Avertissement Cette narration est ouvrage de pure fiction. Toute
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Avertissement Cette narration est ouvrage de pure fiction. Toute
Avertissement Cette narration est ouvrage de pure fiction. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé, des événements ayant eu lieu, n’est que pure coïncidence. Le lecteur pourra s’en rendre compte. Bien entendu, cet écrit est incorrect politiquement. A tous les ennemis qu’il me fera, bien cordialement ! De plus, cet écrit est fragmentaire. Nous indiquerons les coutures possibles. EXERGUE Du Dr X..., “Pataphysicien et conteur occasionnel Ci-dessus est résumée ma philosophie. C’est relativement nouveau pour moi. Avant ... Ah ! AVANT !!! Je me demande parfois si l’on naît nha qué (ou niacouet ou ce que vous voudrez) ou si des gens s’amusent à vous rendre tel. Je sais : on nous a rebattu les oreilles, cinquante ans durant, mais sans doute depuis bien plus longtemps, depuis l’Idiot de Genève et ses théories sur l’EDUCATION , que l’Hômme est natürlichement bon et qué zé la zoziété Kapitaliste qui le rend mauvais - j’imagine que l’Incontinent Persécuté aurait parlé comme cela s’il avait connu ses descendants putatifs (j’aime ce mot !). Lorsque commença cette époque de Grande-Sartreuse, Dieu merci, je n’étais pas même un projet d’être, pour parler comme les Pfuilozophes, et la vieille Terre aurait fort bien tourné sans moi, mais je ne le savais pas avant de franchir le passage, un soir d’hiver. C’est alors que les ennuis ont commencé, mais c’est une autre histoire. Ma philosophie, donc, est de vénérer POUBELLOS, le dieu de la Décharge Municipale, où échouait naguère encore, en fin de parcours, toute philosophie qui se réclame des Lumières, ténébreuse époque. Je ne parle pas de l’Aufklärung outrageusement Romäntische, où l’on peut toujours dégoether quelque roman désopilant, voire de sublimes symphonies pastorales : c’est des petits-maîtres qu’il s’agit, que le méchant goût de deux siècles a portés au Panthéon. Sans doute n’est-ce pas seulement ces philosophies-là qui font l’objet de la sollicitude de l’éboueur, mais il faut reconnaître qu’elles parsèment la décharge de l’Histoire tels les sacs d’un bleu exquis agrémentaient la Municipale du même nom avant que le bulldozer salvateur n’en fasse des pièces archéologiques. Ce n’est que justice comme l’on peut s’en rendre compte en consultant le comput des victimes qu’elles firent en un peu plus de deux siècles, au nom des GRANDS PRINCIPES qui, de Robespierre en Topinambour, de Fourrier (celui des phals en stères, pas le matheux) en Marx, de Lénine en Joseph, voire Adolf, de Mao en Causescu et j’en passe, ont travaillé dur pour le bonheur de cette humanité décidément vouée aux gémonies. Mais ce n’est pas de philosophie que je veux vous entretenir, sinon pour reposer cette question UNIQUE : être ou ne pas être niacouet. Non que j’aie quelque prévention contre ces braves paysans des rizières, mais justement ! Justement ! La question tient à ce que 1 1-) l’homo soviéticus, ce pendard, n’est pas seulement ce qu’il fut - ce qu’il est encore largement- à l’Est, mais réside en chacun de ceux qui acceptent d’être CotisantAllocataire-Contribuable (ou CAC) et que 2-) lorsque la “pression idéologique” est trop forte, elle finit par poser des problèmes aux chromosomes : chassez le culturel, il a sacrément du mal à revenir, même au pas . C’est ainsi que l’on fabrique des songe-creux. LUI avait eu bien du mal à échapper à la règle commune. C’était un singulier mélange de grandeur et de bassesse, de folie et de raison, s’amusant pour, disait-il, se dérouiller les méninges, au calcul intégral ou à quelque démonstration de théorème de logique, ou encore à élaborer quelqu’un de ces algorithmes délirants qu’ils appellent intelligence artificielle (comme si l’on pouvait espérer remplacer le cerveau d’un quelconque Tutot par une prothèse pour le rendre intelligent), ayant tour à tour chez les bureaucrates réputation de compétence puis d’incompétence - c’est tout un, et fonction du bureaucrate- mais parfaitement incapable de monnayer ses talents, à l’image du serviteur de la Parabole. En vertu de quoi, je le trouvai un soir pleurant comme veau sur son triste sort. Nous étions une cinquantaine à la réception donnée par B... à l’occasion de la visite de je ne sais plus quel cacique de l’alors Chambre d’Enregistrement. On servit ce soir-là de l’enfilé mignon (ces folles-là encombraient les couloirs des Affaires Etrangères par les temps qui couraient) mais également, ce que personnellement j’appête, de la stagiaire de Science-Pô en tailleur fantaisie, jolie, sportive, libérée, pas trop de gôche, portant Opium et minijupe avec distinction. La CLASSE a toujours paré les femmes de mille charmes à mes yeux, et ce soir-là j’étais tout prêt à oublier les maubezats du féminisme, émules de Missiz Clinton, vêtues de toile de jute et criaillant comme pintades à tout bout de champ, tout comme les mégères à bigoudis roulant leurs caddies sur les parkings des supermarchés. Ce sont parfois les mêmes, il est vrai. J’aurais donc volontiers devisé de l’ENA, voire de Lénine, avec cette coquine de Sandrine aux cheveux couleur d’été dans la fraîcheur susurrante du petit-matin-d’aprèsl’amour, lorsque la sono, cet ersatz d’orchestre, devint subitement silencieuse. C’est le moment où les vociférations des dégénérés adulés des foules cèdent la place à la rumeur des conversations occultées : petits piapias malveillants, jérémiades de ménopause, récits d’exploits fictifs par des Casanova de pacotille, scènes de chasse en Afrique, illustration du principe de Peter appliqué à la Hiérarchie, imbéciles malheureux refaisant le monde. Si SA voix ne portait guère, en revanche ses gesticulations, et notamment cette manière hargneuse de ponctuer ses déclarations de coups de poing assénés à une table qui n’en pouvait mais -l’Ambassadeur de A..., à la table voisine, encensait de désapprobation- ne laissaient pas d’attirer l’attention. Je vis que le bonhomme avait atteint cet état dit ebrius, à mi-chemin entre Terre et Dieux, où le vouloir d’ordinaire inhibé devient plénitude chez l’homme imbibé. Qui donc dans l’entourage, peut-être cette bécasse à l’éclat emprunté-pour-réparer-des-ans-l’irréparable-outrage, ou le suffisant attaché commercial, ou encore la lopette pédophile, bouffon de ces dames, 2 que Sandrine trouvait décidément assommant, éructa le péan familier des médiocres : “Quel con, çui-là”. Dans la panoplie d’injures dont se servent les égalitaires d’après la Terreur pour marquer leur différence et leur prochain d’infamie, CON est de loin la plus définitive. Un imbécile ne l’est que provisoirement à l’occasion d’une sottise ou d’une plaisanterie douteuse ; un idiot tout au plus raisonne de manière spécieuse. Un crétin pourrait encore s’améliorer ; le salaud est parfois admirable, lorsqu’il ne nuit pas à celui qui est censé l’admirer, et pas plus qu’au salopard on ne lui dénie quelque intelligence. Une fripouille est somme toute sympathique. Certes, il est plus grave d’être abruti, voire taré, mais aucun mot n’est autant chargé d’opprobre que le mot con. A la rigueur, le connard suscite une certaine compassion, une vague tendresse. Le con, lui, est définitivement exclu : il est né comme cela, les fées ont oublié de se pencher sur son berceau, on ne peut ni l’aimer ni lui faire confiance ; tout au plus peut-on rire de ses comportements, toujours à côté des normes, mais l’on ne peut en faire un ami, car sa maladie est contagieuse. C’est ainsi que nos égalitaires fondent une cosmogonie manichéenne : d’un côté NOUS, y compris les salauds, de l’autre les CONS. Et ce mot-là sert à expectorer une sainte colère, cri de haine et de proscription : CON, en voilà pour l’éternité, et tout est dit... Mais rien n’est dit. En effet, c’est souvent parmi les gens peu fréquentables, les cons, les beauf’ comme disent les gens branchés (si vous me le permettez, je préfère les appeler emmanchés, ça leur va mieux), que l’on trouve des figures hors du commun. Le Neveu avait du génie, il eut la chance de rencontrer Diderot, et de simple con il devint grain de levain dans la pâte sociale. Traitez-moi de con, je vous répondrai comme lorsque j’étais enfant : "c’est çui-là qui le dit qui l’est" et je vous vouerai une haine inextinguible. Traitez devant moi quelqu’un de con et vous allez immanquablement à la fois vous condamner et susciter chez moi le réflexe du Samaritain pour votre victime. Votre con m’intéresse. Notez que je n’emploie jamais cette injure (lorsque je parle des princes de tout poil qui nous ont gouvernés, nous gouvernent et nous gouverneront si mal, je les appelle cloportes ce qui n’est pas gentil pour les insectes) et que j’emploie pour désigner la ... nudité des (jeunes) femmes des termes plus tendres. Je dus prendre à ce moment-là un air si mauvais que la lopette - je me rappelle à présent que c’était elle qui avait proféré cette incongruité - baissa le nez dans son assiette et s’appliqua à réfréner ses incontinences verbales. Sandrine, comprenant à demi-mot, pouffa de rire ; Tu ne paies rien pour attendre, polissonne, pensais-je. En attendant, je désirais en savoir davantage sur le gesticulant individu. Je négligeai Mémère Ripolin, jugeant que mon sujet n’était pour elle, m’âme le Premier Conseiller, que menu fretin, et m’enquis auprès du Commercial de l’identité de mon poivrot. “ Il s’appelle Charles, c’est un type qui ne pense qu’à la chasse et aux femmes... En dehors de ça... ” En dehors de cela, j’appris bientôt par un major de l’Armée des Indes que ce Charles avait deux fois le titre de docteur, ce qui suffisait à la distinguer du troupeau inepte ; je parvins à obtenir son adresse, me promettant de lui rendre visite quelque jour. Des docteurs, j’en connais à tas : en médecine, en droit, en oblique, en Bambara, 3 ès sciences, ès lettres, par défaut ou par excès, par désœuvrement, par décision du Tribunal, par Zeus, par exemple. C’est dire que le titre ne m’en impose guère, sachant, parce que moi-même de la confrérie, que bien souvent ils font commerce de vent. Vous remarquerez que les égalitaires n’appellent docteur que le médecin, comme ils appellent maître leur avocat seulement. Le Diafoirus parce qu’il est en quelque sorte le sorcier (Ah ! Docteur, ne prescrirez-vous des piqûres ? ) et le bavard parce qu’il est ma foi le bien illusoire rempart contre l’arbitraire de la République. Et surtout parce que ces deux-là savent faire commerce de leur titre : sans argent, l’honneur n’est qu’une maladie. Lorsque l’on a la chance - ou la malchance, c’est selon - de vivre en pays de culture anglo-saxonne, voire franchement saxonne, on vous appelle doctor ou Herr Doktor ; c’est que l’on vous donne d’emblée l’enseigne de votre fonds de commerce et, ma foi, vous êtes en quelque endroit tenu de vous conformer à cette image. Point de cela en France pour les docteurs qui ne sont point émules de Dioscoride : là gît, ce me semble, le problème de Charles, trop innocent et trop bêtement honnête. Au lieu de tirer profit d’un titre qu’il n’avait d’ailleurs pas usurpé, ne voilà-t-il pas qu’il s’avisa de comprendre que sa discipline n’était que du vent - ce qui n’est pas grave- mais, pis, qu’il alla clamer sur les toits cette belle vérité. On s’en choqua, et lui ne comprit que trop tard qu’il avait tué la poule aux œufs d’or. C’est de ce Huron que je vais vous conter l’histoire. Ceci ne vient pas comme cheveux sur la soupe : c’est pour vous donner une idée de l’animal. “ Jamais je ne saurai de tête résoudre le problème des intervalles. C’est pourtant à la portée du premier Tutot venu. Eh bien moi, non ! Je suis obligé de compter sur mes doigts. ” Charles était dans un de ces jours bizarres où il avait besoin de se dégourdir les méninges. Il traçait rageusement un dessin sur le papier : dix piquets alignés et neuf intervalles, chacun souligné d’un trait curviligne. “- Ma grand-mère me le serinait bien assez, pourtant : lorsqu’il y a un piquet à chaque extrémité, il y a un intervalle de moins que de piquets ; lorsqu’il n’y a pas de piquet aux extrémités, il y a un intervalle de plus que de piquets. Eh bien ! Ça ne marche toujours pas dans ce qui me sert de cerveau. C’est pourtant simple: en haut, avec des piquets d’angle, j’ai 20 piquets, donc 13 intervalles, ou 111, comme on voudra. - (moi) ??? - (lui) Oui, ou, si vous préférez, avec 1000 piquets j’ai 111 intervalles, donc avec 20 piquets j’en ai bien 13. Je commençais à me demander si son timbre n’était pas quelque peu brouillé, et il dut s’en apercevoir : - (lui) Mais regardez le dessin, Bon Dieu ! En bas, il y a des murs, j’ai 12 piquets et donc 13 (ou 111) intervalles. - (moi) Je vois bien, mais si vous permettez (je n’osais le contredire ouvertement, de crainte de provoquer une de ces colères dont l’on ne sort pas indemne) en haut je 4 compte 8 piquets, donc 7 intervalles. - (lui) C’est ce que je me tue à vous dire : 20 piquets et 13 intervalles ; un petit enfant le comprendrait ! - (moi) Mais enfin, 20 moins 1 cela fait bien 19... - (lui) Chez les décimétriques, ces terroristes qui ont tout collé au standard laïque et républicain... Je sentis qu’il allait faire une sortie contre son bouc-émissaire habituel, la Révolution et son corollaire, la Terreur. - ... comprenez : ces gogos-là, pour tout égaliser, ont voulu prendre dix pour base, un machin qui n’a que deux diviseurs. - (moi) Mais vous, avec votre satanée bécane, vous fonctionnez bien dans un standard délirant ? - (lui) Pas si délirant que vous le croyez. Pour des raisons techniques, l’on a commencé par l’octal pour adopter ensuite l’hexadécimal. La base seize, elle, a trois diviseurs : 2,4,8. ” Ma blonde Sandrine, qui jusque là furetait dans le fouillis du bureau de Charles, s’approcha, taquine : - (elle) Alors, Monsieur Charles, vous préférez un paquet de 14 cigarettes à un paquet de 20 cigarettes ? - (lui) Peu me chaut, si en tout il y en a bien 24 dans le paquet. ” Je me frottai les yeux, me demandant si Sandrine n’était pas Alice et si, finalement, notre interlocuteur n’était pas le Chapelier Toqué ou le Lièvre de Mars... lorsque je me rappelai soudain que ce dernier personnage figurait effectivement sur la couverture de l’un des nombreux fascicules rédigés par Charles et qu’il refusait farouchement de publier. C’était donc cela : nous avions suivi un Lapin Blanc qui nous avait conduit dans un univers parallèle. - (elle) C’est sans doute parce que nous avons cinq doigts à chaque main que la numération décimale s’est imposée ; un doigt de plus, et la face des nombres eût changé ! - (lui) Avec quatre diviseurs (2,3,4,6) la numération duodécimale est bien plus intéressante, j’en conviens. Il suffit de deux symboles supplémentaires, par exemple a et b, pour les décimales 10 et 11, et 10 devient la douzaine. - (moi) Pensez-vous que c’est pour cela que l’on compte les œufs par douzaines ? -(lui) ... Ma plaisanterie me valut un coup d’œil désolé de Sandrine. Je n’insistai pas. - (lui) Nos décimétriques espéraient bien faire entrer toute chose dans le lit de Procuste. Mais voilà : une seconde de temps est bien dix dixièmes mais une minute est 60 seconde, une heure soixante minutes, une journée 24 heures... - (elle) En fin de compte, votre base duodécimale sert de diviseur du temps... - Du temps macroscopique, chère amie, rectifia-t-il in petto. N’est-il pas remarquable que ce temps horloger reparte à zéro dès que l’on atteint 23 heures 59 minutes 59 secondes 9/10e et une infinité de décimales, comme si le temps était cyclique ? Le temps ! Le temps ! Qu’est-ce que le temps ? vocifère le Lièvre de Mars. Je craignis un instant que Charles et Sandrine qui, décidément, devenaient un peu trop complices à mon goût, n’en vinssent à quelque ‘pataphysique du temps. - (lui) Binaire est la numération la plus simple. Mais quel ennui pour écrire les nombres ! - (moi) Je le constate sur votre papier, dis-je. Mais comment peut-on jongler ainsi avec 5 autant de numérations que vous le faites ? - (lui) Une fois que l’on a compris le principe du groupement, on constate que celui-ci s’applique à toute numération. L’invention capitale est celle du zéro : avec lui, des dizaines, des centaines, l’infini... L’arithmétique est formelle, elle se laisse automatiser. - (elle) Mais Gödel ? - (lui) Croyez-vous que celui qui fait compter les pas d’avance d’un arbre de machine par une bécane s’inquiète de savoir si l’arithmétique est ou non complète ? Si un algorithme fonctionne pour n-1, n, n+1, il doit fonctionner pour un n tout ce qu’il y a de plus quelconque. Et de cela, personne n’en est assuré. Il n’empêche que l’on procède comme si le résultat était assuré. - (elle) Le second théorème de Fermat ne vous inquiète donc pas trop ? - (lui) SPQR, disaient les romains : Si Peu Que Rien ; - (moi) Vous parodiez Rabelais. - Nous avions compris, persifla Sandrine. Mais à quoi vous sert ce savoir, ici sous l’Equateur ? - Ce peu de savoir ne me sert pas à grand-chose, voire à rien du tout. - Je ne puis le croire, dis-je. Il doit bien y avoir quelque possibilité d’en faire commerce. - (lui) Sans doute sous d’autres cieux. Ici, Maintenant, il ne m’est d’aucun secours que la satisfaction qu’il me procure de contempler un beau système formel en fonctionnement. C’est une émotion purement esthétique. - Oh ! Je vous adore ! s’écria Sandrine en lui sautant au cou ; Petite peste, va ! Je ne dirais pas que Charles est tout entier dans cet esthétisme du formel. Esthète, il l’est un peu à la manière des sages contemplatifs, ceux qui avaient assez de biens pour mener une existence oisive consacrée à la recherche pythagoricienne, ou qui vivaient de la charité publique pour accomplir le même voyage dans des espaces un peu fumeux. A ces différences près qu’il n’avait pas le sou et voyait dans les systèmes formels une hygiène de l’esprit : - Le cerveau, disait-il, est comme un muscle : si vous ne le faites pas travailler, vous redevenez Tutot. S’il ne travaille que dans un sens, celui qu’exige votre profession, vous hypertrophiez certaines capacités, et vous devenez une autre espèce de Tutot, en creux. En vertu de quoi il s’amusait à résoudre en moins de six coups des problèmes de super-Mastermind, ou encore ses satanés calculs différentiels. Il prétendait cependant éprouver de sacrées difficultés à raisonner logiquement. Comprenne qui pourra. 6 CHAPITRE PREMIER Nous butinions le houblon, retour de Téma, lorsque le Patrrron, mû par une incomparable odeur de brûlé, s’éjecta vers la cuisine. Imprécations, bruits de bottes sur fond de pantalon : je me précipitai pour voir la cause de pugilat ; et, du balcon, je vis. Le boy atterrit avec fracas au pied de l’escalier. Endolori, il se releva : - “ Tu as raison, patrrron ! J’ai fait une bêtise, je suis comme un petit enfant, tu as raison de me battre quand je fais des conneries ! ” Bruit de portières : une grosse 4x4 s’arrêta, dont le chauffeur, ce M. Charles aperçu chez M..., se tordait de rire en voyant Baoua danser d’un pied sur l’autre en se frottant vigoureusement le séant, tandis que le Patrrron continuait à vilipender son boy-lapoussière : - “ Baoua, Baouaaa, j’en ai marre de tes conneries. Je vais te virer, et tu travailleras chez Mammy Ampem, garanti ! - Oh non, patrrron ! J’le ferai plus ! Hein, patrrron, tu me laisseras travailler chez les Blancs ! Hein, patrrron ? - Eh bien ! Baoua, lui demanda Charles hilare, à quelles turpitudes t’es-tu encore livré ? - C’est le Patrrron, Patrrron. J’ai pas livré des stupitudes, je dormais, et la bouffe elle a brûlé, alors le Patrrron il m’a botté ! - Chat ! - Cette espèce de cafre qui roupillait ! Bonjour, sire Charles, reprit le Patrrron gagné par un fou rire peu charitable. As-tu fait quelque plan Panzer ? - Pas aujourd’hui ; on a fait une partie de chasse avec le Major. - In Bushi Francolinos . Tu as tué quelque chose ? - Ouais ! Un cobra d’un mètre quatre-vingt et des canards. Le serpent a failli bouffer le clebs ! Cet échange de propos, quoique politiquement incorrect, m’avait mis en appétit, et sans doute allais-je en apprendre davantage sur le singulier personnage. - Sire Charles, dit le Patrrron, connais-tu le docteur **** ? J’ai pas l’honneur, répondit-il en s’adressant au climatiseur. Le docteur, poursuivit le Patrrron, travaille à la FAO… V’ec Nadir ? demanda Charles à la bibliothèque. Oui, répondis-je, avec Nadir. Baoua apportait une nouvelle cargaison de bières fraîches, aussi est-ce le plateau, cette fois, que Charles interrogea : - Et qu’y faites vous ? Eh bien ! Un peu de médecine vétérinaire. Ah ! fit-il, et prenant une canette à témoin : Ça veut dire bien des choses… Ne vous méprenez pas, cela veut dire simplement que j’essaie d’améliorer l’état sanitaire du cheptel dans cette partie de l’Afrique. Bon ! Voilà de quoi nous protéger de la chèvre du samedi soir ! Vous parlez de la maladie des Légionnaires ? interrompit Sandrine en riant. 7 - Meuh non ! bêla-t-il. Tout au plus de l’American Legion. Cette fois, j’en suis sûr, il s’était adressé aux splendides jambes de Sandrine. On peut imaginer pire en fait d’interlocuteurs, je l’admets, toutefois je pestais intérieurement en devinant que la propriétaire de ces divins appâts prenait un secret mais équivoque plaisir à se voir admirée. Quelque épigone d’une Madame “la ” Ministre ne manquera pas, à l’occasion, pour peu qu’elle me lise, bien sûr, de couiner au sexisme. Tant il est vrai qu’aujourd’hui il n’est plus ordinaire pour une femme de se complaire à être regardée, admirée, voire désirée. Sandrine, heureusement, ne tombait pas dans ce travers-là, la coquine avait même un penchant marqué pour la géographie du Tendre. - Et vous-même, demandai-je à Charles, que faites-vous à Accra ? …… [Couture : C’est tout ce que je pus en tirer ce soir-là. Toutefois, nous finîmes par devenir amis. Raconter ses exploits en Afrique de l’Ouest n’offrirait pas grand intérêt : à l’époque, les sorbonagres n’avaient pas encore triomphé de sa conscience professionnelle, aussi passait-il son temps à travailler. Transportons-nous quelques années plus tard, en Afrique de l’Est. ] Séverine bâilla, s’étira et me pria de la laisser regagner notre tente - si l’on peut appeler gitoune une sorte de chambre d’hôtel sous toile comme en fournissent au voyageur intrépide les camps du Masaï Mara. Après beaucoup d’eau coulée sous les ponts, mes activités m’avaient ramené en Afrique et pour l’heure, en poste à Nairobi, je venais de céder au goût aventureux de ma compagne du moment, laquelle avait réussi à m’entraîner dans une de ces hardies expéditions tarifiées sur la piste des Grands Fauves. Seul l’explorateur au caractère bien trempé peut survivre à cette harassante odyssée en 4x4, à raison de trois “safari” par jour, entrecoupés d’un brèkfeust, d’un leunche et d’un five o’clock. On se lève avec l’astre, et dans la froidure du petit matin, d’emmitouflés porteurs de caméras se ruent dans les fondrières pour bientôt cerner quelque lion en train de curer une carcasse. Tiens, pense le fauve, ils ont changé de clowns. C’est gentil à eux de nous les montrer ; verrais pas d’inconvénient à faire la grande quinzaine du Blanc, moi ! Bien sûr, les fauves sont gens bien élevés, aussi ne disent-ils jamais ce qu’ils pensent tout bas. En vertu de quoi, l’individu Trapinot mitraille à bout portant la grosse peluche repue. Retour au pays, Trapinot, auréolé du prestige de l’aventurier, peut raconter ses exploits : voyez, m’âme Machinot, j’étais à cinq mètres du lion ! Le gueux ! Il oublie de dire qu’il était retranché dans un Toyota, bien protégé de la griffe et de la dent. Oh ! Alors ! S’queue vous êtes témérèèère, m’sieur Trapinot ! Et le ion, y vous a rien dit ? . Eh non ! Le “ion” n’a rien dit à Trapinot, surtout parce que le lion ne parle pas, donc il n’intéresse pas les linguistes, et c’est heureux pour lui : ces gens-là écrivent bien assez de bêtises ! Moi, j’ai été hypocrite avec Séverine : j’ai fait exprès d’oublier mon appareil (photo, pas l’autre, qui ne me quitte jamais), aussi le “ion” ne pourra pas dire tiens ! encore une tête de Nikkon ! 8 Heureusement, le dîner à G’Camp est un moment de volupté. L’on dîne aux chandelles, et la cave fournit même du Bourgogne non madérisé : Clos Vougeot et toutes ces sortes de bonnes choses. Séverine partie - il serait toujours temps de la rejoindre dans les faiblesses de la chair ! - je me laissai aller à quelque vague rêverie, lorsque deux tables plus loin j’avisai une tête connue, le surnommé JR, vieil ami de M. Charles. Lui aussi me vit : -Docteur ! Ça, alors ! Echange de banalités. Bientôt, une autre bouteille de Clos Vougeot nous débrouillait la langue. - Avez-vous rencontré Charles ? Il est à Nairobi. Et il était là hier soir, avec une fort jolie fausse ingénue de quelque vingt-deux printemps. L’animal était ici ! A dire vrai, je ne m’en étonnai guère, car il eût été plutôt étonnant de l’admettre s’étiolant dans une fac minable, résigné à attendre courageusement la retraite. - Il s’est fâché avec ses universitaires, poursuivit JR, et un beau jour, serviteur ! Le voilà qui débarque à Nairobi. Un travail plutôt mal défini, mais, comme dit l’ami Pierrot, mieux vaut sabler le champagne à Cayenne que casser les cailloux à Epernay. Il est censé travailler pas loin de chez vous, dans un local minable qu’il appelle “l’Aquarium”…. 9 Chapitre second DE L’OOLOGIE APPLIQUEE AUX CRANES ou : un crâne d’œuf ordinaire. Je retrouvai donc M. Charles à Nairobi. Il occupait un bureau au troisième étage de la Maison Française, monde lilliputien perdu entre les tours verreuses (en verre fumé, plus précisément). Nairobi est une métropole sans âme née de la folie des hommes et du chemin de fer réunis. L’aquarium, c’est ainsi qu’il se plaisait à nommer cette pièce où nous prîmes l’habitude de deviser de tout et de rien, présentait alors un désordre de bon aloi. Un soir, cependant, j’entrai en cette thébaïde administrative et trouvai M. Charles en proie à la rogne d’un crocodile en période de soldes chez Hermès et prêt à lancer la grande quinzaine du Blanc. Il martyrisait le cadran du téléphone pour expectorer je ne sais quelle sainte colère à l’oreille de quelque bureaucrate. Entreprise vaine, puisque communiquer avec la métropole durant la journée tenait alors soit de la chance, soit, plus pragmatiquement, du miracle. Voilà, me dis-je, un bureaucrate qui va l’échapper belle ! A la fin, il écrasa le combiné sur le support qui se fendit in petto. Il resta un moment le regard fixant quelque invisible interlocuteur – ce qui ne veut pas dire qu’il restait interloqué, et je n’osais troubler son silence, de peur que sa colère ne se tournât contre moi. Il ne faut jamais pécher en silence trouble. Enfin, il grogna : - Sacrés Jean-foutres de crânes d’œufs ! Ces salopards-là se sont mis après ma peau. Mais ils ne paient rien pour attendre ! Je ne pus rien en tirer de plus ce jour-là. Je revins dans l’Aquarium une semaine après, et Charles me révéla une affaire qui, mais nous ne nous en doutions pas encore, allait avoir quelques conséquences spectaculaires et désopilantes. [couture : Il y eut une sombre histoire de bruit et de fureur, occasionnée par la nomination à Paris, au titre de la gestion des affaires de l’Est Africain, d’un certain Henri Goldsteiner. Celuici, pour inaugurer son règne, vint à Nairobi où il entendait être reçu avec la déférence due à un potentat ; ce qui n’était pas du goût de M. Charles, qui s’en fit un ennemi juré. S’ensuivit une guéguerre, au cours de laquelle M. Charles eut l’occasion de souvent tempêter. Pour moi, je tâchai d’en savoir davantage sur l’étrange Monsieur l’Orfèvre, comme les kényans avait appelé Goldsteiner] J’eus l’occasion d’en apprendre davantage sur Goldsteiner grâce à Moshe Aron. Je connaissais le chef d’antenne du Mossad à Nairobi, et à la faveur d’un cocktail je lui glissai quelques mots des déboires de M. Charles. Lorsque j’évoquai le nom de Goldsteiner, Moshe Aron n’eut pas l’air surpris. -Venez donc me voir demain après-midi, je vous parlerai en détail de cet individu, me dit-il. Si M. Charles le souhaite, il peut vous accompagner. 10 Lorsque nous entrâmes dans son bureau, Aron finissait de relire un dossier relativement épais sur la couverture duquel était écrit au feutre noir “ISCARIOTE”. -Ne vous étonnez pas de ce code, dit Moshe Aron avec un sourire amusé, car votre homme a quelque chose à voir avec Judas, ne serait-ce que la cupidité et la capacité à demeurer fidèle à ses multiples convictions successives. En fait, il est la honte de Sion. Nous l’avons tracé depuis plus de dix ans, et le récit de ses exploits pourra faire s’étrangler de rire plusieurs générations d’agents secrets ! Nous sûmes donc que la position actuelle de la Honte de Sion était le plus récent avatar d’une carrière protéiforme. - Je serais presque tenté de dire que Goldsteiner s’est, comme vous dites, “rangé des voitures” en accédant à un poste de responsabilité dans votre Ministère des Affaires Etrangères, responsabilité, du reste, peu en accord avec sa compétence, mais passons... Il est né dans une honnête famille de la rue Marbeuf, son père exerce encore aujourd’hui la profession de tailleur ... Dès son plus jeune âge, Goldsteiner afficha un désintérêt total pour la confection, mais aucune heureuse disposition ni pour un travail manuel ni pour l’étude ne laissait espérer qu’il pût un jour exercer une profession socialement utile : Il était par-là tout naturellement destiné à devenir bureaucrate, au désespoir de ses parents qui souhaitaient un autre sort pour lui. En grandissant, il finit par révéler deux tendances de son caractère (outre, naturellement, un appétit disproportionné du gain) : l’héliotropisme, qui le conduisait à lézarder plus que de raison, et la coelodoxaphilie. Bien entendu, vous ne savez pas en quoi consiste cette maladie, et je n’en savais pas plus que vous avant d’avoir lu un document rédigé par M. Charles sur la question. Voici : “ La plupart des doctrines peuvent être qualifiées de coeldoxies, du grec koilos, creux, et doxa, la doctrine. Une coelodoxie est donc une doctrine creuse. A cet égard, la presque totalité de la philosophie contemporaine - marxisme, existentialisme, personnalisme etc... - est coelodoxie. Il en va de même des idées professées par les économistes et les technocrates. Par exemple, l’idée largement répandue que l’intervention de l’Etat dans l’économie générale de la société est un gage de réussite et de sécurité constitue un élément clef de la coelodoxie politique que partagent la gauche comme la droite... ” (Charles François, in Latérogrades et Songe-creux, inédit). Cette affection somme toute très répandue affectait particulièrement notre crâne d’œuf en herbe ; C’est ainsi qu’il devint dès l’adolescence adepte du bovarysme extrémiste professé alors par Mmes B.. et H... (Il s’agit - là, le lecteur l’aura compris, de la forme intégriste du bovarysme ordinaire dont le moindre effet est encore de peupler les crèches d’enfants de quelques semaines, sacrifiés à la “carrière” de leurs génitrices-dubout-des-dents). De là à tomber, vers sa dix-huitième année, sous la coupe des gourous du “politiquement correct” encore à ses débuts, il n’y avait qu’un pas que Goldsteiner franchit avec allégresse. C’est ainsi qu’il envisagea tour-à-tour de devenir transsexuel 11 pour s’identifier à la “minorité féminine opprimée par les mâles”, puis Noir (il construisit dans la propriété familiale, dans le Loir-et-Cher, une réplique de la Case de l’Oncle Tom), puis indien Peau-Rouge, par solidarité avec les descendants de Coshise, et même homosexuel, mais - rendons-lui cette justice - il n’avait guère d’aptitudes pour prendre Cupidon à l’envers. Bref, il s’affichait minoritaire et opprimé. Cela n’eût pas été de très grande conséquence, nonobstant la mauvaise humeur paternelle devant ces accès de charisme douteux, s’il n’eût cruellement échoué en tentant de se transfigurer encore une fois, influencé par Mme BB vieillissante, en... bébé phoque. Ses essais de transformer l’appartement de la rue Marbeuf en banquise, outre qu’ils grevaient douloureusement le budget familial en achat de pains de glace, occasionnèrent quelques dégâts dont souffrirent également les voisins du dessous. Tant et si bien que M. Goldsteiner père, en plein accord avec l’assureur qui menaçait de ne plus garantir les biens de la Maison Goldsteiner, et irrité d’un nième échec de son rejeton au concours d’entrée à l’ENA, se résolut à prendre ses distances avec le fléau que le Très-Haut, dont les desseins sont décidément impénétrables, lui avait donné pour fils. En tous cas, de cette folle jeunesse, Goldsteiner retira une aptitude étonnante à manier la langue de bois ; on sait que cette disposition linguistique à la xyloglossie caractérise les technocrates et les gens politiquement corrects, aussi ne s’étonnera-t-on point d’apprendre que Goldsteiner s’enrôla dans un groupuscule d’extrême gauche, bien résolu à faire régner l’harmonie parmi les Hommes, fût-ce au prix d’un léger holocauste. - Il venait d’avoir vingt-cinq ans, poursuivit Moshe Aron, et vivait de piges pour le compte de la feuille de chou de son groupe, les Epris d’Ontologie Généreuse et Spontanéiste, ou EP.ON.GE.SPONTEX. Or en ce temps-là, la presse commençait à faire état des premiers résultats de l’humanisme révolutionnaire appliqué pratiqué par un certain Carlos. Dès lors, Goldsteiner n’eut de cesse d’entrer en contact avec le terroriste pour lui proposer ses services. Au dire d’un lieutenant de Carlos, que nous avons eu l’occasion d’interviewer depuis lors, Goldsteiner parut quelque peu falot au Chef qui, cependant, se laissa amadouer -ce fut sans doute la seule fois de sa vie, et il faillit le regretter- par l’enthousiasme de l’impétrant. Goldsteiner, ex-objecteur de conscience, fit donc ses classes au camp de Daar-El-Dib, quelque part aux confins de la Lybie et de l’Algérie. On ne sait guère des performances de l’apprenti-terroriste en ce temps-là, sinon qu’il fut repêché à l’examen final pour le grade de terroriste de troisième classe (il n’y avait pas de quatrième classe).Moshe Aron expliquait ce miracle par le fait que les effectifs du groupe Carlos étaient faibles et qu’il fallait bien se contenter de ce que l’on avait sous la main. Bref, bon an mal an, le Huitième Directorat, celui chargé de préparer les actions de peu d’envergure, se résolut à confier une mission au troisième classe Goldsteiner. Il s’agissait de faire exploser une bombe dans une fabrique française de yaourts accusée de commercer avec Israël, travail simple dont le chef du Huitième Directorat pensait qu’il permettrait à Goldsteiner d’acquérir un savoir-faire que n’avaient pas réussi à lui inculquer ses instructeurs. Pour d’évidentes raisons de sécurité, l’engin ne pouvait être acheminé depuis la Lybie : Goldsteiner devait donc se débrouiller pour le fabriquer sur place avec les moyens du bord. Celui-ci gagna donc Paris via Larnaca et Athènes. A Athènes, il envisagea de se doter d’une couverture. Le plus simple, supposait-il, était d’utiliser un faux passeport grec. 12 L’ennui était que le passeport en question lui attribuait le nom d’Anthémonopoulos, ce qui eût été à-peu-près la traduction mot à mot de “Goldsteiner” si le faussaire s’était avisé que dans “chrysanthème”, c’est khrusos qui signifie l’or, et non anthemon ; on ne peut pas tout savoir. De surcroît il y était mentionné que ledit Anthémonopoulos exerçait la profession d’evzone. Il y renonça pourtant, n’étant pas en mesure de se procurer rapidement une fustanelle et ces jolies petites guêtres à pompons qui ont fait la joie des lecteurs de Tintin. Il décida donc d’utiliser un passeport suédois, au nom de Goldsteinerensen, plombier spécialisé en installation de saunas, supposé revenir d’une tournée commerciale à Djibouti où, comme on le sait, les saunas sont indispensables. Cette astucieuse couverture cadrant excellemment avec son poil et son teint olivâtre attira pourtant l’attention d’un agent du Mossad qui décida de filer discrètement ce suédois de fortune. - Notre agent avait prévenu notre antenne de Paris qu’un individu à l’évidence aussi peu nordique qu’il est possible voyageait sous un faux nom, en provenance de Larnaca, poursuivit Moshe Aron. Comme vous le savez, Chypre était alors la plaque tournante du terrorisme, et l’on voyait mal un honnête plombier s’affubler d’un pseudonyme pour circuler. La ficelle était décidément trop grosse, au point que notre centrale de Tel-Aviv émit l’hypothèse qu’il pouvait bien s’agir d’une opération de diversion. L’antenne de Paris reçut donc l’ordre de communiquer l’information à la DST française, en la prévenant que ce voyageur mystérieux pouvait bien n’être que le parapluie de Salomon... . Je vous sais érudit, lecteur, mais il n’est pas impossible que vous n’ayez aucune idée de l’histoire du parapluie de Salomon. Le Livre des Rois n’y fait aucune allusion, mais l’histoire parallèle nous révèle qu’au temps jadis, en un village reculé de Galilée, une jeune fille fiancée à un artisan se retrouva dans une situation que l’on qualifiait au siècle dernier d’intéressante, mais que l’on trouve de nos jours plutôt embarrassante. Or en ce temps-là, l’on ne transigeait pas avec la morale : point de mariage, point de gymnastique. Informé de son infortune, l’artisan lâcha la solive qu’il était en train de façonner, se gratta le cuir chevelu, et décida de s’en ouvrir au rabbin. Celui-ci, homme prudent et sage, lui parla ainsi : - “ Jojo (c’était le diminutif affectueux que l’on donnait au charpentier), notre très grand Salomon, que vénéré soit son nom, se promenait un jour seul dans le Néguev. Il portait à son bras un parapluie fermé, prévoyant de l’ouvrir si l’ardeur du soleil venait à lui occasionner quelque désagrément. Salomon, que bénie soit sa mémoire, cheminait, pensif, lorsque soudain surgit un lion. Salomon, que sa descendance soit glorifiée jusqu’à la trentième génération, fit front et ouvrit son parapluie pour se protéger du fauve. Incontinent, le lion tomba, foudroyé. Le Roi poursuivit sa route, imperturbé. Derrière lui, l’archer Yacob Abrassimovitch, remettant son arc à l’épaule, murmura : “ eh bien ! Si je n’avais pas réussi ce coup-là. ! ” Tu n’as fait qu’ouvrir le parapluie, Jojo ! ” Jojo en conclut que Myriam, sa douce fiancée, avait fauté avec un marchand de parapluies, mais la fine mouche finit par le persuader que ... Mais tous mes lecteurs qui ne sont ni musulmans ni bouddhistes ni animistes connaissent la suite. - ... Aussi, continua Moshe Aron, vos policiers décidèrent-ils de filer le suspect tout en renforçant la vigilance pour découvrir un vrai terroriste que, bien sûr, ils ne trouvèrent 13 jamais, et pour cause ! Il est à remarquer, et ceci explique que l’irrésistible ascension de Goldsteiner a pu se produire, que les montages, combinaisons et manipulations concoctées dans le cerveau de notre homme étaient d’une telle stupidité que nul ne pouvait vraiment croire qu’elles puissent être prises au sérieux et cacher de noirs desseins. C’est ainsi que, vêtu de probité candide et de lin blanc, Goldsteiner put tromper son monde - ses supérieurs hiérarchiques en particulier - et accomplir plus tard, en toute impunité, des actions scélérates. Cela explique aussi la perplexité des fonctionnaires de la DST devant la conduite de leur client, justement désigné par le nom de code “Ombrelle”. Celui-ci, sûr de sa couverture, ne prenait aucune précaution particulière ; tout au plus, tâchait-il en public de rouler les “r” et de boire force rasades de saké en portant à chaque fois un toast “à la suédoise”, du moins le croyait-il : “Sakolle ! ” ou même “Diskobole ! ” Un soir, éméché, rapporte un blanc de la DST, Goldsteiner jura même devant un parterre de piliers d’estaminet que chez lui, en Suède, la tradition voulait que l’on criât “Banzaï” avant de se mettre à table. On crut qu’il plaisantait. Pourtant “Ombrelle” s’appliquait à rassembler les ingrédients nécessaires à la confection de sa bombe. Il écarta d’emblée les bombes d’aérosols, laques, crème à raser et autres qui, il ne savait trop pourquoi, lui semblaient impropres à provoquer des dégâts significatifs. Il estima ensuite que les bombes glacées devaient nécessiter un coûteux et sans doute trop voyant dispositif cryogénique, c’est peut-être pour cette raison, se dit-il, que ses instructeurs ne lui en avaient jamais parlé. Il fit ensuite l’acquisition d’un kilo de fromage : avec la tome de Savoie, espérait-il, on peut fabriquer une bombe atomique, puis il se souvint qu’on ne lui en avait jamais donné la recette. Les bombes d’équitation ne convenaient sans doute qu’aux charges de cavalerie, mais c’était démodé, et puis il ne savait pas monter à cheval. Il imagina encore de provoquer un scandale qui eût fait l’effet d’une bombe, mais il fut bientôt à court d’idées en la matière. Vous allez croire que je délire lecteur, et pourtant Moshe Aron nous montra les rapports de la DST relatant ces tentatives aussi astucieuses que vaines. Finalement, Goldsteiner fit l’emplette, dans une librairie de la Rive gauche, du Petit Artificier Pratique qui allait lui permettre d’expérimenter divers procédés. Ce qu’il fit, avec plus ou moins de bonheur, mais en tous cas avec beaucoup de bruit et de fumée, en commençant par le simple chlorate de soude. “Une tête seule ne peut jamais aller en conseil”, dit un proverbe ashanti, et pourtant “Ombrelle” délibéra ainsi : 1) une bonne bombe doit passer inaperçue jusqu’à son explosion ; 2) il faut donc qu’elle soit confondue avec un objet usuel dans l’environnement de la cible ; 3) dans une fabrique de yaourts, les objets potentiellement explosifs sont rares, à l’exception des bouteilles de gaz butane alimentant les incubateurs, à supposer que ces derniers ne fonctionnent pas à l’électricité ; 4) or, dit le manuel, une bouteille de gaz est un assez bon candidat pour faire la bombe ; 5) donc piégeons une bouteille de gaz. Imparable. - Ombrelle s’introduisit donc subrepticement dans la fabrique et nota avec satisfaction la présence de bidons de gaz, poursuivit Moshe Aron. Il fixa un détonateur, commandé par une horloge, autour de l’une d’elles. Ce qui suivit, à mon sens, s’explique ainsi : il est alors 11 h. 57, les locaux sont vides. Goldsteiner règle l’horloge sur 0 h., afin que 14 l’explosion ait lieu à minuit Il oublie tout simplement que cette horloge fonctionne selon un cycle de douze heures. Il termine le réglage vers 11 h.59, puis quitte les lieux. Pour cela, il doit longer l’incubateur et gagner la fenêtre par où il est entré. A 12 h exactement, l’incubateur explose et “Ombrelle” se retrouve nageant dans le yaourt... Le fantôme blanc à l’odeur de lait aigre que les sauveteurs hilares nettoyèrent à la lance d’incendie prétendit s’appeler Fernand, être bulgare et avoir été envoyé par la Société Iza-Guruma, de Stenwoord (Pays-Bas) pour étudier un procédé accéléré de fermentation. Réussite totale ! Puis il disparut. Il s’empressa de câbler au Huitième Directorat le succès de sa mission. Malheureusement pour lui, Carlos, qui se trouvait alors en villégiature sur la Côte d’Azur, acheta le lendemain Le Midi Libre dans lequel, en page quatre, il lut ceci : DESOPILANT INCIDENT DANS UNE FABRIQUE DE YAOURTS Courbevoie, de notre correspondant. Une explosion a endommagé les installations de la fabrique de yaourts Gervaise-Zola. A 12 heures, l’incubateur principal a fait éruption, barbouillant généreusement un technicien, Monsieur Fernand Bulgare qui, heureusement, ne souffre d’aucune contusion. Selon l’enquête, M. Bulgare aurait perdu le contrôle d’une fermentation activée par un procédé révolutionnaire. Le Ministère de l’Industrie se déclare intéressé par le procédé dont il estime qu’il pourrait, après stabilisation et contrôle des réactions chimiques, faire l’effet d’une bombe sur le marché des produits laitiers. Figurait bien évidemment la photo de Fernand-le-maculé, en qui Carlos reconnut Goldsteiner et les policier leur “Ombrelle”. - Voilà, dit Moshe Aron, comment finit la carrière terroriste de Goldsteiner, car à quelques jours de là, Carlos envoya une lettre autographe de licenciement à son collaborateur : “Tu es viré - oublie-nous ! ” Le terrorisme supporte mal de sombrer dans le ridicule. 15 CHAPITRE troisième Les révélations de Moshe Aron : Sale temps ! Il ne restait plus à Goldsteiner qu’à se refaire une vie. Il jeta aux orties sa défroque de terroriste, mais ne se départit pas pour autant de sa coelodoxie. Cependant, il fallait bien vivre. Or il advint qu’il fit la rencontre d’un certain Bert Angier, pseudo-diplomate et véritable aigrefin. L’individu était une sorte de fiotte vieillissante, le visage ridé comme une pomme d’hiver à force d’exposition à la lumière ultraviolette, costume de bonne façon. Maniéré comme une vieille demoiselle, Bert Angier s’exprimait avec onction, maniait à perfection la langue de bois. Il pouvait passer pour le prototype de ces diplomates frivoles et décadents, quelque peu dilettantes, l’opposé de ces anciens administrateurs coloniaux, virils et à-demi barbouses, intégrés au Quai lors de la décolonisation. Chez lui, mis à part la xyloglossie, rien non plus de l’apparence clonesque des énarques d’aujourd’hui dont l’incompétence fait la joie des diplomaties étrangères. Rusé, fourbe et vicieux, Angier savait tirer parti de son minois bénin pour concocter les coups les plus tordus, tendre les chausses – trappes les plus scélérates, toujours à son unique profit. Tel était le futur associé et bientôt manipulateur de Goldsteiner. - Bert Angier n’était pas inconnu de nos services, expliqua Moshe Aron, ni même des services secrets français. Il avait effectué, sous contrat avec votre Ministère des Affaires Etrangères, plusieurs séjours à l’étranger. C’est en Tanzanie qu’il attira notre attention ; il avait monté un trafic d’armes en direction de l’Afrique du Sud. La filière fut découverte par les services spéciaux sud-africains qui cherchaient à remonter aux sources d’approvisionnement de l’ANC ; ils nous ont refilé l’information. et Bert Angier fut ainsi fiché au sommier du trafic international des armes. La filière fut démantelée, mais Angier avait eu le temps d’en tirer des bénéfices confortables. Son contrat avec le Quai d’Orsay venant à expiration, il regagna la France et s’octroya une année sabbatique. C’est à ce moment qu’il rencontra Goldsteiner. La rencontre eut lieu dans un café germopratin où se retrouvaient les plus beaux échantillons de l’intelligentsia – je n’ose écrire “de gauche”, car il est bien connu que l’intelligentsia ne saurait être autre chose que l’ensemble des individus plus clairvoyants que la masse obscure (qu’elle soit, du reste, de droite ou de gauche) qui préfèrent se tromper avec M. Sartre que d’avoir raison avec Raymond Aron. Bert Angier, totalement dépourvu de philosophie – ceci serait plutôt à son honneur – mais complètement voué à son propre intérêt, recherchait dans le magma des coelodoxes l’individu dont les idées intelligemment exploitées pourraient lui rapporter quelque argent. Son attention fut attirée par un groupe d’une dizaine d’intellectuels écoutant gravement un barbu à lunettes qui pérorait avec véhémence. Le salon où avait lieu cette belle conférence étant sous écoute, on sait en substance quelles géniales théories Goldsteiner développa ce jour-là. << Non, on ne saurait admettre les fantaisies individuelles ; tous les hommes sont égaux, donc tous doivent être strictement interchangeables. Il est temps de calibrer les individus, car toute différence même dans le caractère est source d’inégalité.>> Ou encore : << Ne jamais personnaliser son action : tout doit se dérouler avec une froide 16 logique, selon des scénarios prévus à l’avance, dans le strict respect de la hiérarchie des responsabilités, dans le cadre de projets convenablement verrouillés. Moi qui vous parle, j’ai appris d’un ami physicien combien la rigueur était nécessaire ; la méthode rigoureuse de la physique doit être appliquée à la gestion de la société. Il faut verr-ouiller, je vous dis ! >>. Ce beau langage de garde-chiourme plut à Bert Angier. On me rétorquera que d’une part Goldsteiner et Angier ignoraient tout de la physique quantique, voire de la physique tout court, et que d’autre part la société est un tas de sable : chaque grain peut coincer les plus belles machines, et c’est heureux. J’y consens. Mais cela ne revêtait aucune importance pour un Bert Angier venant de découvrir le nigaud qui allait lui fournir à la fois le substrat idéologique et la main-d’œuvre dont il avait besoin pour s’enrichir. Or quel meilleur tremplin pour la fortune que le pouvoir ? Et comment acquérir du pouvoir dans une démocratie illusoire autrement qu’en se plaçant dans les hautes sphères de l’Etat ? Point n’est besoin de compétence particulière pour cela, il suffit de donner l’apparence de la rigueur tempérée par l’habileté dialectique. Goldsteiner allait fournir la première, lui possédait déjà la seconde. Un couple infernal venait de s’unir. - On ne sait pas, dit Moshe Aron, ce qui se passa au cours des six mois qui suivirent, mais il est pratiquement certain qu’Angier prit en mains Goldsteiner et en fit sa créature. Goldsteiner, cependant, était un élève peu doué, comme en témoigne le scandale de la météo. Le lecteur perspicace a sans doute remarqué que les prévisions météorologiques commentées à la télévision par de sémillantes personnes sont presque immanquablement fausses. Tel prend son parapluie qui finit par lui servir d’encombrante ombrelle, tel autre revêt son maillot de bain et doit, à l’instar de Gribouille, se plonger dans l’onde pour ne pas se mouiller. Cela tient à une habitude contractée à la suite du Scandale de la Météo occasionné par Goldsteiner et Bert Angier. Nos deux compères avaient délibéré qu’en attendant l’occasion favorable pour accéder à une position de pouvoir, il convenait de ne pas écorner leur capital : la meilleure façon est encore de le faire fructifier. Ils jetèrent donc les bases d’une association à but lucratif ; en l’occurrence un coin de dune perdu du côté du Pylat, ancien camp militaire désaffecté, fut loué et illico transformé en centre de vacances pour congés-payés. En fait, un peu de peinture sur les baraques de bois suffit à donner l’illusion de bungalows à franche camaraderie, un peu de plomberie réhabilita les douches collectives, et le parcours du combattant fut pompeusement baptisé installations sportives. Le mess convenait à merveille pour la restauration des gentils membres du Beach Club Bert’s and Gold’s , ou BCBG, SARL au capital de 50.000 francs entièrement versé – par Goldsteiner, Bert Angiers l’ayant persuadé qu’il était alors sans ressources. 17 Lorsqu’arriva le temps des cigales (je ne suis pas très sûr que l’on rencontre ces animaux dans le Sud-Ouest, mais c’est pour dire, quoi !), nos gaillards attendirent avec impatience l’arrivée des premiers gogos appâtés par une campagne de publicité vantant les charmes de l’Eldorado à prix fixe. - Hélas, dit Moshe Aron, une dépression tenace s’installa sur le Golfe de Gascogne, transformant notamment le BCBG en succursale du Chemin des Dames. Les clients potentiels préférèrent les cieux plus cléments de la Méditerranée voire du Limousin et le petit Paradis de Goldsteiner restait désespérément vide, à l’exception toutefois d’une nuée de grenouilles – dont trois de bénitier- qui y avait établi ses quartiers. C’est alors que Bert Angier eut une idée. Si tu ne vas pas à Lagardère… Bert Angier connaissait une demoiselle Gilette Pétraux, speakerine d’une chaîne de télévision et chargée du bulletin météorologique de vingt heures. Celle-ci n’ayant pas encore eu l’occasion de se méfier des filouteries d’Angier ne fit aucune difficulté pour admettre le protégé de celui-ci, un vieil adolescent barbu, à observer la préparation de son émission. Goldsteiner étudia donc avec soin la confection des cartes météorologiques, par compilation des photos de satellites et des données au sol. En accord avec le technicien, il s’essaya même à en confectionner plusieurs, juste pour voir… Comme il prenait soin, auparavant, de jeter un coup d’œil discret, mais mémorisant, sur les épures du technicien, il n’eut aucune peine à démontrer sa capacité à élaborer le bulletin de vingt heures. Aidé de Bert Angier, il prépara ainsi les prévisions météorologiques pour une semaine, prenant soin d’établir un régime anticyclonique sur le Golfe de Gascogne et d’annoncer le Déluge sur la Côte d’Azur. La tromperie était prête. Fort opportunément, avec l’aide de Bert Angier, expert en l’art des poisons, le technicien titulaire fut quelque peu incommodé et dut s’aliter. Gilette Pétraux, embarrassée, accepta les offres de service de Goldsteiner qui proposait de travailler pour la gloire (et, tout de même, pour quelques espèces sonnantes et froufroutantes) à la rédaction du Bulletin. C’est ainsi que la France humectée apprit qu’un havre de soleil l’attendait du côté d’Arcachon. Il s’ensuivit, bien sûr, un formidable encombrement de l’autoroute A 10 et de la Nationale du même chiffre, au cours d’une semaine restée dans les annales sous le nom de “Bison Dépassé”. Le remplissage du Gold’s and Bert’s Beach-Club et des poches de nos aigrefins fut assuré, d’autant mieux que le Bulletin Météorologique de Gilette Pétraux affichait un constant optimisme. Optimisme conforté sur place par Bert Angier, vieux gascon (disait-il) qui savait que le soleil n’était pas bien loin et allait percer dans quelques heures. - Tout aurait pu bien se passer, dit Moshe Aron, si Goldsteiner, enivré de son succès, n’avait pas fait de zèle. En effet, les sept jours de prévisions élaborées ad hoc touchaient à leur fin, et il eût été préférable de mettre un terme à l’expérience, les touristes résignés et dépouillés envisageant, faute de mieux, de demeurer au BCBG jusqu’à la fin de leurs congés. Mais le flot d’argent avait donné le tournis à Goldsteiner qui prépara seul les bulletins de la semaine suivante… Il nourrit donc l’ordinateur de données plus ou moins fantaisistes et obtint des courbes 18 isobariques à faire hurler de rire le pire des météorologues. C’est ainsi que la courbe des hautes pressions (exprimées en hectolitres) centrée sur Arcachon constituait l’épicentre d’une fabuleuse dépression dont les contours baignaient les Açores, les villes de Bruges, Genève et Alicante, pour ne prendre que quelques repères vaguement cardinaux. Goldsteiner ayant inversé le sens de rotation de la Terre, la force de Corioli s’en trouva elle-même fortement perturbée, si bien que des maelströms s’échappaient de l’estuaire de la Garonne pour tourbillonner dans les directions les plus saugrenues, accompagnés de nuées d’Apocalypse que repoussaient bizarrement des anticyclones placés au petit bonheur. Ayant de surcroît rectifié à la gouache les photos prises depuis un satellite, il dressa la carte du temps. Gilette Pétraux s’étonna du caractère inusité, voire catastrophique, du phénomène, mais Goldsteiner ayant l’air si sûr de lui, elle finit par commenter la situation prévue pour le lendemain devant des millions de téléspectateurs, le prompteur lui soufflant la prose scientifique de Goldsteiner : << Demain matin, le temps froid et pluvieux affectera la totalité de la France, à l’exception de quelques kilomètres carrés dans la région du Pilat où l’anticyclone décidément bien établi maintient une minuscule zone de très hautes pressions. Dans cette région, grand beau temps et températures nettement au-dessus de la moyenne saisonnière. Partout ailleurs, le ciel sera couvert, et la pluie persistera, accompagnée de très fortes rafales de vent de… heu… sud à sud-ouest pour la moitié nord du pays, ouest pour la moitié est, nord pour la région pyrénéenne, et est à nord-est pour le reste du Golfe de Gascogne. Les températures devraient avoisiner le zéro pour croître aux alentours de dix degrés dans le début de l’après-midi… Enfin, ce que j’en dis… c’est un régime climatique absolument extraordinaire qui fait perdre leur latin aux spécialistes de l’Office Météorologique National. >> Or le Bulletin eut ce jour-là au moins deux téléspectateurs attentifs. L’un d’eux était le Président du Groupement des Industries des Loisirs, qui, devinant qu’il y avait là derrière quelque désopilante supercherie, regrettait de n’en avoir pas eu l’idée lui-même et se promettait d’exploiter ce filon avec autant d’efficacité mais plus de doigté. L’autre était le Professeur Poigne-Deferre, chercheur à l’Office Météorologique. Celui-ci rajusta ses lunettes pour s’assurer qu’il n’était pas victime d’une illusion d’optique, contempla quelques instants le désastre, puis, s’étant assuré que l’on était bien le 17 juillet et non le premier avril, se transporta aux studios de TV-Treize, “La Chaîne Qui Rit Lorsqu’on La Pèse”. Là, après quelques échanges de horions avec les plantons qui prétendaient, les ignares, s’opposer à la science en marche, il fit irruption sur le plateau en vociférant << Trahison ! Sabotage ! >> et toutes sortes de choses qu’il éructa devant, selon l’audimat de ce jour, trois millions six cent quatre-vingt-quinze mille trois cent deux téléspectateurs sans compter les non-voyants et malentendants, cela va de soi. Durant cet esclandre, Goldsteiner, comprenant vaguement qu’un retour de bâton avait quelques chances de se produire, s’éclipsa par l’escalier de service ; il voyagea de nuit, et rejoignit Bert Angier lequel, philosophe, renonça à s’émouvoir de l’incident, puisqu’après tout, le but avait été atteint. Il résolut toutefois de ne pas laisser les guides trop lâches à son bouillant associé. La suite est connue du lecteur : Gilette Pétraux, dégoûtée de l’air du temps, décida de se consacrer à une émission traitant de l’écologie des symbiotes rickettsiformes dans 19 la vallée de l’Ardèche, mais devant les réticences du conseil d’administration de TVTreize, elle se résigna à devenir dame-pipi aux lavatories de l’Arc de Triomphe. Un procès fut intenté à TV-Treize par les associations de consommateurs, cependant l’affaire ne fut jamais plaidée, un modus vivendi ayant été trouvé par l’entremise du Président du Groupement des Industries des Loisirs qui sut désintéresser les plaignants et intéresser le successeur de Gilette. Celui-ci, doté par la nature d’une protubérance olfactive hors de la moyenne lança la mode de la méga-rhino-météorologie et des fleurs à la boutonnière, mais c’est une autre histoire. Le bulletin météorologique de la chaîne – et, par contagion, des chaînes concurrentes- n’en fut pas plus exact, mais les apparences étaient sauves. Ce que voyant, Goldsteiner se mordit les doigts de n’avoir pas été plus circonspect dans le maniement de la force de Corioli. Il est, ainsi, des forces que l’on déchaîne et qui risquent de vous enchaîner. -Sans doute Goldsteiner avait-il cuisiné au pot la poule aux œufs d’or, poursuivit Moshe Aron, mais l’entreprise avait tout de même rapporté aux compères un substantiel bénéfice. A l’automne suivant, son année sabbatique ayant expiré, Bert Angier, usant de l’influence d’un sien comparse conseiller auprès de la Présidence de la République, fut engagé comme responsable de zone géographique au Ministère des Affaires Etrangères. Il réussit à faire embaucher Goldsteiner dans le même service, en prenant soin de le mettre en avant, lui-même restant prudemment dans l’ombre à tirer les ficelles. Encore une fois le parapluie de Salomon… 20 CHAPITRE Quatrième Les révélations de Moshe Aron : Les poupées de Klaus. Goldsteiner devint donc chef du bureau “Afrique” au temps où l’on tentait, rue Lapérouse, de donner le nom de politique culturelle à un magma cacodoxique parfaitement incohérent, heureusement tempéré par la lésine du Ministère des Phynances. Il est vrai qu’aujourd’hui il n’y a guère plus de rigueur en la matière, même si tout ce beau monde s’est transporté boulevard Saint-Germain. Les quelques personnes sensées, j’en connais quatre ou cinq et non des moindres, égarées dans cet antre, ont bien du mal à ne pas sombrer dans la sottise ambiante et sont ipso facto guettées par la dépression, mal de cette fin de siècle. A y regarder de près, l’on voit bien ce que l’entreprise a de vain : c’est la politique qui se nourrit de la culture, et non l’inverse ; un Ministère de la Culture a par conséquent autant d’intérêt qu’un Ministère de la Marine en Centrafrique et, donc, l’exportation de ce qu’il reste de notre culture est affaire d’individus et de rayonnement du pays, pas d’appareils. Cette vérité première n’a pas l’heur d’avoir gagné les sphères des pouvoirs qui se sont succédés depuis des lustres, aussi marche-t-on allègrement sur la tête, en essayant de compenser l’abaissement de la médiocrité par l’apparence de la cohérence politique. Apparence seulement, puisque l’on oublie volontiers que la politique, comme la guerre, est un art tout d’exécution. Une fois installé rue Lapérouse, Goldsteiner, conseillé par Bert Angier, tâcha d’asseoir son pouvoir au moyen de déclarations tonitruantes, de “projets bien verrouillés ” menant invariablement à des fiascos, et surtout d’une campagne d’intimidation à l’égard des malheureux du terrain, sommés d’obéir à des ordres dont ils pouvaient mesurer l’incohérence à l’aune de l’expérience. L’obéissance, voire parfois, hélas ! la servilité des gens de terrain était pratiquement acquise grâce à la précarité de leur situation : Contractuels sortis du moût de l’Education Nationale, la plupart d’entre eux redoutaient que le Ciel ne leur tombât sur la tête et qu’ils dussent payer toute velléité de protestation d’un retour en quelque sordide lycée de banlieue. Les plus indignes d’entre eux se laissaient même aller jusqu’à la flatterie, balançaient l’encensoir et ne répugnaient à aucune palinodie idéologique au gré du résultat des scrutins. Goldsteiner et Bert Angier s’enivraient de ce fumet-là. On comprendra que l’attitude inflexible de M. Charles, qui les tenait pour de répugnants cuistres et osait le leur faire sentir, ne pouvait que provoquer l’ire du couple infernal. - Je passe sur les péripéties que M. Charles connaît mieux que nous, poursuivit Moshe Aron, en revanche je vais vous raconter deux gaffes de Goldsteiner qui ont un moment défrayé la chronique. La première est connue sous le nom d’affaire des poupées... Le lecteur se souvient sans doute du procès de l’ancien chef de la Gestapo de Lyon, Klaus Barbie. Cinquante ans après les faits, il était apparu justement politique de gratter de vieilles plaies devant d’autant mieux suppurer, pensaient les misérables alors en place, que la mémoire collective éprouvait encore la honte d’un peuple devant l’exode de 1940 et la mauvaise conscience de quatre années de collaboration, Résistance exceptée. Rien n’irrite davantage les peuples que la contemplation de leur propre 21 déchéance, et leur vindicte, au lieu de se tourner contre les fauteurs de catastrophe, s’exerce contre les diables que ces derniers ont précisément introduits, par veulerie, sottise ou calcul, dans le sanctuaire. Non que les diables en question ne soient condamnables, mais force est de constater qu’ils ne sont condamnés que parce qu’au bout du compte ils ont perdu la partie contre d’autres qui ne sont peut-être pas moins sataniques. Ainsi les apprentis sorciers finissent-ils par tirer leur épingle du jeu, même au prix de quelques acrobaties protéiformes. Mieux, ils savent jouer de la corde sensible pour en tirer avantage politique. En l’occurrence, l’affaire Barbie paraissait être l’appât rêvé pour la pêche aux voix dont un régime déliquescent, à force d’incapacité et de corruption, avait bien besoin. C’était compter sans l’abaissement à un niveau inégalé du sentiment patriotique : le procès se déroula dans l’indifférence quasi-générale. Cependant, une personne au moins trouva en cette occasion matière à indignation. Goldsteiner, en effet, faute de réel succès auprès des personnes du sexe, s’était constitué une collection de ces miniatures censées apprendre aux petites filles les canons d’une esthétique de luxe puisée dans Dallas ou Santa Barbara, et connues sous la marque de “Poupées Barbie”. Une douzaine de ces idoles de polypropylène à chevelure d’or peuplaient son jardin secret. Il leur avait constitué une somptueuse garde-robe et, chaque dimanche, les habillait d’une parure nouvelle. Délaissant pour l’occasion la lecture des magazines licencieux qui faisaient son ordinaire, il caressait rêveusement des jambes interminables, de délicates protubérances mammaires, leur donnait vie et se retrouvait bientôt en leur compagnie dans le Jardin des Délices où, sultan bienheureux, les houris blondes lui prodiguaient mille et une gâteries que même le Kamasutra ou Monsieur Baudelaire eussent rougi à évoquer. Or voici que notre poète de banlieue vit son Eden en grand danger d’être couvert d’opprobre. “ - Quoi, dit-il, sous prétexte qu’il aurait jadis un peu malmené des rebelles, voilà ce bon Monsieur Barbie traîné devant des juges ! De grâce, Messieurs, je vous atteste, qui donc pourrait avoir l’audace d’imaginer un seul instant que cet homme délicat, ce doux poète, ce Pygmalion qui sut pétrir la matière pour en créer la Beauté, ce Père Noël que bénissent toutes les petites filles du monde, ce génie, enfin, pût avoir quelque jour souillé ses mains dans le sang ? Non, Messieurs, je ne vois là que mensonge et fourberie, je soupçonne un complot ourdi par la main occulte d’une puissance étrangère, quelqu’un de ces asiatiques visqueux, misérable fabricant de Goldoraks démontables, dont l’unique projet est de se débarrasser d’un prestigieux concurrent qui lui porte ombrage. Courage ! Volons au secours de l’enchanteur persécuté ! Faisons éclater la vérité ! Ameutons les foules, conspuons le Ministre de la Culture, le Garde des Sceaux, pour avoir laissé se perpétrer telle infamie ! ” Ce beau plaidoyer qu’inconsciemment Goldsteiner avait prononcé tout haut dans son bureau, fut entendu de Madame Danièle et de Monsieur Achille, lesquels, d’abord médusés par les arguments du gesticulant procureur, battirent rapidement en retraite pour aller s’esclaffer à leur aise sans encourir les foudres de leur supérieur hiérarchique. Ils se gardèrent bien d’en aller toucher mot à Bert Angier, prévoyant que l’intervention de celui-ci, calmant les ardeurs de l’amateur de poupées, les aurait privés de péripéties désopilantes. - C’est ainsi, dit Moshe Aron, que Goldsteiner rédigea une pétition dont j’ai ici un fac22 similé. Voyez vous-mêmes ... Il s’agissait d’une lettre adressée au Président de la République, commençant par “monsieur le Président, Votre grâce, les soussignés, indignés par la campagne de calomnies menée à l’encontre du fabricant de poupées, M. Barbie, vous prient de bien vouloir mettre fin à un scandale qui souille le front de notre pays. ” L’argumentation était, à peu de choses près, celle que nous connaissons déjà. Goldsteiner avait imaginé que la pétition aurait d’autant plus d’effet qu’à côté de signatures d’hommes illustres, ceux qui précisément constituent les troupes de la gauche pétitionnaire, dont il ne douta pas un instant qu’ils étaient acquis à la noble cause qu’il défendait, figureraient celles des consommatrices elles-mêmes. C’est pourquoi après avoir recueilli une dizaine d’autographes de personnalités qui, généralement, signent une pétition sans prendre la peine de la lire, du simple fait que c’est une pétition, notre Marat du pauvre s’en fut à la sortie du Lycée Racine, afin d’y collecter les suffrages des lycéennes. Or il pleuvait ce jour-là, et Goldsteiner dut revêtir un long imperméable dans les plis duquel il dissimula les feuillets protestataires, bien accrochés à la doublure par des pinces à dessin. Cela l’obligeait à approcher les jeunes filles et à entrebâiller son habit pour leur faire lire le texte de la pétition. Certaines passèrent leur chemin d’un air dégoûté, d’autres éclatèrent de rire, d’autres enfin se fâchèrent tout rouge. Ce manège attira l’attention de l’agent Despostes, Léon, qui hésita d’abord sur la nature de la contravention : avait-il affaire à un flagrant délit d’exhibitionnisme, ou à une revente de drogue, ou encore à un commerce illicite d’images pornographiques ? De toutes façons, l’aspect louche de l’individu montrait à l’évidence qu’il y avait délit. Despostes étant homme d’action, il mit la main au collet du contrevenant et l’embastilla proprement, à la grande joie des badauds. A la joie, aussi, du Commissaire de l’arrondissement découvrant le corpus delictis dont il s’empressa de transmettre copie à ses supérieurs. Le poulet arriva bientôt sur le Bureau du Directeur Général de la DGRCST, rue Lapérouse, lequel somma incontinent Goldsteiner de comparaître. Bert Angier, qui avait consacré sa nuit à tirer Goldsteiner de sa geôle, l’accompagna après avoir mis son protecteur élyséen au fait de l’incident. Lorsqu’ils entrèrent dans l’auguste bureau, ils virent le D.G. reposer un combiné téléphonique d’un air embarrassé. Le diplomate s’appliqua à exposer à un Goldsteiner froissé et mal rasé que sa démarche partait d’un bon naturel, qu’il le félicitait de sa grandeur d’âme, mais que décidément ce Monsieur Barbie-là n’avait rien à voir avec le Père Noël ; Goldsteiner avait été abusé par l’homonymie, ce qui, naturellement, peut arriver à tout le monde, allez, on ne vous en voudra pas pour cela. Tout en parlant, le D.G. s’efforçait de dissimuler la lettre de licenciement qu’il avait signée dix minutes auparavant ; Elle finirait à la déchiqueteuse, et l’incident serait occulté. - Iscariote s’en tira à bon compte, commenta Moshe Aron. Cependant il vient de faire un nouvel exploit il y a quelques jours. Le rapport nous est parvenu sous le nom d’ “Affaire Grimaldi”. 23 CHAPITRE cinquième Les révélations de Moshe Aron : O Princesse… ! En toute logique, et par égard à son immense talent, Goldsteiner était parvenu à mettre la main sur une vaste zone africaine allant d’Addis-Abeba à Pretoria, de Nairobi à Accra. Il pouvait dicter sa loi, placer ses propres créatures à des postes-clés, prévoyant de bientôt tirer quelque profit matériel aussi bien que moral de cette mainmise. Il rencontrait cependant çà et là quelques résistances, mais la menace finissait généralement par amener les récalcitrants à récépiscence. Hélas ! Le drapeau noir de M. Charles continuait à flotter sur Nairobi. Goldsteiner enrageait de n’être pas encore parvenu à éliminer le trublion, en dépit des ruses suggérées par Bert Angier. “ Le courage de ton ennemi t’honore ” n’était évidemment pas une maxime en usage chez le Boulimique, aussi l’existence même de M. Charles, bien davantage encore que ses persiflages et critiques, lui apparaissait-elle comme une injure personnelle. Tout manque finit bien par se compenser, même si les voies du transfert peuvent sembler saugrenues. Ce n’est pas que le manque vienne à disparaître, simplement il diffère sa satisfaction, pour l’heure impossible, en se parant des oripeaux d’un autre appétit dont l’assouvissement semble être davantage à portée. Attendant, donc, que l’esprit tortueux de Bert Angier ait concocté quelque vilenie imparable pour le débarrasser de M. Charles, Goldsteiner délibéra d’étendre son action ailleurs qu’en Afrique. Il se fit naturellement expédier sur les roses par ses collègues responsables des autres zones géographiques, peu soucieux d’introduire un ferment catastrophique dans d’autres continents. Or il advint qu’un matin, s’arrêtant à un kiosque à journaux pour y faire l’emplette de son mensuel favori, Les Sept Cochonnes, version française de The Dirty Seven, l’hégémoniaque fut frappé par la révélation. Un hebdomadaire bien connu étalait la photo de l’aînée des Princesses de Monaco en annonçant, comme à l’accoutumé, confidences et révélations plus ou moins scabreuses dont on se demande pourquoi l’intéressée n’en fait pas matière à procès contre les croque-brouillons. Ce n’est cependant pas le gracieux minois de la Princesse qui emballa la mécanique cérébrale de Goldsteiner, mais le nom même de la Principauté. “ Car, se dit-il, il est impensable que telle enclave féodale existe, plantée comme une épine au flanc de la République. Pensez donc ! Ces gens-là passent leur temps à se baguenauder, jouer au Casino et surtout ! surtout ! NE PAIENT PAS L’IMPOT !! Quel mauvais exemple ! Peut-on tolérer plus longtemps que ces indigènes ne bénéficient pas des avantages de la République, de la Protection, de la Bonne gestion Centralisée, de l’Egalité, de la Fiscalité, et, par-dessus tout, de la Hiérarchie ? Ce sont là, Messieurs, mœurs déplorables qu’il faut circonscrire d’urgence ! Leur éducation, naturellement, doit être détestable. OR la Politique Educative, c’est mon plus beau fleuron. DONC voici une Z.E.P. pour moi. Un projet, vite, et un projet bien ver-rouil-lé ! “ De ce merveilleux raisonnement, le lecteur retiendra sans doute l’étrangeté du sigle “Z.E.P.” En fait, ce que suggère une consonance vaguement hitlérienne, ZEP désigne une entité à peine moins nocive qu’un camp d’extermination, c’est-à-dire la Cour des Miracles que des cuistres prétendent “intégrer” à une société qui, de toute évidence, est 24 au moins aussi éloignée d’elle que la planète Mars. Les cuistres déroulent autour de ces enclaves un cordon sanitaire et envoient des missionnaires (pas toujours consentants, loin de là) pour les civiliser, sans grand espoir. Ce sont les Zones d’Education Prioritaires, si chères à Goldsteiner qu’il fut un jour comblé d’aise en lisant, dans un rapport de M. Charles, que les pays de l’Est-Africain constituaient une ZEP. Il déchanta lorsqu’on lui apprit que, dans tel contexte, ZEP signifiait, traduction de l’anglais PTA, “Zone d’Echanges Préférentielle”. Trahison ! Il reste que les sujets de la Principauté se doublèrent de sujets de mécontentement pour avoir vu leur pays ravalé au rang de ZEP par le bouillant, mais inconséquent, personnage. Sûr de son fait, celui-ci négligea d’en référer à ses supérieurs, et entreprit quelques missions exploratoires pour analyser à sa manière le système éducatif monégasque. Comme à l’accoutumé, il prit soin de consacrer quelques heures seulement à des visites sur le terrain, heureusement entrecoupées de très longues séances de méditation au bord de la Méditerranée, tant il est vrai que le spectacle de la mer toujours recommencée, conjointement avec un gin-tonic parfaitement frappé, sont sources d’inspiration et d’élévation d’esprit. Il en revint donc persuadé qu’il y avait bien là matière à coopération éducative. Que les quelques notes qu’il avait prises aient suggéré que le système éducatif monégasque fût en tous points comparable à celui des plus pauvres des pays d’Afrique ne pouvait pas constituer pour lui un sujet d’étonnement, aussi tâcha-t-il d’élaborer un plan quinquennal en modifiant à peine les paramètres d’un projet standard très parisien qui eût tout aussi bien convenu (vu de Paris, naturellement, ou de Bruxelles, ou de Washington) à la Zambie, la Tanzanie, voire au Kamtchaka Septentrional. Il y a loin, dit-on, de la coupe aux lèvres. Le projet, dûment ver-rouil-lé, encore fallait-il le faire accepter par les autorités monégasques. Pour cela, se dit Goldsteiner, il n’y a pas à balancer : forçons la porte du Prince, comme nous l’avons fait naguère de celle du Ministre ougandais de l’Education. Que ledit Ministre eût ensuite lancé à la cantonade que c’était là des manières de rustre n’avait au fond guère d’importance : la fin justifie les moyens, comme on prétend que l’a excellemment écrit Monsieur Machiavel (14691527). Goldsteiner, excipant de sa qualité de Chargé de Mission, accepta donc de faire antichambre douze jours durant à l’Hôtel Excelsior, aux frais du contribuable, cela s’entend, et quarante-cinq minutes au Palais avant d’être admis à une audience du Prince. Son Altesse apprit donc avec un étonnement courroucé que ses lycées ne valaient pas tripette, que ses professeurs avaient à peine dépassé le stade d’alphabétisation du Pithécanthrope, mais qu’heureusement on lui apportait clef en mains un excellent programme d’urgence, parfaitement chiffré sur cinq ans, avec nomination d’un Chef de Projet et de deux Attachés Linguistiques qui allaient... Il n’eut pas le loisir d’exposer plus avant ses vues : Le Princes venait d’actionner un avertisseur discrètement installé sous son bureau, et deux gardes enlevèrent promptement le disert qu’ils remirent entre les mains d’un infirmier. Bien entravé dans une camisole, Goldsteiner fut dans un premier temps confié aux soins d’un hydrothérapeute expert dans le maniement de la lance à incendie, puis jeté, dans un second temps, au fond d’une chambre capitonnée. 25 C’est là que Bert Angier, averti par le bruit provoqué par une note diplomatique de la Principauté, vint le récupérer une semaine plus tard. Heureusement, l’affaire n’entraîna pas de refroidissement des relations entre la France et Monaco, le Prince ayant été rapidement persuadé que son interlocuteur avait perdu la raison. Il est, décidément, des fous qui n’amusent pas les Princes ! Le Directeur Général, quelque peu plus crispé que lors de leur dernière entrevue, fit quelques remontrances pour la forme au rescapé, le confirma bien entendu dans ses fonctions, gloria victis ! Et l’affaire en resta là. - Vous voyez, conclut Moshe Aron, que le parapluie de Salomon peut être parfois très facétieux. Mais, Monsieur Charles, je crois qu’il s’intéresse beaucoup à un certain trafic de revente de l’aide humanitaire dans cette région. Lui et Bert Angier veulent en prendre le contrôle. Afin d’être à pied d’œuvre à Nairobi, il convoite donc votre place : prenez-y garde ! [couture : L’avertissement donné par Moshé Aron était très fondé. Par une suite de manœuvres administratives, Goldsteiner finit par obtenir le départ de M. Charles. Celui-ci regagna la France, en pleine miterrandie, bien résolu de se venger. Ce qui suit est l’histoire de cette vengeance et de ce qui s’ensuivit] 26 CHAPITRE sixième LE CHATIMENT 1 : Jusqu’à Tabelott. Rubrique nécrologique (Le Monde du 12/10/1993) M. et Mme Goldsteiner Moshe Mme Sarah Goldsteiner, née Schmidt et ses enfants ont la douleur de vous faire part du décès de Monsieur Henri GOLDSTEINER chargé de mission survenu en sa trente-huitième année. Les obsèques seront célébrées mardi 14 octobre à 10 h. 30 Titres de presse : WHO KILLED THE “GOLDSMITH” ? (The Nation, Nairobi) THE GOLSDMITH BURST INTO FLAMES (The Standard, Nairobi) NAIROBI : UN FRANCAIS TUE DANS UN ATTENTAT (Le Figaro) QUI VOULAIT LA PEAU D’HENRI GOLDSTEINER ? (Libération) MYSTERIEUX ATTENTAT AU KENYA : UN COOPERANT TROUVE LA MORT (Sud-Ouest) Coupure du Figaro (11/10/93) AFFAIRE GOLDSTEINER : LA PISTE EMBROUILLEE. NAIROBI, de notre correspondant. On s’interroge toujours sur l’identité des auteurs de l’attentat qui a coûté la vie à Henri Glodsteiner, coopérant Français, dans la matinée du 10 octobre (voir notre édition d’hier). La victime, plus connue sous le pseudonyme de “l’Orfèvre”, venait de prendre ses fonctions au Kénya où elle résidait depuis cinq semaines. Certains bruits, dans la communauté française de Nairobi, font état d’une vengeance personnelle, mais pour l’instant aucun élément de l’enquête ne vient corroborer la rumeur. Interrogé sur cette hypothèse, le superintendant Otieno, de la Special Branch de Nairobi, a simplement indiqué que le ou les auteurs de l’attentat connaissaient le maniement des explosifs. L’expertise indique en effet que la charge de pentrite qui a détruit le véhicule de H. Goldsteiner a été mise à feu par un dispositif à retardement placé sous la colonne de l’amortisseur avant droit. A la demande des autorités françaises, une mission de la Police Judiciaire, sous la direction du Commissaire Fauxpas-Pousset, séjourne actuellement dans la capitale kényane où elle collabore à l’enquête avec ses homologues de la Special Branch. R.D. Extraits du rapport du Commissaire Fauxpas-Pousset, de la Police Judiciaire. Les relations professionnelles (...) de la victime ont fait l’objet d’une enquête menée sur mon ordre par l’Officier de Police Judiciaire Delbost, Jean-Denis. Il apparaît que Goldsteiner, commis par la DGRCST du Ministère des Affaires Etrangères, avait effectué une mission au Kénya en novembre 1992. Au cours de cette mission, Goldsteiner se serait opposé à son prédécesseur, Charles François (... ). Il s’ensuivit une série de péripéties administratives dont l’aboutissement fut le renvoi de Charles en France et son remplacement par Goldsteiner... 27 ... Il n’a pas été possible de prouver la présence de Charles au Kénya lors des faits. L’enquête menée auprès du service des visas de l’Ambassade du Kénya à Paris établit qu’aucune demande de visa au nom de Charles n’a été déposée. Les Services kényans de l’Immigration signalent de leur côté qu’aucun poste frontière n’a délivré de visa au nom du suspect. ... Le seul indice, en résumé, qui pourrait justifier une poursuite de l’enquête dans le sens de l’implication de Charles dans l’attentat est la découverte, dans les papiers de la victime, d’une lettre (pièce n° 125-36 jointe au dossier) postée à la gare de Bruxelles-Midi le 1er septembre 1993 vers 17 heures, ainsi libellée : “Tremble, Paltoquet ! J’ai lancé un contrat sur toi !”. Le laboratoire de Police scientifique n’a pu fournir aucune empreinte digitale ni aucune indication génétique permettant d’établir l’identité de l’expéditeur. ..... Journal télévisé, 16 octobre 1993, 13 h 15. L’enquête sur l’attentat de Nairobi qui a coûté la vie à Henri Goldsteiner le 10 octobre dernier, semble s’orienter vers l’hypothèse d’une vengeance personnelle assortie d’un règlement de comptes politiques. Les enquêteurs interrogent actuellement l’entourage du prédécesseur de la victime afin d’établir l’emploi du temps du suspect dans les derniers jours qui ont précédé l’attentat. Le suspect, quant à lui, demeurerait introuvable. Je n’en écoutai pas plus avant : mon siège était fait, comme l’on dit à La Rochelle. Cet animal de Charles venait de châtier le cuistre qui l’avait contraint au retour. Certes, la punition était quelque peu sévère, mais, somme toute, bien méritée. N’attendez donc pas que j’aille l’en blâmer et, a fortiori, que je le dénonce. Où pouvait-il bien être, à cette heure ? J’en appris davantage quelques mois plus tard de Charles lui-même. L’enquête n’ayant jamais pu établir de lien direct entre lui et l’attentat , c’est en homme supposé libre qu’il réapparut un beau matin, exhibant un passeport couvert de visas et des reçus prouvant qu’il avait séjourné deux mois durant dans la vallée de l’Oued Djerat, région d’Illizi (FortPolignac), Algérie. Aux policiers qui l’interrogèrent, il répondit ingénument que les journaux étaient rares - et même très rares - dans cette région du monde et que, ma foi, ne se sachant pas recherché, il ne voyait pas par quelle turpitude il eût été se présenter aux investigateurs. Naturellement, les inspecteurs vérifièrent ses dires, et c’est ainsi que le Commissaire Hadj Ben Lakhdar, de la Police d’Hassi-Messaoud, agissant sur commission rogatoire du Juge d’Instruction, interrogea le guide targui Ould Adjoulé, fils de Mohammed Ag-Adjoulé, lequel, entouré de ses chameliers rigolards, jura qu’en effet son client n’était pas au Coran ... pardon, au courant, du fait que les Roumis le recherchaient et que, par le Prophète, M. Charli avait passé tout son temps à grimper dans les rochers, faire photo-photo et préparer le soir la chorba françaouïa qu’il partageait avec toute la fine équipe, que Dieu le bénisse ! Le Commissaire Hadj Ben Lakhdar consigna scrupuleusement ces belles déclarations et s’en revint à HassiMessaoud avec le vague sentiment que le targui s’était payé sa tête et qu’et puis zut il allait transmettre et que ces foutus Français se débrouillent entre eux ! “Je suis rentré en France fin août, me raconta M. Charles, et aussitôt j’ai liquidé tous mes biens. Bradé, à vrai dire, mais j’avais besoin d’argent pour mener cette dernière expédition à son terme. Des rosebeefs ont acheté la maison, et j’ai fourgué l’une des deux bagnoles à un bronzé pas trop regardant sur la qualité. J’ai filé sur Marseille avec 28 le Panzer. Visa, billet et fi El Djazaïr par le vieux << Tipaza>>. Je vous passe les détails, ce n’est pas marrant de traverser le bled infesté de FM... - De FM ? - Oui, de Frères Musulmans qui n’avaient pas vu passer d’Infidèle depuis des lustres. Après Ouargla, j’ai pris sur Hassi-Messaoud, le Gassi-Touil, et ça allait mieux. A El Adeb Larache, les pétroliers m’ont dit de me méfier parce que les Touareg s’agitaient depuis que leurs copains du Mali étaient en bisbille avec leurs anciens esclaves... Il paraît que les armes viennent de Libye via le Tassili... Voilà mon affaire ! J’arrive à Polignac... ” Charles arrive donc à Illizi. Le Fort Polignac est la seule construction d’importance dans ce village. Il roule jusqu’au douar, et arrête le Panzer devant la maison de Ouann-Titii. “-Salaam, Ouann-Titii, labès ? - M’rlhir rhlas ! Si Charli ! Qu’est-ce que tu fous ici, ami de la Kabyle ? “ “- Le vieux renard se souvenait même de Djidji, commenta Charles, et bien sûr je ne l’ai pas détrompé : je n’allais pas lui raconter que la Kabyle était bien loin maintenant, avec sans doute une tripotée de morveux pendus à ses jupes, et que depuis j’avais traîné sous d’autres cieux. Bien sûr, nous avons fait la fête. Ouann-Titii était du goum de Polignac, et bien qu’il affiche aujourd’hui un zèle mahométan en béton, il n’a pas oublié le bon vieux pinard de l’Intendance, mais maintenant son ordinaire est fait de whisky de contrebande et de ce vin d’Algérie qui vous monte à la tête, même quand le soleil ne tape pas. Bref, une fiesta à tout casser, avec les vieux guides : Ouahoua, Adjoulé et les autres. - Toi, me dit Adjoulé, tu ne viens pas pour les photos, cette fois ! T’es tout seul, rien que le bien sur toi ! Qu’est-ce qui bout dans ta marmite ? - Il est dit, répondis-je, que les mouches n’entrent pas dans une bouche fermée, Fils du Loup ! Alors, permets-moi de tenir la mienne bien close ! - Ouais ! Reprit-il, tu ne chercherais pas, des fois, les Reguebat du Mali ? Fou comme tu es, tu en es bien capable ! - Et toi, Ag-Adjoulé, insinuai-je, tu ne traficoterais pas un peu avec eux ? Ouann-Titii m’adressa un clin d’œil : - Y a pas de Reguibett par ici, dit-il, depuis la fin de la grande Confédération des Touareg. Plus d’Aménokal non plus, Boum’dienn l’a fichu en cabane, Petit Canard l’y a laissé et ceux de maintenant ont d’autres chacals à fouetter. Plus de cours d’amour à Tamanrasset - ces tafioles disent T’m’nrest- donc plus de Kel Reha, plus de Reguebat non plus ! - Mais si tu veux des Maliennes, intervint Ouahoua, on peut te vendre des Kel Kummers ! - Compris, dis-je. Et qui passe le Tassili, en ce moment ? ” Tous le passaient. Charles apprit qu’à la contrebande des téléviseurs s’était substituée celle des Kalachnikov et autres RPG qui transitaient ensuite via le Hoggar vers l’Adrar des Iforas. L’on s’étonnera sans doute de la confiance qu’éprouvaient les Touareg pour M. Charles. Des années auparavant, il avait effectué avec eux plusieurs fois le périple du Djerat et était devenu leur ami. Contrairement aux touristes, il partageait avec eux le pain et le sel, la chorba et la tadjella, couchait à la belle étoile et buvait comme eux l’eau 29 des gueltas. Ses amis roulaient le touriste sans vergogne (a-t-on idée de venir profaner le désert pour faire dans l’exotisme ?) et chaque fois qu’il le pouvait, il leur adressait des gogos à plumer, satisfait de jouer un bon tour. “ - Nous nous sommes arrangés, poursuivit M. Charles, je voulais aller plus loin que chez les Somali, mais il fallait que l’on me crût nomadisant dans le Djerat. Je devais donc laisser le Panzer bien en vue devant chez Ouann-Titii et engager une équipe pour deux bons mois.. Ouahoua allait se charger de convaincre le chef de Daïra de me délivrer un permis de visite pour trois mois, sous le motif que je venais pour recenser les figures rupestres. Je n’avais pas l’autorisation des Antiquités, mais en lui graissant un peu la patte... Le plus difficile était de trouver un 4x4 et de ne pas se faire alpaguer par les Libyens, qui ont la détente facile. Ouann-Titii me procura un vieux Toyota à prix cassé - je ne veux pas savoir comment- et vogue la galère. - Tu vas où, exactement ? Demanda Ag-Adjoulé. - Pas loin de la Mer Orientale, répondis-je, chez les Mau-Mau. - Tu es encore plus fou qu’on croyait, que Dieu prenne ton âme en pitié ! Se lamenta-til. Je peux t’accompagner au-delà de chez les Iferhouanes, mais après, pas possible de passer chez les Toubous. Alors voilà ! Nous descendrons jusqu’à Tabelott ; il y a là un type qui, lui aussi, n’a personne dans sa tête. Il vient de Somalie, mais il connaît tout le monde, du Tchad à la mer orientale. Il te conduira à ta frontière. Nous avions bricolé le Toyota pour y cacher un Kalach’, vingt chargeurs et quelques grenades défensives. C’est Lor-Lor qui a fait le travail ; un bijou ! ” Je me souvins de Ag-Mohammed-Ahmed, forgeron de son état, vieux matois qui toisait le pigeon derrière ses lunettes cerclées de fer. Un jour, sur le trajet d’In Amguel à l’Assekrem, je tombai sur lui à Idelès. Il était en grande conversation avec un Français qui partait pour le Niger, et je compris vaguement qu’il était question de rapporter en contrebande du fil d’argent dont Lor-Lor avait besoin pour exercer son industrie. Me voyant, ils interrompirent soudain leurs tractations et le Français remonta précipitamment en voiture. J’entrevis ses yeux et ses sourcils par la fente du chèche kaki : je suis sûr que c’était déjà M. Charles qui, plus tard, me confessa avoir un temps traficoté les métaux précieux pour le compte de ses amis Touareg. “- Je ne vous dis pas par quels sentiers tordus nous avons fait passer le Toyota pour gagner la Lybie ! Traverser le Tassili en voiture exige des acrobaties peu communes pour serpenter dans les canyons, escalader les akba, rouler là où l’on croit que l’Homme n’a jamais posé la roue ; lisez Henri Lhote ! Mais enfin, nous arrivâmes sur l’autre versant, en Lybie, de nuit et sans phares, Adjoulé marchant devant la voiture pour m’indiquer le passage. Une fois de l’autre côté, ce fut du gâteau, sauf qu’il fallait ruser avec les patrouilles. Un Iferhouane, prévenu par le téléphone targui, nous attendait pour entrer au Niger. Il avait pris soin de noter les postes militaires et l’horaire des patrouilles. Heureusement, les militaires sont gens de routine : nous passions loin des postes, loin des villages, par les pistes à chameaux. Une ancienne route Garamante ? ” M. Charles racontait, passant les détails : comment s’approvisionner en essence sans se faire repérer ? Et les pannes, les crevaisons ? Il était emporté par son récit. 30 CHAPITRE septième. LE CHATIMENT 2 : Un étrange guide. Un matin, ils arrivèrent à Tabelott. “- L’instituteur de l’école coranique me reconnut ; j’étais venu ici pour la dernière fois en 86, avec le Breton. Il ne me posa pas de questions, simplement il s’arrangea pour planquer la voiture : les militaires d’Agadès patrouillaient souvent par-là. C’est lui qui me présenta le plus dingue des guides : Youssef El Maboul. ” Youssef El Maboul était né, disait-on, nulle part sur la côte de Somalie, entre Berbera et Mogadiscio, sur cette terre où jadis l’on pouvait encore connaître des aventures à l’échelle de la folie et de la gloire, voyez Henri de Monfreid. El Maboul était tout en longueur, les membres décharnés, avec à la pointe du menton un petit bouc rebiquant obstinément vers des dents démesurées qui menaçaient toujours de le cueillir comme une touffe d’herbes folles. Passant pour fou, il était à la fois craint et respecté, trouvant gîte et couvert dans tous les villages qu’il traversait. On disait de lui qu’il était de la tribu des Béni-Kaïn, fils d’Adam et de Lillith, la première Femme de la Bible apocryphe. “- J’emboîtai le pas à l’instituteur qui me conduisit bien au-delà de l’oasis, vers les éboulis du pied de la montagne. Je regardai à droite et à gauche sans voir même un lézard ; sans doute El Maboul vivait dans quelque zériba... Et voilà qu’au détour de l’oued, l’instit’ s’arrêta, s’accroupit et brailla quelque chose comme “wah-lia ! Wah-lia ! ” auquel répondit un hululement. - C’est bon, me dit l’instit’, ce chitane est là... Tu veux vraiment le voir ? Bien sûr que je. Nous avançons, et je découvre un gaillard assis en tailleur devant son feu. Il ne dit rien, nous regarde avancer et, de plus près, j’ai l’impression que ses yeux n’ont que du blanc... pas de pupille ni d’iris, comme révulsés. L’instit’ me fait signe de me taire. - Salut, El Andaluz ! grinça Youssef. J’en restai comme deux ronds de flan : ce surnom m’avait été donné par mon ivrogne de copain Mohammed Adb-El-Nacer lorsque nous philosophions dans le djebel kabyle, et j’étais sûr de n’en avoir jamais parlé à personne ici. Comment ce sorcier-là connaissait-il ce surnom ? - Ne dis rien, El Andaluz, bougre d’infidèle. Je vais interroger les ombres des morts pour toi ! “ Là-dessus, M. Charles éclata de rire, et je me remémorai cette séance désopilante à Accra où le Patrrron, pour impressionner deux ravissantes très couleur locale avait lui aussi fait “parler les cendres des morts”. Mais en l’occurrence l’affaire était d’une autre sorte. “- Et voilà le Maboul qui tire du feu un caillou bien chaud, se le téléphone dans l’oreille et écoute parler les morts : -Oui ... Oui ... je vois, ce M. Charles est habité par la vengeance .. oui ... oui, il est écrit .... Son langage devint alors complètement incompréhensible. L’instit’ se tassait sur lui31 même, terrorisé. Youssef, ayant terminé sa péroraison en Patagon, avala tout franc le caillou brûlant. Il retrouva instantanément un regard humain en même temps que l’usage de la langue de Molière. Où diable l’avait-il apprise ? - Nous partirons dans cinq jours pour le pays des Mau-Mau. Et toi, fils de la chèvre, dit-il à l’instituteur, malheur sur toi si tu en souffles un seul mot ! Toi, El Andaluz, entreras seul sur la Terre de la Lampe, je ne te guiderai que jusqu’à ce pointillé que tu appelles une frontière. Ensuite, souviens-toi de l’Homme venu du Pays des Cèdres, c’est lui qui t’aidera là-bas !” Les amateurs de bandes dessinées vont couiner que je plagie le cher Hugo Pratt et que notre Youssef n’est autre que Shamaël des Ethiopiques. Je jure qu’il n’en est rien et que ce n’est pas ma faute si Youssef utilise le même téléphone que Shamaël pour converser avec les esprits. Par ailleurs, sur ma question, M. Charles prétendit que Youssef, lui, avait une ombre, même s’il évitait de marcher dessus, encore n’était-il pas trop affirmatif. Après tout, pourquoi Corto Maltese et M. Charles n’auraient-ils pas tous deux rencontré le même démon ? Vous ratiocinez trop, lecteur ! “- Je tentai de savoir du Maboul quelles précautions seraient à prendre pour ce voyage. Il me répondit que je n’avais qu’à trouver de l’eau, un sac de farine et des dattes sèches. Il se chargeait du reste. Il prétendait même savoir où trouver du “bitroul ” pour la voiture. Je ne m’inquiétai donc pas trop et eus en un moment complété ma part du chargement. Quant à mon nécromant, je ne le vis pas de ces quatre jours. Ni l’instit’ ni Adjoulé ne prétendaient savoir où diable il était ni ce qu’il pouvait bien fabriquer - car je soupçonnais qu’il exerçait son art à quelque sulfureuse opération. - Il est écrit, me répondait Adjoulé, qu’il est des questions qu’il vaut mieux ne pas poser, de peur qu’il y soit répondu ! Message reçu. A l’aube du cinquième jour, je vis arriver par l’oued un Youssef ployant sous le faix d’une énorme besace. Il s’appuyait sur un grand bâton curieusement terminé par une espèce de crochet, à la manière d’une crosse d’évêque. En observant de plus près, je vis qu’à la garde de ce croc à phynance ballottaient ce que je pris d’abord pour deux têtes réduites mais qui, après plus ample examen, s’avéra être... vous devinez quoi. El Maboul prétendait que ces attributs étaient ceux de deux boucs et qu’ils lui servaient à conserver son tabac ; je voulus bien faire mine d’en convenir, tout en remarquant que, cette année-là, les boucs avaient décidément d’étranges gonades. Quant à son sac à malices, il semblait être par moment agité de soubresauts, phénomène somme toute bien naturel s’il contenait effectivement quelque animal familier plus ou moins venimeux : Il est des gens, comme cela, qui ne peuvent se séparer sans déchirement de leurs petits compagnons à quatre pattes, voire sans pattes du tout, et préfèrent s’en encombrer pour un long voyage. Je décidai donc que si animal il y avait, il s’appelait Milou, nom qui, vous en conviendrez, convient aussi bien à un chien qu’à un daman, une autruche, un crocodile, voire un céraste. Outre Milou, je subodorais qu’El Maboul recelait en sa besace quelque pharmacopée infernale, mais je n’osai m’en assurer ; après tout, Youssef pouvait légitimement avoir ses petits remèdes de bonne femme..... si je puis m’exprimer ainsi, car en fait de ménagère, Youssef manquait singulièrement de féminité. Dans ces pays-là, on ne trouve de bichette avec de doux cils faits au khôl que chez les Peuhls, apprêts que ne goûte guère un viril sorcier Somali... ” 32 Apprêts que ne goûte guère non plus M. Charles, je vous l’affirme : les boute-en-train ne sont pas de sa confrérie et il est plus logique de l’imaginer en compagnie de l’inquiétant Youssef que d’un berger Peuhl et, par ailleurs, on ne voit pas pourquoi il eût eu à ses côtés une ravissante Amie dans un voyage périlleux pour accomplir son œuvre de mort. C’est Némésis tout entière à sa proie attaché, pour parodier Jeannot, et Aphrodite n’a pas ici voix au chapitre (qui, vous le constatez, devient franchement délirant !). Mais ce que j’en dis... “-Youssef embarqua donc, assis en tailleur sur la banquette arrière, son baculinum druidique passant par l’ouverture de la vitre, pompons au vent, sa bauge de cuir liée à une poignée. L’instituteur et Adjoulé observaient ces préparatifs, l’un avec une terreur non dissimulée, l’autre avec un petit plissement des yeux qui laissait deviner que, derrière le masque du chèche, il se marrait franchement. Il est vrai que la vieille môman d’Adjoulé savait cuisiner le borbor et que, Youssef étant en quelque sorte collègue de Madame Adjoulé mère, le fils du Loup n’avait rien à craindre des diableries dudit. Bien plutôt, je crois qu’il s’ébaudissait à imaginer les facéties désopilantes qu’El Maboul réservait aux pillards Toubous et aux bandits somali. - Je t’attendrai ici deux lunaisons, me dit Adjoulé, baraka Allahou fiq et reviens en paix ! - La paix soit avec toi aussi, lui répondis-je, et que ta couche ne manque jamais de femmes ! Et nous voilà partis en cahotant vers la plaine de la Soif. ” La traversée du Ténéré ne fut en fait qu’une formalité, au dire de Charles. Le Maboul le guidait avec sûreté, comme s’il avait connu chaque piège de la route, chaque patrouille militaire. Sur cette étendue désolée, pas même une gerboise. De temps en temps, Youssef entonnait une mélopée d’une voix nasillarde, quelque chose d’étrangement mélodieux comme un péan antique. D’autre fois, lorsque Milou semblait trop turbulent, il entrouvrait sa besace et susurrait de mystérieuses paroles par l’ouverture, en vertu de quoi Milou se tenait coi pour une paire d’heures. Curieusement, Youssef ne se souciait ni de nourrir ni d’abreuver sa bestiole. “- Un soir, nous bivouaquâmes dans les ruines d’un fortin, un lieu appelé selon Youssef Hassi-Ténéré. Il y avait effectivement un puits presque comblé duquel cependant le Maboul réussit à puiser le contenu d’une guerba. Il fit même du feu pour préparer une sorte de tadjella qu’il assaisonna d’une poudre verdâtre, tirée des bourses prétendues caprines suspendues à son bâton. Comme je lui expliquai que cette poudre ressemblait aux spores qui s’échappent du champignon que nous appelons lycomycète ou vessede-loup ou encore “bourse-à-pasteur ”, il partit d’un grand rire et, in petto, je murmurai un rapide de profunduis à l’intention des prétendus boucs qui avaient fourni la matière première de ces vilaines sacoches. - Cette poudre, El Andaluz ô perspicace, nous donnera l’immunité contre les entreprises des démons du désert. Ici, ils sont millions. Jadis, vos légionnaires les tenaient en respect entre le clairon du soir et celui du matin. Mais il n’y a plus de légionnaires, maintenant. Et là-dessus, il improvisa, sur l’air de la Légion, un chant très incongru... ” 33 Je demandai à M. Charles de transcrire le chant saugrenu du Maboul. En voici les fragments, restitués de mémoire : “L’Andaluz, y m’a fait son mercenaireu Pour s’en aller zigouiller Goldsteiner èèreu Le crân’ d’œuf y devrait avoir la trouille Car l’Andaluz pourrait lui couper les.... Refrain Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, voilà du boudin, Bien assaisonné ‘vec du perlimpimpin Du crân’ d’œuf yen a plus Du crân’ d’œuf y a plus On va le traiter à coups d’pied au. ” Au vrai, je ne crois pas un mot de cette histoire de chanson, et soupçonne fort M. Charles de se payer ma tête et la vôtre, lecteur. Ce que je crois, c’est que ces vers de mirliton sont, Minerves tout droit sorties de la tête de leur auteur, destinés à, ainsi que l’on dit vulgairement, “dédramatiser” cette traversée du désert en compagnie d’un fils du Diable. De surcroît, à moins d’être devin, comment Youssef pouvait-il connaître le nom de la cible ? Oui, bien sûr, le téléphone-caillou... Mais y croyez-vous, vous-même ? Toujours est-il que sous l’attentive conduite de Youssef El Maboul, l’expédition atteignit sans encombre les confins du pays Toubou. 34 CHAPITRE Huitième: LE CHATIMENT. 3 : Toubous et Ibn Shaïtani “- Nous avions franchi la frontière à une vingtaine de kilomètres d’un poste. De hautes montagnes barraient l’horizon. - Là-bas, le pays des Ravisseurs ! Dit simplement Youssef en montrant les sommets. Il nous fallut encore deux jours pour gagner le premier village de la montagne. Celui-ci, à part de la volaille picorant çà et là, semblait déserté. El Maboul sauta prestement à terre, puis s’en fut d’un pas égal sans doute explorer les alentours. Je songeai à sortir la Kalach’ de sa cachette - on ne sait jamais - lorsque je fus soudain entouré par une dizaine de types armés plus haut que les dents qui me braquaient en rigolant. Celui qui les commandait, en revanche, semblait avoir autant d’humour que le Journal Officiel helvétique. Il arborait fièrement trois sardines (justement découpées dans des boîtes du même métal). - Je suis le Capitaine Hissène, Camarade Patrrron, tu es présentement prisonnier de l’Armée Musulmane de Libération. Je réquisitionne la toumobile. La liberté ou la mort, nous vaincrons ! - Hug ! Répondis-je. - Ce n’est pas la peine d’appeler ton copain Hugues, nous l’avons fait prisonnier et il a tout avoué. Subséquemment, tu vas passer devant le tribunal islamico-populaire qui, légalement, te condamnera, te fera fusiller puis te jugeras. La liberté ou la mort... - Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts, l’interrompis-je, et avec notre vieille ferraille nous forgerons l’acier victorieux ! - Ah çà tu es très fort, toi le Blanc, mais ton cas est gaspillé ! - Ouais, répondis-je, et mon copain Hugues est encore plus fort que moi, regarde ! Ils se retournèrent d’un bloc, comme si on leur eût à distance botté le séant. Youssef était assis sur un rocher dominant le village, brandissant son bâton dont il agitait furieusement les bourses (de) pasteurs : - Hissène, fils du chacal, relâche El Andaluz ! Gronda-t-il. Il est des Béni-Kaïn, lui aussi, et il va t’en cuire de porter la main sur un fils de Lillith ! Les autres reculèrent, visiblement effrayés, mais Cap’tain Hissène avait lu le Petit Livre Vert du colonel Khadafi et, le portant en amulette, ne craignait pas que le Ciel lui tombât sur la tête. Il arma posément son fusil, visa non moins posément et lâcha une rafale en direction du Maboul. Je déplorais déjà mon guide, lorsque je vis que celui-ci ne se souciait guère plus des balles que d’une volée de frelons. Mieux, il ouvrit sa besace. Je compris qu’il allait lâcher Milou pour châtier l’outrecuidant capitaine d’opérette, mais je ne vis rien sortir du sac, sinon un tourbillon de poussière qui atteignit Hissène exactement au quatre-vingt quinzième point du Manuel d’Acuponcture. Le matamore s’effondra, ce que voyant les vaillants miliciens, lâchant armes et claquettes (ces excellentes sandales Hô-Chi-Minh sans lesquelles il n’y a pas d’armée révolutionnaire qui vaille, fût-elle islamique) tentèrent de fuir. Ils en furent empêchés par le tourbillon qui les cernait. - J’ai encore besoin de vous, fils de lièvres ! gronda Youssef. Votre heure n’est pas encore venue. Allez dans le pays et racontez ce que vous avec vu, que tout le monde sache qu’El Andaluz est sous la protection de Celui qui n’a pas de nom! 35 Les rombiers tournèrent les talons sans demander leur reste. Et soudain, surgissant de derrière les rochers, un, dix, cinquante gamins firent irruption sur la place du village... ” A ce point du récit, M. Charles indiqua complaisamment que la place du village Toubou se situait très exactement entre la case-poste, la halle aux vins de dattes, la poissonnerie et la case sex-shop, mais je n’en crois rien. La population du village fit fête aux deux errants, comme il se devait, et si M. Charles, moins par fidélité à quelque belle Amie que par crainte du Sida observa une rigoureuse abstinence, il semblerait qu’El Maboul ait ce soir-là montré plus de verdeur que tous les incubes et succubes de la montagne réunis, si l’on en juge au défilé de luronnes qui se succédèrent dans sa case. “- Nous étions prêts à partir, le lendemain, mais le Maboul ne se décidait pas à embarquer. Au contraire, il rôdait entre les cases, gambadait de rocher en rocher en sifflant comme s’il appelait un chien. - Que fais-tu donc, Youssef ? demandai-je. - Je rappelle Milou, pardi ! me répondit-il comme si cela allait de soi. Un moment après, il revint, bourrant sa besace de coups de poing, pestant contre ce sagouin de Milou qui, visiblement, s’était fait tirer l’oreille pour réintégrer son panier. - Mais quel animal est Milou ? demandai-je. - Ce n’est pas un animal ! Tu as bien vu que c’est un génie de l’oued, un Kel Essouf, si tu préfères, répondit-il tranquillement, et ce paillard-là a passé la nuit à courir la gueuse. - Tel maître, tel génie, dis-je. Et nous reprîmes la route à travers cette dangereuse région sans être inquiétés plus avant. Je remarquai simplement que son baculinum s’ornait d’un troisième trophée. Pauvre Cap’tain Hissène ! ” Ils roulèrent à travers le Soudan et l’Ethiopie, puis un jour passèrent en Somalie. Le plus difficile, expliquait M. Charles, était de passer inaperçu non point des factions guerrières rivales qui toutes respectaient Youssef El Maboul, mais surtout des fouineurs des organisations dites “humanitaires” qui interfèrent dans les cercles millénaires du rezzou et de l’immémoriale guerre tribale, avec gros sabots et “couverture médiatique”. “- C’eût été idiot d’avoir fait tout ce chemin pour se faire coxer par la “couverture médiatique ” qu’une bande de sots fait sur les évènements du pays. La misère et les réfugiés, c’est le scoop qui remplit l’assiette de MM. des Médias. Ils auront beau déplorer et faire de l’argent avec la charité publique, ils n’empêcheront pas les bandes de ruffians mal embouchés de se flanquer des pâtées, parce que c’est dans leur nature. Mettez-les en paix, ces types-là crèveront bien plus sûrement d’ennui qu’ils ne crèvent de la faim ou du plomb chaud. Mais bref : le Maboul avait choisi de faire un bout de chemin avec les Ibn Shaïtani, tribu sans doute proche des Béni-Kaïn. Comme ces types se déplaçaient autant en Toyota qu’à dos de chameau, notre voiture passait inaperçue sur les photos de la reconnaissance aérienne, simple élément parmi le rezzou. Mais chaque fois qu’un Cessna “humanitaire ” se posait, j’étais obligé de me taire, le chèche bien capelé. C’est ainsi que nous nous approchâmes de la frontière du Kénya. ” 36 Les Ibn Shaïtani, conseillés par Youssef, ayant projet d’une action d’envergure contre leurs voyous d’ennemis héréditaires du moment (la place d’ennemi héréditaire ne reste jamais longtemps vacante) avaient délibéré qu’il serait commode de faire passer femmes, enfants et troupeau au Kénya : ainsi l’on n’aurait pas à laisser de guerriers à la protection de la smalah, dont la capture par un parti ennemi eût été honteuse, et, plus intéressant, les imbéciles de l’action humanitaire allaient nourrir et soigner gratuitement tout ce joli monde. Avec le stock de vivres de la tribu, on était paré pour une longue campagne, scrogneugneu ! Ainsi fut fait : les familles éplorées s’agglutinèrent près de la frontière, dûment instruites de la comédie à jouer. “- El Maboul fit bouffer du perlimpimpin aux plus vieilles carnes du troupeau, celles dont on ne voudrait pas même le cuir, afin de fournir aux caméras humanitaires un nombre respectable de carcasses et, pour faire bon poids, il en fit même absorber à quelques vieillards, phtisiques, bancroches et avortons qui, de toute façon, seraient trépassés dans l’année. On fit ainsi un tableau très réussi, nonobstant l’odeur des carcasses en décomposition. Comme il fallait que le désastre fût intervenu dans le campement même, on avait dressé des tentes au milieu du charnier, mais bien entendu les familles vivaient à un kilomètre de là, planquées au vent, et selon un horaire bien réglé, chaque famille fournissait un contingent pour prendre le quart, tandis que le reste de la tribu se livrait à ses occupations habituelles : soigner le troupeau, faire l’amour, préparer la guerre.” M. Charles avait son idée pour entrer en contact avec “l’homme venu du Pays des Cèdres”. Les avions venaient du Kénya et, vu l’ampleur de la mise en scène signée Youssef El Maboul, les journalistes n’allaient pas tarder à rappliquer et parmi eux, à coup sûr, “Petit Lot”, jolie free-lance. Elle serait à son insu l’intermédiaire idéale entre Charles et JP, ancien des Services Secrets français au Liban et ami de M. Charles. “- Ca n’allait pas traîner : une nuée de Piper, Cessna, Beechcraft s’abattit autour du campement comme un vol de Stukas retour au charnier natal. El Maboul et moi, bien camouflés sur un promontoire, observions la scène à la jumelle, en nous marrant à voir les paparazzi complètement débordés par la foule des implorants qui en rajoutaient, les vaches ! Je me demandai même si tout cela n’allait pas se terminer par une énorme rigolade, tant il était difficile d’imaginer que ces couillons de médiastres soient dupes à ce point. Mais le pouvoir de suggestion des joyeux Ibn-Shaïtani est tel que les avions repartirent avec des journaleux enchantés de leur moisson d’images. Le soir, autour des feux où rôtissaient les moutons, chacun commentait l’évènement et je ne crois pas que l’image des occidentaux en soit sortie grandie, si j’en juge par les éclats de rires qui accompagnaient les conteurs mimant les interviews. - Ca va marcher, El Andaluz ô vengeur. La belle journaliste sera bientôt là. Prépare donc ton courrier ! me dit le Maboul. - Il sera prêt. Te chargeras-tu de le remettre à P’tit Lot ? - Natürlich, germanisa-t-il. ” En attendant, il fallait négocier une charge d’explosif stable et les dispositifs à retardement. Charles décida de demander l’avis de JP sur la nature du matériel à employer, et libella ainsi sa lettre : 37 P.U. => JP Chez Ibn Shaïtani. Besoin effacer G.I. -1 avec délais. Quelle charge ? Besoin infiltration/ex pour opé sous 8 jours. K. “- Le lendemain, une équipe lourde de télévision se posait près du campement et je vis que P’tit Lot était... du lot (de surcroît, elle est native du Lot). Puis je me souvins que j’avais oublié de la décrire au Maboul, mais celui-ci alla pourtant vers elle sans hésiter, lui remit le pli après une longue singerie, puis revint rendre compte : - B’Allah ! La belle verra ton copain. - Que lui as-tu raconté, investigai-je. - Que ma cousine vivait chez un voisin de ton copain où elle était boyesse et que la lettre était pour elle et qu’il fallait que ma cousine m’envoie un petit secours passque nous étions en train de crever... Je me demande comment ce gaillard solide comme un roc a pu persuader P’tit Lot qu’il était en train de crever, toujours est-il que la ravissante accepta de se charger de la missive, les larmes aux yeux. ” J’eus, à ces mots, une pensée émue pour la gentille P’tit Lot, innocent agent du Destin en marche. A quelques jours de là, P’tit Lot revint porteuse de la réponse de la “cousine” et la remit au Maboul avec un paquet de médicaments. Le paquet contenait une notice posologique pour les infiltrations, prévoyant une opération tous les deux jours, soit trois par semaine. M. Charles en conclut qu’on viendrait le chercher dans six jours. Quant à l’explosif, la réponse de la “cousine” se référait explicitement au Pentateuque, ce qui fit comprendre à Charles qu’il s’agissait de pentrite, explosif aujourd’hui classique dans la panoplie des terroristes en tous genres. “- Je demandai à Si Makhlouf, spécialiste ès armes sophistiquées chez les Ibn Shaïtani il avait lui aussi fait ses humanités chez le bouillant Maamar El Khadafi - où je pourrais me procurer à prix honnête deux kilos de pentrite. - We should find it in Erythrea, répondit-il, or, which is safer, in Ethiopia, since nowadays the border may be easily crossed . However, it would take too long to go there by car : better having a plane ! Cela ne faisait évidemment pas mon affaire : je n’avais que six jours pour être prêt, et même si la pagaille régnait en Ethiopie, ces gens-là devaient encore avoir quelques vestiges de la puissante aviation de Mengistu qui ne feraient qu’une bouchée d’une petite trapanelle clandestine, si d’aventure quelque radar en état de marche la détectait. Par ailleurs, il n’était pas question de trouver l’explosif au Kénya. La chance, ou les manigances ésotériques du Maboul, me servirent cependant. La smalah des Ibn Shaïtani venait de passer au Kénya pour s’en remettre aux bons soins des humanitaires et, en principe, le camp passait pour abandonné, avec ses ossements blanchissant au soleil. Pourtant un vieux Tiger Moth se posa. Le pilote descendit, suivi d’un passager portant un attaché-case. Je reconnus bien vite Issam, le Syrien d’Accra, et celui-ci n’avait nul besoin de clamer sa nouvelle raison sociale ; Il eût érigé une banderole portant << Grande Quinzaine de l’armement. Soldes” que l’objet de sa visite 38 n’eût été plus explicite.” Les trafiquants, eux, savent ce qui se camoufle derrière la vitrine humanitaire. Bons clients, les Ibn Shaïtani obtinrent en “discount” les deux kilos de pentrite et un dispositif électrique de mise à feu du détonateur commandé par une banale capsule à l’acide, le tout livrable avec vingt caisses d’armes et de munitions sous deux jours. Et en effet, deux jours après, entre chien et loup, ils virent tournoyer un antique Dakota qui se posa, cahotant, sur le reg. Les guerriers eurent tôt fait de le débarrasser de sa cargaison en échange d’une bonne mallette de billets verts qui représentaient le montant de la taxe prélevée sur la vente des denrées de l’aide internationale ; il faut bien que celle-ci serve à quelque chose, et Charles put constater qu’effectivement rien ne se perd ni ne se créé et que, en conséquence, il n’y avait pas lieu d’interrompre cette aide si précieuse. “- Le Maboul m’apporta mon petit paquet, et je sus que je tenais enfin l’instrument de ma vengeance. - Demain, El Andaluz, ton ami viendra pour t’emmener au Pays de la Lampe, me dit Youssef. Le murmure du vent sur les sables me conte par avance ton succès. Je t’attendrai ici même, les Ibn Shaïtani n’ont pas besoin de moi, leur guerre n’est pas la mienne. Va, et mène ta propre guerre ! Il dit, et agita son bâton où pendaient maintenant une dizaine de pochettes. Je n’eus pas beaucoup à attendre : le lendemain à l’aube du sixième jour un Piper Cub se posa et, à ses cheveux blonds, je reconnus de loin le passager, JP, barbouze en retraite et présentement... ” Au fait, je ne vous dirai pas sa profession actuelle ! 39 o-o-o-o Chapitre neuvième LE CHATIMENT (suite). 4 : Comment piéger ? A Wilson Airport, un étrange mécanicien descendu d’un Piper se mêla à la foule des rampants. Se faufilant entre deux hangars, il rejoignit une Pajero bleue qui manœuvrait pour sortir du parking. JP habitait une maison discrète vers Kilimani, avec une chambre à part, fermée au personnel, où il pouvait toujours camoufler quelqu’invité peu désireux de publicité. Il y installa M. Charles et sa pentrite. JP m’instruisit des règles de base de la clandestinité, afin que, contrairement à l’espion Ivoirien trop voyant, je puisse opérer sans compromettre ni rien ni personne. Il fallait que ni la boyesse ni les voisins ne vinssent à soupçonner ma présence, ce qui signifiait ne sortir qu’à certaines heures, éviter d’allumer la lumière, de fumer, de paraître à la fenêtre, et bien sûr de faire du bruit qui eût pu donner à croire que quelqu’un habitait cette pièce. Non que la boyesse fût un modèle de fin limier, mais parce que celle-ci eût tout aussi bien pu supposer que la chambre était hantée par quelque esprit démoniaque, ce qu’elle n’eût pas manqué de colporter parmi ses connaissances. Après des semaines de vastes horizons, je me sentais quelque peu à l’étroit. Il fallut bien pourtant observer les habitudes du gibier. JP apprit à Charles que Goldsteiner avait repris la maisonnette que lui-même occupait l’année d’avant : décidément, le crâne d’œuf tenait en tout à chausser les bottes de son ennemi. Goldsteiner se déplaçait le week-end dans une vieille Land-Rover avec laquelle, sans exception, il filait en safari, vêtu d’une chemisette voyante. La semaine, il prenait une vieille 2cv. , héritée de sa grand-mère, pour se rendre à l’Aquarium selon un immuable parcours qui le faisait passer par Arboretum Road.JP et M. Charles étudièrent méticuleusement les allers et venues de leur cible. L’avantage des crânes d’œufs réside dans le fait que, gens de peu d’imagination, ils compensent l’absence de capacité d’improvisation par une routine d’automates : ils sont donc absolument prévisibles ; Charles nota, entre autres faits mémorables, que chaque fois qu’il abordait Arboretum Road, Goldsteiner rétrogradait, clignotait et immanquablement roulait dans un profond nid de poule, y compris les jours de grande pluie. Il s’ensuivait invariablement un profond ébranlement de l’antique véhicule qui se mettait à battre des ailes, et un juron bien senti. Ce fait ne manquait pas d’intérêt : nous ne souhaitions pas, en effet, déclencher l’explosion de la charge dans un lieu habité, afin de ne molester personne d’autre que l’affreux. Or le nid de poule se situait dans une zone à peu près dépourvue d’habitations, et la régularité de la locomotion de notre oiseau faisait qu’il passait dans 40 l’ornière à huit heure quarante trois plus ou moins vingt secondes chaque matin, jour ou pas. Moment où la circulation est plutôt rare. Nous tenions là l’endroit du châtiment. Charles et JP étudièrent donc la Revue Technique décrivant la suspension de la 2CV modèle 1958. La radinerie de Goldsteiner, qui ne voulait à aucun prix - surtout à aucun prix ! - s’équiper d’un véhicule plus moderne, ne laissait pas de poser des problèmes techniques ; en effet, la voiture avait une suspension particulièrement souple, voire laxiste, dont les bras ne manquaient pas de frapper les butées au moindre cahot. A moins d’utiliser une télécommande, l’explosion risquait d’intervenir au milieu des villas de Mugoiri Road ; ou alors, il eût fallu calculer exactement le retard du crayon détonnant pour qu’il coïncidât avec le passage dans une zone satisfaisante. Non, il valait mieux utiliser l’enchaînement séquentiel d’évènements qui conduisait chaque jour droit dans le nid de poule. Il restait donc à rendre la malencontreuse voiture inopérante pour contraindre Goldsteiner à se déplacer avec sa Land-Rover qui, par ailleurs, n’avait rien à envier au Tyrannosaurus Rex, du moins en ce qui concerne son âge. Ce n’était pas le plus facile, commenta Charles, car les voitures étaient garées dans le parking du compound, gardé par des askari qui, naturellement, me connaissaient. Même en les soudoyant, nulle garantie de leur silence, vu l’énormité de l’action qu’en leur candeur ils auraient naturellement assimilée à un crime. Nous avons donc passé des jours à épier les déplacements de la 2CV, guettant l’occasion de l’immobiliser. Rien de prévisible, cette fois, car si notre gibier avait l’habitude d’aller marchander sa pitance hebdomadaire sur un marché kaya-kaya du côté de Kawangware, il prenait soin de garer son véhicule dans un terrain vague sous la garde de son majordome - bien entendu, il avait viré le vieux Paulo, réputé trop cher, et engagé à sa place un coureur de pistes pas trop gourmand contre le gîte et un maigre couvert. Aussi sa table était-elle détestable, ce qui, vous en conviendrez, ne faisait qu’aggraver son cas. Nous délibérâmes donc, JP et moi, du meilleur moyen d’éloigner le cerbère. Charles et JP utilisèrent donc la vieille technique du portefeuille fugace, jeu inspiré de la peau de lapin. Pour jouer à ce vieux jeu limousin, il faut une peau de conil bourrée de foin. On la place, de nuit, sur quelque route de campagne. Un licol de ficelle lâche relie le mannequin empaillé à la main farceuse du machiniste, planqué en contrebas dans le fossé. Lorsqu’une automobile s’annonce, le lapin constitue une proie tentante : neuf fois sur dix, le conducteur fait un écart pour percuter l’animal, entend le bruit du choc, stoppe et descend pour recueillir le fruit de son braconnage. C’est alors que le machiniste actionne la dépouille, au grand dam de l’écraseur, qui, d’ailleurs, ne prend pas toujours la plaisanterie avec philosophie. Nous avions donc bourré un portefeuille en croco de vieux papiers, afin de lui donner un aspect rupin. Un fil de Nylon quasi invisible actionnait l’objet de convoitise depuis la Pajero, négligemment garée à quelques mètres de là. Nous disposâmes donc le piège. Le cook avisa bientôt le cuir luisant au soleil, se frotta les yeux, y regarda à deux fois, puis se précipita, mû par l’appât d’un gain que lui refusait son employeur. Au moment où il allait enfin atteindre le Nirvâna, JP opéra une traction sur le fil, et, littéralement hypnotisé, le cook fit un bon pour rattraper le portefeuille péripatétique. 41 Que, bien entendu, il ne parvint pas à saisir, puisque le diabolique JP réitéra sa traction ; la scène se répéta mécaniquement jusqu’à ce que le chercheur et l’objet de sa quête fussent assez près de la Pajero pour qu’un JP apparemment courroucé en sortît, apostrophant le malheureux : - Tu veux piquer mon portefeuille ? Attend un peu ! - Mais m’sieur... - Pas d’histoires ! Nous allons à la police ! Et d’empoigner le pauvre cuistot, le conduisant manu militari à la police, suivi d’une foule vociférant après l’indélicat personnage qui se permettait de subtiliser en plein jour le portefeuille d’un honnête muzungu. A vrai dire, JP eut soin de protéger son prétendu voleur de la vindicte générale, sans quoi le pauvre paillard eût pâti d’une justice populaire qui, pour être efficace, n’en est pas moins expéditive. En tous cas, la place fut vidée en un clin d’œil, me laissant le champ libre pour opérer. M. Charles opéra donc, c’est-à-dire qu’il dévissa le grillage, puis la turbine, et subtilisa les rupteurs de la 2CV, remonta turbine et grille, et s’en fut dans la Pajero. JP revint bientôt, hilare. Il narra les tractations du cook, puis de Goldsteiner, prévenu, avec la police locale : en fait, bon prince, JP voulut bien se rendre aux raisons de ces gentlemen et accepta de ne pas porter plainte contre le larron. Goldsteiner, quant à lui, dut payer une caution pour libérer son employé. Une demie - heure plus tard, la 2CV, tractée par une dépanneuse, faisait son entrée au garage du Docteur Yacasse, où elle fut hospitalisée pour défaut d’allumage. Comme les jadis populaires Citroën sont plutôt rares au Kenya, il y avait peu à redouter une prompte remise en état. Restait maintenant à piéger la Land-Rover. 42 CHAPITRE Dixième: LE CHATIMENT 5 : ça va fumer ! Il convenait pour cela d’agir nuitamment, alors que Goldsteiner confiait à Morphée ses misérables rêveries. Cependant, éloigner deux presque redoutables askaris était d’une autre difficulté que de confondre le cook. Une attaque en règle de la place eût sans doute occasionné quelque remue-ménage de mauvais aloi dans le quartier - après tout, il n’est jamais impossible qu’un askari fasse son devoir au mépris des horions et, de surcroît, Goldsteiner eût pu en avoir la puce à l’oreille. Les soudoyer eût été in fine risquer qu’après le grand Boum quelque esprit trop cartésien n’établît une relation de cause à effet. Or il advint que JP eut à connaître d’un certain trafic auquel se livrait le dénommé Sammy. Sammy est un petit bonhomme déluré, employé de la Cinémathèque régionale. Doté d’une conscience élastique et confondant allègrement le service de son employeur avec son économie domestique, il a accoutumé d’emprunter deux soirs par semaine un magnétoscope et un téléviseur grâce auxquels il organise des spectacles culturels à vil prix (la Culture, il est vrai, ne se mesure pas à l’aune fiduciaire). C’est ainsi que tous les quartiers populeux de Nairobi ont pu faire leur éducation sexuelle grâce aux chefsd’œuvre de série X généreusement distribués par Sammy Ltd. JP alla donc trouver le cinéaste et lui peignit un si noir tableau des représailles que ne manquerait pas d’exercer la Directrice de la Cinémathèque sur un certain employé, pour peu que quelque indiscrétion n’intervînt, qu’il n’eut aucune peine à le convaincre d’élargir le cercle de ses actionnaires sans toutefois augmenter son capital. D’autant que le nouvel associé et protecteur apportait un projet commercial tout bonnement génial, puisqu’il s’agissait rien moins que de drainer dans la caisse les contributions des askari et autres personnels de maison des quartiers résidentiels. Pour ce faire, il suffisait d’équiper un vieux fourgon loué chez le docteur Yacasse d’un onduleur propre à alimenter le système vidéo. Quelques bancs de bois fixés au plancher, et voilà une animation culturelle itinérante à moindre frais. L’on décida donc de tester le système, baptisé Moving Movies par Sammy, un soir près de Lavington. Des gamins des rues furent employés comme agents publicitaires et firent si bien que la première de “Go And Fuck A Duck” sur l’étrange lucarne fit fourgon comble. On dut organiser incontinent d’autres séances, au grand plaisir dudit Sammy qui bénissait le Ciel de lui avoir adressé si miraculeux associé. JP lui remontra cependant tout ce que l’entreprise avait encore d’imparfait : - Mon cher Sammy, c’est un succès, certes, mais ne vois-tu pas ce qu’il manque pour que chaque représentation soit vraiment “in” ? - Ah non ! Patron, je ne sais pas. - Regarde, nous entassons à chaque fois vingt-quatre personnes dans cette tôle. Donc il fait chaud, donc elles transpirent, donc elles ont soif, tu vois ? - Ah ! Ça ! Tu es très fort, Patron ! On va percer des fenêtres ? -........ !!! 43 - Bé oui, ça fera du vent, comme ça, bien. - Tu n’y es pas, mon petit Sammy. Tu voudrais que les resquilleurs assistent cadeau à la séance en matant par les fenêtres ? - Ah ouais ! Alors, on met un tilenvateur ? - Pour faire du bruit ? On n’entendrait plus les couinements de Zizi-La-Cane quand elle se fait mettre par Big-Prick Joe. Tu veux nous casser le bénéfice, ou quoi ? Et puis on tire assez sur la batterie comme ça. Non, mon vieux, il faut monter un bar ! Ce qu’ils firent le soir suivant. Une glacière et quelques canettes de Tusker constituaient l’essentiel d’un investissement qui fut amorti en moins d’une séance, JP ayant subrepticement introduit dans la cabine un chauffage à catalyse pour contribuer à échauffer l’atmosphère. Le lecteur remarquera, étant personne d’expérience, que quelques rafraîchissements judicieusement distribués à l’occasion d’une manifestation culturelle contribuent à la “convivialité” et à l’élévation d’esprit : Le public ainsi mis en condition communia tellement avec les acteurs du film que M. Charles, embusqué non loin de là, conjectura que le prochain investissement serait probablement un train d’amortisseurs pour le fourgon. La réputation des Moving Movies était faite, et désormais JP et M. Charles tenaient un moyen de distraire les askari de leur faction. L’on choisit donc d’opérer du côté d’Oloitokitok Road, non loin de chez Goldsteiner, la semaine suivante. Il fallait cependant s’assurer que nos deux lascars allaient bien, eux aussi, entendre l’appel de la Culture. Je suggérai qu’après tout, puisque les Moving Movies étaient fréquentées par le Tout-Kawangware, il n’était plus exclu de distribuer des billets de faveur chaque fois qu’un nouveau film viendrait à l’affiche. Des journalistes, bien sûr j’en exceptai P’tit Lot, désirant préserver la naïve fraîcheur de la charmante enfant -, quelques notables et des personnes amies de la famille. JP et Sammy dressèrent donc une liste dans laquelle, sur l’insistance de JP, figuraient les deux loustics censés veiller sur le repos de Goldsteiner, Coshise et quelques autres. Je comptais assez sur la curiosité pour l’emporter sur leur conscience professionnelle. La suite me donna raison. Les Moving Movies donnaient ce soir-là “Mary And Croquignolle”, adaptation anglaise du roman de Joe Blaireau, “La Vierge Et Les Pieds-Nickelés”. Parmi les invités se présentant à la porte du fourgon, M. Charles, toujours embusqué, nota BigDégueulasse (dit Big-Dégueu), vieux Méthodiste américain désireux de savoir d’où ses ouailles tiraient leur nouvelle spiritualité et... Goldsteiner ! Celui-ci avait été ajouté sur la liste par Sammy, à l’insu de JP, peut-être pour service rendu, si tant est que Goldsteiner pût rendre quoi que ce soit : Il préférait prêter avec usure ou emprunter à fonds perdu. Toujours est-il que, la séance étant pour lui gratuite, il s’était fait un devoir d’y assister. J’ai eu comme un moment de désespoir, raconta M. Charles, car, fatalement, il allait reconnaître JP qui, ce soir-là, avait tenu à opérer ès qualités de barman. En outre, les askari n’oseraient sans doute pas honorer l’invitation : que Diable ! Assister illicitement à une manifestation, même culturelle comme celle-ci, allait leur causer des ennuis. 44 Or Sammy ne tenait pas à ce que JP et Goldsteiner se rencontrassent. Il fit si bien que JP put rejoindre la planque de M. Charles, afin de tenir conseil. - Tu as vu, me dit JP, Big_Dégueu a laissé tomber Bara-Bara Moto, ce soir. - Bah ! , Répondis-je, du moins verra-t-il des académies plus appétissantes que celles de son vieux brancard. Mais Goldsteiner...... - Ne t’en fais pas ! Il va s’éclater un moment, puis retourner se nicher dans les torchons. Tu as vu, nous refusons du monde : nous sommes partis pour au moins trois séances, cette nuit. C’est bien le Diable si nos gusses ne pointent pas leur nez ! As-tu le matos ? J’avais bien apporté pentrite et crayons, ainsi que des colliers de fixation. Quelque deux heures après, ils virent sortir Goldsteiner titubant au bras d’une somptueuse Marie-Madeleine qui, selon toute évidence, entendait lui procurer quelques vénales consolations à sa solitude. - En voilà une qui en sera pour ses frais, commenta JP, mais du moins auronsnous la paix de ce côté-là ! J’envoie Sammy chercher les askari. En fait, un seul d’entre eux vint d’abord, selon une rotation de factions qu’au fil des nuits ils avaient savamment mise au point. L’un dort sur ses deux oreilles, tandis que l’autre ne veille que d’un œil ; ainsi l’honnête détrousseur a-t-il quelque chance d’aboutir en sa coupable industrie. JP et M. Charles auraient tout aussi bien pu miser sur cette particularité askarienne qu’ils connaissaient, mais ils préféraient ne pas tenter le Diable. JP, ayant réintégré ses fonctions occasionnelles de barman, s’employa à abreuver l’askari de Tusker fortement coupée d’un distillat d’orge fermenté aromatisé de baies de genièvre, que d’aucuns au Kénya nomment “gin”, boisson que le palais délicat de l’askari ne manqua pas d’apprécier, si bien que le paillard finit par sombrer dans les limbes où le destin de l’Homme est de rencontrer Dionysos. - Et d’un, me dit JP en me rejoignant entre deux séances, j’ai piqué son ciré et son casque. Equipe le mannequin. Je vêtis donc un pupazzo de la défroque du dormeur et m’empressai de le glisser par un trou de la haie, sur le béton du parking où, déjà, le coéquipier s’apprêtait à partir pour connaître à son tour les joies du cinéma. Pour faire plus vrai, je m’appliquai à produire un ronflement d’honnête homme. Rassuré sur la présence de son adjoint, l’askari se mit en route vers les Moving Movies. Les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets (à une incertitude quantique près), JP traita le nouveau venu de la manière dont il avait déjà soigné Duval, le dormeur (ce sobriquet lui avait été jadis donné par M. Charles) Toutefois les effets de la potion étant parfois plus lents chez les individus dotés par la nature d’une heureuse complexion, JP dut recourir à un catalyseur, je veux dire une bonne vieille chaussette remplie de sable dont il asséna un coup miséricordieux sur l’occiput de l’insomniaque. Qui veut la fin veut les moyens. 45 Nous laissâmes les deux gardes à dormir dans un fossé, ils en avaient bien pour une heure. Escalader la haie, choir sur la pelouse et gagner le parking fut l’affaire d’un moment. Les maisonnettes étaient éteintes, hormis celle de Goldsteiner d’où s’échappaient des rumeurs de bacchanale. Je pensai qu’il y avait au moins trois personnes dans ce lupanar, car aux piaillements de perruche en rut, dénotant évidemment la fille que l’on chatouille, se mêlaient des borborygmes de phacochère en gésine - nul doute qu’ils émanaient de Goldsteiner - et de temps à autre, en contrepoint, des ahanements d’alligator sur le retour qui devaient bien être émis par quelque commensal européen de notre paillard. Ce ne pouvait être Big-Dégueu, que nous avions vu filer à l’Anglaise en compagnie d’une opulente dondon. Mais qu’importe ! Il fallait bien procéder à notre besogne d’artificiers, aussi, nous désintéressant de la question, nous nous hâtâmes de transformer la vieille Land-Rover en passeport pour l’au-delà. Ce fut sans doute plus facile à dire qu’à faire, quoique l’un et l’autre des deux complices aient quelque expérience en matière de piégeage. Et quoiqu’aient pu dire les limiers du Suprintendant Otieno, il est évident, m’expliqua Charles, que la colonne d’amortisseur n’était pas propre à déclencher convenablement l’explosion. En fait, puisque la Land-Rover allait se précipiter dans le nid-de-poule, il était prévisible que l’essieu allait cogner contre les butées de suspension. C’est à l’endroit de l’impact qu’il fallait placer la capsule du crayon détonnant. Ce que nous fîmes, en immobilisant le crayon avec un bon collier. Cela ne pouvait pas rater. JP et M. Charles, satisfaits du devoir accompli, regagnèrent Kilimani, tout en notant que les Moving Movies donnaient des représentations supplémentaires dont probablement il n’y aurait trace sur les registres comptables. Le matin suivant, ils choisirent un roncier dans l’Arboretum pour observer à la jumelle l’endroit où devait être scellé le destin du crâne d’œuf. 46 CHAPITRE Onzième: LE CHATIMENT 6 : Contretemps. A huit heures quarante, donc, ils guettèrent le roulement de bidon vide annonciateur de l’arrivée de Goldsteiner. A huit heures quarante-trois, rien ne venait. J’enrageais ! N’y avait-il pas eu quelque grain de sable dans notre mécanique ? Soudain, JP se frappa le front : - Tu veux parier qu’il est encore au pieu avec une bonne gueule de bois Nous allons passer par en haut, je suis sûr que sa voiture est au parking. Cela pouvait être une explication. L’autre était que l’animal avait éventé le piège. Nous passâmes par Mugoiri Road pour constater que la Land était toujours sagement parquée. Une équipe de jour avait remplacé les askari dionysiaques, et sans doute Goldsteiner ronflait-il du sommeil de l’ivrogne luxurieux. Tout était en ordre. Je vis même Tronche-de-Cake soulager sa vessie contre la roue... Bouftoukru, dit “Tronche-de-Cake” était un quadrupède que seul un examen attentif permettait de rattacher à la gent canine. L’animal partageait le caractère teigneux de son maître, mais alors que Goldsteiner dissimulait sous sa chemisette de touriste un durillon de comptoir qui pût passer pour l’embonpoint d’un honnête homme, Tronche-de-Cake avait peine à recouvrir d’un pelage couleur pissat une carcasse qui le faisait ressembler de loin à quelque barque échouée, au bordé depuis longtemps converti en fumée. L’œil vide et le croc toujours prêt à nuire, la bête, d’une plainte assez semblable à celle d’une corne de brume, anticipait les horions que lui décochait - j’allais dire généreusement, si le mot n’eût été évidemment hors de propos - un maître soucieux d’entretenir la mauvaise humeur des êtres qu’un destin malheureux avait placés sous sa férule. Ainsi nourri d’effusion de savate bien davantage que d’un bouillon clairet où surnageaient des reliefs très peu roboratifs, Tronche-de-Cake en un coin abscons de sa cervelle mijotait quelque revanche sur son tortionnaire et, en attendant l’occasion, s’exerçait à mordre le séant des visiteurs qui lui tombaient sous la dent. En vertu de quoi, il eut deux ou trois fois la mâchoire brisée d’un coup de talon vengeur, ce qui n’était évidemment pas fait pour adoucir son caractère. Tronche-de-Cake, après une miction dans l’accomplissement de laquelle il avait visiblement mis une subtile malignité, repéra bientôt les fils, et la charge de pentrite. Il prit le temps d’examiner le dispositif, d’un air entendu, puis repartit en battant joyeusement de la queue. Nous comprîmes qu’il n’y avait aucun danger qu’il donnât l’alerte, ayant enfin reçu - du moins nous le supposâmes - un signe du Destin. Nous décidâmes, JP et moi, d’empêcher Goldsteiner d’utiliser son véhicule ce jour-là, car son explosion lors d’une heure de pointe eût occis d’innocents quidams, ce qui eût été contraire à notre éthique, comme vous le savez. Or JP connaissait dans Tom Mboya Avenue une compagnie de joyeux mendiants, coupe-jarret et écumeurs de la côte que la faim en ces lieux attirait. Ces chevaliers d’industrie avaient coutume d’appeler les passants à contribution en jouant 47 d’instruments aigrelets qu’accompagnait le tempo d’un insistant tambourin. Les récalcitrants étaient punis, on s’en doute, d’une justice distributive. JP les persuada de le suivre, moyennant des honoraires qui les dispenseraient quelque temps d’affronter les archers du City Council, leur commandant de donner l’aubade à un sien camarade et à son voisinage. Débarqués au bout de la rue de Goldsteiner, les philharmonistes entreprirent donc de charmer les oreilles des riverains d’une musique comme il n’y en eut jamais en Enfer, ponctuée de Allahu akbar, yahyah el Aïd et autres patenôtres de circonstance. Pendant ce temps, JP et M. Charles s’affairaient au fond d’un regard où circulaient les lignes téléphoniques, tâchant de connecter un combiné aux fils du 77 30, heureusement repérés. Les tambourinaires arrivèrent bientôt devant le numéro 6, et se mirent à brailler de plus belle, jusqu’à ce qu’une porte s’ouvrît et qu’un Goldsteiner furieux mais à la démarche incertaine les interpelât d’un ton peu amène, leur enjoignant d’aller exercer leurs talents plus loin. - But Sir, to-day is Aïd El Kebir ! Salaam aleikum, Allahu akbar and all those sorts of things. No work, to-day ! Goldsteiner dont l’éducation musicale laissait à désirer, les renvoya paître, rentra bougonner dans son logis tout en se grattant le crâne, dubitatif. Comme l’avaient prévu nos compères, le crâne d’œuf voulut en avoir le cœur net et appela au téléphone la Maison française. JP décrocha et, contrefaisant la voix du planton Shadrack assura bwana Goldsteiner qu’en effet ce jour-là était la fête de l’Aïd et qu’en conséquence la Maison était au repos. Ce que son téléphonique correspondant admit volontiers. En conséquence de quoi, ledit se recoucha pour finir de dissiper les miasmes de la nuit précédente. L’on me rétorquera que Goldsteiner était un benêt bien facile à duper, mais que l’on ne s’en étonne point : c’était un transplanté qui, comme la plupart de ceux-ci, n’avait pas compris grand chose. Sûr de sa supériorité, le crâne d’œuf, considérant les Africains comme de grands enfants, oubliait que les enfants sont gens de grande ruse, et donc n’imagina pas un seul instant que l’on pût le mener en bateau, aussi naviguait-il à vue. Il n’eut donc aucune envie d’aller consulter le calendrier qui lui eût appris que l’Aïd-El-Kébir tombait cette année-là quelque trois mois plus tard : l’argument d’autorité, en somme, lui suffisait. Par un singulier paradoxe, il affichait toutefois une méfiance extrême à l’égard de ses concitoyens en qui il voyait de glauques personnages toujours prêts à mettre en œuvre de salopardes cogitations pour se tailler un empire - voyez ses démêlées avec M. Charles. Cette fraîche naïveté que Goldesteiner, du reste, partageait avec beaucoup d’autres fut cause de... de quoi, au juste ? De sa perte ? Voire ! Et puisque nous en sommes à des considérations pfuilozophiques (et non point pour tirer à la ligne), je puis vous confier que les grands enfants n’ont pas de couleur de peau. Je ne parle pas de ces poupins poupons d’Américains, roses comme jeunes gorets et candides (enfin... !), saturés de vaccins et qui vous récoltent la moindre chtouille au passage ; “Grands enfant” n’est pas synonyme de “demeurés”. Les grands enfants n’ont qu’à décréter que le monde est tel qu’ils le voient (et non point, à l’inverse des crânes d’œufs, tel qu’ils le souhaitent) pour ipso facto commettre les pires 48 sagouineries, faire la grosse commission dans la vasque aux poissons rouges, couper les moustaches du chat, badigeonner au Mercurochrome la quéquêtte de leur souffredouleur le jour de la visite médicale et même - même ! - vesser dans un tube à essai pour vérifier que le gaz obtenu est notoirement du méthane. Les grands enfants rigolent et ne sont jamais foncièrement méchants, même lorsqu’ils écartèlent les sauterelles (peut-être le chat ébarbé et le poisson rouge me contrediront-ils), et ils s’ébaudissent à monter des supercheries dont les crânes d’œufs, qui veulent les réduire au système métrique, sont les victimes désignées. Ce qui, bien sûr, est in-to-lé-rable et révèle, dirait Goldsteiner, un esprit vicieusement asocial, anarchique et irrationnel dont tout crâne d’œuf, au fait de sa puissance statistique et probabiliste, environné d’histogrammes et de camemberts, ne saurait être la dupe. Pleurons donc les pauvres victimes du devoir qui se sont suicidées en constatant qu’un chasse-neige utilisé comme tel était sans intérêt sur un littoral équatorial, mais qu’il pouvait en revanche servir aussi bien à déssoucher qu’à sortir sa petite copine, un beau soir, au New-Flo ou à Treicheville. L’ennui est que dans notre vieille Europe, à l’instar de chez les néo-peaux-rouges, les crânes d’œufs sont pris au sérieux par les grands enfants, devenus vieux enfants : le monde entier devient camembériste, mais il ne s’agit plus du bon Sapeur. Pauvres de nous, si les grands enfants, contaminés par les salmonelles des crânes d’œufs, deviennent de Grands Sots : Trapinot, nous voilà ! Trêve de pfuilozophie, et retrouvons Goldsteiner. Nous étions donc quelque peu rassurés pour la journée, mais qu’adviendrait-il si, le soir venu, Goldsteiner se rendait au New-Florida pour y quérir quelque complice prête à satisfaire sa lubricité ? Assurément, la Land-Rover exploserait quelque part vers Hurlingham, provoquant un désastre. Décidément, nous n’avions pas fini de fixer l’incontinent en ses pénates ! Ayant délibéré de la chose, nous convînmes, JP et moi, que si la montagne n’allait point à Mahomet, Mahomet irait à la montagne ; de sorte que ce soir-là une dame de Koinange Street, réputée pour la hauteur de ses vues aristotéliciennes tout autant que pour l’ampleur de son académie, se vit commander d’aller en son antre prodiguer à Goldsteiner les voluptés tarifiées qui furent l’objet d’une sordide discussion justement tarifaire. Je confesse que nous eûmes un instant de scrupule, car l’hétaïre à prix fixe ne devait en aucun cas témoigner plus tard qu’elle fut stipendiée par deux généreux mzungus soucieux de procurer quelque confort à l’un des leurs. Elle allait donc, sur nos instructions, se faire ramener le lendemain en ville par Goldsteiner, et donc... Nous lui commandâmes donc d’aller à confesse avant de nous suivre, et de recommander son âme au Créateur, lui remontrant, pour la convaincre, qu’il n’est aucun moment qui nous puisse assurer d’un prochain seulement. Nous étions assurés qu’ainsi en état de grâce, elle irait tout droit au jardin d’Eden où, comme on le sait, les houris ne craignent plus le Sida. Cela fait, elle alla cogner à l’huis du crâne d’œuf. Notre paillard, se croyant irrésistible, ne fut que moyennement surpris de l’attention qu’on lui portait : - “Hello, darling, c’est l’amour qui passe ! - Ouais, ça dépend du prix du passage ! 49 - Pour toi, mon loulou, comme tu es un copain de Bélinda, c’est gratuit ; mais ne vas pas lui raconter, après... ” Darling fit d’autant plus facilement taire sa conscience que son porte-monnaie ne risquait pas d’en souffrir ; il eut tôt fait de saisir la fille à la taille et de l’entraîner en son logis. JP et M. Charles, soulagés, virent bientôt se refermer la porte sur un abîme de stupre et de fornication. Seul Tronche-de-Cake ne semblait pas goûter ce délai. De dépit, il arrosa copieusement la jante de la Land Rover. Nous décidâmes tout de même de rester vigilants jusque vers une heure du matin, car rien ne prouvait que Goldsteiner allait rester sagement à se livrer aux plaisirs de la chair. Mais à vrai dire, nous n’avions plus guère de moyens de l’arrêter dans sa course funeste. Fort heureusement, la dame sut l’occuper jusque tard dans la nuit. Le lendemain matin, JP et M. Charles reprirent leur faction dans l’arboretum. A huit heures quarante, ils entendirent le vacarme annonciateur de la Land-Rover, roulement lointain de barrique vide entrecoupé de grincements de toutes sortes. A huit heures quarante-trois, vingt secondes et trois dixièmes, la roue avant droite chut violemment dans le nid de poule. Une fumée s’échappa du garde-boue : le détonateur fusait. Cette fois, c’était bon, dit M. Charles. Nous vîmes, presque au ralenti, la caisse s’ouvrir comme une boîte de sardines, se séparer du châssis et décrire une parabole parfaite avant d’aller s’écraser dans la rivière. Le châssis continua sa route comme si de rien n’était, et vint percuter le tablier du pont. Quelque chose tomba tout près de nous, juste dans un buisson d’épineux. Un nuage de suie monta bientôt : le réservoir venait de s’enflammer. Nous étions un peu sonnés par l’explosion, et quand la fumée de dissipa, nous vîmes la péripatéticienne groggy escalader la pente de la petite vallée ; celle-ci, au moins, en avait réchappé. Ce qui ne nous arrangeait guère. Et puis soudain, du buisson, monta un Kaï Kaï ! plaintif. J’allai voir de quoi il retournait, et je vis Tronche-de-Cake, le postérieur hérissé comme un porc-épic, qui léchait ses contusions multiples. Je supposai que l’animal, pour une obscure raison, avait été contraint d’embarquer dans le char de Thannatos. Mais nous n’étions pas au bout de nos surprises ! 50 Chapitre douzième. AERE PERENNIUS L’explosion de la voiture du cuistre eut les échos que l’on sait. Sans demander leur reste, JP et M. Charles s’exflitrèrent vers la Somalie où attendait Youssef El Maboul. Je descendis en voltige du Piper qui repartit illico. Les Ibn Shaïtani avaient levé le camp, mais je reconnus, sur un promontoire, la silhouette inquiétante du Maboul. Il ne bougeait pas, mais tout en marchant vers lui je le voyais me regardant approcher d’un air goguenard. - Ab’ Allah ! Voici un kriegspiel sans bavure ! Honneur à Toi, Si Charly, qui a terrassé le dragon barbu. Ne me raconte rien, je sais tout, j’ai tout vu ! Je pensais que c’était pure forfanterie, mais puisqu’il prétendait savoir, je résolus d’économiser ma salive. Le soleil déclinait lentement sur le désert. Il était trop tard pour se mettre en route, et du haut du promontoire Charles regardait le sud. Oui, le dragon barbu avait payé, et pourtant Charles ne pouvait se défaire d’une impression bizarre. On dit qu’après l’action un sentiment de vide accompagne le retour au calme, mais cette fois se manifestait une présence diffuse, un spectre farceur qui étendait son ombre invisible sur le reg. Le Maboul avait allumé un feu et mijotait quelque cuisine d’enfer en chantonnant : Les fonctionnaires collaborent Au bonheur de l’humanité Et quand un jour on les déco-reueueu Soyez sûrs qu’ils ne l’ont pas volé ! Etonnant ! M. Charles ignorait le tempérament éminemment boulevardier de son guide. Où Diable était-il allé pêcher cette chanson ? L’esprit du Maboul, assurément, titubait, comme ce voyageur solitaire venu du sud qu’il regardait peu à peu grossir sur l’horizon. Etrange bonhomme, que ce cheminot ! Il était à présent assez près pour que l’on distingue son accoutrement et surtout sa barbe rousse en broussaille. Charles le voit mieux, maintenant ; il porte une musette en bandoulière, et le mouchoir qui protège sa nuque du soleil est surmonté d’un drôle de couvre-chef ; c’est assurément un casque à cimier, brillant comme un ustensile de cuisine. C’EST un ustensile de cuisine, plus précisément un entonnoir, qui sert de chapeau au voyageur. Monsieur Charles a une pensée farfelue : on dirait Goldsteiner... Le type lui fait face, maintenant. Il écarte un instant le mouchoir qui recouvre son front. Curieusement, il ne semble pas avoir aperçu le campement. Il marche, il erre, semble-til, Ashverus des Sables. Le Maboul ne chante plus. Tronche-de-Cake, qui ne quittait 51 plus M. Charles depuis l’explosion, marque l’arrêt et gronde. - Youssef ! Bon sang ! Mais qu’est-ce qu’IL fait-là ? - Ben, tu vois bien, il ne fait que passer... - Mais alors ? - Ben non ! - Tu savais, hein ? - Ben oui ! - Salaud ! - Ah ! Ah ! AH ! AH ! Il passe devant M. Charles et son ricanant sorcier, devant le chien au poil hérissé, devant la vieille Toyota. Il ne voit rien, il passe, c’est tout. L’entonnoir brille au soleil, il marche, le chevalier de la Bureaucratie, il marche vers un lointain Saint-Jean d’Acre des bureaucrates et sa musette tressaute sur son dos à chaque pas. Il marche, et bientôt un repli du désert le soustrait aux regards. La nuit tombe mais se reçoit en souplesse. - Youssef, dit M. Charles, c’est encore un de tes tours ! Je sais bien, moi, qu’il est chez Belzébuth! J’ai vu exploser la voiture, on a identifié sa carcasse ! Sacré foutu Maboul, arrête de te payer de ma tête ! Youssef, sacré farceur ! J’ai envie de t’envoyer mon pied quelque part ! - Homme de peu de foi ! Le Maboul se remit à son fricot : Et tout c’qui est il n’y croit pas Et tout s’qui croit, ça n’y est pas.... Voire ! Se dit M. Charles. C’est une illusion. Et cet imbécile de Tronche-de-Cake a dû sentir quelque reptile rôdant dans le coin. Tiens, d’ailleurs, une illusion ne laisse pas de traces sur le sable. “C’est” parti là-bas, sur le cif de la petite dune au nord. J’en aurai le cœur net. M. Charles prit une torche, gravit la dune. “On” avait marché là-dessus, pas de doute : quelqu’un portant des sandales. On a beau être sans foi ni loi, on obéit néanmoins à la Loi de la gravitation. Le quidam pesait, puisque la croûte de sable a été cassée au rythme de ses pas. Nul ectoplasme, donc, mais rien ne prouvait que ce fût Goldsteiner. J’ai dû prendre un coup de soleil, se dit Charles, et j’aurai confondu quelque bédouin avec... Evidemment ! Et ce sagouin de Maboul qui me mène en bateau ! - Suprême de gazelle aux herbes du désert ! Claironna le Maboul en présentant la gamelle où fumait un vague ragoût. - Bah ! Tu as encore cuisiné du lézard, je parie ! - Meuh non ! C’est du tobogala. Meilleur que de l’écureuil, et plus facile à trouver ici. Môssieur se croit chez Maxim’s ? 52 Le fricot du Maboul n’était pas mauvais, mais Charles sentait qu’il passait mal. Sa pensée revint à l’errant. Marchait-il encore dans la nuit du désert ? D’où venait-il ? De chez lui, mais assurément il n’y retournait pas. A moins, justement, qu’il ne fût chez lui partout. Quelle drôle d’idée ! Le bureaucrate errant et ri errant ranpataplan... Bah ! Ce n’était qu’une illusion. Le bédouin, à l’heure qu’il est, aura rejoint son campement. Tout est en ordre. Chaque caillou du désert est là où il doit être, un point c’est tout. Un loco del hospicio me dijo en cierta ocasión : Todos los que son no lo están Todos los que lo están no son... - Youssef, tu m’embêtes ! - Hin ! Hin ! Hin ! Dors, si Charly, si tu en as le pouvoir ! Et que les djennoun te laissent en paix. - Beati pauperes spiritu, et tu t’y connaîs ! Mais bien entendu les djennoun s’appliquèrent cette nuit-là à gémir dans le désert avec des voix d’outre-trombe (1) auxquelles l’inévitable Milou, dans la besace, répondait par des glapissements plaintifs. Tronche-de-Cake tremblait de tous ses os. M. Charles l’avait recueilli par pitié, après l’avoir débarrassé des épines dont le cactus qui avait providentiellement amorti sa chute lors de l’explosion l’avait généreusement doté. Depuis, le sot animal vouait à M. Charles un attachement de chien fidèle et M. Charles, ému, n’avait pas le cœur à lui botter le train. Cette sarabande maintenait M. Charles éveillé, avec tout loisir de contempler les constellations. Dans ce monde, il faut prendre ses repères : Schédar, vaguement au Nord, dans Cassiopée, Aldébaran avec son gros nez rouge dans le Taureau - au 72, se souvint M. Charles, Alpheratz sur le méridien, Altaïr dans l’Aigle, au 279, et Véga au 312. “Tout sommeillait dans Ur et dans Jerimadeh”. Ouais, mais moi je ne dors pas. Pégase, fouetté par quelqu’Aurige, bronche vers l’écliptique. Le Cygne et l’Aigle s’ébattent dans les blancs ruisseaux de Canaan, Voie Lactée qui arrive sans crier gare. Persée en est médusé, il y a de quoi ! Le Dauphin, afin de réaliser une équitable équitation, recherche son Arion, le Taureau fait des vacheries à tout le monde, les Poissons décident de fonder une secte qui aura quelque avenir. Il y a aussi une vieille Baleine jonâstre, un Capricorne, un Sagittaire-avant-de-s’en-servir (vu : Copyright) et un raton-laveur-de-carreaux. Tout cela tourne dans la nuit déchirée de lamentations. Mais arrêtez cette manègerie et que le Zodiaque se tienne tranquille, zut ! Demain matin le soleil se lèvera à 15° Sud, c’est-à-dire au 105. Hé ! Je n’ai pas perdu la boussole et j’ai encore le compas dans l’œil du cyclone. Mais voici : un astre errant parti d’Aldébaran traverse les Pléiades, fonce sur Cassiopée, traverse Céphée et disparaît au 228. - Encore un errant, Si Charly ! - Idiot ! C’est une navette spatiale ! - Objection, Votre Honneur ! Columbia s’est posée hier à 5 h 45 GMT. Ce que tu viens de voir vole depuis la nuit des temps. - C’est ça ! Je parie que c’est une machine à coudre ? - Et pourquoi pas un entonnoir ? Quand te décideras-tu, bougre d’infidèle, à prendre les choses au sérieux ? 53 - Ecoute, Youssef, j’ai sommeil et tes facéties me font braire. J’admets que le Père Ubu, faute de graisse de momie, la seule valable, n’a pas pu graisser l’axis mundis avant que ne sonne la vingt-cinquième heure sidérale. - Sidérant ! Ce que tu viens de voir, c’est le ciel d’il y a trois mille ans que contemplaient déjà les moissonneurs de Chaldée. - Faux ! Il y avait la lune ! - Parce que tu crois ce vieux paillard de Hugo sur parole ? Qu’en savait-il, ce sagouin ? Regarde: tu es orienté dans la direction de la grande Vouivre. Tu as raté tes repères de quinze bons degrés. - La grande Vouivre ? Tu connais ça, toi ? - Et bien davantage, homme de peu de foi. Le courant tellurique des Celtes, les mystères du Nombre d’Or, ceux d’Eleusis, les gluons et les quarks... - Youssef, quelquefois tu me fais peur ! - Il y a de quoi. Dors, à présent. Le soleil qui s’était bel et bien levé là où il l’avait prédit, était déjà haut dans le ciel lorsque M. Charles s’éveilla. Le Maboul avait soigneusement rangé le matériel dans le Toyota. Tronche-de-Cake attendait sagement dans la voiture, en compagnie du thaumaturge qui avait accroché son baculinum - vingt-deux horribles sacs l’ornant désormais - à la galerie. M. Charles s’assit sans mot dire et, du reste, sans maudire, fit chanter le moteur et enclencha la première. Le retour vers l’oued Djerat se passa sans incident. A la surprise de Charles, YoussefEl-Maboul choisit de l’accompagner bien au-delà de Tabelott ; il avait simplement rassemblé ses hardes dans un coffre, jeté le tout à l’arrière de la voiture. - Je retrouvai Ouann-Titi et toute sa bande avec plaisir, raconta M. Charles. Mais je les vis traiter Youssef avec une déférente terreur. J’avais l’impression qu’ils voyaient quelque chose au-delà de l’enveloppe charnelle de mon guide. Oua-Oua me prit à part, me disant que j’étais bien imprudent de voyager avec Celui Qui n’a pas de Nom. Je lui répondis que, certes, le Maboul était un peu bizarre, mais que c’était un excellent guide. “Et pour cause ! ” Dit-il en serrant une boîte d’amulettes. Ayant récupéré son Panzer, et toujours accompagné de Youssef et de Tronche-deCake, M. Charles reprit la piste. Passé le Fort Polignac, Youssef parla : - Tu as maintenant l’éternité devant toi, Si Charly. Que dirais-tu d’un petit détour par le Sud ? J’ai affaire avec un mien disciple, au Garett-El-Djennoun. Tu connaîs l’endroit, donc tu peux m’y conduire. Là se sépareront (provisoirement) nos routes. Ils roulèrent donc sur le plateau du Fadhnoun, puis débouchèrent dans la plaine du Tafassesset. Un soir, ils firent halte non loin de l’ancien Fort Gardel. Tandis que le Maboul s’activait à ses tâches ménagères, Charles regardait grandir un point sur l’horizon de l’Est. Ce point devint silhouette, et cette silhouette était coiffée... - Youssef ! - Oui ? Au fait, l’antilope, bien cuite, ou à point ? 54 - Il s’agit bien de cela ! LE revoilà ! - Qui ça ? - LUI ! - Ah ! Lui ! Alors ? bien cuite ou à point ? Le voyageur disparaissait et réapparaissait au gré des ondulations du terrain. Entonnoir, barbe et musette. C’était bien lui, à pieds, à deux mille kilomètres de distance. Ou bien quelque entourloupette du Maboul, expert, on le sait, en l’art des poisons. Dans lequel cas, bien sûr, il eût également drogué Tronche-de-Cake qui, ayant la même vision, cherchait à s’enfoncer dans le sable. - Ton kelb se prend pour une autruche ! Se gaussa le Maboul. Ce qui m’inquiète, c’est que ton errant n’a pas de chat... - De chat ? Pour quoi faire ? - Ben un chat d’errant, ça peut toujours servir pour faire de l’aïatholli. A moins que ce ne soit un errant saur, dans lequel cas il est assuré d’une longue conservation ! Furieux, M. Charles se rua sur le Maboul pour le rouer de coups, mais au lieu de rendre Orion pour horions, Youssef riait comme un possédé. Essoufflé, M. Charles abandonna le faquin. Il n’y avait plus de voyageur dans le désert. - Youssef, dit M. Charles en rongeant un os de gazelle, c’était bien lui, n’est-ce pas ? - Oh ! C’était lui... et pas lui. Disons qu’il a prêté sa forme à Hâti â Djou. Vous appelez cela une incarnation, je crois, à moins que ce ne soit une allégorie, comme tu voudras. - Youssef ! Aurais-tu l’obligeance de cesser de me prendre pour de l’extrait de courge ? - Bon ! N’en parlons plus. - Et qui est cet Hâti â Djou dont tu parles ? - Bôf ! J’ai gardé son nom Egyptien - de l’époque des Pharaons - mais il avait un autre nom en Summérien, un autre encore en Chaldéen. En fait, tu connaîs son nom en Français et tu serais surpris si je te le disais. Les scribes ont pris l’habitude de faire suivre son nom du signal “djou” qui veut dire “mauvais”. - Quelle salade ! - Ecoute-moi, ô toi qui n’as point un caillou entre les deux oreilles. En vérité, je te le dis : il est l’inverse du Pronom ! - Alors-là, bravo, ménestrel ! Du Diable si je comprends ton verbiage abscons. - Oh ! C’est simple, répondit Youssef d’une voix doctorale, le Pronom est un lexème vide et, comme tel, apte à représenter tous les items du type. Hâti â Djou, lui, est plein, et comme tel peut être représenté par une infinité de types. - Des types pleins, eux aussi, railla M. Charles. Peut-être les membres de la tribu des Outrawiski ? Mais toi qui, m’a-t-on dit, n’as pas de nom, tu peux prendre n’importe lequel ? - Elémentaire, my dear Watson, sherlockholmisa-t-il. Mais tu aurais tort de tourner tout en dérision. Tu riras moins lorsque tu sauras... Le lendemain soir, ils bivouaquèrent au village de Mertoutek, dans la Téfedest. - Demain, Si Charly, nous partirons à pieds. Prends ton sac et des vivres, car tu reviendras seul dans trois jours. Après quoi, libre tu seras de retourner en ton pays. 55 Mais désormais tu sauras et, tel Cassandre, nul ne voudra te croire. - Surtout si tu me racontes encore des fariboles ! - Fariboles ? Regarde ! Tronche-de-Cake était recroquevillé, le poil hérissé, le croc menaçant. Un voyageur approchait. Le soleil couchant revêtait d’or son couvre-chef. Il marchait, marchait encore. Il traversa la petite place de Mertoutek, entre les zéribas. Sa musette était garnie comme au premier jour. Le crissement de ses sandales indiquait à l’évidence que cette apparition barbue était matérielle. Les deux filles du chef de village, venues flairer l’aubaine, s’enfuirent, épouvantées. M. Charles eut des velléités de bondir, de saisir l’errant au collet, mais il demeura tétanisé. L’errant disparut bientôt au détour d’un rocher. Au loin, bleuissait le Garett-El-Djennoun. - Comment a-t-il pu échapper à sa punition ? haleta M. Charles. - Il est écrit : “Questionne, et l’on te répondra “, gouailla le Maboul. 56 Chapitre treizième LEÇON DE CHOSES Le lendemain matin, Youssef se fit donner presque spontanément deux mulets de bât. Sur l’un, il fit placer quatre guerbas pleines et brêla lui-même son coffre sur l’autre. Etrange coffre, en vérité, couvert d’inscription cunéiformes, arabes, tifinaghs, hiéroglyphiques, d’une étiquette à l’enseigne de l’Hôtel Intercontinental sis à Beaune (Côte d’Or), de badges du Sheraton de Pasadena (Californie) et autres lieux. Le sac-àMilou sur l’épaule, et brandissant son baculinum, El Maboul se mit en marche, suivi de M. Charles. - Nous allons remonter le cours de cet oued, dit Youssef. En creusant des oglats, nous aurons de l’eau potable. Celle des guerbas est pour mon voyage au Garett-El-Djennoun. Il n’y a pas d’eau là-bas avant le Temple. - Le Temple ? Tu dérailles, Maboul ! Frison-Roche... - Frison-Roche n’a pas pu voir le Temple, ni personne, pas plus en 1935 qu’il y a dix siècles ! Coupa sèchement Youssef. Et pas davantage dans le futur... Sous Imen Hôtep, le Garett-El-Djennoun s’appelait KHASET HOUT DJOU... - Ce qui veut dire “lieu de perdition”, railla M. Charles. - Tu n’es pas bien loin : c’est La Montagne du Temple Maudit. Les Egyptiens la fuyaient. As-tu vu, sur les parois du Tassili. - Les quadriges ! D’après toi.. - Non, pas d’après moi. C’ETAIENT ceux de Pharaon. J’ai vu son infanterie légère dans ce défilé, ici même... - Aussi vrai que tu t’appelles Youssef-El-Maboul ! - Aussi vrai que les traces que nous suivons à présent sont bien celles de Goldsteiner ! En douterais-tu encore ? - Un peu, encore, mais je me doute... Enfin, nous verrons ! Le soleil étant au zénith, M. Charles, le Maboul et Tronche-de-Cake s’arrêtèrent à l’ombre d’un rocher. Tandis que Youssef tâchait de faire fondre deux fromages de brebis, M. Charles vit au loin, escaladant les rochers comme un mouflon, l’homme au couvre-chef. - Comment a-t-il pu en réchapper ? - Parce qu’il n’était pas dans la voiture, tout simplement, répondit tranquillement Youssef. - Mais les policiers ont retrouvé sa carte de résident... - Je sais. Nul n’a songé à faire une analyse génétique pour vérifier : l’Afrique est approximative ! - Mais quand bien même ! Pourquoi n’est-il pas allé se présenter aux archers ? Avait-il intérêt à se faire passer pour mort ? - C’est MOI qui avais intérêt à ce qu’il passât pour mort. - ??? - Tu comprendras bientôt. En vérité, la victime était Bert Angiers, qui avait emprunté la 57 veste de safari de son comparse. Dans une poche, la fameuse carte. Le hasard fait bien les choses, n’est-ce pas ? Je n’avais plus besoin de Bert Angier : c’est donc lui qui a reconduit l’impure en ville. Goldsteiner était ivre-mort, je n’ai pas eu besoin de le plonger dans le sommeil. Angiers étant rentré clandestinement au Kénya, pour monter son trafic, personne ne pourra s’étonner de sa disparition. - Et la pétasse ? Elle finira bien par parler ? - Comme tu compliques les choses, Si Charly ! Je lui ai fait manger le fruit du lotus ! C’est aussi simple que cela. Amnésique elle restera. - Bon sang ! Mais c’est bien sûr ! goguenarda M. Charles. Tout cela finit comme un mauvais roman policier ! - Oui ? Et d’après-toi, comment pouvais-je connaître Bert Angier ? Tu ne m’en avais jamais parlé. Pas plus que de ton philosophe éthylique, ledit Mohammed Abd-ElNaceur. Pas davantage de l’Homme du Pays des Cèdres. Alors ? Ils reprirent leur cheminement. M. Charles émettait plusieurs hypothèses sur l’origine des informations dont disposait Youssef. Force lui fut pourtant d’admettre qu’il ne trouvait aucune explication cogente. Loin devant eux, surgissant des rochers comme un guignol, Goldsteiner, panache au vent, fonçait vers la Montagne du Temple Maudit, Khaset Hout Djou. - Mais, demanda M. Charles, que fait - il à errer dans le désert ? - Cela lui est profitable. Ashverus, lui, erre en pure perte depuis deux mille ans, il traverse l’histoire, unique, et fait amples moissons d’évènements et de gens. Il est pourtant seul, et ne dialogue vraiment qu’avec lui-même. Ceci est très inutile, conviensen. - Et tu penses que Goldsteiner va gagner quelque intelligence à errer ? Reprit M. Charles. - Je l’en garderai bien. Cependant, Si Charly, ne prônes-tu pas toi-même que seul le désert a des vertus ? Que toute bonne philosophie se fait dans le silence et l’absence ? - Certes, répondit Charles, à condition d’avoir la tête bien faite ! - Justement ! Ce qu’il me faut, c’est de la mauvaise philosophie, faite par des têtes mal faites. L’hagiographie ne le dit jamais, et pourtant j’ai fait errer bien des philosophes ces trois derniers siècles, votre Rousseau, par exemple, merveilleusement émulé par Robespierre. Marx, cela va de soi, et Lénine, et Adolf, et bien entendu le plus creux de vos philosophes, Sartre. - Je ne comprends pas bien tes desseins, ô Youssef, mais je devine que tu as en Goldsteiner un élève très doué ! - Hélas ! Hélas ! Hélas ! Iceluy a un caillou entre les oreilles ! Il ne saura jamais faire de grand système... comment dis-tu .. ? - Coelodoxique ? - C’est cela, reprit Youssef. Il ne sait faire que de la coelodoxie à la petite semaine tout juste bonne à faire vibrer les intellectuels de bas étage. C’est un tâcheron de la coelodoxie. Cependant il n’y a pas de petit profit, ergo je le laisse courir sur son erre... gothique. Tu as pu constater à tes dépends, Si Charly, que c’est rudement efficace ! Les ombres s’allongeaient. Youssef donna le signal de l’arrêt. Débâtés et entravés, les 58 mulets s’appliquèrent à cueillir une maigre pitance. Cette fois, ce fut Charles qui prépara le pique-nique. Dans la nuit, au loin, s’alluma un autre feu de bivouac, un chacal hurla, Tronche-de-Cake se terra. - Les temps sont venus, ô Si Charly, pour que tu saches. Souviens-toi que ce savoir ne servira qu’à toi et que quelque justes et exacts que soient les faits que tu rapporteras à tes contemporains, nul ne te croira. Telle sera la contrepartie de ton instruction ! - Sois sûr, ô Youssef-El-Maboul ou Qui Que Tu Sois, qu’il y aura toujours au moins un homme ou une femme pour me croire. - Les Egyptiens m’appelaient Ren Sheta, le Nom Secret, mais ceci n’a pas d’importance. Commençons par le commencement. Ainsi parla Ren Sheta : - Au commencement était le Verbe, et le Verbe était au-dessus des Eaux et l’Eternel était avec le Verbe... - Ça va, l’interrompit M. Charles, je connais la suite ! - Crois-tu ? Sache qu’en ce temps-là le Chaos était sur la Terre et la Terre au-dessous des Eaux. L’Eternel sépara la Terre d’avec les Eaux et en six jours établit l’Ordre. Or Ren Sheta régnait sur le Chaos... - Et, donc, ironisa M. Charles, Ren Sheta dit Youssef El Maboul se retrouva au chômage.. Youssef ignora l’interruption. Sa voix s’enfla jusqu’aux constellations : - Or Ren Sheta fit des remontrances à l’Eternel : “ Je ne pourrais défaire ce que Tu as fait, et cependant Je rendrai Ta dernière créature si débile que le reste de la nature finira par l’effacer ! - Alors, le Serpent, c’était toi ? Demanda M. Charles. - Billevesées ! C’est l’œuvre de cet imbécile de Lucifer. Lui a toujours échoué en opposant le négatif au positif, alors qu’ils sont indissolubles comme les pôles d’un aimant. J’ai trouvé mieux : transformer le positif en négatif et créer ainsi chez les Hommes l’Eternelle Répulsion. Enfin... soyons honnête : L’Alternative Répulsion, que vous appelez parfois le Balancier de l’Histoire. - Quelle salade ! Et dites-nous, je vous prie, Seigneur Ren Sheta, la façon dont vous vous y prîtes? 59 Chapitre quatorzième REVELATIONS DE REN SHETA - L’Eternel mit en vous un mécanisme délicat où votre capacité à faire de l’opposition coexiste avec celle à faire des connexions... - Qu’est-ce que c’est que cette connexionnerie ? - C’est cela qui fait de vous des Hommes, Si Charly. Votre verbe, votre personne, vous outils, votre norme découlent de cela. Mais puisque vous rendez positifs tous vos actes.. Vous ignorez la négativité de votre principe ! - “ Non cum vacaveris, ‘pataphysicandum est ” dixit Père Ubu. Interrompit Charles. - Attends la suite, ô goguenard ! Cet équilibre peut être quatre fois rompu ; Il vous fait tous différents. Te souviens-tu du mythe de Babel ? - Evidemment, répondit M. Charles. Et depuis lors ces sots de linguistes s’imaginent pouvoir remonter le Temps avant Babel. Mythe de la Langue Primitive, du Locuteur Unique ! - Il n’y eut jamais de Babel ni de langue originelle. Votre verbe, fait pour vous aider à communiquer - du moins le croyez-vous - est obstacle parce que vous vous appropriez vos langues tous différemment. Mais je n’y suis pour rien : l’Eternel vous a fait ainsi. - M’ouais.. Il y a de la logique, sinon de la vérité, dans ce que tu me racontes, dit M. Charles d’un ton pensif. Un silence se fit. Le Maboul en profita : Car elle est mort’ Babeleu Babel ta bien’aimée là là là là là las ! -Oh, Youssèfeu, on côse sérieusemeing ! protesta M. Charles à la manière du papa de Marius. Au moins, poursuivit-il, si nous sommes tous différents, c’est que l’égalité est, elle aussi, un mythe ? - En plein dans le mille ! Et c’est là qu’intervient Ren Sheta ! Il suffisait de comprendre que l’inégalité étant le principe structurant, l’égalité allait conduire à la Grande Entropie, au Chaos ! “Les hommes naissent libres et égaux en droits et en devoirs” : quelle bonne blague ! Il a fallu, pour mettre cela dans la tête des hommes, faire errer des coelodoxes dans le désert, à commencer par le premier d’entre eux, votre divin Hippie. Ça a marché, et vous ne vous faites pas faute d’inscrire au fronton de vos édifices cette délirante pétition de principes ! - Rien de plus déstructurant, en effet, admit M. Charles, “L’égalité, chantier par Youssef entrepris Mène l’Humanité à la Grande Entropie. ” Chacun, ainsi, au lieu de négocier sa propre personne, revendique. Tout est dû, rien n’est impérativement catégorique. Bien joué, Ren SHEITANE ! - Eh oui ! Je suis l’Esprit Qui Toujours Nie ! Les voix du Désert s’étaient tues. La nature retenait son souffle. Le fait que vous puissiez lire ces lignes, ô lecteur, montre que cette apnée de la Nature n’a pas duré plus qu’il n’est raison : Il y a une limite à tout. Au loin, le feu de bivouac de Goldsteiner rougeoyait à peine. 60 - Il dort, remarqua M. Charles. - Non : il cogite de belles théories tordues qu’il mettra demain en œuvre... - Mais, objecta Charles, si je comprends que cela mène tout droit à l’Homo Sovieticus, j’observe également que se reconstituent spontanément des nomenklaturas. Quoi que tu fasses... - Evidemment, répondit El Maboul, mais là n’est pas la question. L’important est, justement, que le plus grand nombre renonce à négocier sa personne, revendique, et devienne incapable de se tirer seul d’affaire. Celui qui ne sait plus cultiver son propre jardin ira nécessairement mendier sa pitance. ô profusion des gueux ! ô universelle Cour des Miracles ! Voici le secret de la mort de vos sociétés... Lucifer, avec sa guerre et ses épidémies, me fait bien rire ! - Je vois, reprit M. Charles, la Sécu, le RMI, l’allocation de chômage sont, finalement, plus mortels que la bombe à neutrons. Tu ne pouvais faire pire que détruire la personne en l’assisté. Alors, le Barbare qui campe au limes des Byzances corrompues n’a plus qu’à enjamber le fossé... - Tout juste, Auguste, triompha Ren Sheta, dit Youssef El Maboul. Or sache désormais le rôle des Goldsteiner dans vos sociétés... - Je savais, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour cela, interrompit M. Charles, que la décadence d’une société se mesure au nombre de ses bureaucrates autant qu’à la corruption de ses mœurs et qu’au nombre de ses oisifs ! - Right ! anglicisa El Maboul. Maintenant, ô Père Spicace, considère que toute société compte ses membres, que votre industrie vise à prévenir les aléas de l’avenir. Ceci est une des clefs de la subversion, pour qui est habile à corrompre, car une société qui se compte répertorie, distribue la récolte, stocke le surplus des années de vaches grasses en prévision des années de vaches maigres... - Tu me parles du bœuf Apis ou de la crue du divin Hâpi ? rigola Charles. - Cesse de faire le clown, ô mécréant, et considère plutôt ce fait inouï : le divin Hâpi prisonnier du Haut Barrage d’Assouan, le Limon fertile retenu par une digue, le Flot fécondant déclaré “régulé”..... Il y eut un silence. - Hélas, soupira Charles, la Vallée désormais stérile, le recul des terres cultivables, la misère qui s’installe, tout cela à cause de l’obstination des crânes d’œufs. Ils ne savent faire que cela, tuer la poule aux œufs d’or. - C’est cela même. Mais voici : pour compter, stocker, distribuer, il faut des administrateurs et des scribes que l’on rémunère par l’impôt. Le principe d’Hâti â, le fonctionnaire, est contenu dans la régie de vos sociétés... - Je vois, dit Charles. La corruption d’Hâti â, principe positif, conduit à... Mais oui ! à Hâti â Djou, la Bureaucratie Omnipotente. Alors Hâti â Djou s’incarne dans la pléthore des improductifs que nourrit une fraction entreprenante qui rétrécit comme peau de chagrin. - Ah ! Ah ! Ah ! Le Tout-Etat, c’est moi ! glapit Youssef. C’est la condition de la multiplication des assistés, la cause de tous les Hauts-Barrages 61 multipliés exponentiellement à l’instigation des crânes d’œufs inspirés par les coelodoxes. De l’ENA à Lénine, il n’y a qu’un pas ! Et ne t’imagine pas que cela soit propre à vos révolutionnaires, votre Louis XIV et son Colbert (la Couleuvre, un vrai reptile, ah ! Ah ! Ah !) en savaient autant là-dessus que Robespierre, Lénine ou le Sénat romain. Ah ! Ah! Ah! - Les Anciens disaient que Zeus rendait fous ceux qu’il voulait perdre, grinça M. Charles. Zeus ! Tu parles ! C’était Ren Sheta ! M. Charles jetait rageusement des cailloux contre une paroi qui n’en pouvait mais. Quel reptile cherchait-il à écraser ? - En vérité, je te le dis : Hâti â Djou est ma plus belle réussite. J’ai mis le socialisme dans la tête des gens. J’ai rendu vos sociétés pathologiques, transformé la religiosité en fanatisme, changé les hiérarchies nécessaires en coquilles coercitives vides, fait du respect de l’autre la haine de soi-même, c’est la “political correctness” avec laquelle je perdrai l’Amérique et bientôt l’Europe..... - Transformé la Carte du Tendre en “harcèlement sexuel”, gronda M. Charles, valorisé le Barbare et fait du citoyen un étranger en son propre pays, multiplié les “Machins”, muté la charité en “aide humanitaire”, changé le patriote en beauf’... Ah ! Si je pouvais... - Mais tu ne peux pas ! ricana Ren Sheta. Nul ne peut détruire un principe primordial. J’ai créé les éléments de destruction de l’Homme, et, tu vois, les évènements s’accélèrent. La fin des temps viendra lorsque j’aurai instauré le Gouvernement Mondial ! - Youssef, ô Maudit ! En admettant que tu finisses par détruire les Hommes, tu perdrais ta raison d’être... A quoi te servirait de régner sur un Chaos vide d’hommes ? L’éternité doit paraître longue, lorsqu’on est seul ! - Maudit raisonneur ! Anarchiste ! Hurla Ren Sheta. Tu auras beau faire : nul ne peut vaincre durablement Hâti â Djou. Retourne donc en ton pays, essaie d’expliquer ce que tu sais désormais. Non seulement nul ne te croira, mais encore il y aura mille et un Goldsteiner pour te persécuter ! ADIEU ! 62 EPILOGUE Non, lecteur, El Maboul n’a pas foudroyé M. Charles, puisqu’il m’a raconté toute cette incroyable histoire. Je ne sais, et lui-même ne sait pas - s’il l’a rêvée ou si telle fut la réalité. Je ne puis toutefois me défaire du sentiment confus que Youssef - ou Ren Sheta ou Qui Qu’il Fût a dit la vérité. En cela, il se trompait lorsqu’il prédisait à M. Charles le sort de Cassandre. Mais, bien entendu, lecteur, je ne m’aviserai pas de faire partager ma conviction à un païen de votre sorte. Toutefois, souvenez-vous, lorsque vous ne manquerez pas de rencontrer quelque bureaucrate borné (ceci est pratiquement pléonastique) que vous aurez peut-être affaire à un avatar d’Hâti â Djou. Là s’achève ma chronique. Goldsteiner, ressuscité d’entre les morts, sévit, paraît-il, dans quelque coin d’Afrique. M. Charles a refusé de retourner dans la pétaudière universitaire ; il travaille en honnête artisan, toujours prêt à étrangler les cuistres dont la profession est de ruiner les entreprises. Encore ceci : M. Charles m’a donné une broche en lapis lazzuli qu’il aurait trouvée en se réveillant non loin de Mertoutek. Les inscriptions hiéroglyphiques qu’elle comporte se lisent “Ren Sheta” en haut, et “Hâti â Djou” en bas. De qui la tenait-il ? Au revoir. 63