Aux origines de la prospective : René Le Senne et

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Aux origines de la prospective : René Le Senne et
Aux origines de la prospective : René Le Senne et Gaston Berger
Philippe Durance*
« Le souvenir est une construction dont le présent
n’a pas permis l’achèvement, la prévision, une
construction que nous espérons mener jusqu’au bout.
Comme nous ne pensons que pour prévoir, la théorie de la
prévision se confond avec la théorie de l’intelligence
même ». René Le Senne, 19301
En dehors du domaine spécifique de la caractérologie, l’influence de René Le
Senne sur la pensée de Gaston Berger paraît à première vue imperceptible. Pourtant,
les deux hommes se sont côtoyés durant de nombreuses années ; ils ont été unis
pendant trente-cinq ans par « les liens de l’amitié la plus profonde et la plus vive »2.
Le premier a assisté à la naissance philosophique du second : il a très tôt reconnu sa
vocation et l’a accompagné dans sa formalisation.
Berger lui-même reconnaît en Le Senne son « premier maître » et son
modèle3, et nous donne quelques pistes : il dit avoir découvert dans ses travaux une
« philosophie pratique au sens fort, une philosophie qui […] aide, faite pour des
hommes […] une morale qui aide effectivement, rassure, encourage »4. Pourtant,
l’appréciation de cette influence n’est pas évidente. René Le Senne est un homme
difficile, à double titre : préférant l’ombre à la lumière, ses actions ont laissé peu de
traces, et ses principaux écrits, divers et variés, sont denses et parfois arides.
Un philosophe de l’intime5
« […] une conviction philosophique exprime une
expérience vitale ». René Le Senne, 19396
René Le Senne naît en juillet 1882. Après quelques années sans histoire, il
prépare au lycée Henri IV le concours d’entrée à l’École normale supérieure sous la
direction de Léon Brunschvicg. Celui-ci l’éveille à « la valeur de la philosophie » et
*
Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM) Paris, Laboratoire interdisciplinaire de recherche en
sciences de l’action (LIRSA, EA 4603). Cette communication constitue une suite à l’étude des influences
sur la pensée de Gaston Berger et son idée de prospective, commencée avec Maurice Blondel à l’occasion
du XXXIIIe congrès de l’ASPLF (Venise, août 2010).
1
René Le Senne, Le devoir, Alcan, coll. Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1930, p. 27.
2
Gaston Berger, Notice sur la vie et les travaux de René Le Senne, Institut de France, Académie des
Sciences morales et politiques, janvier 1956, p. 3.
3
Idem.
4
Lettre de Gaston Berger à René Le Senne sur Le Devoir, datant de 1931 ; in Édouard Morot-Sir, « René
Le Senne et Gaston Berger », Prospective, 7 : Gaston Berger, un philosophe dans le monde moderne,
Presses universitaires de France, 1961, pp. 9-16.
5
Il y a dans la philosophie de René Le Senne une place singulière de l’intime que nous n’avons pu
aborder ici, mais qui mériterait certainement d’être approfondie. L’intime est le lieu où se meut l’esprit et
le mouvement de l’esprit en lui-même : c’est à la fois une « expérience » (cas de la contradiction, cf.
infra) et un lieu où « principes et faits […] se composent dans l’actualité d’un moi particulier » (Le
devoir, op. cit., p. 35).
6
René Le Senne, Introduction à la philosophie, Alcan, Presses universitaires de France, coll. « Logos »,
1939, p. 282.
60
Gaston Berger. Humanisme et philosophie de l’action
à « l’intérêt de l’idéalisme »1. À son écoute, Le Senne se passionne pour les sciences
et songe à une thèse sur l’invention chez les savants2. Avant d’entrer à Normale en
1903, il obtient une licence de philosophie, et parallèlement aux cours qu’il suit
ensuite à l’école, il passe une licence de sciences biologiques. En 1906, à la sortie de
Normale, il s’engage dans une agrégation de philosophie. À partir de 1907, et pour
trois ans, il est accueilli à la Fondation Thiers, ce lieu où des « jeunes gens déjà
distingués par leur savoir et leur esprit »3, « libérés de toute contrainte matérielle et
mis à l'écart des agitations du monde, [partagent] pendant quelques années le même
toit et la même table, pour mieux s'adonner aux travaux de l'esprit »4. Durant son
séjour, il suit à la Sorbonne des cours d’analyse mathématique et de mécanique. Ces
premières années sont particulièrement marquées par les rencontres avec, outre Léon
Brunschvicg, Frédéric Rauh, Octave Hamelin et Émile Boutroux. En 1910, il est
nommé au Lycée de Chambéry. Enthousiasmé par la lecture de William James5, il y
arrive avec la volonté d’être concret : « il ne veut pas que sa philosophie reste
verbale » et « va s’appliquer à opérer sur les choses »6. En gérant notamment une
coopérative, il fait l’expérience des résistances humaines dans les organisations et
prend conscience de la nature psychologique de certains obstacles.
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, René Le Senne vient juste
d’être nommé au Lycée de Marseille. Il a trente et un ans. Il tente de combattre, mais
présume de ses forces et revient des zones armées fin 1915. C’est de cette
expérience grave et profonde que va naître sa véritable vocation de philosophe. Le
premier intérêt de Le Senne a porté sur l’épistémologie. Mais cet événement fait
basculer ses convictions, le « rend à la réflexion sérieuse », lui permet d’écarter
« tout ce qui n’était que superficiel et artificiel » et le ramène à la réalité. Comme il
le dit lui-même : « un événement grave nous remet dans ce vis-à-vis avec
l’expérience sans spécification. Il y a dans sa brutalité comme un témoignage de
l’indépendance de la réalité par rapport aux moyens par lesquels on croyait l’avoir
domestiquée »7. La guerre aura ruiné ses illusions relatives au fait que « la science
ferait de la Terre un nouvel Éden » ou même que le droit suffise à « établir la paix et
la justice »8. Le philosophe naît concrètement hic et nunc. Le Senne va faire ici
l’expérience intime de la contradiction la plus profonde, la plus douloureuse, de
cette même contradiction qui, plus tard, constituera la base de son système de pensée
et qui fera apparaître en lui la nécessité « de considérer l’existence en face, comme
elle est vécue, et de penser sur elle avec efficacité »9.
C’est à ce moment de sa vie philosophique que Gaston Berger va faire sa
connaissance. À l’issue de la guerre, décidé à reprendre ses études pour poursuivre
1
Gaston Berger, Notice sur la vie et les travaux de René Le Senne, op. cit., p. 4.
2
Idem.
3
Adolphe Thiers, note d’archive déposée à la Bibliothèque nationale de France, 6 avril 1882.
4
Pascal Ory, « Le premier siècle de la Fondation Thiers », Annuaire de la Fondation, 1993.
5
André Devaux, Le Senne ou le combat pour la spiritualisation, Seghers, 1968, p. 7.
6
Gaston Berger, Notice sur la vie et les travaux de René Le Senne, op. cit., p. 5.
7
René Le Senne, Introduction à la philosophie, op. cit., p. 227.
8
Idem, p. 228.
9
Ibid.
Aux origines de la prospective : René Le Senne et Gaston Berger
61
son rêve d’enseigner la philosophie, Berger le rencontre, en 1919, à l’âge de vingttrois ans, alors qu’il est professeur de philosophie en classe de première supérieure
au lycée Thiers, à Marseille. Cette rencontre sera décisive pour le jeune Berger.
Devant les brillantes dispositions de son élève, Le Senne l’incite à préparer une
licence de philosophie et à faire ainsi de son rêve une réalité. Vingt ans plus tard,
Berger lui dédiera sa thèse principale sur les conditions de la connaissance.
Après-guerre, René Le Senne est appelé à Paris ; il enseigne notamment à
Louis-le-Grand, puis à l’École normale supérieure de Sèvres. Il soutient ses thèses
en 1931 : la principale, sur le devoir ; la complémentaire, sur la relation entre la
nature humaine, donnée par le caractère, et le devoir. Il devient par la suite maître de
conférences, puis professeur à la Sorbonne, en psychologie, puis en morale, où ses
cours connaissent « un très vif succès »1 et constituent même pour certains un vrai
« spectacle »2.
Son amitié avec Louis Lavelle va donner une nouvelle dimension à sa
vocation. Ensemble, ils fondent en 1934 la collection « Philosophie de l’esprit » aux
éditions Montaigne : cette publication, arrêtée en 1954 après la mort de Le Senne,
tient « pendant plus de vingt ans une place considérable dans l’édition
philosophique »3 en fournissant la substance au courant spiritualiste, dans son
opposition au matérialisme. Lorsqu’en 1939 Lavelle prend la direction de la
collection « Logos » aux Presses universitaires de France, le premier ouvrage qu’il y
inscrit est une Introduction à la philosophie de Le Senne. De son côté, ce dernier
dirige aux mêmes éditions la section « Morale et Valeur » de la Bibliothèque de
philosophie contemporaine et lance en 1950 la collection « Caractère », dont le
premier ouvrage sera un Traité d’analyse du caractère de Gaston Berger.
La renommée de René Le Senne ne va cesser de croître. En 1948, il est élu à
l’Académie des sciences morales et politiques ; « de tous côtés on lui écrit, on vient
le voir, on sollicite ses avis, on lui soumet des manuscrits »4. Sa réputation franchit
les frontières et l’amène à réaliser de nombreuses missions à l’étranger. En 1952,
« au sommet de sa carrière et de sa renommée en philosophie morale »5, il est élu
président de l’Institut international de philosophie. Puis, malade, il en démissionne.
Il meurt en 1954. Durant sa vie, il aura influencé la pensée ou l’action de
nombreuses personnes, parmi lesquelles l’écrivain Michel Tournier6, la philosophe
Simone Weil, qui suivra un temps ses cours de philosophie7, ou le politicien André
Philip, qui lui doit son orientation8.
Nombreux sont ceux qui exprimeront par la suite une immense
reconnaissance, pour son écoute, son soutien, ses incitations : Berger, bien sûr, mais
1
Gaston Berger, Notice sur la vie et les travaux de René Le Senne, op. cit., p. 7.
2
Maurice T. Maschino, Oubliez les philosophes !, Éditions Complexe, 2001, p. 44.
3
Gaston Berger, Notice sur la vie et les travaux de René Le Senne, op. cit., p. 8.
4
Idem, p. 9.
5
Raymond Klibansky, Ethel Groffier (col.), Idées sans frontières. Histoire et structures de l’Institut
international de philosophie, Les Belles Lettres, 2005.
6
Marcel Cordier, Dans le secret des Dix. L’Académie Goncourt intime, L’Harmattan, 1997, p. 97.
7
André Devaux, « Raison et mystère chez Simone Weil », in Mireille Calle, Eberhard Gruber, Simone
Weil, la passion de la raison, L’Harmattan, 2003, p. 181.
8
Loïc Philip, André Philip, Beauchesne, coll. « Politiques et chrétiens », 1988.
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Gaston Berger. Humanisme et philosophie de l’action
aussi, Alain Peyrefitte, par exemple. En 1947, ce dernier soutiendra devant son
« maître » un diplôme d’études supérieures sur le « sentiment de confiance » dans
lequel il développe l’idée que la confiance constitue un lien social fondamental. Il
prévoit de poursuivre par une thèse et dépose en 1948 deux sujets :
« phénoménologie de la confiance » pour la thèse principale et « foi religieuse et
confiance » pour la thèse complémentaire. Cependant, Le Senne le met en garde
contre une pure rhétorique, dont il a décelé les prémices dans le mémoire. Il
l’encourage à « s’accrocher au concret », à « collectionner des milliers
d’observations », à ne pas s’enfermer dans une discipline pour éviter un inutile
« rabâchage conceptuel » et contribuer véritablement à la science de l’homme.
Quoique réticent, c’est bien de facto ce que fera Peyrefitte : il soutiendra sa thèse…
quarante-six ans plus tard, sans autre objectif que de « soumettre [ses] recherches à
des spécialistes des disciplines dans lesquelles [il s’est] aventuré, pour qu’ils rendent
un jugement sur [leur] validité »1.
Attaches raisonnées
« On n’explique pas […] une grande philosophie
en signalant des influences extérieures. En effet l’on n’est
pas responsable de ses disciples, mais on est responsable
de ses maîtres, parce qu’on les choisit ». Gaston Berger,
19562
La lecture des travaux de Le Senne provoque plusieurs résonances avec les
préoccupations de Gaston Berger, qui peuvent constituer autant d’attaches entre les
deux hommes, autant de raisons pour que ce dernier y ait reconnu son maître.
L’expérience de la contradiction
Pour Berger, le sentiment d’échec et d’angoisse qu’éprouvent ses
contemporains est dû à l’expérience d’une contradiction entre les aspirations les plus
profondes et la réalité de l’expérience. Ce sentiment est amplifié par l’idée,
couramment admise, que l’avenir est simplement issu du présent par effet de
causalité ; mais, dans l’expérience quotidienne, l’avenir projeté du présent ne
ressemble pas au présent vécu de l’avenir. Berger revient sur l’apparente identité du
monde, qui laisserait penser qu’il ne change pas. Pourtant, qu’il soit issu d’une
aspiration de l’esprit humain ou bien d’une exigence de la pensée, ce principe
constitue à ses yeux une facilité trompeuse3. Comme René Le Senne, il considère
que « le déterminisme est une philosophie de la facilité »4. L’observation du monde
sans préjugés le conduit plutôt à considérer sa nature véritable : celle d’être une
« déception organisée ».
Berger rend grâce à Henri Bergson d’avoir offert une conception nouvelle de
l’avenir qui permet un renversement de la pensée en ébranlant les représentations
1
Raymond Boudon, Pierre Chaunu (dir.), Autour d’Alain Peyrefitte. Valeurs et modernité, Éditions Odile
Jacob, 1996, p. 273 sq.
2
Gaston Berger, Notice sur la vie et les travaux de René Le Senne, op. cit., p. 9.
3
Cette notion d’identité est centrale dans l’analyse que Gaston Berger a faite des conditions de
l’intelligibilité. Cf. Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité et le problème de la contingence,
édition établie, présentée et annotée par Philippe Durance et Nicolas Monseu, L’Harmattan, 2010. Cf.
également la communication de Nicolas Monseu infra.
4
René Le Senne, Le devoir, op. cit., p. 23.
Aux origines de la prospective : René Le Senne et Gaston Berger
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statiques du monde : « l’avenir n'est plus ce qui doit inévitablement se produire, il
n'est même plus ce qui va arriver, il est ce que l'ensemble du monde va faire ». La
création n’est plus « une sorte de redistribution des éléments suivant certaines lois
fixes » ; « le monde brisé devient le monde ouvert » et « ce qui pouvait être une
déception pour les attentes nées de l'habitude est une possibilité offerte [aux]
aspirations créatrices ». Cette conception permet un changement d’attitude et un
renversement des valeurs, i.e. une « conversion » à laquelle la prospective va
appeler1.
Pour René Le Senne, le « fait moteur de l’esprit », le factum movens, est une
« contradiction éprouvée, sentie »2. C’est bien par là qu’il faut commencer, car « les
raisons d’une philosophie sont dans les échecs d’une autre » ; « quand l’esprit
mesure la difficulté de réduire l’hétérogénéité des choses à l’unité d’un principe, de
ramener la mobilité continue de la durée à l’éternité, […] de concilier la liberté avec
la raison, il retourne l’analyse contre les produits de l’analyse. Par opposition aux
termes qui l’ont déçu, il va chercher une expérience originelle où il trouverait
précisément ce que nul principe ne peut lui donner, parce qu’il est contradictoire de
l’obtenir »3.
Le Senne considère également que la contradiction joue un rôle majeur dans
l’expérience du temps en général, de l’avenir en particulier. L’attention que les
hommes lui portent naît d’une certaine douleur : elle ne peut se comprendre « que
par la volonté de rendre le futur présent au moment où la pression du présent […]
interdit toute autre présence » ; le temps est donc connu « par le regret et
l’impatience ». Et la prévision est une construction que l’homme espère mener
jusqu’au bout et donc potentiellement ouverte à l’échec, à la déception, à la
souffrance. Et, en définitive, « la contradiction est indispensable à la conscience du
temps »4.
C’est bien au cœur de plusieurs contradictions que Berger place la
prospective : d’abord, il y a l’expérience quotidienne d’un monde mobile qui fait
craquer les cadres traditionnels, provoquent des contraintes nouvelles, des décalages
multiples entre les attentes et la forme des phénomènes et dans lequel les
« découvertes posent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent »5 ; ensuite, le fait
que cette transformation rapide du monde pose la capacité à prévoir comme « à la
fois absolument indispensable et singulièrement difficile »6 ; enfin, le constat que les
méthodes de prévision employées sont exclusivement tournées vers le passé, i.e.
établies à partir de permanence et d’habitude. La prospective naît ainsi chez Berger
de la conscience d’un « automatisme [qui] a contre lui son usure et la nouveauté du
1
Gaston Berger, « Le temps », L’Encyclopédie française, tome XX : Le monde en devenir, Société
nouvelle de l’Encyclopédie française, 1959 ; repris in Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset, Pierre
Massé, De la prospective. Textes fondamentaux de la prospective française, textes réunis et présentés par
Philippe Durance, L’Harmattan, 2e édition, 2009, pp. 145-146.
2
René Le Senne, Le devoir, op. cit., p. 12.
3
Idem, pp. 15-16.
4
Ibid., p. 13.
5
Gaston Berger, « L’avenir des sciences de l’homme », La Nef, 1956 ; repris in Gaston Berger, Jacques
de Bourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective, op. cit., p. 37.
6
Gaston Berger, « Sciences humaines et prévision », La Revue des Deux Mondes, 1er février 1957 ; repris
in Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective, op. cit., p. 58.
64
Gaston Berger. Humanisme et philosophie de l’action
milieu »1 et qui n’est donc plus adapté. Ce qui est pour Le Senne le propre de la
réflexion, basée sur la conscience de l’échec et la souffrance, sortant de l’habitude,
réparatrice, synthétique et créatrice, « capable de remplacer l’expérimentation
sensible par l’expérimentation mentale, d’anticiper sur l’échec, de subsumer les
contradictions occasionnelles dans l’extension des contradictions humaines, de
dessiner des philosophies qui […] sont […] des modes généraux de réactions […] à
l’imprévu »2.
Face à un monde où les situations humaines sont sans cesse originales,
Berger met en avant la nécessité d’inventer. Ce sera une fonction essentielle de la
prospective que de déterminer les situations possibles dans lesquelles l’homme
pourrait se trouver. Mais, pour Le Senne, « plus une société est progressive, plus les
inventions y renouvellent le trouble » ; par conséquent, il faut introduire, au sein des
esprits que l’on veut tourner vers l’invention, la contradiction, seule capable de « les
délivrer » des habitudes et de les conduire à la conscience morale3. C’est la
condition pour que l’invention soit ce qui relie la « fin conçue à l’acte qui la
réalise »4.
La philosophie comme méthode concrète
Gaston Berger est profondément séduit par la philosophie concrète,
« vivante »5 dira-t-il, de René Le Senne. Il y reconnaît une volonté, non pas tant
d’expliquer le monde, mais de proposer une méthode de conduite, « efficace »,
« tenant compte de la nature concrète des hommes »6, non pas une simple morale,
i.e. un système, mais une moralité, i.e. une morale en action7, et s’inscrivant dans
une véritable anthropologie philosophique. Constatant que « la contradiction, le mal,
la souffrance sont à la fois réels et inadmissibles », Le Senne ne va pas proposer une
réponse dialectique, mais une philosophie de l’action : « l’absurdité qui nous
scandalise doit être réduite par un acte et non dissipée par un argument. Le devoir
n’est pas de découvrir l’origine du mal, il est de remplacer le mal par le bien »8.
La contradiction est une expérience intime. Entre les deux termes qui la
composent, Le Senne ne pose pas une relation logique, mais établit l’existence d’une
tension qui nécessite une intervention personnelle de la part d’un homme libre. La
tension est source de création efficace. Berger verra dans cette approche une idée
directrice de la prospective : « il ne s’agit plus de comprendre le monde, mais de le
changer »9.
1
René Le Senne, Le devoir, op. cit., p. 25.
2
Idem.
3
Ibid., p. 563.
4
Ibid., p. 578.
5
Gaston Berger, « De la contradiction à l’inspiration », Les Études philosophiques, 3, 1955 ; repris in
Gaston Berger, L’homme moderne et son éducation, Presses universitaires de France, 2e édition, 1967,
p.74.
6
Gaston Berger, Notice sur la vie et les travaux de René Le Senne, op. cit., p. 7.
7
Gaston Berger, « De la contradiction à l’inspiration », op. cit., p. 74.
8
Gaston Berger, Notice sur la vie et les travaux de René Le Senne, op. cit., p. 10.
9
Ibid.
Aux origines de la prospective : René Le Senne et Gaston Berger
65
La philosophie de René Le Senne se concrétise dans un programme
d’éducation comportant trois axes :
⎯
inquiéter, i.e. s’opposer au « dogmatisme de l’idée vraie »1, éveiller l’esprit
en l’ouvrant à la contradiction et prolonger la conscience morale par l’action ;
⎯
promettre, i.e. affirmer la victoire de la conscience et l’accompagner, montrer
que la solution passe par une reconnaissance de sa responsabilité, de sa capacité
d’initiative et de sa puissance ; en ce sens, « le progrès social ne peut résulter que
des efforts individuels »2. C’est notamment à l’éducateur de montrer l’inanité du
déterminisme et d’entraîner « à reconstruire les systèmes, pour y chercher, non des
choses d’où [l’intelligence] tirerait des raisons de se décourager, mais des méthodes
dont elle doit faire des moyens de réussir »3. Pour Le Senne, l’éducation doit être
prospective, i.e. qu’elle doit infléchir « de l’analyse vers l’action »4 ;
⎯
aider, i.e. reconnaître qu’il n’y a pas une solution unique qui s’imposerait à
tous (car deux personnes sont si différentes l’une de l’autre qu’il n’est pas possible
d’envisager qu’une des deux puisse résoudre entièrement les problèmes qui se
posent à l’autre) et donc accepter que l’éducation reçue serve des fins nouvelles et
imprévues. Par conséquent, l’éducateur a pour devoir de fournir « les moyens, qui
permettront d’atteindre aux fins dont il éveille le désir »5.
Gaston Berger va également faire de ce programme une idée directrice de la
prospective : tout comme Le Senne, il va proposer une méthode qui visera à
« redonner un sens à la vie en […] montrant une direction » vers laquelle l’homme
peut s’engager avec confiance6. Il inscrira son approche dans une science de
l’homme, de l’homme à venir, qui prend en considération le lien entre l’être et le
sens, et qui met la subjectivité au cœur de l’action humaine. Il développera une
« phénoménologie des faits humains, attentive à retrouver les intentions
fondamentales qui donnent un sens aux évènements »7 et projeter ainsi quelques
lumières sur l’avenir. De la sorte, il donnera à l’homme la possibilité de se détourner
de l’emprise de l’extrapolation, qui fait « comme si les directions prises au moment
présent étaient l’expression exacte » de ce qu’il voulait vraiment, pour lui permettre
d’exprimer ce qu’il désire véritablement8.
La prospective comme recherche d’un idéal
Dans sa progression philosophique, partant d’un nécessaire dépassement de
la considération sensible du monde, qui le conduit à s’opposer formellement à
l’empirisme et donc au matérialisme, Le Senne rencontre l’esprit, dont l’éternité se
manifeste par la conscience continue du présent. Il fait du présent un rapport entre
l’activité permanente de l’esprit et l’actualité de ce qui lui est offert pour agir.
Cependant, la conscience finie borne le présent de « deux lisières » qui délimitent
1
Gaston Berger, « De la contradiction à l’inspiration », op. cit., p. 75.
2
René Le Senne, Le devoir, op. cit., p. 575.
3
Idem, p. 574.
4
Ibid., p. 577.
5
Ibid., p. 583.
6
Gaston Berger, « De la contradiction à l’inspiration », op. cit., p. 78.
7
Gaston Berger, « L'avenir des sciences de l’homme », op. cit., p. 40.
8
Idem, p. 41.
66
Gaston Berger. Humanisme et philosophie de l’action
une zone « où naissent deux opérations divergentes : l’une par laquelle le moi se
retourne vers ce qui est déjà effectué […] ou même vers ce qui est marqué d’un
caractère indélébile de passé dépassé […] » que Le Senne appelle la rétroversion ;
« l’autre, par laquelle au contraire il se porte, non pour le recueillir, mais pour
l’établir ou l’animer, vers ce qui n’est pas encore »1, appelé la proversion.
Pour Le Senne, l’originalité de ces deux mouvements doit être maintenue :
« le passé n’est pas du tout l’avenir, dont il faut maintenir qu’il est à venir, par
conséquent non encore déterminé et accompli. Si l’on admet le déterminisme, il ne
peut y avoir de futurs contingents ; d’après lui, ce qui adviendra demain à midi est
prédéterminé par les enchaînements des causes qui doivent lier l’instant présent aux
instants ultérieurs […]. Cette doctrine serait-elle vraie, l’avenir ne serait qu’une
portion du passé. Contre cette dialectique de réduction, la fidélité envers les
caractères irrécusables et inaliénables de l’existence oblige »2 à distinguer le passé
de l’avenir.
Le Senne montre que les deux mouvements peuvent s’enchaîner
différemment. Lorsque les savants ou les artistes observent la nature, la démarche
est rétroversive : le donné est antérieur à l’acte de recherche de la connaissance.
Pour les premiers, il s’agit d’induire des lois déterminées qui permettront de penser
la nature et d’agir sur elle ; pour les seconds, de relever les qualités qui la rendront
admirable. À partir de l’expérience, les savants dégagent l’intelligible et révèlent la
nécessité, les artistes dégagent la beauté et révèlent l’harmonie. « Dans les deux cas,
la rétroversion prévaut sur la proversion »3.
« Dans les démarches proversives », nous dit Le Senne, « au contraire, le moi
se suppose à l’origine de ce qui sera ». Il ne se porte plus vers la nature, mais vers
l’idéal. Cet idéal se présente de manière formelle, i.e. intellectuellement
déterminable, en formulant et en appliquant des règles ou des principes d’action, en
concevant des devoirs, en constituant une morale4.
Avec l’anthropologie prospective, Gaston Berger souhaite donner aux
actions humaines « un cadre précis, des fins valables et des bases solides ». Il ne
s’agit pas d’esquisser « la figure d'un ordre auquel nous serions inéluctablement
condamnés », démarche qui serait proprement rétroversive, mais de dessiner « à
grands traits plusieurs mondes possibles »5. Sans pour autant s’arrêter là. Car,
« l’avenir n'est pas seulement ce qui peut ‘arriver’ ou ce qui a le plus de chances de
se produire. Il est aussi […] ce que nous aurons voulu qu'il fût »6. À une époque où
l’homme est plus puissant que jamais, avec sa capacité inédite de supprimer toute
vie sur terre, il s’agit d’établir « une morale qui convienne à des êtres dont les actes
1
René Le Senne, Introduction à la philosophie, op. cit., pp. 276-277.
2
Idem, p. 277.
3
Ibid., pp. 278-279.
4
Ibid., pp. 279-280.
5
Gaston Berger, « Sciences humaines et prévision », op. cit., p. 62.
6
Gaston Berger, « L’attitude prospective », L'Encyclopédie française, tome XX, Le monde en devenir :
histoire, évolution, prospective, Société nouvelle de l'Encyclopédie française ; repris in Gaston Berger,
Jacques de Bourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective, op. cit., p. 92.
Aux origines de la prospective : René Le Senne et Gaston Berger
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sont lourds de conséquences »1. Le Senne considère justement que « la volonté est
l’action suivant la détermination » et que « la morale consiste à chercher et à
formuler cette détermination »2.
Comme l’a écrit Édouard Morot-Sir, René Le Senne et, à sa suite, Gaston
Berger ont été préoccupé toute leur vie par la jonction de la pensée et de l’action, ou
plus exactement par « par cette double et réciproque exigence de l'incarnation de la
pensée dans l'action et de l'ordination de l'action par la pensée »3. Berger, quant à
lui, a reconnu en Le Senne un philosophe ne cherchant pas à faire la théorie de la
liberté, mais cherchant à aider l’homme à être libre en lui montrant d’une manière
précise par quelle stratégie il peut échapper au destin « qui menace toujours de
l’écraser pour s’approcher de sa destination ». Ce à quoi Berger va s’employer
concrètement.
1
Gaston Berger, « Humanisme et technique », Revue de l’enseignement supérieur, 1, 1er trimestre 1958 ;
repris in Gaston Berger, Jacques de Bourbon-Busset, Pierre Massé, De la prospective, op. cit., p. 86.
2
3
René Le Senne, Introduction à la philosophie, op. cit., p. 333.
Édouard Morot-Sir, « Introduction à la vie de Gaston Berger », in Édouard Morot-Sir (éd.), L’Homme
moderne et son éducation, Presses universitaires de France, 2e édition, 1967 pp. 3-4.