Aile Mag` Culture Les liaisons dangereuses,
Transcription
Aile Mag` Culture Les liaisons dangereuses,
Aile Mag’ Culture Les liaisons dangereuses, un voyage érotique au 18ème siècle. À l’heure où les romans de gare deviennent des best-sellers, force est de reconnaître que, si l’on veut un tant soit peu voyager grâce à la magie de la lecture, il nous faut prendre le train vers des contrées littéraires éloignées de nous dans le temps. Pour ma part, quand il s’agit de rêver, j’aime que mes songeries soient un tantinet voluptueuses… Le problème, c’est que les auteurs d’aujourd’hui confondent souvent érotisme et pornographie, si bien que l’on se retrouve à lire des romans dont l’histoire n’est qu’un prétexte pour mettre en scène des fantasmes salaces. Dans Les liaisons dangereuses, la subtilité est au rendez-vous : rien n’est montré, tout est suggéré. Ecrit entre 1779 et 1781 par Choderlos de Laclos, ce roman épistolaire est construit autour des machinations séductrices des deux personnages principaux : le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil. Froideurs manipulatrices et ébullitions amoureuses La Marquise de Merteuil, apprenant que Cécile de Volanges va être mariée au Comte de Gercourt — l’un de ses anciens amants — décide de pervertir la jeune fille, afin de se venger du futur mari, qui l’avait elle-même quittée pour une autre femme. La Marquise écrit donc au Vicomte de Valmont — avec lequel elle entretient une amitié sulfureuse — pour lui ordonner de séduire l’innocente Cécile. Mais ce dernier refuse le défi, car il est accaparé par un projet bien plus ambitieux : celui de corrompre la vertu de la Présidente de Tourvel, connue pour « sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. » De cette intrigue fondée sur la vengeance amoureuse et la froide manipulation, naîtra un ballet de séduction au sein duquel les danseurs seront bien souvent les marionnettes du Vicomte et de la Marquise. Les liaisons dangereuses sont à l’érotisme raffiné ce qu’est Cinquante nuances de Grey à la vulgaire pornographie Ce qui est étrange, au fond, c’est qu’un roman écrit par un militaire aux alentours de 1780 puisse restituer les complexités du désir féminin, alors que naissent sous la plume de femmes écrivains, à notre époque, des histoires crues P17 Aile Mag’ – MARS 2014 Aile Mag’ Culture et écœurantes, qui véhiculent des idéaux machistes. Dans Les liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos arrive à créer, à l’aide d’un langage voilé, des scènes terriblement excitantes. La concrétisation du désir amoureux n’arrive qu’au terme de manœuvres dont la longueur même crée une tension érotique des plus suaves. Mais, j’en trépigne d’avance, il me faut vous livrer un extrait sans plus tarder. Il s’agit du passage où le Vicomte de Valmont s’introduit dans la chambre de Cécile de Volanges, au moyen d’une clef que cette dernière a eu l’imprudence de lui fournir, afin qu’il puisse lui remettre les lettres du Chevalier de Danceny, dont elle est éprise : « Il est vrai que, le baiser pris, je n'ai pas tenu ma promesse [de sortir de la chambre de Cécile] : mais j'avais de bonnes raisons. Etions−nous convenus qu'il serait pris ou donné ? A force de marchander, nous sommes tombés d'accord pour un second, et celui−là, il était dit qu'il serait reçu. Alors ayant guidé ses bras timides autour de mon corps, et la pressant de l'un des miens plus amoureusement, le doux baiser a été reçu en effet ; mais bien, mais parfaitement reçu : tellement enfin que l'Amour n'aurait pas pu mieux faire. Tant de bonne foi méritait récompense, aussi ai−je aussitôt accordé la demande. La main s'est retirée ; mais je ne sais par quel hasard je me suis trouvé moi−même à sa place. » […] « L’occasion était seule ; mais elle était là, toujours offerte, toujours présente, et l'Amour était absent. Pour assurer mes observations, j'avais la malice de n'employer de force que ce qu'on en pouvait combattre. Seulement si ma charmante ennemie, abusant de ma facilité, se trouvait prête à m'échapper, je la contenais par cette même crainte, dont j'avais déjà éprouvé les heureux effets. Eh bien ! Sans autre soin, la tendre amoureuse, oubliant ses serments, a cédé d'abord et fini par consentir : non pas qu'après ce premier moment les reproches et les larmes ne soient revenus de concert ; j'ignore s'ils étaient vrais ou feints : mais, comme il arrive toujours, ils ont cessé, dès que je me suis occupé à y donner lieu de nouveau. Enfin, de faiblesse en reproche, et de reproche en faiblesse, nous ne nous sommes séparés que satisfaits l'un de l'autre, et également d'accord pour le rendez−vous de ce soir. » Quelle femme n’a jamais rêvé qu’un bel homme, bien fait de sa personne et entreprenant à souhait, ne s’immisce dans l’intimité de sa chambre en pleine nuit ? Les ressorts machiavéliques du piège de Valmont se referment sur la jeune Cécile de Volanges avec une langueur inexorable qui sait émoustiller les sens. Je me suis sentie, moi aussi, je le confesse, prisonnière de cette étreinte clandestine… On est bien loin des situations artificielles décrite Erika Léonard James, où, en vertu d’un contrat sadomasochiste établi par un PDG narcissique, l’étudiante qui l’a signé se retrouve transformée en femme-objet, et se complait Aile Mag’ – MARS 2014 P18 Aile Mag’ Culture dans de vulgaires étreintes, décrites avec une minutie accablante. Que cela puisse plaire à certaines femmes me dépasse, mais, après tout, c’est une question de goût… Quant à moi, je préfère l’univers fantasmatique des liaisons dangereuses au monde grossier de Cinquante nuances de Grey… Il en est de même pour les voyages en trains et ceux que l’on fait dans l’imaginaire : on peut embarquer en première ou en seconde classe. Et, lorsqu’on choisit un roman de gare, on reste souvent sur le quai. Olivia de Tamberlerie. P17 Aile Mag’ – MARS 2014