils n’empêcheront pas les bandes
de ruffians mal embouchés de se flanquer des pâtées, parce que c’est dans leur nature.
Mettez-les en paix, ces types-là crèveront bien plus sûrement d’ennui qu’ils ne crèvent
de la faim ou du plomb chaud. Mais bref : le Maboul avait choisi de faire un bout de
chemin avec les Ibn Shaïtani, tribu sans doute proche des Béni-Kaïn. Comme ces types
se déplaçaient autant en Toyota qu’à dos de chameau, notre voiture passait inaperçue
sur les photos de la reconnaissance aérienne, simple élément parmi le rezzou. Mais
chaque fois qu’un Cessna “humanitaire ” se posait, j’étais obligé de me taire, le chèche
bien capelé. C’est ainsi que nous nous approchâmes de la frontière du Kénya. ”
36
Les Ibn Shaïtani, conseillés par Youssef, ayant projet d’une action d’envergure contre
leurs voyous d’ennemis héréditaires du moment (la place d’ennemi héréditaire ne reste
jamais longtemps vacante) avaient délibéré qu’il serait commode de faire passer
femmes, enfants et troupeau au Kénya : ainsi l’on n’aurait pas à laisser de guerriers à la
protection de la smalah, dont la capture par un parti ennemi eût été honteuse, et, plus
intéressant, les imbéciles de l’action humanitaire allaient nourrir et soigner gratuitement
tout ce joli monde. Avec le stock de vivres de la tribu, on était paré pour une longue
campagne, scrogneugneu ! Ainsi fut fait : les familles éplorées s’agglutinèrent près de la
frontière, dûment instruites de la comédie à jouer.
“- El Maboul fit bouffer du perlimpimpin aux plus vieilles carnes du troupeau, celles dont
on ne voudrait pas même le cuir, afin de fournir aux caméras humanitaires un nombre
respectable de carcasses et, pour faire bon poids, il en fit même absorber à quelques
vieillards, phtisiques, bancroches et avortons qui, de toute façon, seraient trépassés
dans l’année. On fit ainsi un tableau très réussi, nonobstant l’odeur des carcasses en
décomposition. Comme il fallait que le désastre fût intervenu dans le campement même,
on avait dressé des tentes au milieu du charnier, mais bien entendu les familles vivaient
à un kilomètre de là, planquées au vent, et selon un horaire bien réglé, chaque famille
fournissait un contingent pour prendre le quart, tandis que le reste de la tribu se livrait à
ses occupations habituelles : soigner le troupeau, faire l’amour, préparer la guerre.”
M. Charles avait son idée pour entrer en contact avec “l’homme venu du Pays des
Cèdres”. Les avions venaient du Kénya et, vu l’ampleur de la mise en scène signée
Youssef El Maboul, les journalistes n’allaient pas tarder à rappliquer et parmi eux, à
coup sûr, “Petit Lot”, jolie free-lance. Elle serait à son insu l’intermédiaire idéale entre
Charles et JP, ancien des Services Secrets français au Liban et ami de M. Charles.
“- Ca n’allait pas traîner : une nuée de Piper, Cessna, Beechcraft s’abattit autour du
campement comme un vol de Stukas retour au charnier natal. El Maboul et moi, bien
camouflés sur un promontoire, observions la scène à la jumelle, en nous marrant à voir
les paparazzi complètement débordés par la foule des implorants qui en rajoutaient, les
vaches ! Je me demandai même si tout cela n’allait pas se terminer par une énorme
rigolade, tant il était difficile d’imaginer que ces couillons de médiastres soient dupes à
ce point. Mais le pouvoir de suggestion des joyeux Ibn-Shaïtani est tel que les avions
repartirent avec des journaleux enchantés de leur moisson d’images. Le soir, autour des
feux où rôtissaient les moutons, chacun commentait l’évènement et je ne crois pas que
l’image des occidentaux en soit sortie grandie, si j’en juge par les éclats de rires qui
accompagnaient les conteurs mimant les interviews.
- Ca va marcher, El Andaluz ô vengeur. La belle journaliste sera bientôt là. Prépare
donc ton courrier ! me dit le Maboul.
- Il sera prêt. Te chargeras-tu de le remettre à P’tit Lot ?
- Natürlich, germanisa-t-il. ”
En attendant, il fallait négocier une charge d’explosif stable et les dispositifs à
retardement. Charles décida de demander l’avis de JP sur la nature du matériel à
employer, et libella ainsi sa lettre :
37
P.U. => JP
Chez Ibn Shaïtani.
Besoin effacer G.I. -1 avec délais.
Quelle charge ?
Besoin infiltration/ex pour opé sous 8 jours.
K.
“- Le lendemain, une équipe lourde de télévision se posait près du campement et je vis
que P’tit Lot était... du lot (de surcroît, elle est native du Lot). Puis je me souvins que
j’avais oublié de la décrire au Maboul, mais celui-ci alla pourtant vers elle sans hésiter,
lui remit le pli après une longue singerie, puis revint rendre compte :
- B’Allah ! La belle verra ton copain.
- Que lui as-tu raconté, investigai-je.
- Que ma cousine vivait chez un voisin de ton copain où elle était boyesse et que la
lettre était pour elle et qu’il fallait que ma cousine m’envoie un petit secours passque
nous étions en train de crever...
Je me demande comment ce gaillard solide comme un roc a pu persuader P’tit Lot qu’il
était en train de crever, toujours est-il que la ravissante accepta de se charger de la
missive, les larmes aux yeux. ”
J’eus, à ces mots, une pensée émue pour la gentille P’tit Lot, innocent agent du Destin
en marche. A quelques jours de là, P’tit Lot revint porteuse de la réponse de la “cousine”
et la remit au Maboul avec un paquet de médicaments. Le paquet contenait une notice
posologique pour les infiltrations, prévoyant une opération tous les deux jours, soit trois
par semaine. M. Charles en conclut qu’on viendrait le chercher dans six jours. Quant à
l’explosif, la réponse de la “cousine” se référait explicitement au Pentateuque, ce qui fit
comprendre à Charles qu’il s’agissait de pentrite, explosif aujourd’hui classique dans la
panoplie des terroristes en tous genres.
“- Je demandai à Si Makhlouf, spécialiste ès armes sophistiquées chez les Ibn Shaïtani il avait lui aussi fait ses humanités chez le bouillant Maamar El Khadafi - où je pourrais
me procurer à prix honnête deux kilos de pentrite.
- We should find it in Erythrea, répondit-il, or, which is safer, in Ethiopia, since nowadays
the border may be easily crossed . However, it would take too long to go there by car :
better having a plane !
Cela ne faisait évidemment pas mon affaire : je n’avais que six jours pour être prêt, et
même si la pagaille régnait en Ethiopie, ces gens-là devaient encore avoir quelques
vestiges de la puissante aviation de Mengistu qui ne feraient qu’une bouchée d’une
petite trapanelle clandestine, si d’aventure quelque radar en état de marche la détectait.
Par ailleurs, il n’était pas question de trouver l’explosif au Kénya.
La chance, ou les manigances ésotériques du Maboul, me servirent cependant. La
smalah des Ibn Shaïtani venait de passer au Kénya pour s’en remettre aux bons soins
des humanitaires et, en principe, le camp passait pour abandonné, avec ses ossements
blanchissant au soleil. Pourtant un vieux Tiger Moth se posa. Le pilote descendit, suivi
d’un passager portant un attaché-case. Je reconnus bien vite Issam, le Syrien d’Accra,
et celui-ci n’avait nul besoin de clamer sa nouvelle raison sociale ; Il eût érigé une
banderole portant << Grande Quinzaine de l’armement. Soldes” que l’objet de sa visite
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n’eût été plus explicite.”
Les trafiquants, eux, savent ce qui se camoufle derrière la vitrine humanitaire. Bons
clients, les Ibn Shaïtani obtinrent en “discount” les deux kilos de pentrite et un dispositif
électrique de mise à feu du détonateur commandé par une banale capsule à l’acide, le
tout livrable avec vingt caisses d’armes et de munitions sous deux jours. Et en effet,
deux jours après, entre chien et loup, ils virent tournoyer un antique Dakota qui se posa,
cahotant, sur le reg. Les guerriers eurent tôt fait de le débarrasser de sa cargaison en
échange d’une bonne mallette de billets verts qui représentaient le montant de la taxe
prélevée sur la vente des denrées de l’aide internationale ; il faut bien que celle-ci serve
à quelque chose, et Charles put constater qu’effectivement rien ne se perd ni ne se créé
et que, en conséquence, il n’y avait pas lieu d’interrompre cette aide si précieuse.
“- Le Maboul m’apporta mon petit paquet, et je sus que je tenais enfin l’instrument de ma
vengeance.
- Demain, El Andaluz, ton ami viendra pour t’emmener au Pays de la Lampe, me dit
Youssef. Le murmure du vent sur les sables me conte par avance ton succès. Je
t’attendrai ici même, les Ibn Shaïtani n’ont pas besoin de moi, leur guerre n’est pas la
mienne. Va, et mène ta propre guerre !
Il dit, et agita son bâton où pendaient maintenant une dizaine de pochettes.
Je n’eus pas beaucoup à attendre : le lendemain à l’aube du sixième jour un Piper Cub
se posa et, à ses cheveux blonds, je reconnus de loin le passager, JP, barbouze en
retraite et présentement... ”
Au fait, je ne vous dirai pas sa profession actuelle !
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o-o-o-o
Chapitre neuvième
LE CHATIMENT (suite).
4 : Comment piéger ?
A Wilson Airport, un étrange mécanicien descendu d’un Piper se mêla à la foule
des rampants. Se faufilant entre deux hangars, il rejoignit une Pajero bleue qui
manœuvrait pour sortir du parking.
JP habitait une maison discrète vers Kilimani, avec une chambre à part, fermée
au personnel, où il pouvait toujours camoufler quelqu’invité peu désireux de publicité. Il y
installa M. Charles et sa pentrite.
JP m’instruisit des règles de base de la clandestinité, afin que, contrairement à
l’espion Ivoirien trop voyant, je puisse opérer sans compromettre ni rien ni personne. Il
fallait que ni la boyesse ni les voisins ne vinssent à soupçonner ma présence, ce qui
signifiait ne sortir qu’à certaines heures, éviter d’allumer la lumière, de fumer, de paraître
à la fenêtre, et bien sûr de faire du bruit qui eût pu donner à croire que quelqu’un
habitait cette pièce. Non que la boyesse fût un modèle de fin limier, mais parce que
celle-ci eût tout aussi bien pu supposer que la chambre était hantée par quelque esprit
démoniaque, ce qu’elle n’eût pas manqué de colporter parmi ses connaissances. Après
des semaines de vastes horizons, je me sentais quelque peu à l’étroit.
Il fallut bien pourtant observer les habitudes du gibier. JP apprit à Charles que
Goldsteiner avait repris la maisonnette que lui-même occupait l’année d’avant :
décidément, le crâne d’œuf tenait en tout à chausser les bottes de son ennemi.
Goldsteiner se déplaçait le week-end dans une vieille Land-Rover avec laquelle, sans
exception, il filait en safari, vêtu d’une chemisette voyante. La semaine, il prenait une
vieille 2cv. , héritée de sa grand-mère, pour se rendre à l’Aquarium selon un immuable
parcours qui le faisait passer par Arboretum Road.JP et M. Charles étudièrent
méticuleusement les allers et venues de leur cible. L’avantage des crânes d’œufs
réside dans le fait que, gens de peu d’imagination, ils compensent l’absence de capacité
d’improvisation par une routine d’automates : ils sont donc absolument prévisibles ;
Charles nota, entre autres faits mémorables, que chaque fois qu’il abordait Arboretum
Road, Goldsteiner rétrogradait, clignotait et immanquablement roulait dans un profond
nid de poule, y compris les jours de grande pluie. Il s’ensuivait invariablement un
profond ébranlement de l’antique véhicule qui se mettait à battre des ailes, et un juron
bien senti.
Ce fait ne manquait pas d’intérêt : nous ne souhaitions pas, en effet, déclencher
l’explosion de la charge dans un lieu habité, afin de ne molester personne d’autre que
l’affreux. Or le nid de poule se situait dans une zone à peu près dépourvue
d’habitations, et la régularité de la locomotion de notre oiseau faisait qu’il passait dans
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l’ornière à huit heure quarante trois plus ou moins vingt secondes chaque matin, jour ou
pas. Moment où la circulation est plutôt rare. Nous tenions là l’endroit du châtiment.
Charles et JP étudièrent donc la Revue Technique décrivant la suspension de la
2CV modèle 1958. La radinerie de Goldsteiner, qui ne voulait à aucun prix - surtout à
aucun prix ! - s’équiper d’un véhicule plus moderne, ne laissait pas de poser des
problèmes techniques ; en effet, la voiture avait une suspension particulièrement souple,
voire laxiste, dont les bras ne manquaient pas de frapper les butées au moindre cahot.
A moins d’utiliser une télécommande, l’explosion risquait d’intervenir au milieu des villas
de Mugoiri Road ; ou alors, il eût fallu calculer exactement le retard du crayon détonnant
pour qu’il coïncidât avec le passage dans une zone satisfaisante. Non, il valait mieux
utiliser l’enchaînement séquentiel d’évènements qui conduisait chaque jour droit dans le
nid de poule. Il restait donc à rendre la malencontreuse voiture inopérante pour
contraindre Goldsteiner à se déplacer avec sa Land-Rover qui, par ailleurs, n’avait rien à
envier au Tyrannosaurus Rex, du moins en ce qui concerne son âge.
Ce n’était pas le plus facile, commenta Charles, car les voitures étaient garées
dans le parking du compound, gardé par des askari qui, naturellement, me
connaissaient. Même en les soudoyant, nulle garantie de leur silence, vu l’énormité de
l’action qu’en leur candeur ils auraient naturellement assimilée à un crime. Nous avons
donc passé des jours à épier les déplacements de la 2CV, guettant l’occasion de
l’immobiliser. Rien de prévisible, cette fois, car si notre gibier avait l’habitude d’aller
marchander sa pitance hebdomadaire sur un marché kaya-kaya du côté de
Kawangware, il prenait soin de garer son véhicule dans un terrain vague sous la garde
de son majordome - bien entendu, il avait viré le vieux Paulo, réputé trop cher, et
engagé à sa place un coureur de pistes pas trop gourmand contre le gîte et un maigre
couvert. Aussi sa table était-elle détestable, ce qui, vous en conviendrez, ne faisait
qu’aggraver son cas. Nous délibérâmes donc, JP et moi, du meilleur moyen d’éloigner le
cerbère.
Charles et JP utilisèrent donc la vieille technique du portefeuille fugace, jeu
inspiré de la peau de lapin. Pour jouer à ce vieux jeu limousin, il faut une peau de conil
bourrée de foin. On la place, de nuit, sur quelque route de campagne. Un licol de ficelle
lâche relie le mannequin empaillé à la main farceuse du machiniste, planqué en
contrebas dans le fossé. Lorsqu’une automobile s’annonce, le lapin constitue une proie
tentante : neuf fois sur dix, le conducteur fait un écart pour percuter l’animal, entend le
bruit du choc, stoppe et descend pour recueillir le fruit de son braconnage. C’est alors
que le machiniste actionne la dépouille, au grand dam de l’écraseur, qui, d’ailleurs, ne
prend pas toujours la plaisanterie avec philosophie.
Nous avions donc bourré un portefeuille en croco de vieux papiers, afin de lui
donner un aspect rupin. Un fil de Nylon quasi invisible actionnait l’objet de convoitise
depuis la Pajero, négligemment garée à quelques mètres de là. Nous disposâmes donc
le piège. Le cook avisa bientôt le cuir luisant au soleil, se frotta les yeux, y regarda à
deux fois, puis se précipita, mû par l’appât d’un gain que lui refusait son employeur. Au
moment où il allait enfin atteindre le Nirvâna, JP opéra une traction sur le fil, et,
littéralement hypnotisé, le cook fit un bon pour rattraper le portefeuille péripatétique.
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Que, bien entendu, il ne parvint pas à saisir, puisque le diabolique JP réitéra sa traction ;
la scène se répéta mécaniquement jusqu’à ce que le chercheur et l’objet de sa quête
fussent assez près de la Pajero pour qu’un JP apparemment courroucé en sortît,
apostrophant le malheureux :
- Tu veux piquer mon portefeuille ? Attend un peu !
- Mais m’sieur...
- Pas d’histoires ! Nous allons à la police !
Et d’empoigner le pauvre cuistot, le conduisant manu militari à la police, suivi d’une foule
vociférant après l’indélicat personnage qui se permettait de subtiliser en plein jour le
portefeuille d’un honnête muzungu. A vrai dire, JP eut soin de protéger son prétendu
voleur de la vindicte générale, sans quoi le pauvre paillard eût pâti d’une justice
populaire qui, pour être efficace, n’en est pas moins expéditive. En tous cas, la place fut
vidée en un clin d’œil, me laissant le champ libre pour opérer.
M. Charles opéra donc, c’est-à-dire qu’il dévissa le grillage, puis la turbine, et
subtilisa les rupteurs de la 2CV, remonta turbine et grille, et s’en fut dans la Pajero. JP
revint bientôt, hilare. Il narra les tractations du cook, puis de Goldsteiner, prévenu, avec
la police locale : en fait, bon prince, JP voulut bien se rendre aux raisons de ces
gentlemen et accepta de ne pas porter plainte contre le larron. Goldsteiner, quant à lui,
dut payer une caution pour libérer son employé. Une demie - heure plus tard, la 2CV,
tractée par une dépanneuse, faisait son entrée au garage du Docteur Yacasse, où elle
fut hospitalisée pour défaut d’allumage. Comme les jadis populaires Citroën sont plutôt
rares au Kenya, il y avait peu à redouter une prompte remise en état. Restait
maintenant à piéger la Land-Rover.
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CHAPITRE Dixième:
LE CHATIMENT
5 : ça va fumer !
Il convenait pour cela d’agir nuitamment, alors que Goldsteiner confiait à
Morphée ses misérables rêveries. Cependant, éloigner deux presque redoutables
askaris était d’une autre difficulté que de confondre le cook. Une attaque en règle de la
place eût sans doute occasionné quelque remue-ménage de mauvais aloi dans le
quartier - après tout, il n’est jamais impossible qu’un askari fasse son devoir au mépris
des horions et, de surcroît, Goldsteiner eût pu en avoir la puce à l’oreille. Les soudoyer
eût été in fine risquer qu’après le grand Boum quelque esprit trop cartésien n’établît
une relation de cause à effet. Or il advint que JP eut à connaître d’un certain trafic
auquel se livrait le dénommé Sammy.
Sammy est un petit bonhomme déluré, employé de la Cinémathèque régionale.
Doté d’une conscience élastique et confondant allègrement le service de son employeur
avec son économie domestique, il a accoutumé d’emprunter deux soirs par semaine un
magnétoscope et un téléviseur grâce auxquels il organise des spectacles culturels à vil
prix (la Culture, il est vrai, ne se mesure pas à l’aune fiduciaire). C’est ainsi que tous les
quartiers populeux de Nairobi ont pu faire leur éducation sexuelle grâce aux chefsd’œuvre de série X généreusement distribués par Sammy Ltd. JP alla donc trouver le
cinéaste et lui peignit un si noir tableau des représailles que ne manquerait pas
d’exercer la Directrice de la Cinémathèque sur un certain employé, pour peu que
quelque indiscrétion n’intervînt, qu’il n’eut aucune peine à le convaincre d’élargir le
cercle de ses actionnaires sans toutefois augmenter son capital. D’autant que le nouvel
associé et protecteur apportait un projet commercial tout bonnement génial, puisqu’il
s’agissait rien moins que de drainer dans la caisse les contributions des askari et autres
personnels de maison des quartiers résidentiels. Pour ce faire, il suffisait d’équiper un
vieux fourgon loué chez le docteur Yacasse d’un onduleur propre à alimenter le système
vidéo. Quelques bancs de bois fixés au plancher, et voilà une animation culturelle
itinérante à moindre frais.
L’on décida donc de tester le système, baptisé Moving Movies par Sammy, un
soir près de Lavington. Des gamins des rues furent employés comme agents
publicitaires et firent si bien que la première de “Go And Fuck A Duck” sur l’étrange
lucarne fit fourgon comble. On dut organiser incontinent d’autres séances, au grand
plaisir dudit Sammy qui bénissait le Ciel de lui avoir adressé si miraculeux associé. JP
lui remontra cependant tout ce que l’entreprise avait encore d’imparfait :
- Mon cher Sammy, c’est un succès, certes, mais ne vois-tu pas ce qu’il manque
pour que chaque représentation soit vraiment “in” ?
- Ah non ! Patron, je ne sais pas.
- Regarde, nous entassons à chaque fois vingt-quatre personnes dans cette tôle.
Donc il fait chaud, donc elles transpirent, donc elles ont soif, tu vois ?
- Ah ! Ça ! Tu es très fort, Patron ! On va percer des fenêtres ?
-........ !!!
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- Bé oui, ça fera du vent, comme ça, bien.
- Tu n’y es pas, mon petit Sammy. Tu voudrais que les resquilleurs assistent
cadeau à la séance en matant par les fenêtres ?
- Ah ouais ! Alors, on met un tilenvateur ?
- Pour faire du bruit ? On n’entendrait plus les couinements de Zizi-La-Cane
quand elle se fait mettre par Big-Prick Joe. Tu veux nous casser le bénéfice, ou quoi ?
Et puis on tire assez sur la batterie comme ça. Non, mon vieux, il faut monter un bar !
Ce qu’ils firent le soir suivant. Une glacière et quelques canettes de Tusker
constituaient l’essentiel d’un investissement qui fut amorti en moins d’une séance, JP
ayant subrepticement introduit dans la cabine un chauffage à catalyse pour contribuer à
échauffer l’atmosphère. Le lecteur remarquera, étant personne d’expérience, que
quelques rafraîchissements judicieusement distribués à l’occasion d’une manifestation
culturelle contribuent à la “convivialité” et à l’élévation d’esprit : Le public ainsi mis en
condition communia tellement avec les acteurs du film que M. Charles, embusqué non
loin de là, conjectura que le prochain investissement serait probablement un train
d’amortisseurs pour le fourgon.
La réputation des Moving Movies était faite, et désormais JP et M. Charles
tenaient un moyen de distraire les askari de leur faction. L’on choisit donc d’opérer du
côté d’Oloitokitok Road, non loin de chez Goldsteiner, la semaine suivante.
Il fallait cependant s’assurer que nos deux lascars allaient bien, eux aussi,
entendre l’appel de la Culture. Je suggérai qu’après tout, puisque les Moving Movies
étaient fréquentées par le Tout-Kawangware, il n’était plus exclu de distribuer des billets
de faveur chaque fois qu’un nouveau film viendrait à l’affiche. Des journalistes, bien sûr j’en exceptai P’tit Lot, désirant préserver la naïve fraîcheur de la charmante enfant -,
quelques notables et des personnes amies de la famille. JP et Sammy dressèrent donc
une liste dans laquelle, sur l’insistance de JP, figuraient les deux loustics censés veiller
sur le repos de Goldsteiner, Coshise et quelques autres. Je comptais assez sur la
curiosité pour l’emporter sur leur conscience professionnelle. La suite me donna raison.
Les Moving Movies donnaient ce soir-là “Mary And Croquignolle”, adaptation
anglaise du roman de Joe Blaireau, “La Vierge Et Les Pieds-Nickelés”. Parmi les invités
se présentant à la porte du fourgon, M. Charles, toujours embusqué, nota BigDégueulasse (dit Big-Dégueu), vieux Méthodiste américain désireux de savoir d’où ses
ouailles tiraient leur nouvelle spiritualité et... Goldsteiner ! Celui-ci avait été ajouté sur la
liste par Sammy, à l’insu de JP, peut-être pour service rendu, si tant est que Goldsteiner
pût rendre quoi que ce soit : Il préférait prêter avec usure ou emprunter à fonds perdu.
Toujours est-il que, la séance étant pour lui gratuite, il s’était fait un devoir d’y assister.
J’ai eu comme un moment de désespoir, raconta M. Charles, car, fatalement, il
allait reconnaître JP qui, ce soir-là, avait tenu à opérer ès qualités de barman. En outre,
les askari n’oseraient sans doute pas honorer l’invitation : que Diable ! Assister
illicitement à une manifestation, même culturelle comme celle-ci, allait leur causer des
ennuis.
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Or Sammy ne tenait pas à ce que JP et Goldsteiner se rencontrassent. Il fit si
bien que JP put rejoindre la planque de M. Charles, afin de tenir conseil.
- Tu as vu, me dit JP, Big_Dégueu a laissé tomber Bara-Bara Moto, ce soir.
- Bah ! , Répondis-je, du moins verra-t-il des académies plus appétissantes que
celles de son vieux brancard. Mais Goldsteiner......
- Ne t’en fais pas ! Il va s’éclater un moment, puis retourner se nicher dans les
torchons. Tu as vu, nous refusons du monde : nous sommes partis pour au moins trois
séances, cette nuit. C’est bien le Diable si nos gusses ne pointent pas leur nez ! As-tu le
matos ?
J’avais bien apporté pentrite et crayons, ainsi que des colliers de fixation.
Quelque deux heures après, ils virent sortir Goldsteiner titubant au bras d’une
somptueuse Marie-Madeleine qui, selon toute évidence, entendait lui procurer quelques
vénales consolations à sa solitude.
- En voilà une qui en sera pour ses frais, commenta JP, mais du moins auronsnous la paix de ce côté-là ! J’envoie Sammy chercher les askari.
En fait, un seul d’entre eux vint d’abord, selon une rotation de factions qu’au fil
des nuits ils avaient savamment mise au point. L’un dort sur ses deux oreilles, tandis
que l’autre ne veille que d’un œil ; ainsi l’honnête détrousseur a-t-il quelque chance
d’aboutir en sa coupable industrie. JP et M. Charles auraient tout aussi bien pu miser
sur cette particularité askarienne qu’ils connaissaient, mais ils préféraient ne pas tenter
le Diable.
JP, ayant réintégré ses fonctions occasionnelles de barman, s’employa à
abreuver l’askari de Tusker fortement coupée d’un distillat d’orge fermenté aromatisé de
baies de genièvre, que d’aucuns au Kénya nomment “gin”, boisson que le palais délicat
de l’askari ne manqua pas d’apprécier, si bien que le paillard finit par sombrer dans les
limbes où le destin de l’Homme est de rencontrer Dionysos.
- Et d’un, me dit JP en me rejoignant entre deux séances, j’ai piqué son ciré et
son casque. Equipe le mannequin.
Je vêtis donc un pupazzo de la défroque du dormeur et m’empressai de le glisser par un
trou de la haie, sur le béton du parking où, déjà, le coéquipier s’apprêtait à partir pour
connaître à son tour les joies du cinéma. Pour faire plus vrai, je m’appliquai à produire
un ronflement d’honnête homme. Rassuré sur la présence de son adjoint, l’askari se mit
en route vers les Moving Movies.
Les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets (à une incertitude
quantique près), JP traita le nouveau venu de la manière dont il avait déjà soigné Duval,
le dormeur (ce sobriquet lui avait été jadis donné par M. Charles) Toutefois les effets de
la potion étant parfois plus lents chez les individus dotés par la nature d’une heureuse
complexion, JP dut recourir à un catalyseur, je veux dire une bonne vieille chaussette
remplie de sable dont il asséna un coup miséricordieux sur l’occiput de l’insomniaque.
Qui veut la fin veut les moyens.
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Nous laissâmes les deux gardes à dormir dans un fossé, ils en avaient bien pour
une heure. Escalader la haie, choir sur la pelouse et gagner le parking fut l’affaire d’un
moment. Les maisonnettes étaient éteintes, hormis celle de Goldsteiner d’où
s’échappaient des rumeurs de bacchanale. Je pensai qu’il y avait au moins trois
personnes dans ce lupanar, car aux piaillements de perruche en rut, dénotant
évidemment la fille que l’on chatouille, se mêlaient des borborygmes de phacochère en
gésine - nul doute qu’ils émanaient de Goldsteiner - et de temps à autre, en
contrepoint, des ahanements d’alligator sur le retour qui devaient bien être émis par
quelque commensal européen de notre paillard. Ce ne pouvait être Big-Dégueu, que
nous avions vu filer à l’Anglaise en compagnie d’une opulente dondon. Mais qu’importe !
Il fallait bien procéder à notre besogne d’artificiers, aussi, nous désintéressant de la
question, nous nous hâtâmes de transformer la vieille Land-Rover en passeport pour
l’au-delà.
Ce fut sans doute plus facile à dire qu’à faire, quoique l’un et l’autre des deux
complices aient quelque expérience en matière de piégeage. Et quoiqu’aient pu dire les
limiers du Suprintendant Otieno, il est évident, m’expliqua Charles, que la colonne
d’amortisseur n’était pas propre à déclencher convenablement l’explosion.
En fait, puisque la Land-Rover allait se précipiter dans le nid-de-poule, il était
prévisible que l’essieu allait cogner contre les butées de suspension. C’est à l’endroit de
l’impact qu’il fallait placer la capsule du crayon détonnant. Ce que nous fîmes, en
immobilisant le crayon avec un bon collier. Cela ne pouvait pas rater.
JP et M. Charles, satisfaits du devoir accompli, regagnèrent Kilimani, tout en
notant que les Moving Movies donnaient des représentations supplémentaires dont
probablement il n’y aurait trace sur les registres comptables. Le matin suivant, ils
choisirent un roncier dans l’Arboretum pour observer à la jumelle l’endroit où devait être
scellé le destin du crâne d’œuf.
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CHAPITRE Onzième:
LE CHATIMENT
6 : Contretemps.
A huit heures quarante, donc, ils guettèrent le roulement de bidon vide
annonciateur de l’arrivée de Goldsteiner. A huit heures quarante-trois, rien ne venait.
J’enrageais ! N’y avait-il pas eu quelque grain de sable dans notre mécanique ?
Soudain, JP se frappa le front :
- Tu veux parier qu’il est encore au pieu avec une bonne gueule de bois Nous
allons passer par en haut, je suis sûr que sa voiture est au parking.
Cela pouvait être une explication. L’autre était que l’animal avait éventé le piège.
Nous passâmes par Mugoiri Road pour constater que la Land était toujours sagement
parquée. Une équipe de jour avait remplacé les askari dionysiaques, et sans doute
Goldsteiner ronflait-il du sommeil de l’ivrogne luxurieux. Tout était en ordre. Je vis même
Tronche-de-Cake soulager sa vessie contre la roue...
Bouftoukru, dit “Tronche-de-Cake” était un quadrupède que seul un examen
attentif permettait de rattacher à la gent canine. L’animal partageait le caractère
teigneux de son maître, mais alors que Goldsteiner dissimulait sous sa chemisette de
touriste un durillon de comptoir qui pût passer pour l’embonpoint d’un honnête homme,
Tronche-de-Cake avait peine à recouvrir d’un pelage couleur pissat une carcasse qui
le faisait ressembler de loin à quelque barque échouée, au bordé depuis longtemps
converti en fumée. L’œil vide et le croc toujours prêt à nuire, la bête, d’une plainte assez
semblable à celle d’une corne de brume, anticipait les horions que lui décochait - j’allais
dire généreusement, si le mot n’eût été évidemment hors de propos - un maître
soucieux d’entretenir la mauvaise humeur des êtres qu’un destin malheureux avait
placés sous sa férule. Ainsi nourri d’effusion de savate bien davantage que d’un bouillon
clairet où surnageaient des reliefs très peu roboratifs, Tronche-de-Cake en un coin
abscons de sa cervelle mijotait quelque revanche sur son tortionnaire et, en attendant
l’occasion, s’exerçait à mordre le séant des visiteurs qui lui tombaient sous la dent. En
vertu de quoi, il eut deux ou trois fois la mâchoire brisée d’un coup de talon vengeur, ce
qui n’était évidemment pas fait pour adoucir son caractère.
Tronche-de-Cake, après une miction dans l’accomplissement de laquelle il avait
visiblement mis une subtile malignité, repéra bientôt les fils, et la charge de pentrite. Il
prit le temps d’examiner le dispositif, d’un air entendu, puis repartit en battant
joyeusement de la queue. Nous comprîmes qu’il n’y avait aucun danger qu’il donnât
l’alerte, ayant enfin reçu - du moins nous le supposâmes - un signe du Destin.
Nous décidâmes, JP et moi, d’empêcher Goldsteiner d’utiliser son véhicule ce
jour-là, car son explosion lors d’une heure de pointe eût occis d’innocents quidams, ce
qui eût été contraire à notre éthique, comme vous le savez.
Or JP connaissait dans Tom Mboya Avenue une compagnie de joyeux
mendiants, coupe-jarret et écumeurs de la côte que la faim en ces lieux attirait. Ces
chevaliers d’industrie avaient coutume d’appeler les passants à contribution en jouant
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d’instruments aigrelets qu’accompagnait le tempo d’un insistant tambourin. Les
récalcitrants étaient punis, on s’en doute, d’une justice distributive. JP les persuada de
le suivre, moyennant des honoraires qui les dispenseraient quelque temps d’affronter
les archers du City Council, leur commandant de donner l’aubade à un sien camarade et
à son voisinage. Débarqués au bout de la rue de Goldsteiner, les philharmonistes
entreprirent donc de charmer les oreilles des riverains d’une musique comme il n’y en
eut jamais en Enfer, ponctuée de Allahu akbar, yahyah el Aïd et autres patenôtres de
circonstance. Pendant ce temps, JP et M. Charles s’affairaient au fond d’un regard où
circulaient les lignes téléphoniques, tâchant de connecter un combiné aux fils du 77 30,
heureusement repérés.
Les tambourinaires arrivèrent bientôt devant le numéro 6, et se mirent à brailler
de plus belle, jusqu’à ce qu’une porte s’ouvrît et qu’un Goldsteiner furieux mais à la
démarche incertaine les interpelât d’un ton peu amène, leur enjoignant d’aller exercer
leurs talents plus loin.
- But Sir, to-day is Aïd El Kebir ! Salaam aleikum, Allahu akbar and all those
sorts of things. No work, to-day !
Goldsteiner dont l’éducation musicale laissait à désirer, les renvoya paître, rentra
bougonner dans son logis tout en se grattant le crâne, dubitatif.
Comme l’avaient prévu nos compères, le crâne d’œuf voulut en avoir le cœur net
et appela au téléphone la Maison française. JP décrocha et, contrefaisant la voix du
planton Shadrack assura bwana Goldsteiner qu’en effet ce jour-là était la fête de l’Aïd et
qu’en conséquence la Maison était au repos. Ce que son téléphonique correspondant
admit volontiers. En conséquence de quoi, ledit se recoucha pour finir de dissiper les
miasmes de la nuit précédente.
L’on me rétorquera que Goldsteiner était un benêt bien facile à duper, mais que
l’on ne s’en étonne point : c’était un transplanté qui, comme la plupart de ceux-ci, n’avait
pas compris grand chose. Sûr de sa supériorité, le crâne d’œuf, considérant les
Africains comme de grands enfants, oubliait que les enfants sont gens de grande ruse,
et donc n’imagina pas un seul instant que l’on pût le mener en bateau, aussi naviguait-il
à vue. Il n’eut donc aucune envie d’aller consulter le calendrier qui lui eût appris que
l’Aïd-El-Kébir tombait cette année-là quelque trois mois plus tard : l’argument d’autorité,
en somme, lui suffisait. Par un singulier paradoxe, il affichait toutefois une méfiance
extrême à l’égard de ses concitoyens en qui il voyait de glauques personnages toujours
prêts à mettre en œuvre de salopardes cogitations pour se tailler un empire - voyez ses
démêlées avec M. Charles. Cette fraîche naïveté que Goldesteiner, du reste, partageait
avec beaucoup d’autres fut cause de... de quoi, au juste ? De sa perte ? Voire !
Et puisque nous en sommes à des considérations pfuilozophiques (et non point
pour tirer à la ligne), je puis vous confier que les grands enfants n’ont pas de couleur de
peau. Je ne parle pas de ces poupins poupons d’Américains, roses comme jeunes
gorets et candides (enfin... !), saturés de vaccins et qui vous récoltent la moindre
chtouille au passage ; “Grands enfant” n’est pas synonyme de “demeurés”. Les grands
enfants n’ont qu’à décréter que le monde est tel qu’ils le voient (et non point, à l’inverse
des crânes d’œufs, tel qu’ils le souhaitent) pour ipso facto commettre les pires
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sagouineries, faire la grosse commission dans la vasque aux poissons rouges, couper
les moustaches du chat, badigeonner au Mercurochrome la quéquêtte de leur souffredouleur le jour de la visite médicale et même - même ! - vesser dans un tube à essai
pour vérifier que le gaz obtenu est notoirement du méthane. Les grands enfants rigolent
et ne sont jamais foncièrement méchants, même lorsqu’ils écartèlent les sauterelles
(peut-être le chat ébarbé et le poisson rouge me contrediront-ils), et ils s’ébaudissent à
monter des supercheries dont les crânes d’œufs, qui veulent les réduire au système
métrique, sont les victimes désignées. Ce qui, bien sûr, est in-to-lé-rable et révèle, dirait
Goldsteiner, un esprit vicieusement asocial, anarchique et irrationnel dont tout crâne
d’œuf, au fait de sa puissance statistique et probabiliste, environné d’histogrammes et
de camemberts, ne saurait être la dupe. Pleurons donc les pauvres victimes du devoir
qui se sont suicidées en constatant qu’un chasse-neige utilisé comme tel était sans
intérêt sur un littoral équatorial, mais qu’il pouvait en revanche servir aussi bien à
déssoucher qu’à sortir sa petite copine, un beau soir, au New-Flo ou à Treicheville.
L’ennui est que dans notre vieille Europe, à l’instar de chez les néo-peaux-rouges, les
crânes d’œufs sont pris au sérieux par les grands enfants, devenus vieux enfants : le
monde entier devient camembériste, mais il ne s’agit plus du bon Sapeur. Pauvres de
nous, si les grands enfants, contaminés par les salmonelles des crânes d’œufs,
deviennent de Grands Sots : Trapinot, nous voilà !
Trêve de pfuilozophie, et retrouvons Goldsteiner.
Nous étions donc quelque peu rassurés pour la journée, mais qu’adviendrait-il si,
le soir venu, Goldsteiner se rendait au New-Florida pour y quérir quelque complice prête
à satisfaire sa lubricité ? Assurément, la Land-Rover exploserait quelque part vers
Hurlingham, provoquant un désastre. Décidément, nous n’avions pas fini de fixer
l’incontinent en ses pénates !
Ayant délibéré de la chose, nous convînmes, JP et moi, que si la montagne n’allait point
à Mahomet, Mahomet irait à la montagne ; de sorte que ce soir-là une dame de
Koinange Street, réputée pour la hauteur de ses vues aristotéliciennes tout autant que
pour l’ampleur de son académie, se vit commander d’aller en son antre prodiguer à
Goldsteiner les voluptés tarifiées qui furent l’objet d’une sordide discussion justement
tarifaire.
Je confesse que nous eûmes un instant de scrupule, car l’hétaïre à prix fixe ne
devait en aucun cas témoigner plus tard qu’elle fut stipendiée par deux généreux
mzungus soucieux de procurer quelque confort à l’un des leurs. Elle allait donc, sur nos
instructions, se faire ramener le lendemain en ville par Goldsteiner, et donc... Nous lui
commandâmes donc d’aller à confesse avant de nous suivre, et de recommander son
âme au Créateur, lui remontrant, pour la convaincre, qu’il n’est aucun moment qui nous
puisse assurer d’un prochain seulement. Nous étions assurés qu’ainsi en état de grâce,
elle irait tout droit au jardin d’Eden où, comme on le sait, les houris ne craignent plus le
Sida. Cela fait, elle alla cogner à l’huis du crâne d’œuf.
Notre paillard, se croyant irrésistible, ne fut que moyennement surpris de
l’attention qu’on lui portait :
- “Hello, darling, c’est l’amour qui passe !
- Ouais, ça dépend du prix du passage !
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- Pour toi, mon loulou, comme tu es un copain de Bélinda, c’est gratuit ; mais ne vas pas
lui raconter, après... ”
Darling fit d’autant plus facilement taire sa conscience que son porte-monnaie ne
risquait pas d’en souffrir ; il eut tôt fait de saisir la fille à la taille et de l’entraîner en son
logis. JP et M. Charles, soulagés, virent bientôt se refermer la porte sur un abîme de
stupre et de fornication. Seul Tronche-de-Cake ne semblait pas goûter ce délai. De
dépit, il arrosa copieusement la jante de la Land Rover.
Nous décidâmes tout de même de rester vigilants jusque vers une heure du matin, car
rien ne prouvait que Goldsteiner allait rester sagement à se livrer aux plaisirs de la chair.
Mais à vrai dire, nous n’avions plus guère de moyens de l’arrêter dans sa course
funeste. Fort heureusement, la dame sut l’occuper jusque tard dans la nuit.
Le lendemain matin, JP et M. Charles reprirent leur faction dans l’arboretum. A
huit heures quarante, ils entendirent le vacarme annonciateur de la Land-Rover,
roulement lointain de barrique vide entrecoupé de grincements de toutes sortes. A huit
heures quarante-trois, vingt secondes et trois dixièmes, la roue avant droite chut
violemment dans le nid de poule. Une fumée s’échappa du garde-boue : le détonateur
fusait.
Cette fois, c’était bon, dit M. Charles. Nous vîmes, presque au ralenti, la caisse
s’ouvrir comme une boîte de sardines, se séparer du châssis et décrire une parabole
parfaite avant d’aller s’écraser dans la rivière. Le châssis continua sa route comme si de
rien n’était, et vint percuter le tablier du pont. Quelque chose tomba tout près de nous,
juste dans un buisson d’épineux. Un nuage de suie monta bientôt : le réservoir venait
de s’enflammer.
Nous étions un peu sonnés par l’explosion, et quand la fumée de dissipa, nous
vîmes la péripatéticienne groggy escalader la pente de la petite vallée ; celle-ci, au
moins, en avait réchappé. Ce qui ne nous arrangeait guère. Et puis soudain, du buisson,
monta un Kaï Kaï ! plaintif. J’allai voir de quoi il retournait, et je vis Tronche-de-Cake, le
postérieur hérissé comme un porc-épic, qui léchait ses contusions multiples. Je
supposai que l’animal, pour une obscure raison, avait été contraint d’embarquer dans le
char de Thannatos. Mais nous n’étions pas au bout de nos surprises !
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Chapitre douzième.
AERE PERENNIUS
L’explosion de la voiture du cuistre eut les échos que l’on sait. Sans demander leur
reste, JP et M. Charles s’exflitrèrent vers la Somalie où attendait Youssef El Maboul.
Je descendis en voltige du Piper qui repartit illico. Les Ibn Shaïtani avaient levé le
camp, mais je reconnus, sur un promontoire, la silhouette inquiétante du Maboul. Il ne
bougeait pas, mais tout en marchant vers lui je le voyais me regardant approcher d’un
air goguenard.
- Ab’ Allah ! Voici un kriegspiel sans bavure ! Honneur à Toi, Si Charly, qui a terrassé le
dragon barbu. Ne me raconte rien, je sais tout, j’ai tout vu !
Je pensais que c’était pure forfanterie, mais puisqu’il prétendait savoir, je résolus
d’économiser ma salive.
Le soleil déclinait lentement sur le désert. Il était trop tard pour se mettre en route, et
du haut du promontoire Charles regardait le sud. Oui, le dragon barbu avait payé, et
pourtant Charles ne pouvait se défaire d’une impression bizarre. On dit qu’après l’action
un sentiment de vide accompagne le retour au calme, mais cette fois se manifestait
une présence diffuse, un spectre farceur qui étendait son ombre invisible sur le reg. Le
Maboul avait allumé un feu et mijotait quelque cuisine d’enfer en chantonnant :
Les fonctionnaires collaborent
Au bonheur de l’humanité
Et quand un jour on les déco-reueueu
Soyez sûrs qu’ils ne l’ont pas volé !
Etonnant ! M. Charles ignorait le tempérament éminemment boulevardier de son guide.
Où Diable était-il allé pêcher cette chanson ? L’esprit du Maboul, assurément, titubait,
comme ce voyageur solitaire venu du sud qu’il regardait peu à peu grossir sur l’horizon.
Etrange bonhomme, que ce cheminot ! Il était à présent assez près pour que l’on
distingue son accoutrement et surtout sa barbe rousse en broussaille. Charles le voit
mieux, maintenant ; il porte une musette en bandoulière, et le mouchoir qui protège sa
nuque du soleil est surmonté d’un drôle de couvre-chef ; c’est assurément un casque à
cimier, brillant comme un ustensile de cuisine. C’EST un ustensile de cuisine, plus
précisément un entonnoir, qui sert de chapeau au voyageur. Monsieur Charles a une
pensée farfelue : on dirait Goldsteiner...
Le type lui fait face, maintenant. Il écarte un instant le mouchoir qui recouvre son front.
Curieusement, il ne semble pas avoir aperçu le campement. Il marche, il erre, semble-til, Ashverus des Sables. Le Maboul ne chante plus. Tronche-de-Cake, qui ne quittait
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plus M. Charles depuis l’explosion, marque l’arrêt et gronde.
- Youssef ! Bon sang ! Mais qu’est-ce qu’IL fait-là ?
- Ben, tu vois bien, il ne fait que passer...
- Mais alors ?
- Ben non !
- Tu savais, hein ?
- Ben oui !
- Salaud !
- Ah ! Ah ! AH !
AH !
Il passe devant M. Charles et son ricanant sorcier, devant le chien au poil hérissé,
devant la vieille Toyota. Il ne voit rien, il passe, c’est tout. L’entonnoir brille au soleil, il
marche, le chevalier de la Bureaucratie, il marche vers un lointain Saint-Jean d’Acre des
bureaucrates et sa musette tressaute sur son dos à chaque pas. Il marche, et bientôt un
repli du désert le soustrait aux regards. La nuit tombe mais se reçoit en souplesse.
- Youssef, dit M. Charles, c’est encore un de tes tours ! Je sais bien, moi, qu’il est chez
Belzébuth! J’ai vu exploser la voiture, on a identifié sa carcasse ! Sacré foutu Maboul,
arrête de te payer de ma tête ! Youssef, sacré farceur ! J’ai envie de t’envoyer mon pied
quelque part !
- Homme de peu de foi !
Le Maboul se remit à son fricot :
Et tout c’qui est il n’y croit pas
Et tout s’qui croit, ça n’y est pas....
Voire ! Se dit M. Charles. C’est une illusion. Et cet imbécile de Tronche-de-Cake a dû
sentir quelque reptile rôdant dans le coin. Tiens, d’ailleurs, une illusion ne laisse pas de
traces sur le sable. “C’est” parti là-bas, sur le cif de la petite dune au nord. J’en aurai le
cœur net. M. Charles prit une torche, gravit la dune. “On” avait marché là-dessus, pas
de doute : quelqu’un portant des sandales. On a beau être sans foi ni loi, on obéit
néanmoins à la Loi de la gravitation. Le quidam pesait, puisque la croûte de sable a été
cassée au rythme de ses pas. Nul ectoplasme, donc, mais rien ne prouvait que ce fût
Goldsteiner. J’ai dû prendre un coup de soleil, se dit Charles, et j’aurai confondu
quelque bédouin avec... Evidemment ! Et ce sagouin de Maboul qui me mène en
bateau !
- Suprême de gazelle aux herbes du désert ! Claironna le Maboul en présentant la
gamelle où fumait un vague ragoût.
- Bah ! Tu as encore cuisiné du lézard, je parie !
- Meuh non ! C’est du tobogala. Meilleur que de l’écureuil, et plus facile à trouver ici.
Môssieur se croit chez Maxim’s ?
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Le fricot du Maboul n’était pas mauvais, mais Charles sentait qu’il passait mal. Sa
pensée revint à l’errant. Marchait-il encore dans la nuit du désert ? D’où venait-il ? De
chez lui, mais assurément il n’y retournait pas. A moins, justement, qu’il ne fût chez lui
partout. Quelle drôle d’idée ! Le bureaucrate errant et ri errant ranpataplan... Bah ! Ce
n’était qu’une illusion. Le bédouin, à l’heure qu’il est, aura rejoint son campement. Tout
est en ordre. Chaque caillou du désert est là où il doit être, un point c’est tout.
Un loco del hospicio me dijo en cierta ocasión :
Todos los que son no lo están
Todos los que lo están no son...
- Youssef, tu m’embêtes !
- Hin ! Hin ! Hin ! Dors, si Charly, si tu en as le pouvoir ! Et que les djennoun te laissent
en paix.
- Beati pauperes spiritu, et tu t’y connaîs !
Mais bien entendu les djennoun s’appliquèrent cette nuit-là à gémir dans le désert avec
des voix d’outre-trombe (1) auxquelles l’inévitable Milou, dans la besace, répondait par
des glapissements plaintifs. Tronche-de-Cake tremblait de tous ses os. M. Charles
l’avait recueilli par pitié, après l’avoir débarrassé des épines dont le cactus qui avait
providentiellement amorti sa chute lors de l’explosion l’avait généreusement doté.
Depuis, le sot animal vouait à M. Charles un attachement de chien fidèle et M. Charles,
ému, n’avait pas le cœur à lui botter le train.
Cette sarabande maintenait M. Charles éveillé, avec tout loisir de contempler les
constellations. Dans ce monde, il faut prendre ses repères : Schédar, vaguement au
Nord, dans Cassiopée, Aldébaran avec son gros nez rouge dans le Taureau - au 72, se
souvint M. Charles, Alpheratz sur le méridien, Altaïr dans l’Aigle, au 279, et Véga au
312. “Tout sommeillait dans Ur et dans Jerimadeh”. Ouais, mais moi je ne dors pas.
Pégase, fouetté par quelqu’Aurige, bronche vers l’écliptique. Le Cygne et l’Aigle
s’ébattent dans les blancs ruisseaux de Canaan, Voie Lactée qui arrive sans crier gare.
Persée en est médusé, il y a de quoi ! Le Dauphin, afin de réaliser une équitable
équitation, recherche son Arion, le Taureau fait des vacheries à tout le monde, les
Poissons décident de fonder une secte qui aura quelque avenir. Il y a aussi une vieille
Baleine jonâstre, un Capricorne, un Sagittaire-avant-de-s’en-servir (vu : Copyright) et un
raton-laveur-de-carreaux. Tout cela tourne dans la nuit déchirée de lamentations. Mais
arrêtez cette manègerie et que le Zodiaque se tienne tranquille, zut ! Demain matin le
soleil se lèvera à 15° Sud, c’est-à-dire au 105. Hé ! Je n’ai pas perdu la boussole et j’ai
encore le compas dans l’œil du cyclone. Mais voici : un astre errant parti d’Aldébaran
traverse les Pléiades, fonce sur Cassiopée, traverse Céphée et disparaît au 228.
- Encore un errant, Si Charly !
- Idiot ! C’est une navette spatiale !
- Objection, Votre Honneur ! Columbia s’est posée hier à 5 h 45 GMT. Ce que tu viens
de voir vole depuis la nuit des temps.
- C’est ça ! Je parie que c’est une machine à coudre ?
- Et pourquoi pas un entonnoir ? Quand te décideras-tu, bougre d’infidèle, à prendre les
choses au sérieux ?
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- Ecoute, Youssef, j’ai sommeil et tes facéties me font braire. J’admets que le Père Ubu,
faute de graisse de momie, la seule valable, n’a pas pu graisser l’axis mundis avant que
ne sonne la vingt-cinquième heure sidérale.
- Sidérant ! Ce que tu viens de voir, c’est le ciel d’il y a trois mille ans que contemplaient
déjà les moissonneurs de Chaldée.
- Faux ! Il y avait la lune !
- Parce que tu crois ce vieux paillard de Hugo sur parole ? Qu’en savait-il, ce sagouin ?
Regarde: tu es orienté dans la direction de la grande Vouivre. Tu as raté tes repères de
quinze bons degrés.
- La grande Vouivre ? Tu connais ça, toi ?
- Et bien davantage, homme de peu de foi. Le courant tellurique des Celtes, les
mystères du Nombre d’Or, ceux d’Eleusis, les gluons et les quarks...
- Youssef, quelquefois tu me fais peur !
- Il y a de quoi. Dors, à présent.
Le soleil qui s’était bel et bien levé là où il l’avait prédit, était déjà haut dans le ciel
lorsque M. Charles s’éveilla. Le Maboul avait soigneusement rangé le matériel dans le
Toyota. Tronche-de-Cake attendait sagement dans la voiture, en compagnie du
thaumaturge qui avait accroché son baculinum - vingt-deux horribles sacs l’ornant
désormais - à la galerie. M. Charles s’assit sans mot dire et, du reste, sans maudire, fit
chanter le moteur et enclencha la première.
Le retour vers l’oued Djerat se passa sans incident. A la surprise de Charles, YoussefEl-Maboul choisit de l’accompagner bien au-delà de Tabelott ; il avait simplement
rassemblé ses hardes dans un coffre, jeté le tout à l’arrière de la voiture.
- Je retrouvai Ouann-Titi et toute sa bande avec plaisir, raconta M. Charles. Mais je les
vis traiter Youssef avec une déférente terreur. J’avais l’impression qu’ils voyaient
quelque chose au-delà de l’enveloppe charnelle de mon guide. Oua-Oua me prit à part,
me disant que j’étais bien imprudent de voyager avec Celui Qui n’a pas de Nom. Je lui
répondis que, certes, le Maboul était un peu bizarre, mais que c’était un excellent guide.
“Et pour cause ! ” Dit-il en serrant une boîte d’amulettes.
Ayant récupéré son Panzer, et toujours accompagné de Youssef et de Tronche-deCake, M. Charles reprit la piste. Passé le Fort Polignac, Youssef parla :
- Tu as maintenant l’éternité devant toi, Si Charly. Que dirais-tu d’un petit détour par le
Sud ? J’ai affaire avec un mien disciple, au Garett-El-Djennoun. Tu connaîs l’endroit,
donc tu peux m’y conduire. Là se sépareront (provisoirement) nos routes.
Ils roulèrent donc sur le plateau du Fadhnoun, puis débouchèrent dans la plaine du
Tafassesset. Un soir, ils firent halte non loin de l’ancien Fort Gardel. Tandis que le
Maboul s’activait à ses tâches ménagères, Charles regardait grandir un point sur
l’horizon de l’Est. Ce point devint silhouette, et cette silhouette était coiffée...
- Youssef !
- Oui ? Au fait, l’antilope, bien cuite, ou à point ?
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- Il s’agit bien de cela ! LE revoilà !
- Qui ça ?
- LUI !
- Ah ! Lui ! Alors ? bien cuite ou à point ?
Le voyageur disparaissait et réapparaissait au gré des ondulations du terrain. Entonnoir,
barbe et musette. C’était bien lui, à pieds, à deux mille kilomètres de distance. Ou bien
quelque entourloupette du Maboul, expert, on le sait, en l’art des poisons. Dans lequel
cas, bien sûr, il eût également drogué Tronche-de-Cake qui, ayant la même vision,
cherchait à s’enfoncer dans le sable.
- Ton kelb se prend pour une autruche ! Se gaussa le Maboul. Ce qui m’inquiète, c’est
que ton errant n’a pas de chat...
- De chat ? Pour quoi faire ?
- Ben un chat d’errant, ça peut toujours servir pour faire de l’aïatholli. A moins que ce ne
soit un errant saur, dans lequel cas il est assuré d’une longue conservation !
Furieux, M. Charles se rua sur le Maboul pour le rouer de coups, mais au lieu de rendre
Orion pour horions, Youssef riait comme un possédé. Essoufflé, M. Charles abandonna
le faquin. Il n’y avait plus de voyageur dans le désert.
- Youssef, dit M. Charles en rongeant un os de gazelle, c’était bien lui, n’est-ce pas ?
- Oh ! C’était lui... et pas lui. Disons qu’il a prêté sa forme à Hâti â Djou. Vous appelez
cela une incarnation, je crois, à moins que ce ne soit une allégorie, comme tu voudras.
- Youssef ! Aurais-tu l’obligeance de cesser de me prendre pour de l’extrait de courge ?
- Bon ! N’en parlons plus.
- Et qui est cet Hâti â Djou dont tu parles ?
- Bôf ! J’ai gardé son nom Egyptien - de l’époque des Pharaons - mais il avait un autre
nom en Summérien, un autre encore en Chaldéen. En fait, tu connaîs son nom en
Français et tu serais surpris si je te le disais. Les scribes ont pris l’habitude de faire
suivre son nom du signal “djou” qui veut dire “mauvais”.
- Quelle salade !
- Ecoute-moi, ô toi qui n’as point un caillou entre les deux oreilles. En vérité, je te le dis :
il est l’inverse du Pronom !
- Alors-là, bravo, ménestrel ! Du Diable si je comprends ton verbiage abscons.
- Oh ! C’est simple, répondit Youssef d’une voix doctorale, le Pronom est un lexème vide
et, comme tel, apte à représenter tous les items du type. Hâti â Djou, lui, est plein, et
comme tel peut être représenté par une infinité de types.
- Des types pleins, eux aussi, railla M. Charles. Peut-être les membres de la tribu des
Outrawiski ? Mais toi qui, m’a-t-on dit, n’as pas de nom, tu peux prendre n’importe lequel
?
- Elémentaire, my dear Watson, sherlockholmisa-t-il. Mais tu aurais tort de tourner tout
en dérision. Tu riras moins lorsque tu sauras...
Le lendemain soir, ils bivouaquèrent au village de Mertoutek, dans la Téfedest.
- Demain, Si Charly, nous partirons à pieds. Prends ton sac et des vivres, car tu
reviendras seul dans trois jours. Après quoi, libre tu seras de retourner en ton pays.
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Mais désormais tu sauras et, tel Cassandre, nul ne voudra te croire.
- Surtout si tu me racontes encore des fariboles !
- Fariboles ? Regarde !
Tronche-de-Cake était recroquevillé, le poil hérissé, le croc menaçant. Un voyageur
approchait. Le soleil couchant revêtait d’or son couvre-chef. Il marchait, marchait
encore. Il traversa la petite place de Mertoutek, entre les zéribas. Sa musette était
garnie comme au premier jour. Le crissement de ses sandales indiquait à l’évidence que
cette apparition barbue était matérielle. Les deux filles du chef de village, venues flairer
l’aubaine, s’enfuirent, épouvantées. M. Charles eut des velléités de bondir, de saisir
l’errant au collet, mais il demeura tétanisé. L’errant disparut bientôt au détour d’un
rocher. Au loin, bleuissait le Garett-El-Djennoun.
- Comment a-t-il pu échapper à sa punition ? haleta M. Charles.
- Il est écrit : “Questionne, et l’on te répondra “, gouailla le Maboul.
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Chapitre treizième
LEÇON DE CHOSES
Le lendemain matin, Youssef se fit donner presque spontanément deux mulets de bât.
Sur l’un, il fit placer quatre guerbas pleines et brêla lui-même son coffre sur l’autre.
Etrange coffre, en vérité, couvert d’inscription cunéiformes, arabes, tifinaghs,
hiéroglyphiques, d’une étiquette à l’enseigne de l’Hôtel Intercontinental sis à Beaune
(Côte d’Or), de badges du Sheraton de Pasadena (Californie) et autres lieux. Le sac-àMilou sur l’épaule, et brandissant son baculinum, El Maboul se mit en marche, suivi de
M. Charles.
- Nous allons remonter le cours de cet oued, dit Youssef. En creusant des oglats, nous
aurons de l’eau potable. Celle des guerbas est pour mon voyage au Garett-El-Djennoun.
Il n’y a pas d’eau là-bas avant le Temple.
- Le Temple ? Tu dérailles, Maboul ! Frison-Roche...
- Frison-Roche n’a pas pu voir le Temple, ni personne, pas plus en 1935 qu’il y a dix
siècles ! Coupa sèchement Youssef. Et pas davantage dans le futur... Sous Imen
Hôtep, le Garett-El-Djennoun s’appelait KHASET HOUT DJOU...
- Ce qui veut dire “lieu de perdition”, railla M. Charles.
- Tu n’es pas bien loin : c’est La Montagne du Temple Maudit. Les Egyptiens la fuyaient.
As-tu vu, sur les parois du Tassili.
- Les quadriges ! D’après toi..
- Non, pas d’après moi. C’ETAIENT ceux de Pharaon. J’ai vu son infanterie légère dans
ce défilé, ici même...
- Aussi vrai que tu t’appelles Youssef-El-Maboul !
- Aussi vrai que les traces que nous suivons à présent sont bien celles de Goldsteiner !
En douterais-tu encore ?
- Un peu, encore, mais je me doute... Enfin, nous verrons !
Le soleil étant au zénith, M. Charles, le Maboul et Tronche-de-Cake s’arrêtèrent à
l’ombre d’un rocher. Tandis que Youssef tâchait de faire fondre deux fromages de
brebis, M. Charles vit au loin, escaladant les rochers comme un mouflon, l’homme au
couvre-chef.
- Comment a-t-il pu en réchapper ?
- Parce qu’il n’était pas dans la voiture, tout simplement, répondit tranquillement
Youssef.
- Mais les policiers ont retrouvé sa carte de résident...
- Je sais. Nul n’a songé à faire une analyse génétique pour vérifier : l’Afrique est
approximative !
- Mais quand bien même ! Pourquoi n’est-il pas allé se présenter aux archers ? Avait-il
intérêt à se faire passer pour mort ?
- C’est MOI qui avais intérêt à ce qu’il passât pour mort.
- ???
- Tu comprendras bientôt. En vérité, la victime était Bert Angiers, qui avait emprunté la
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veste de safari de son comparse. Dans une poche, la fameuse carte. Le hasard fait bien
les choses, n’est-ce pas ? Je n’avais plus besoin de Bert Angier : c’est donc lui qui a
reconduit l’impure en ville. Goldsteiner était ivre-mort, je n’ai pas eu besoin de le plonger
dans le sommeil. Angiers étant rentré clandestinement au Kénya, pour monter son trafic,
personne ne pourra s’étonner de sa disparition.
- Et la pétasse ? Elle finira bien par parler ?
- Comme tu compliques les choses, Si Charly ! Je lui ai fait manger le fruit du lotus !
C’est aussi simple que cela. Amnésique elle restera.
- Bon sang ! Mais c’est bien sûr ! goguenarda M. Charles. Tout cela finit comme un
mauvais roman policier !
- Oui ? Et d’après-toi, comment pouvais-je connaître Bert Angier ? Tu ne m’en avais
jamais parlé. Pas plus que de ton philosophe éthylique, ledit Mohammed Abd-ElNaceur. Pas davantage de l’Homme du Pays des Cèdres. Alors ?
Ils reprirent leur cheminement. M. Charles émettait plusieurs hypothèses sur l’origine
des informations dont disposait Youssef. Force lui fut pourtant d’admettre qu’il ne
trouvait aucune explication cogente. Loin devant eux, surgissant des rochers comme un
guignol, Goldsteiner, panache au vent, fonçait vers la Montagne du Temple Maudit,
Khaset Hout Djou.
- Mais, demanda M. Charles, que fait - il à errer dans le désert ?
- Cela lui est profitable. Ashverus, lui, erre en pure perte depuis deux mille ans, il
traverse l’histoire, unique, et fait amples moissons d’évènements et de gens. Il est
pourtant seul, et ne dialogue vraiment qu’avec lui-même. Ceci est très inutile, conviensen.
- Et tu penses que Goldsteiner va gagner quelque intelligence à errer ? Reprit M.
Charles.
- Je l’en garderai bien. Cependant, Si Charly, ne prônes-tu pas toi-même que seul le
désert a des vertus ? Que toute bonne philosophie se fait dans le silence et l’absence ?
- Certes, répondit Charles, à condition d’avoir la tête bien faite !
- Justement ! Ce qu’il me faut, c’est de la mauvaise philosophie, faite par des têtes mal
faites. L’hagiographie ne le dit jamais, et pourtant j’ai fait errer bien des philosophes ces
trois derniers siècles, votre Rousseau, par exemple, merveilleusement émulé par
Robespierre. Marx, cela va de soi, et Lénine, et Adolf, et bien entendu le plus creux de
vos philosophes, Sartre.
- Je ne comprends pas bien tes desseins, ô Youssef, mais je devine que tu as en
Goldsteiner un élève très doué !
- Hélas ! Hélas ! Hélas ! Iceluy a un caillou entre les oreilles ! Il ne saura jamais faire de
grand système... comment dis-tu .. ?
- Coelodoxique ?
- C’est cela, reprit Youssef. Il ne sait faire que de la coelodoxie à la petite semaine tout
juste bonne à faire vibrer les intellectuels de bas étage. C’est un tâcheron de la
coelodoxie. Cependant il n’y a pas de petit profit, ergo je le laisse courir sur son erre...
gothique. Tu as pu constater à tes dépends, Si Charly, que c’est rudement efficace !
Les ombres s’allongeaient. Youssef donna le signal de l’arrêt. Débâtés et entravés, les
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mulets s’appliquèrent à cueillir une maigre pitance. Cette fois, ce fut Charles qui prépara
le pique-nique. Dans la nuit, au loin, s’alluma un autre feu de bivouac, un chacal hurla,
Tronche-de-Cake se terra.
- Les temps sont venus, ô Si Charly, pour que tu saches. Souviens-toi que ce savoir ne
servira qu’à toi et que quelque justes et exacts que soient les faits que tu rapporteras à
tes contemporains, nul ne te croira. Telle sera la contrepartie de ton instruction !
- Sois sûr, ô Youssef-El-Maboul ou Qui Que Tu Sois, qu’il y aura toujours au moins un
homme ou une femme pour me croire.
- Les Egyptiens m’appelaient Ren Sheta, le Nom Secret, mais ceci n’a pas
d’importance. Commençons par le commencement.
Ainsi parla Ren Sheta :
- Au commencement était le Verbe, et le Verbe était au-dessus des Eaux et l’Eternel
était avec le Verbe...
- Ça va, l’interrompit M. Charles, je connais la suite !
- Crois-tu ? Sache qu’en ce temps-là le Chaos était sur la Terre et la Terre au-dessous
des Eaux. L’Eternel sépara la Terre d’avec les Eaux et en six jours établit l’Ordre. Or
Ren Sheta régnait sur le Chaos...
- Et, donc, ironisa M. Charles, Ren Sheta dit Youssef El Maboul se retrouva au
chômage..
Youssef ignora l’interruption. Sa voix s’enfla jusqu’aux constellations :
- Or Ren Sheta fit des remontrances à l’Eternel : “ Je ne pourrais défaire ce que Tu as
fait, et cependant Je rendrai Ta dernière créature si débile que le reste de la nature finira
par l’effacer !
- Alors, le Serpent, c’était toi ? Demanda M. Charles.
- Billevesées ! C’est l’œuvre de cet imbécile de Lucifer. Lui a toujours échoué en
opposant le négatif au positif, alors qu’ils sont indissolubles comme les pôles d’un
aimant. J’ai trouvé mieux : transformer le positif en négatif et créer ainsi chez les
Hommes l’Eternelle Répulsion. Enfin... soyons honnête : L’Alternative Répulsion, que
vous appelez parfois le Balancier de l’Histoire.
- Quelle salade ! Et dites-nous, je vous prie, Seigneur Ren Sheta, la façon dont vous
vous y prîtes?
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Chapitre quatorzième
REVELATIONS DE REN SHETA
- L’Eternel mit en vous un mécanisme délicat où votre capacité à faire de l’opposition
coexiste avec celle à faire des connexions...
- Qu’est-ce que c’est que cette connexionnerie ?
- C’est cela qui fait de vous des Hommes, Si Charly. Votre verbe, votre personne, vous
outils, votre norme découlent de cela. Mais puisque vous rendez positifs tous vos actes..
Vous ignorez la négativité de votre principe !
- “ Non cum vacaveris, ‘pataphysicandum est ” dixit Père Ubu. Interrompit Charles.
- Attends la suite, ô goguenard ! Cet équilibre peut être quatre fois rompu ; Il vous fait
tous différents. Te souviens-tu du mythe de Babel ?
- Evidemment, répondit M. Charles. Et depuis lors ces sots de linguistes s’imaginent
pouvoir remonter le Temps avant Babel. Mythe de la Langue Primitive, du Locuteur
Unique !
- Il n’y eut jamais de Babel ni de langue originelle. Votre verbe, fait pour vous aider à
communiquer - du moins le croyez-vous - est obstacle parce que vous vous appropriez
vos langues tous différemment. Mais je n’y suis pour rien : l’Eternel vous a fait ainsi.
- M’ouais.. Il y a de la logique, sinon de la vérité, dans ce que tu me racontes, dit M.
Charles d’un ton pensif.
Un silence se fit. Le Maboul en profita :
Car elle est mort’ Babeleu
Babel ta bien’aimée là là là là là las !
-Oh, Youssèfeu, on côse sérieusemeing ! protesta M. Charles à la manière du papa de
Marius. Au moins, poursuivit-il, si nous sommes tous différents, c’est que l’égalité est,
elle aussi, un mythe ?
- En plein dans le mille ! Et c’est là qu’intervient Ren Sheta ! Il suffisait de comprendre
que l’inégalité étant le principe structurant, l’égalité allait conduire à la Grande Entropie,
au Chaos ! “Les hommes naissent libres et égaux en droits et en devoirs” : quelle bonne
blague ! Il a fallu, pour mettre cela dans la tête des hommes, faire errer des coelodoxes
dans le désert, à commencer par le premier d’entre eux, votre divin Hippie. Ça a
marché, et vous ne vous faites pas faute d’inscrire au fronton de vos édifices cette
délirante pétition de principes !
- Rien de plus déstructurant, en effet, admit M. Charles,
“L’égalité, chantier par Youssef entrepris
Mène l’Humanité à la Grande Entropie. ”
Chacun, ainsi, au lieu de négocier sa propre personne, revendique. Tout est dû, rien
n’est impérativement catégorique. Bien joué, Ren SHEITANE !
- Eh oui ! Je suis l’Esprit Qui Toujours Nie !
Les voix du Désert s’étaient tues. La nature retenait son souffle. Le fait que vous
puissiez lire ces lignes, ô lecteur, montre que cette apnée de la Nature n’a pas duré plus
qu’il n’est raison : Il y a une limite à tout. Au loin, le feu de bivouac de Goldsteiner
rougeoyait à peine.
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- Il dort, remarqua M. Charles.
- Non : il cogite de belles théories tordues qu’il mettra demain en œuvre...
- Mais, objecta Charles, si je comprends que cela mène tout droit à l’Homo Sovieticus,
j’observe également que se reconstituent spontanément des nomenklaturas. Quoi que
tu fasses...
- Evidemment, répondit El Maboul, mais là n’est pas la question. L’important est,
justement, que le plus grand nombre renonce à négocier sa personne, revendique, et
devienne incapable de se tirer seul d’affaire. Celui qui ne sait plus cultiver son propre
jardin ira nécessairement mendier sa pitance. ô profusion des gueux ! ô universelle Cour
des Miracles ! Voici le secret de la mort de vos sociétés... Lucifer, avec sa guerre et
ses épidémies, me fait bien rire !
- Je vois, reprit M. Charles, la Sécu, le RMI, l’allocation de chômage sont, finalement,
plus mortels que la bombe à neutrons. Tu ne pouvais faire pire que détruire la personne
en l’assisté. Alors, le Barbare qui campe au limes des Byzances corrompues n’a plus
qu’à enjamber le fossé...
- Tout juste, Auguste, triompha Ren Sheta, dit Youssef El Maboul. Or sache désormais
le rôle des Goldsteiner dans vos sociétés...
- Je savais, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour cela, interrompit M. Charles, que
la décadence d’une société se mesure au nombre de ses bureaucrates autant qu’à la
corruption de ses mœurs et qu’au nombre de ses oisifs !
- Right ! anglicisa El Maboul. Maintenant, ô Père Spicace, considère que toute société
compte ses membres, que votre industrie vise à prévenir les aléas de l’avenir. Ceci est
une des clefs de la subversion, pour qui est habile à corrompre, car une société qui se
compte répertorie, distribue la récolte, stocke le surplus des années de vaches grasses
en prévision des années de vaches maigres...
- Tu me parles du bœuf Apis ou de la crue du divin Hâpi ? rigola Charles.
- Cesse de faire le clown, ô mécréant, et considère plutôt ce fait inouï : le divin Hâpi
prisonnier du Haut Barrage d’Assouan, le Limon fertile retenu par une digue, le Flot
fécondant déclaré “régulé”.....
Il y eut un silence.
- Hélas, soupira Charles, la Vallée désormais stérile, le recul des terres cultivables, la
misère qui s’installe, tout cela à cause de l’obstination des crânes d’œufs. Ils ne savent
faire que cela, tuer la poule aux œufs d’or.
- C’est cela même. Mais voici : pour compter, stocker, distribuer, il faut des
administrateurs et des scribes que l’on rémunère par l’impôt. Le principe d’Hâti â, le
fonctionnaire, est contenu dans la régie de vos sociétés...
- Je vois, dit Charles. La corruption d’Hâti â, principe positif, conduit à... Mais oui ! à
Hâti â Djou, la Bureaucratie Omnipotente. Alors Hâti â Djou s’incarne dans la pléthore
des improductifs que nourrit une fraction entreprenante qui rétrécit comme peau de
chagrin.
- Ah ! Ah ! Ah ! Le Tout-Etat, c’est moi ! glapit Youssef. C’est la
condition de la multiplication des assistés, la cause de tous les Hauts-Barrages
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multipliés exponentiellement à l’instigation des crânes d’œufs
inspirés par les
coelodoxes. De l’ENA à Lénine, il n’y a qu’un pas ! Et ne t’imagine pas que cela soit
propre à vos révolutionnaires, votre Louis XIV et son Colbert (la Couleuvre, un vrai
reptile, ah ! Ah ! Ah !) en savaient autant là-dessus que Robespierre, Lénine ou le
Sénat romain. Ah ! Ah! Ah!
- Les Anciens disaient que Zeus rendait fous ceux qu’il voulait perdre, grinça M.
Charles. Zeus ! Tu parles ! C’était Ren Sheta !
M. Charles jetait rageusement des cailloux contre une paroi qui n’en pouvait mais. Quel
reptile cherchait-il à écraser ?
- En vérité, je te le dis : Hâti â Djou est ma plus belle réussite. J’ai mis le socialisme
dans la tête des gens. J’ai rendu vos sociétés pathologiques, transformé la religiosité en
fanatisme, changé les hiérarchies nécessaires en coquilles coercitives vides, fait du
respect de l’autre la haine de soi-même, c’est la “political correctness” avec laquelle je
perdrai l’Amérique et bientôt l’Europe.....
- Transformé la Carte du Tendre en “harcèlement sexuel”, gronda M. Charles, valorisé
le Barbare et fait du citoyen un étranger en son propre pays, multiplié les “Machins”,
muté la charité en “aide humanitaire”, changé le patriote en beauf’... Ah ! Si je
pouvais...
- Mais tu ne peux pas ! ricana Ren Sheta. Nul ne peut détruire un principe primordial.
J’ai créé les éléments de destruction de l’Homme, et, tu vois, les évènements
s’accélèrent. La fin des temps viendra lorsque j’aurai instauré le Gouvernement Mondial
!
- Youssef, ô Maudit ! En admettant que tu finisses par détruire les Hommes, tu perdrais
ta raison d’être... A quoi te servirait de régner sur un Chaos vide d’hommes ? L’éternité
doit paraître longue, lorsqu’on est seul !
- Maudit raisonneur ! Anarchiste ! Hurla Ren Sheta. Tu auras beau faire : nul ne peut
vaincre durablement Hâti â Djou. Retourne donc en ton pays, essaie d’expliquer ce que
tu sais désormais. Non seulement nul ne te croira, mais encore il y aura mille et un
Goldsteiner pour te persécuter ! ADIEU !
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EPILOGUE
Non, lecteur, El Maboul n’a pas foudroyé M. Charles, puisqu’il m’a raconté toute cette
incroyable histoire.
Je ne sais, et lui-même ne sait pas - s’il l’a rêvée ou si telle fut la réalité. Je ne puis
toutefois me défaire du sentiment confus que Youssef - ou Ren Sheta ou Qui Qu’il Fût a dit la vérité. En cela, il se trompait lorsqu’il prédisait à M. Charles le sort de
Cassandre. Mais, bien entendu, lecteur, je ne m’aviserai pas de faire partager ma
conviction à un païen de votre sorte.
Toutefois, souvenez-vous, lorsque vous ne manquerez pas de rencontrer quelque
bureaucrate borné (ceci est pratiquement pléonastique) que vous aurez peut-être affaire
à un avatar d’Hâti â Djou.
Là s’achève ma chronique. Goldsteiner, ressuscité d’entre les morts, sévit, paraît-il,
dans quelque coin d’Afrique. M. Charles a refusé de retourner dans la pétaudière
universitaire ; il travaille en honnête artisan, toujours prêt à étrangler les cuistres dont la
profession est de ruiner les entreprises.
Encore ceci : M. Charles m’a donné une broche en lapis lazzuli qu’il aurait trouvée en
se réveillant non loin de Mertoutek. Les inscriptions hiéroglyphiques qu’elle comporte
se lisent “Ren Sheta” en haut, et “Hâti â Djou” en bas. De qui la tenait-il ?
Au revoir.
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