DOMESTICATION DU CHIEN: RÉFLEXIONS ÉTHOLOGIQUES

Transcription

DOMESTICATION DU CHIEN: RÉFLEXIONS ÉTHOLOGIQUES
DOMESTICATION DU CHIEN: RÉFLEXIONS ÉTHOLOGIQUES
Bertrand L. DEPUTTE (1)
Résumé: La domestication n'est qu'une fonne de co-existence entre 2 espèces. La particularité de ce phénomène est la
présence de l'espèce humaine comme l'une des 2 espèces impliquées.
Tout processus de domestication requiert qu'une proximité plus ou moins pennanente puisse s'instaurer entre une espèce
et Homo sapiens. La domestication fait référence à une sélection artificielle exercée par Homo sapiens sur l'autre espèce. Le
chien, d'après diverses évidences, moléculaires ou archéologiques, est apparemment l'espèce qui est devenue domestique le plus
tôt dans l'histoire de l'humanité. Il se pose alors la question de savoir si, à la date proposée pour la domestication du chien, les
capacités cognitives de Homo sapiens avaient atteint un développement suffisant pour envisager une sélection artificielle de
populations de l'espèce-mère du chien. Deux théories seront exposées: l'une classique de sélection artificielle, liée à
l'apprivoisement d'individus (Darwin, Clutton-Brock), l'autre plus récente envisageant que des populations de loups auraient
colonisé la niche écologique humaine, auraient alors acquis un avantage sélectif, seraient devenu une nouvelle espèce, Canis
familiaris, à laquelle l'humain beaucoup plus tard aurait fait subir une sélection artificielle (Coppinger et Coppinger). Cette
théorie de sélection naturelle reste valable quel que soit le degré de l'évolution humaine au moment de la spéciation du chien. Elle
a aussi pour conséquence que les traits phénotypiques sélectionnés naturellement dans des populations de loups doivent
différencier profondément à l'heure actuelle les loups, Canis lupus, et les chiens Canis familiaris. Trois travaux scientifiques
explorant des différences entre les capacités cognitives des chiens et celles des loups, sont analysés. Ils démontrent tous
qu'actuellement les perfonnances cognitives des chiens et des loups sont fondamentalement différentes. Au cours du processus de
domestication, les chiens auraient acquis une compétence nouvelle, particulière, celle de prendre en compte le comportement de
Homo sapiens. Cette compétence qu'elle soit correctement interprétée, ou non, ne peut que contribuer à renforcer la présence des
chiens auprès des hommes.
L'association entre deux espèces animales revêt de
nombreux aspects: parasitisme, symbiose, commensalisme.
Le parasitisme peut être transitoire ou permanent. Dans le
premier cas, l'hôte parasité sert, notamment, de site de
reproduction et de site de développement des formes larvaires.
Un parasitisme permanent permet au parasite de se
développer et de vivre mais aux dépens de l'hôte qui peut voir
son espérance de vie écourtée. Dans le cas des associations
symbiotiques, le bénéfice est mutuel, les espèces associées
présentant des adaptations particulières rendant leur
association obligatoire (figues et insectes). La mise en place
de ces adaptations au cours de l'Evolution atteint parfois une
précision telle de l'ajustement que la spécialisation de
chacune des deux espèces présente un risque face aux
changements aléatoires du milieu dans lequel elles évoluent.
D'autres associations résultent d'une spécialisation écologique
où l'une des espèces devient dépendante de l'existence d'une
autre (e.g. chouette de l'Oregon, Strix occidentalis caurina,
nichant dans une espèce de pin exploitée à une grande échelle
par l'industrie du bois). Le bénéfice n'est pas mutuel mais
l'espèce qui retire la totalité du bénéfice de l'association ne le
fait pas au détriment de l'hôte.
D'autres associations entre espèces, encore, peuvent
présenter un caractère moins obligatoire et relever alors de
convergence écologique sans les co-adaptations, résultant
d'une co-évolution, mentionnées précédemment. Chez les
primates non-humains, par exemple, on peut trouver des
associations polyspécifiques préférentielles entre certaines
espèces. Dans ces troupes polyspécifiques, chaque espèce
retire un bénéfice de cette association par rapport à une
situation monospéficique (Gautier & Gautier-Hion 1969).
Ces troupes polyspécifiques, bien que ne représentant pas des
groupements aléatoire, totalement opportunistes, n'ont en
aucun cas la stabilité des groupes sociaux c'est à dire de
groupes monospécifiques.
Lorsque l'une des espèces associées est Homo
sapiens, les associations présentent des caractéristiques
particulières. La principale de ces caractéristiques est que les
espèces avec lesquelles Homo sapiens s'associe, ne sont plus
soumises aux lois de la sélection naturelle, où les caractères
phénotypiques sélectionnés le sont au hasard. Ces espèces se
trouvent soumises à une sélection artificielle orientée par
Homo sapiens. C'est la pratique de ce mode de sélection qui a,
entre autres, suggéré à Darwin (1875) la théorie de
l'Evolution avec au centre de cette théorie, la sélection
naturelle. Les caractères phénotypiques que l'homme
sélectionne sont essentiellement comportementaux et associés
à des spécificités perceptives (odorat très développé) ou
alimentaires (carnivores vs herbivores).
La domestication d'une espèce faisant référence à
une association entre celle-ci et l'espèce humaine, l'étude de
ce phénomène requiert une double approche: d'une part les
relations entre l'espèce domestiquée et l'espèce sauvage dont
elle est issue et les espèces sauvages proches phylogénétiquement, d'autre part le degré de développement
cognitif de l'Homo sapiens à la date présumée ou démontrée
où l'espèce domestique a divergé de l'espèce-mère sauvage.
Le premier point permet de documenter les caractéristiques
morpho-anatomiques et comportementales qui ont conduit à
l'émergence de l'espèce domestique, quel que soit le processus
sous-tendant cette spéciation. Le deuxième point permet de
préciser le degré de l'intervention humaine dans cette
spéciation.
1) Unité d'Ethologie, Ecole Nationale Vétérinaire d'Alfort. 94704 Maisons-Alfort Cedex
Ethnozootechnie n° 78 - Le Chien - 2006
41
Quelques réflexions sur le phénomène de la domestication
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire rappelle que
domestication vient de "domus", la maison en latin:
domestiquer serait de faire des animaux, notamment, "les
animaux de la maison" (Geoffroy Saint-Hilaire, 1861, p 154).
Il ajoute que domestiquer serait alors de faire venir les
animaux "dans nos demeures, ou près d'elles" (Geoffroy
Saint-Hilaire, 1861). Dans cette acception il englobe
explicitement, dans un sens très large, les animaux qui
viennent au voisinage dans une relation commensale sans
participation, ni volonté ni intérêts de l'humain. Toutefois
Geoffroy Saint-Hilaire (1861, p.155) envisage d'utiliser le
terme domestication de manière plus restreinte et fait une
distinction graduelle entre domesticité, apprivoisement,
simple captivité et état sauvage. Cette vision de la
domestication n'implique pas de spéciation mais seulement le
fait que des individus d'une espèce puissent s'approcher des
lieux de sédentarisation humains. Hemmer (1990) dans une
acception plus récente du terme "domestication", propose de
définir les animaux domestiques "as those kept and bred in
and around human habitation to be used constantly to human
advantage .... and bred for particular use". Cette nouvelle
définition introduit le concept de reproduction contrôlée et de
sélection.
Darwin (1859-1964) propose que le processus de
domestication, c'est à dire l'apparition d'espèces "modelées"
pour un besoin spécifique humain, serait une conséquence du
"man's power of accumulative selection: nature gives
successive variations; man adds them up in certain directions
useful to him (p.30). Cette "Selection by man" comme
Darwin (1859) la dénomme, est maintenant qualifiée
d"'artificielle" pour l'opposer à la "sélection naturelle",
fondement de sa théorie de l'Evolution. Clutton-Brock (1999)
définit les différentes étapes du processus de domestication:
"..begins when a small number of animaIs are separated from
the wild species and becorne habituated to humans" (p. 30).
L'étape suivante concerne les résultats de la reproduction: les
individus habitués se reproduisent et sont modifiés sous
l'influence de 2 facteurs, une "natural selection", dans une
nouvelle niche écologique et une "artificial selection for
economic, cultural, or aesthetic reasons" (p.30).
La domestication aurait pour conséquence
l'émergence de nouvelles espèces où des caractères
ancestraux seraient maintenus et d'autres amplifiés ou inhibés
par intervention humaine sur une reproduction orientée.
Quels seraient alors les caractères qui faciliteraient ce
processus? Plusieurs traits d'histoire de vie peuvent être
envisagés comme favorables. Ils concernent le régime
alimentaire, le mode de groupement, conséquence de
l'existence ou non d'une interattraction intraspécifique et les
caractéristiques de développement. Toutefois quelles que
soient les combinaisons de ces caractères, il existe de
nombreuses exceptions qui relèvent de la finalité même du
processus de domestication, faire que l'espèce serve les
intentions de l'homme, qu'elles soient économiques,
culturelles ou esthétiques comme le propose Clutton-Brock
(1999).
Geoffroy Saint Hilaire (1861) et Darwin (1859)
placent le processus de domestication dans un continuum
allant de la capture d'un animal sauvage à son apprivoisement
puis éventuellement à sa domestication. Il faut alors rappeler
que tout individu d'une espèce de vertébré supérieur
immature, au cours des phases précoces de son
développement, est capable de se familiariser à n'importe
quelle autre espèce animale, notamment Homo sapiens.
Toutefois cette familiarisation, analogue à un apprivoisement,
n'intéresse qu'un individu et ni une population, ni encore
moins une espèce. En ce qui concerne une population, la
modification d'un trait, la distance de fuite, permettrait
d'expliquer une sympatrie étroite entre deux espèces
conduisant à une relation de commensalisme (Coppinger &
Coppinger 2001). A ce trait de distance de fuite, Belayev
(Belayev & Trut 1975) définissent deux composantes de ce
trait qui peut conduire au maintien d'une proximité entre deux
espèces, l'une étant Homo sapiens: la distance à partir de
laquelle l'individu de l'espèce non humaine commence à fuir,
Distance de fuite - Df, et la distance parcourue au cours de la
fuite, Distance "fuie" - Dp.
En considérant ces 2 composantes on peut envisager
schématiquement que pour une espèce sauvage confrontée à l'
Homo sapiens, celles-ci sont grandes, notamment Dp qui met
fin durablement au contact entre les 2 espèces. Ces deux
composantes sont très notablement réduites dans le cas d'un
individu apprivoisé, particulièrement Dp, qui permet le
rétablissement rapide du contact. Enfin pour une espèce
domestiquée ces 2 composantes, la distance de fuite est
abolie et est remplacée par une attraction. La distance Dp,
quant à elle, n'est à considérer éventuellement qu'à la suite de
conflits et doit être courte et très temporaire. Ces
considérations sur le concept de la distance de fuite mis en
avant par Belyaev & Trut (1975) et Coppinger & Coppinger
(2001) rappellent en fait la théorie développementale
biphasique "Approach! Withdrawal" de Schneirla (1964).
Selon cette théorie, très schématiquement, un organisme en
développement aura tendance à approcher des stimuli qui lui
apparaîtront peu intenses et peu soudains et corrélativement à
s'éloigner de stimuli intenses, ou soudains et effrayants. Pour
une espèce sauvage, qui a été une proie ou un compétiteur d'
Homo sapiens, (donc étant traitée de la même manière qu'une
proie), Homo sapiens apparaît comme un stimulus à haute
valeur anxiogène. La composante d'approche apparaît
progressivement avec l'apprivoisement chez un animal
familiarisé et devient la base d'une relation entre Homo
sapiens et certaines espèces domestiques.
Spéciation du chien et évolution d'Homo sapiens
La question de la domestication du chien et de sa
spéciation sont intimement liées. Acceptons le fait que Canis
lupus et Canis familiaris sont devenues 2 espèces distinctes,
le consensus général est que effectivement Canis familiaris,
en tant qu'espèce a pour origine l'espèce Canis lupus.
Toutefois les dates de cette divergence font encore débat.
Ethnozootechnie n° 78 - Le Chien - 2006
Vilà et al. (1997), à la suite de l'analyse d'ADNs
mitochondriaux, placent cette spéciation du chien à 135.000
ans. Toutefois d'autres évidences avaient déjà proposé une
date beaucoup plus récente vers 15.000 à 10.000 Se. Vilà et
al. (1997) proposent alors, malgré leurs résultats moléculaires,
que la différenciation morphologique du loup en chien se
42
serait produite à ces dates récentes de 15.000 Be. Savolainen,
et al. (2002), un collaborateur de Vilà, reprend l'analyse de la
différenciation spécifique des loups en chien. lis utilisent
également l'ADN mitochondrial de nombreux chiens
européens, asiatiques, africains et américains. lis proposent
que les chiens descendraient tous de loups gris, Canis lupus,
de l'est de l'Asie vers la date de 15000 ans Be. Cette
affirmation fondée sur des résultats issus de la biologie
moléculaire contredit l'affirmation de Darwin (1859; p.17): "1
do not believe, as we shall presently see, that aIl our dogs
have descended from any one wild species..." Les résultats
de Savolainen, et al. (2002) les conduisent à suggérer que la
première domestication du chien n'aurait pas été un
événement isolé mais une pratique commune des populations
humaines.
La question est alors la spéciation a-t-elle précédée
la domestication ou en est-elle une conséquence?
Dans la perpette de la seconde proposition, et en
référence au terme domestication, on doit envisager que le
rôle de l'homme a pu être prépondérant. On doit alors se
poser la question de ce que qu'était l'évolution de l'humanité
135.000 ans et 15.000 ans Be. La date de spéciation proposée
par Vilà et al. (1997) la situerait à une époque où les deux
espèces d'hominidés, Homo neanderthalis et Homo sapiens
étaient sympatriques. A cette époque, les hominidés n'étaient
pas encore sédentarisés et
leur évolution culturelle
extrêmement frustre. Comment ces hominidés primitifs
auraient-ils pu envisager d'orienter la reproduction d'un autre
espèce animale, prédatrice et donc compétitrice? Les dates de
15000 BC correspondent à un stade très différent de l'histoire
de l'humanité. A cette époque, le paléolithique supérieur,
l'homme de Cro-Magnon, Homo sapiens, a commencé à se
sédentariser et à développer une variété d'outils et de
représentations artistiques (Anati 2002). Ce degré d'évolution
de l'espèce humaine est-il compatible avec un scénario qui
envisage que les humains auraient apprivoisé un individu,
jeune vraisemblablement, de l'espèce compétitrice, le loup
gris? Dans ces scénarii tout est supposition invérifiable.
Néanmoins des faits convergents permettent d'étayer des
hypothèses plus vraisemblables que d'autres. L'art pariétal du
Magdalénien, au Paléolithique supérieur représentait d'une
part des animaux chassés, bison, cerf, bouquetin, cheval,
mammouth, auroch, et d'autre part des animaux "dangereux",
lion, ours (Picq 2002). Les loups étaient représentés avec ces
espèces dangereuses. L'art pariétal n'a laissé aucune trace ni
de loup considéré autrement que comme dangereux, ni de
chien différenciable d'un loup morphologiquement et
symboliquement, c'est à dire comme une espèce ni chassée,
ni dangereuse.
Face à ces évidences, deux scénarii s'affrontent. L'un
représente un scénario classique déjà envisagé par Darwin
(1859) et dont Clutton-Brock (1999) se fait l'écho. L'homme
aurait apprivoisé des loups. La seule interrogation de CluttonBrock (1999) est: "we cannot know when human hunters first
tamed wolves"; pas de doute qu'ils l'aient fait. L'Homo
sapiens du Paléolithique supérieur ou plus tard du
Mésolithique aurait alors fait reproduire ces loups
apprivoisés. Les générations successives de ces loups
apprivoisés auraient fini par fixer génétiquement les traits
comportementaux sous-jacents à cette prédisposition à être
apprivoisés. Ces traits correspondent essentiellement à une
Ethnozootechnie n° 78 - Le Chien - 2006
43
diminution des deux distances de fuites. La spéciation de
Canis familiaris serait une résultante de cette reproduction
d'individus de Canis lupus particuliers maintenus au contact
de l'humain. Ultérieurement l'Homo sapiens aurait orienté la
sélection vers des caractères utiles pour lui (garde, chasse, ... ).
Ce scénario implique une spéciation initialement fondée sur
l'accumulation de caractères favorables chez des individus,
pas dans des populations. 11 fait donc référence à une
sélection uniquement artificielle comme responsable de la
radiation spécifique Canis lupus vers Canis familiaris.
L'autre scénario est proposé par Coppinger & Coppinger
(2001): " 1 think a population (at least one) of wolves
domesticated themselves". Cette assertion place clairement ce
scénario dans le contexte d'une sélection naturelle. Cette
dernière s'adresse d'emblée à des populations. Coppinger et
Coppinger (2001) proposent qu'une ou plusieurs populations
de Canis lupus, aurait colonisé progressivement la nouvelle
niche écologique d' Homo sapiens sédentarisés. Cela se serait
produit, chez ces populations de loups gris par une
diminution des deux types de distances de fuite et par la
mise en place d'une relation de commensalisme. Les loups
de prédateurs compétiteurs de l'humain seraient devenus
"charognards profiteurs". L' Homo sapiens pourrait avoir
retiré de cette relation, les bénéfices des capacités perceptives
particulières des loups, les avertissant de mouvements autour
du "campement" humain. Ce scénario envisage une sélection
naturelle de loups gris, c'est à dire que les loups ayant
colonisé la niche écologique humaine auraient de ce fait
acquis un avantage sélectif conduisant à une spéciation de
Canis lupus vers Canis familiaris. Comme on l'envisageait
pour le premier scénario cette première sélection, ici naturelle,
aurait fait place ultérieurement à une sélection artificielle
orientée par un Homo sapiens aux capacités cognitives
beaucoup plus développées sous-tendant un développement
culturel particulier et singulier.
Quelles modifications, morphologiques et comportementales ont accompagné cette divergence de Canis lupus
vers un Canis familiaris ?
La différenciation du loup en chien s'accompagne
d'une réduction du taille du crâne, du cerveau, des mâchoires
et des dents. Corbett (1985) note que le cerveau du chien est
beaucoup plus léger que celui du loup, à poids corporel égal.
Cette réduction du cerveau en poids et en volume a conduit
Hemmer (1990) à considérer, que comme les autres espèces
domestiques, le chien aurait réduit son appréciation du milieu
dans lequel il évolue, par rapport aux performances des
espèces sauvages "mères" ou proches phylogénétiquement.
Toutefois le chien présente plusieurs particularités parmi les
espèces domestiques: c'est un prédateur comme peu d'espèces
domestiques, et il a développé avec Homo sapiens des
relations particulièrement étroites, conséquences de sa taille,
mais aussi très vraisemblablement de son mode de
domestication si l'on se réfère à la théorie d'une sélection
naturelle telle que proposée par Coppinger et Coppinger
(2001).
En référence avec la proposition de Hemmer (1990),
on devrait alors plutôt se demander si le loup en devenant
chien n'aurait pas modifié ses adaptations et non simplement
réduit ses performances. Le fait que loups et chiens coexistent (et parfois même co-habitent) nous permet d'explorer
cette hypothèse.
Comparaisons des capacités cognitives des loups et des chiens.
Franck et Franck (1982) ont repris un test de détour
de Scott et Fuller (1965). Ce test vise à évaluer les
performances de canidés à effectuer un détour pour s'emparer
d'un appât alimentaire auquel ils ont été confrontés à travers
une "fenêtre" ménagée au centre d'une barrière opaque. Le
test envisage trois types de barrière: 1- une petite barrière
pour laquelle le détour n'excède pas 1,60 m pour s'écarter de
l"'appât", contourner la barrière, et se diriger derrière la
barrière vers l"'appât" (Il faut noter que pendant la première
partie du détour ni l'humain ni l"'appât ne sont alors visibles),
2- une grande barrière où le détour atteint 7m (dont 3,5 men
dehors de contact visuel avec l'appât), 3 - enfin une barrière
en U, qui oblige le sujet, initialement à tourner le dos à
l'appât et à parcourir plus de 10m sans avoir de contact visuel
avec le but. Franck et Franck (1982) utilisent un large
échantillon de chiots de Canis familiaris, âgés de 6 semaines
(reprenant une partie des résultats de Scott & Fuller) et 4
loups, Canis lupus, de même âge, exposés aux humains 12h
par jour. Cette dernière précaution permet de considérer que
les loups et les chiens sont soumis aux mêmes conditions
expérimentales. Les résultats montrent clairement que quel
que soit le type de barrière les performances des loups sont
excellentes. Elles sont significativement supérieures à celles
des chiens quel que soit le type de barrière, notamment pour
la barrière en "U" qui représente la plus grande difficulté de
ces épreuves de détour. Ces différences, à l'avantage du loup,
suggèrent que le chien pourrait utiliser d'autres stratégies
pour résoudre ces problèmes de détour ou d'autres problèmes.
Pour résoudre "ses" problèmes, le chien pourrait tirer profit
des adaptations qu'il a mise en place en devenant commensal
de l'homme. Ces adaptations pourraient être des adaptations
relationnelles, le chien devant prendre en compte dans ses
activités quotidiennes le comportement de ses commensaux
humains. Hare et al. (2002) ont exploré ces capacités
relationnelles. Leur hypothèse est que si les chiens ont acquis,
de part leur domestication, une capacité particulière à prendre
en compte des indices fournis par l'humain, ils devraient
montrer une supériorité dans des épreuves de recherche
d'objets cachés face à des espèces sauvages. Cette capacité
devrait exister quel que soit l'âge et le fait qu'ils aient été ou
non élevés par l'humain. Hare et al. (2002) comparent les
performances des chiens à celles de chimpanzés dont de
nombreuses expériences ont montré les capacités cognitives
proches de celles des humains, et des loups, l'espèce sauvage
dont a émergé l'espèce domestique, Canisfamiliaris. Dans la
comparaison chien-chimpanzé les sujets doivent trouver une
récompense alimentaire cachée dans un container parmi
plusieurs. Les sujets peuvent réussir la tâche s'ils sont
capables de prendre en compte des indices fournis par
l'expérimentateur qui regarde, pointe du doigt, tapote et place
une marque sur le container qui cache la récompense. Neuf
chiens sur II, mais seulement 2 chimpanzés sur Il
réussissent la tâche. Les capacités cognitives des chimpanzés
uniques parmi le règne animal, telles que la reconnaissance
de soi, la "Théorie de l'esprit" (capacité à attribuer des
connaissances à autrui)), n'incluent pas celle de prendre en
compte les désignations d'un humain. Hare et al. (2002)
comparent alors les performances de chiens (n=7) et de loups
(n=7) dans cette même tâche de choix d'objet. Les indications
données par l'humain sont plus ou moins complètes: soit
l'expérimentateur regarde et pointe du doigt et tapote le bon
Elhnozoolechnie na 78 - Le Chien - 2006
44
container, soit il regarde et pointe du doigt, soit il pointe
seulement du doigt soit enfin, dans un test contrôle,
l'expérimentateur ne donne aucune indication aux sujets. Les
performances des chiens sont toujours significativement
supérieures à la chance, contrairement à celles des loups.
Dans le test contrôle, les chiens et les loups sont, tous,
incapables de réussir la tâche, leur niveau de performance est
seulement aléatoire. Hare et al. (2002) ont alors proposé à 5
chiens et à 5 loups une tâche de mémoire associée à un
problème de recherche de nourriture. Les sujets voient
l'expérimentateur cacher la nourriture, mais ne peuvent
effectuer leur choix qu'après un certain délai. Les
performances des chiens et des loups sont parfaitcment
identiques et une expérience contrôle permet de montrer que
seule la mémoire visuelle est impliquée dans la résolution de
la tâche. Ces premiers résultats confirment la première
hypothèse d'une compétence particulière des chiens à utiliser
des indices fournis par l'humain. 11 reste à montrer que ces
compétences sont ou non liées au processus de domestication.
Hare et al. (2002) testent à cette fin 32 chiots de 9 à 26
semaines soit élevés par leur mère, et vivant au milieu de
chiens dans un chenil, soit élevés au sein d'une famille
humaine, ayant été adoptés soit dès leur naissance soit au plus
tard à 8 semaines. Le paradigme est le même que
précédemment. Les indications fournies par l'humain sont de
deux ordres: soit l'humain regarde seulement vers le container
(ce qui implique que la tête de l'expérimentateur et son regard
soient orientés vers le bon container), soit il regarde et pointe
du doigt. Quelles que soient les conditions d'élevage, les
chiots ne réussissent l'épreuve que lorsque l'humain pointe du
doigt et tourne la tête et le regard vers le container
récompensé. Dans la mesure où les chiots avaient des âges
différents, le facteur âge a pu être testé à partir des résultats
de cette expérience. Les performances des sujets sont
identiques quel que soit leur âge et la tâche n'est réussie que
lorsque l'humain fournit le plus d'indications visuelles. Les
différences des performances entre les loups et les chiens,
montrent que celles de ces derniers ne sont pas héritées
phylogénétiquement de celles des loups. Ces performances
sont présentes dès la naissance et ne se développent pas avec
le temps. Cela démontre que l'aptitude des chiens à utiliser
des indices visuels fournis par les humains appartient au
patrimoine génétique du chien mis en place au cours de la
domestication, probablement au cours des longues années de
commensalisme avec les humains. Miklosi et al. (2003)
considèrent que cette étude de Hare et al. (2002) présente un
biais. Leur critique repose sur le fait que si l'on compare 2
espèces dans leur capacité à prendre en compte des indices
donnés par les humains, les sujets quelle qu'en soit l'espèce,
doivent avoir la même familiarité vis-à-vis des humains. Ils
utilisent le même paradigme avec 4 jeunes loups élevés en
contact avec les humains 24 heures sur 24, à partir de l'âge de
4 jours. Ils utilisent différents types de désignation, pointage
proche (5 à 10 cm entre entre l'extrémité du doigt et le
container), pointage lointain (50 cm entre entre l'extrémité
du doigt et le container) et toucher. Les tests contrôles sont
tous regroupés à la fin des séries de tests de désignation.
Leurs résultats montrent que les jeunes loups sont capables de
réussir la tâche si l'expérimentateur touche le bon container.
Ces résultats ne contredisent en rien ceux de Hare et al.
(2002); ces derniers ayant montré que les loups adultes en
tant que groupe réussissaient la tâche si l'humain pointait du
doigt le bon container. Toutefois ce résultat était un résultat
cumulatif et non individuel et les performances des loups
étaient largement inférieures à celles des chiens qui eux
réussissaient à un niveau individuel. Contrairement aux
expériences de Hare et al. (2002), celles de Miklosi et al.
(2003) ne permettaient pas de comparaisons directes entre
chiens et loups, seuls des loups étant testés. Miklosi et al.
(2003) suggèrent également que les performances des loups
peuvent résulter d'un apprentissage associatif et donc non
d'une prédisposition à utiliser correctement les indices
humains. Ils soumettent alors des chiens et des loups à deux
expériences. Le principe de ces expériences est d'apprendre à
un échantillon de 9 chiens et de 9 loups à résoudre deux types
de problèmes: ouvrir un container ou tirer sur une ficelle pour
y récupérer une récompense alimentaire. Après 6 essais
d'entraînement pour chacun des problèmes, les sujets sont
soumis à un test au cours duquel, le container reste fermé
malgré tous les efforts des sujets ou le tirage de la ficelle est
impossible. Miklosi et al. (2003) mesurent alors le délai, la
durée et la direction des sujets en direction du propriétaire,
pour les chiens ou du soigneur pour les loups. Les résultats
montrent que les chiens regardent significativement plus vite
et regardent plus longtemps vers l'humain que les loups dès
l'échec de leur tentative de récupérer la récompense par les
moyens qu'ils avaient appris. Ces résultats confirment ceux
de Franck & Franck (1982) et de Hare et al. (2002) montrant
les nouvelles adaptations de l'espèce Canis familiaris, par
rapport à Canis lupus, à prendre en compte Homo sapiens
dans des résolutions de problèmes.
Conclusion
Le scénario envisagé par Coppinger & Coppinger (2001)
proposent une théorie de la domestication du chien qui relève
d'une sélection naturelle; une ou des populations de loups en
colonisant la niche écologique d'Homo sapiens sédentarisés
au Paléolithique supérieur, auraient acquis un avantage
sélectif, connaissant une meilleure reproduction que leurs
congénères évoluant dans la niche écologique de prédateur
strict. Cet avantage sélectif aurait conduit à une spéciation,
les loups devenant alors des chiens. Les humains, à un stade
beaucoup plus récent de leur propre évolution culturelle,
auraient pu commencer, empiriquement, à orienter la
sélection de ces populations commensales. Cette théorie
présente l'avantage de n'impliquer aucune hypothèse non
validée, non validable, d'une intervention humaine à un stade
précoce de leur capacités culturelles. Elle présente aussi
l'avantage de décrire une situation que les Coppingers euxmêmes ont pu vérifier dans certaines régions du monde
(Coppinger & Coppinger 2001). C'est le cas notamment dans
l'île de Pemba au large de la Tanzanie, où la situation de
commensalisme entre populations humaines et populations
canines rappelle une situation ayant pu exister au
Mésolithique (Coppinger & Coppinger 2001). Cette "autodomestication" du chien a pu s'accompagner de l'émergence
de compétences particulières à prendre en compte le
comportement de l'humain dans différentes résolutions de
problème. C'est ce que démontrent un certain nombre
d'études expérimentales. Elles démontrent qu'actuellement les
capacités cognitives des loups et des chiens sont
fondamentalement différentes. De plus, des études de terrain
sur des populations de chiens sauvages ont établi clairement
que leur structure et organisation sociales différaient
fondamentalement (McDonald & Carr, 1995, Boitani et al.
1995). L'ensemble de ces évidences conduit à développer des
recherches sur le comportement de Canis familiaris, dans la
variété de ses adaptations, écologiques, sociales et
relationnelles (inter-spécifiques), plutôt que de se contenter
de faire des références erronées aux capacités et adaptations
de l'espèce mère, Canis lupus. Quelle que soit l'influence de
l'homme sur le succès reproducteur du chien, les chiffres que
Coppinger & Coppinger (2001) donnent des effectifs des
différentes espèces de canidés (400.000 pour l'ensemble des
populations de loups, 40 millions pour l'ensemble des espèces
de chacals et 400 millions pour les chiens) soulignent que la
domestication du loup et l'émergence de Canis familiaris
représente un formidable succès adaptatif. On peut
raisonnablement penser que les capacités cognitives à prendre
en compte certains éléments du comportement des humains,
acquises par cette nouvelle espèce récente de canidé sont un
élément essentiel de ce succès. Ces capacités sont non
seulement mises en œuvre chez les populations férales en
dehors d'interventions directes humaines mais aussi, et à une
plus large échelle, dans les relations homme-chien. Ces
capacités démontrées scientifiquement sont généralement
sublimées et "surinterprétées" par les humains, ce qui accroît
encore le succès du chien auprès de l'Homo sapiens.
Bibliographie
Anati, E. 2002. Les premiers arts sur la terre. In "Aux origines de l'humanité" VoU - De l'apparition de la vie à l'homme moderne (Y.
Coppens & P. Picq, eds.). Paris, Fayard, Pp. 510-559.
Belyaev, D.K. & Trot, L.N. 1975. Sorne genetic and endocrine effects of selection foor domestication in silver foxes. In "The wild canids"
M.W. Fox, ed., Malabar, Florida, USA, R.E Krieger Publishing Company.
Boitani, L., Francisci, F., Ciucci, P. & Andreoli, G. 1995. Population biology and ecology of ferai dogs in central ltaly. In "The domestic
dog: its evolution, behaviour and interactions with people" (J. Serpell, ed.), Cambridge, Cambridge University Press. Pp.217-244
Clutton-Brock, J. 1999. A natural history of domesticated mammals. 2nd Ed. Cambridge University Press.
Coppinger, R. & Coppinger, L. 200\. Dogs: a new understanding of canine origin, behavior, and evolution. Chicago, The University of
Chicago Press. 352 p.
Corbett, L.K. 1985. Morpohological comparisons of Australian and Thai dingoes: a reappraisal of dingo status, distribution and ancestry.
Proceedings of the Ecological Society of Australia, 13: 277-291
Darwin C. (1859-1964). On the origin of species. Cambridge, Mass. Harvard University Press. 515p
Ethnozootechnie n° 78 - Le Chien - 2006
45
Franck, H. & Franck, M.G. 1982. Comparison ofproblem solving preformance in six-week-old wolves and dogs. Anim. Behav. 30: 95-98.
Gautier, lP. & Gautier-Hion, A. 1969. Les associations polyspécifiques chez les Cercopithecidae du Gabon. La Terre et la Vie, 2: 164-20\.
Geoffroy Saint-Hilaire, 1. 1861. Acclimatation et domestication des animaux utiles, La Maison Rustique, Paris. 534pp.
Hare, B., Brown, M. Williamson, C. & Tomasello, M. 2002. The domestication of social cognition in dogs. Science. 298: 1634-1636.
Hemmer, H. 1990. Domestication: the decline of environmental appreciation. Cambridge University Press.
MacDonald, D.W. & Carr, G.M. 1995. Variation in dog society: between resource dispersion and social flux. In "The domestic dog: its
evolution, behaviour and interactions with people" (J. Serpell, ed.), Cambridge, Cambridge University Press. Pp.199-216.
Miklosi, A., Kubinyi, E., TopaI, J., Gacsi, M., Viranyi, Z. & Csanyi, V. 2003. A simple reason for a big difference: wolves do not look back
at humans, but dogs do. Current Biology. 13: 763-766.
Picq, P. 2002. L'art préhistorique en Europe: évolution et caractéristiques. In "Aux origines de l'humanité" VoU - De l'apparition de la vie à
l'homme moderne (Y. Coppens & P. Picq, eds.). Paris, Fayard, Pp. 559-565.
Savolainen, P., Zhang,Y., Luo, J., Lundeberg, J. & Leitner, T. 2002. Genetic evidence for an East Asian origin of domestique dogs. Science.
298: 1610-1613.
Scott, J.P. & Fuller, J.L. 1965. Genetics and the social behavior of the dog. Chicago, The University of Chicago Press. 468 p
Vilà, c., Savolainen, P, Maldonado, lR., Amorim, 1.R., Rice, lE., Honeycutt, R.L., Crandall, K.A., Lundeberg, J. & Wayne, RK 1997.
Multiple and ancient origins of the domestic dog. Science, 276: 1687-1689.
Ethnozootechnie nO 78 - Le Chien - 2006
46

Documents pareils