Hispanité et discours anti-indépendantiste dans l`avant

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Hispanité et discours anti-indépendantiste dans l`avant
Hispanité et discours anti-indépendantiste
dans l’avant-garde nicaraguayenne
Daniel Vives Simorra
CRICCAL – Université de Rouen
D
ès la fin des années vingt, on observe un rôle militant de l’avant-garde
nicaraguayenne, ou Vanguardia nicaragüense, en quête d’une restauration de l’ancien ordre colonial. Dans les domaines religieux, culturels,
socio-­économiques, la tentative engageait une critique radicale de la période de
l’Indépendance. Un activisme polémique – au sens guerrier du polemos grec –
caractérise le discours du groupe politico-littéraire qui se structure, dès 1931,
autour de José Coronel Urtecho et de Pablo Antonio Cuadra, en particulier, deux
noms essentiels au demeurant pour tout ce qui concerne l’évolution contemporaine de la culture nicaraguayenne.
Mais il y a d’abord à situer la pensée authentiquement réactionnaire de la
Vanguardia dans son « milieu naturel » : la ville de Grenade (Granada), centre
d’un conservatisme patriarcal hérité de la période coloniale mais aussi attiré par
l’ébauche d’un capitalisme peu modernisateur, de type comprador, toujours âpre
au gain. D’où le contraste relatif qui s’établit dès le xixe siècle avec León, la ville
libérale et anticléricale où le pouvoir de l’oligarchie se conjugue avec une tradition intellectuelle dont la rivale grenadine est dépourvue jusqu’aux années trente.
León est en effet une cité des « docteurs » et des « lettrés », la ville de Rubén
Darío et du grand poète cosmopolite Salomón de la Selva (1893-1958), celle aussi
­d’Alfonso Cortés, astreint jusqu’à sa mort en 1969 à une réclusion perpétuelle
pour cause de démence et dont le lyrisme halluciné ne cesse de fasciner la littérature nicaraguayenne.
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À Grenade, la culture est en revanche objet de dérision 1. Selon la Vanguardia,
ce fief du parti conservateur souffre à la fois d’un passé perdu et d’une absence
de novation. Fermée au changement, la ville s’identifie à une absence de tradition
malgré l’ancienneté de sa fondation. L’écriteau « Here was Granada » laissé par
Walker, l’aventurier nord-américain qui la détruisit en 1856, en vient à signifier le
vide d’une ville coupée de son passé, rétive face à un avenir que Coronel Urtecho,
P. A. Cuadra et leurs compagnons n’envisageront paradoxalement que par et dans
la conservation.
Dans la mentalité de la Vanguardia, Grenade représente la déchéance d’un système colonial bienfaisant, l’idéal d’un ordre social qui succombe sous les assauts
du matérialisme commercial et de l’« esprit bourgeois » (« El espíritu burgués » :
Coronel Urtecho, 1931).
Pour le discours avant-gardiste, l’événement ravageur est daté. Tout commence avec l’indépendance faussée, proclamée en 1821 à León sous la tutelle de
la Capitainerie générale du Guatemala et dont le caractère néfaste se perpétue
avec l’épisode de la République fédérale centre-américaine en 1824 et la proclamation de la république du Nicaragua en 1835. C’est ensuite la consommation
du divorce avec l’ordre ancestral à quoi se résument les années de guerres civiles
jusqu’en 1858, « período de la anarquía » selon une périodisation péjorative instaurée par le parti conservateur (Coronel Urtecho, 1971, abrégé en RCPC dans
cette étude).
Certes, la promulgation en 1858 de la Constitution et l’exécution de Walker
en 1860 ouvrent sur l’époque dite des « 30 années conservatrices » que la même
périodisation dominante offre comme un modèle de stabilité, de progrès et de
consolidation de l’État. Ce qui occulte quelques « dégâts collatéraux »…, tel l’interventionnisme nord-américain que préparent les concessions des conservateurs
sur la question récurrente des projets de canal interocéanique au Nicaragua. Par
ailleurs, le dit modèle ignore la spoliation des peuples aborigènes lors de la privatisation des terres qu’entraîne l’essor de la « caficulture » dans la seconde moitié
du xixe siècle. Néanmoins, la Vanguardia considère qu’il y avait dans ces années
conservatrices comme un début de retour à l’Éden colonial, certes fragile et en
grande partie détruit par le tour anticlérical et bourgeois de la présidence libérale
de Zelaya entre 1893 et 1909.
Bien sûr, on ne peut limiter la Vanguardia à ce seul versant idéologique. Le
terme renvoie aussi à une nouvelle génération en quête de nouveauté, de renou1 Selon J. Coronel, « […] Esos conservadores, tenderos es lo que eran, negociantes, terratenientes […]
Granada era y sigue siendo –y entonces lo era más todavía– una aldea. […] No había poetas, ni era bien
visto que hubiera. De Rubén Darío mismo se hablaba mal en ciertos ambientes de estos señorones de
Granada y entre los supuestos intelectuales […] Granada se creía la ciudad aristocrática por excelencia
[…] » (Coronel Urtecho, 1983 : 20-22).
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vellement formel. En matière d’ars poetica, les jeunes pousses littéraires cultivent
une démarche « sportive », une expression vernaculaire et conversationnelle, le
vers libre, le ludisme, sériel et mutin, qui poignarde l’Académie à coups de « rimes
chimphoniques » – « rima chinfónica » – ou d’outrages antimodernistes (« Oda a
Rubén Darío », J. Coronel Urtecho, 1925).
Mais l’habituel parricide poétique est d’abord un moyen de crucifier l’affairisme, « l’esprit bourgeois » et l’euphorie qui saisit la « Sainte Famille » marchande
durant les « vaches grasses » des années vingt ; ceci tout en crochant à bras-lecorps la religiosité rancie du père grenadin, aussi bien que la fâcheuse propension
de l’anti-père léonais à « bouffer du curé ».
Une telle rénovation semble donc correspondre à ce « sens révolutionnaire des
écoles ou des tendances contemporaines » destiné, selon Mariátegui, à dépasser
la seule destruction des formes révolues et la création de formes inédites pour
fonder la nouveauté culturelle « en el repudio, en el desahucio, en la befa del
absoluto burgués » (Mariátegui, 1926 : 3). C’est néanmoins une voie bien différente que suit la Vanguardia durant les années 1930.
En effet, celle-ci allie l’inévitable avant-gardisme iconoclaste à une défense de
la tradition – au sens le plus rétrograde du mot – qui implique un discours impérial
anti-indépendantiste et dont on trouve les prémices au tout début de la formation
du groupe. Ainsi, lors d’un discours prononcé à Grenade en 1928, Coronel Urtecho
déclare :
¿Qué fue la independencia de Centroamérica, es decir, la consiguiente independencia de
Nicaragua? […] fue el triste fin de un gran Imperio […] no fue un alba gloriosa, no fue un
principio heroico, no fue una gran conquista libertaria lograda por un pueblo oprimido que
se erguía. (Gutiérrez Martín, 1941)
En quoi, Coronel ne faisait que prolonger les réticences des « criollos » indépendantistes du début des années 1820, séparatistes par résignation mais monarchistes de cœur, et pour qui la scission n’était qu’un état provisoire destiné à se
dissoudre avec la chute espérée du trienio liberal en Espagne (1820-1823). De fait,
l’article Un de l’Acte d’Indépendance proclamé en 1821 par la Capitainerie générale du Guatemala, elle-même contrôlée par de hauts fonctionnaires espagnols
ou de grands propriétaires criollos, semble regretter une sécession motivée avant
tout par le souci « [… de] prevenir las consecuencias que serían terribles en el caso
de que el mismo pueblo proclamase de hecho la Independencia » 2.
Le procès de l’indépendance au Nicaragua ne relève pas d’une curiosité paléohistoriographique mais d’une interrogation appartenant à une histoire vivante
sur la longue durée. C’est ainsi qu’à plus de quarante années de distance, l’essai
2 Voir Historia y símbolos patrios de El Salvador, ed. Relaciones Públicas de Casa Presidencial, El Salvador,
1964, p. 3-4
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de 1971 de Coronel Urtecho, « Introducción a la época de anarquía en Nicaragua
(1821-1857) », s’attarde sur la guerre civile de 1824 et sur la figure de Crisanto
Sacasa qui organisa à Grenade un groupe de serviles (les soumis, les nostalgiques
de l’empire espagnol), pour lutter contre les libéraux (les fiebres, les enragés).
Coronel établit alors un bilan contrasté du sacasisme, premier embryon du parti
conservateur : bilan positif en tant que mouvement attaché à préserver le principal d’un ordre séculaire, mais bilan négatif en raison de la subordination de cet
orientalisme grenadin à la politique et à l’économie, en raison aussi de son culte
de l’argent et de son mépris des pauvres.
La vision du monde de Coronel Urtecho, de Cuadra, de Luis Alberto Cabrales,
et de certains de leurs disciples qu’ils formèrent au sein du groupe littéraire du
Taller de San Lucas dans les années quarante, résulte d’un complexe d’influences.
Influence jésuite, d’abord, lors des années de formation, faite de classicisme, de
catholicisme apostolique et romain, de philosophie scolastique de Thomas d’Aquin
jusqu’à Jacques Maritain, d’idéologie panlatiniste. Les futurs vanguardistas adoptent très tôt ces principes recteurs de la doctrine qui leur est dispensée, pour plusieurs d’entre eux, sur les bancs du Colegio Centroamérica de Grenade ouvert en
1919. Nul doute que l’enseignement des pères du Collège a grandement déterminé
l’armure intellectuelle que ces jeunes gens revêtirent par la suite. Là s’opère une
mutation que Sergio Ramírez présente ainsi :
Los jóvenes vanguardistas están rompiendo el cascarrón de los grupos dominantes a que
pertenecen, y frente al desgaste y vulgarización de los tiempos, tratarán de restituir ideológicamente y apoyados por las enseñanzas de los padres jesuitas, una concepción de la
tradición en la cual va envuelta la conservación de la cultura como legado patriarcal.
(Ramírez, 1971 : 321)
Il faut tenir compte ensuite de leur réception enthousiaste de divers courants réactionnaires et autoritaires : nationalisme de Léon Bloy, de Maurras, de
Léon Daudet, des Camelots du Roi, de l’Action française que le poète Luis Alberto
Cabrales importe à son retour de France en 1924 ; nationalisme ensuite, à l’espagnole, d’un Ramiro de Maeztu. Celui-ci est également très proche chez Cuadra
de la latinité impériale dans sa version casquée – mussolinienne – et en étroit
cousinage avec le phalangisme botté du « Sacré Cœur de Jésus ».
On assiste donc à l’émergence d’un tropisme ultraconservateur vers une hispanité prémoderne, basée sur une économie d’haciendas et d’exploitations minières.
La Vanguardia appelle de ses vœux une régression précapitaliste, antérieure au
xixe siècle, tout en réclamant, de façon concomitante et presque paradoxale, la
revalorisation d’un legs vernaculaire culturellement métissé – folklore, indigénisme… –, mais où l’élément aborigène se trouve strictement encadré par une
conception mythique d’une hispanité enracinée dans les temps bienheureux de
la colonie.
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La Vanguardia pense ainsi sauvegarder la « race » et la langue d’un pays
menacé par le provincialisme prosaïque et sans racines d’une oligarchie de
mercantis. Circonstance aggravante : avec l’interventionnisme nord-américain
incessant depuis 1912, des antivaleurs – pragmatisme, capitalisme, industrialisation – se sont infiltrées dans les fourgons de l’étranger. Elles portent en germe
le bouleversement d’une avant-garde tout appliquée à son entreprise de restauration antilibérale. C’est en ce sens qu’elle soutient à la fin des années vingt le
combat du guérillero Augusto César Sandino dans lequel elle préfère voir moins
le programme de collectivisation des terres qu’une insurrection culturelle de la
tradition refusant de plier sous le joug du big stick de l’étranger : une « race
distincte », comme l’écrit Cuadra en 1931, porteuse de miasmes civilisationnels
qui sont une menace mortelle pour l’« esprit ladino : indo-espagnol » – c’est-àdire culturellement métissé – sur lequel se fonderait une essence nicaraguayenne
(Cuadra, 1931). Il va sans dire que ce « métissage culturel » suppose l’acculturation
des peuples autochtones.
Face à ces agressions, la Vanguardia se rattache aux valeurs coloniales du
vernaculaire – « [lo] verdaderamente nicaragüense » (Cuadra, 1932). Sans doute,
n’est-elle pas hostile à la culture du grand voisin du Nord, comme en témoigne
l’œuvre de Coronel Urtecho dès la fin des années vingt. Néanmoins, l’intervention
nord-américaine n’est, à ses yeux, que la suite logique de la disparition de l’ordre
ancien. Le manifeste collectif – « Hacia nuestra poesía vernacular » (1932) –
dresse le constat d’une dégénérescence quasiment biologique de l’histoire nicaraguayenne depuis l’indépendance : une anti-histoire gangrenée par une sorte de
maladie honteuse, « syphilitique » :
Nicaragua empezó a vivir su propia vida nicaragüense en la Colonia. Luego esta vida degeneró prostituida por las «libertades liberales» cuya apoteosis y condenación está en la
Independencia. (Cuadra, 1932)
La surface de cette pensée semble travaillée en profondeur par l’économie d’un
désir qui réclamerait d’une part le meurtre du père historique ayant présidé à une
période de prostitution – la période de l’anarchie qui résulte des indépendances
1821, 1824 et 1835 – et, d’autre part, la restauration du père mythique, l’aïeul
espagnol conquérant et fondateur de l’ordre du métissage culturel. Traçant la voie
d’un royaume eschatologique à rebours, l’avant-garde nicaraguayenne proclame,
après Ernest Psichari : « Estamos contra nuestros padres y con nuestros abuelos »
(Arellano, 1969 : 23).
En 1934, la Vanguardia œuvre à la résurgence d’un ordre social immuable à
l’abri du mouvement accéléré de l’histoire et se transforme en un mouvement
politique doté de moyens éditoriaux. À Grenade en avril 1934, deux mois après
l’assassinat de Sandino par le commandant de la Garde nationale, Anastasio
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Somoza, P. A. Cuadra et Coronel Urtecho fondent le journal La Reacción qui structure un rassemblement idéologique du même nom. Le groupe, dont les membres
avaient pourtant soutenu le combat du leader guérillero contre les marines nordaméricains, milite alors ouvertement en faveur d’une candidature présidentielle
de Somoza en qui il apprécie la politique anticommuniste et les déclarations de
principes anticapitalistes. Le groupe réactionnaire croit deviner dans sa personne
le champion qui accomplira « El retorno de la tradición hispana », pour reprendre
le titre de la conférence de Cuadra à Managua en 1934 (in Breviario imperial).
Bien que fermé en mars 1935 par le président Juan Bautista Sacasa, La
Reacción se survit en tant que mouvement activiste sous des formes diverses :
manifestes, pamphlets, opuscules destinés à promouvoir l’idéal impérial… Ce militantisme de l’avant-garde nicaraguayenne des années trente va de concert avec
un soutien à la ligue fasciste des « Chemises bleues », où se rassemblent les partisans de Somoza. Vient enfin le ralliement des intellectuels « réactionnaires » au
coup de force somoziste à la fin de 1936.
Fascinée par la figure légendaire du conquérant Pedrarias Dávila, l’intelligentsia grenadine est à la recherche de la poigne de fer capable d’assurer l’indépendance et l’identité culturelle mises à mal par le capitalisme mercantile yanqui,
l’anticléricalisme libéral et le communisme matérialiste. Les manifestes que publie
La Reacción (Cuadra, 1935 : 121) refusent l’idée d’une souveraineté populaire qui
serait source de division sociale et par où s’engouffreraient la corruption et les
pénétrations étrangères. Il faut donc, non un gouvernement du peuple, mais un
gouvernement pour le peuple, exercé par un nouveau « furor domini » (la colère de
Dieu) qui aura successivement pour noms Anastasio Somoza et Francisco Franco.
Un tel homme, selon la Vanguardia, doit être le garant d’une stabilité corporatiste et anti-démocratique mettant un terme aux guerres civiles répétées. Docile
au programme nationaliste d’une minorité éclairée, le caudillo s’appuiera sur l’esprit d’un métissage culturel consensuel en lieu et place de luttes des classes qui,
affirme-t-elle, pèsent négativement sur la vie politique nicaraguayenne depuis
l’indépendance.
Cuadra développe amplement ces idées dans Hacia la cruz del sur de 1938,
un livre écrit pour combattre un désenchantement dû à un régime somoziste peu
enclin à se forger de rêve, grimé en paladin sur un cheval de bataille colonial assez
fourbu, et préférant se consacrer à une entreprise de pillage familial, sans se préoccuper aucunement d’un « grand bond » en arrière civilisationnel.
Le rêve déçu amène Coronel Urtecho, tout en restant député au Congrès somoziste, à se retirer dans la région de la rivière San Juan et à se partager entre
nihilisme et idéal du poète-paysan. Lorsqu’il rejoindra la révolution sandiniste une
quarantaine d’années plus tard, il pratiquera une autocritique sans concession de
ses anciennes positions idéologiques :
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Nosotros veíamos que el verdadero camino de Nicaragua era el que los españoles habían
fundado y establecido desde la conquista hacia acá y que el dominio de lo europeo, de lo
hispano, de lo occidental, de lo católico, era el camino general de América Latina y particularmente nuestro […]. (Tirado, RCPC : 124)
Déjà ébauchée dans le prologue que Coronel écrit en 1966 pour El Estrecho
Dudoso 3 d’Ernesto Cardenal, cette conversion sera menée à son terme dans un
texte poétique majeur dont le titre même – « No volverá el pasado » (Coronel
Urtecho, 1979) – explicite l’abandon définitif d’une marche à rebours vers le paisible et paternel El Dorado colonial.
En revanche, l’utopie réactionnaire semble avoir été plus persistante chez
Cuadra. Elle atteint son paroxysme lors du déclenchement de la guerre civile en
Espagne qui motive en grande partie le livre de 1938. Dans Hacia la cruz del sur,
en effet, Cuadra revendique une étroite filiation avec les conquistadors. Au centre
de la véhémente manière de cette prose nostalgiquement palingénésique mais
orgueilleusement restauratrice, se situe à nouveau l’obsession cauchemardesque
d’une indépendance que l’auteur rejette et remplace, grâce à un renversement
acrobatique, par une autre « indépendance » qui tient de l’antiphrase et d’une
contradiction singulièrement cornue dans les termes :
Nosotros, antes de la Independencia, habíamos hecho ya la independencia. América conquistó la América. España fue la directora, pero no la conquistadora. Nosotros, en nuestros
antepasados, conquistamos América, y ella nos corresponde por derecho de conquista.
Nosotros independizamos a América de la barbarie indígena y la independizamos de
España, conquistándola. (Cuadra, 1938 : 17-18)
Somoza ayant trahi les idéaux de l’hispanité, le recours viendra donc ­d’Espagne
où Cuadra se rend en 1939. Il y établit des contacts avec la Phalange et obtient,
semble-t-il, un entretien avec le Caudillo, sans que ce dernier – lui aussi peu
pressé d’appareiller pour le pays des chimères – ait apparemment donné suite aux
propositions d’une nouvelle croisade coloniale.
L’échec de l’entrevue avec le Generalísimo ne décourage pas Cuadra qui lance
alors en 1940 un Breviario Imperial, où s’enflamme un panégyrique fascisant en
faveur d’un retour au passé d’avant la coupure de 1821.
Cuadra soutiendra longtemps que l’identité culturelle se confond avec le
métissage. Il en trouvera le symbole chez son compatriote, Rubén Darío : le métis,
l’homme de la rencontre – nicaraguayen, hispano-américain, européen, méditerranéen… Toujours entre deux terres, entre deux mers, le fondateur de la poésie
moderniste devient alors la figure exemplaire d’un mouvement centrifuge, d’un
3 Madrid, ed. Cultura Hispánica, 1966.
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« extériorisme » sui generis 4. Selon Cuadra, ce qui fait le Nicaragua, son extériorité,
son essence, ce n’est pas l’Indien mais le métis qui résulte d’une coexistence pacifique. Les soulèvements indigènes ? De simples événements conjoncturels et qui
ne signifiaient nullement une résistance face aux conquérants espagnols ou une
volonté de retour à un passé hispanique dont les peuples aborigènes perdirent tôt
la mémoire. Les fondements de l’histoire centre-américaine et nicaraguayenne,
ajoute Cuadra, sont indo-hispaniques ; l’ordre colonial s’est imposé sans violences
excessives et, toujours, de façon « conversationnelle », comme le révèle le dialogue
entre Gil González et le cacique Nicaragua ou Nicarao, lequel au lieu de prendre
les armes contre l’envahisseur aurait préféré une discussion sur des thèmes philosophiques et religieux 5.
Quoi qu’il en soit de la véracité de cette aimable rencontre dialogique 6
– conversation rime si bien avec conservation –, elle n’en reste pas moins l’un des
arguments récurrents auquel la thèse avant-gardiste de la « paix coloniale » fait
appel. Par un contraste implicite, elle jette, un éclat sinistre sur les dissensions
violentes qui accompagnèrent la période de l’Indépendance : « De infinidad de
cosas se acusa a la colonia, menos de producir guerras civiles » (Coronel Urtecho,
« Nuestra economía rural con contenido espiritual », RCPC, 1967 : 19).
L’une des critiques les plus acerbes de l’âge d’or colonial et du « métissage
culturel » idyllique se développe dans les années 1960 sous la plume d’intellectuels sandinistes, comme Sergio Ramírez dans « Balcanes y volcanes » ou Jaime
Wheelock Román dans Raíces indígenas de la lucha anticolonialista en Nicaragua
de Gil González a Joaquín Zavala - 1523‑1881 (1re éd. 1974, México, Siglo XXI,
4e éd. 1980 : 123). Leur propos est très combatif : l’affable conversation avec le
cacique Nicarao et le métissage culturel qui s’ensuit – si chers à Cuadra –, « la
herencia colonial », « la espiritualidad », « la universalidad de lo hispano », « la
trascendencia del legado español »… (Coronel Urtecho, 1962), tout cela n’est que
mystification bourgeoise, falsification de la lutte des classes pour masquer une
4 Le néologisme exteriorismo est d’usage au Nicaragua pour renvoyer à la revalorisation du langage
ordinaire et documentaire en poésie chez Ernesto Cardenal. Plus généralement, il s’agit de « la poesía
creada con las imágenes del mundo exterior, el mundo que vemos y palpamos […] », Cardenal, E., 1973,
Poesía nicaragüense, La Habana, ed. Casa de las Américas, p. 8.
5 En 1978, Cuadra déclare encore : « […] la nueva historia indo-hispana del país se abrió con un diálogo
entre el cacique Nicaragua y Gil González […]. Éste ha sido un país que ha resuelto con la crítica,
por medio de poetas y conversaciones, toda una serie de situaciones », in Felz, J. L., L’œuvre de P. A.
Cuadra. Recherche d’une culture nicaraguayenne, thèse de 3e cycle, Paris 3, 1981, t. II, p. 9-10. L’épisode
« conversationnel » prend sa source dans la 6e décade de l’Orbe Novo de Pedro Mártir de Angliera et
dans « Las preguntas de Nicaragua », López de Gómara, F., Historia de las Indias [1552], BAE, Madrid,
t. XXII, p. 281
6 Voir Pérez Estrada, F., 1982, « El mestizaje nicaraguënse », Casa de las Américas, n° 133, La Habana,
p. 34-43 et Silva, Fernando, 2002, « Cacique Nicarao es pura invención », El Nuevo Diario, Managua,
12 de octubre de 2002.
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sous-culture oligarchique d’importation. Pour Ramírez et Wheelock Román, la
vraie tradition métisse est politique : de Cuauhtémoc à Sandino, de la résistance
indigène et populaire sous la colonie jusqu’au front sandiniste et aux poètes tués
en combattant la dictature.
Les rappels historiques traités ici ne préjugent en rien du rôle indéniable et
central joué par des personnalités sans lesquelles la poésie et la culture nicaraguayennes ne seraient pas ce qu’elles sont encore aujourd’hui. On ne peut nier la
portée littéraire de l’œuvre laissée par Cuadra, Coronel Urtecho, Joaquín Pasos et
par d’autres figures marquantes de la Vanguardia. C’est pourquoi il faut peut-être
in fine laisser place à d’autres interprétations des positions idéologiques qui furent
les leurs :
Ud antes estuvo en la Reacción. Pero su «reacción»
no era tanto la vuelta a la Edad media sino a la de Piedra
(… o tal vez más atrás todavía?)
Yo he añorado al paraíso toda mi vida
lo he buscado como un guaraní
[…] (E. Cardenal, « Epístola a J. Coronel Urtecho ») 7
Bibliographie
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—, 1971, « Introducción a la época de anarquía en Nicaragua, 1821-1857 », Revista Conservadora
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—, 1938, Hacia la cruz del Sur, Buenos Aires, Comisión Argentina de Publicaciones e Intercambio,
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—, 1940, Breviario imperial, Madrid, ed. Cultura española.
7 Cardenal, E. 1980, Antología, Barcelone, ed. Laia, p. 274.
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Mariátegui, José Carlos, 1926, « Arte, revolución y decadencia », Amauta, n° 3, Lima, p. 3.
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