Extrait de Un steak Jack London
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Extrait de Un steak Jack London
Extrait de Un steak Jack London (Éditions Libertalia) Plus d'informations sur editionslibertalia.com p r éface jack london en ethnologue amateur du pugilisme Des nouvelles que Jack London a consacrées à la boxe, A Piece of Steak est sans doute celle qui mérite aujourd’hui le plus notre attention, et même une place au panthéon des textes littéraires sur le noble art, et ce à trois titres*.Tout d’abord, à l’opposé des livres relevant de la fantasy fiction qu’il écrit au faîte de sa notoriété, durant la première décennie du xxe siècle, London s’en tient ici au strict registre stylistique du « naturalisme littéraire états-unien », écho transatlantique du réalisme théorisé par Zola, dans lequel le romancier, situé à la croisée de l’observation et de la participation et s’abstenant de tout jugement moral, joue le rôle technique d’intermédiaire entre les personnages et les événements * Publié dans le Saturday Evening Post en novembre 1909 et repris dans le recueil When God Laughs and Other Stories (1911), A Piece of Steak fait partie d’un quartet pugilistique qui comprend la nouvelle The Mexican (1910) et les romans The Game (1905) et The Abysmal Brute (1913). Ces deux derniers ont paru en français réunis en un volume : Jack London, Sur le ring (Paris, Phébus, 2002). 9 qui scandent le récit*. En résulte un texte dépouillé, au ton clinique et à la précision millimétrique, qui donne au lecteur le sentiment prenant de pénétrer au cœur même de l’agir pugilistique. Second facteur qui renforce puissamment cet « effet de réel » de l’écriture, London s’appuie sur sa longue expérience de praticien et d’observateur de la boxe. Gamin agité qui traînait à juste titre une réputation de rude bagarreur de rue dans son quartier populaire de San Francisco, il apprit l’art de la cogne dans la cellule du Parti ouvrier socialiste de la ville voisine d’Oakland (qu’il rejoignit en 1896). Il fut ensuite un membre assidu de la salle de boxe de l’université de Californie à Berkeley, où il était connu pour défier à la cantonade quiconque de croiser les gants avec lui. L’auteur de Martin Eden était également un consommateur avide de matchs qui pullulaient alors autour de la baie de San Francisco – on rapporte ainsi que « l’engagement de London comme spectateur des rencontres de boxe était si intense que personne ne voulait s’asseoir à côté de lui**». Enfin, sa passion pour le noble art ne se limitait pas à sa pratique. * June Howard, Form and History of American Literary Naturalism (Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1985). ** James Lundquist, « Working-ClassWriter », in Jack London : Adventures, Ideas and Fiction (New York, The Ungar Publishing Co, 1987), p. 178. 10 Avec George Bernard Shaw, Arthur Conan Doyle et quelques autres, London fut l’un des premiers écrivains à élever la boxe au rang de sujet digne de littérature. Il fut aussi un pionnier du journalisme sportif, dans une période charnière où les compétitions athlétiques se muaient en divertissement commercial de masse sur lequel une société états-unienne travaillée par des transformations rapides projetait ses angoisses collectives touchant à la masculinité, la suprématie raciale et la fierté nationale*. De fait, Un morceau de viande lui a été inspiré par un séjour de quatre mois en Australie, où il avait été dépêché par le New York Herald pour couvrir le match historique entre le champion du monde poids lourd Tommy Burns et son challenger « Papa » Jack Johnson (premier boxeur afro-américain de l’ère moderne à remporter le titre suprême et, de ce fait, premier « héros racial » de l’Amérique noire). London fréquentait les vedettes du moment ; il a « tourné » sur le ring avec l’ancien tenant du titre chez les lourds Bob Fitzsimmons ; * Steven A. Riess, City Games : The Evolution of American Urban Society and the Rise of Sports (Champaign, University of Illinois Press, 1991). Sur le symbolisme public de la boxe en particulier, on lira les deux belles monographies historiques des champions de cette ère par Michael T. Isenberg, John L. Sullivan and His America (Urbana, University of Illinois Press, 1992), et Randy Roberts, Papa Jack : Jack Johnson and the Era of White Hopes (New York,The Free Press, 1985). 11 il lui arrivait même de mettre les gants avec sa propre femme lors des longues traversées en bateau qui émaillaient ses périples transcontinentaux*. Sur tous ces fronts, il se fait l’ardent défenseur du noble art, dans lequel il veut voir une réalisation hyperbolique du « darwinisme social » d’Herbert Spencer et du culte nietzschéen du héros qui façonnent conjointement sa vision du monde**. Alliée à la sobriété de l’écriture et au prosaïsme du matériau, la connaissance fine et de première main que London a du cosmos de la cogne le met en position de saisir avec économie et minutie les « manières d’agir, de penser et de sentir » propres au boxeur à l’ouvrage (pour parler comme Émile Durkheim). Ce qui donne à sa nouvelle la force d’un document ethnologique dans lequel précision technique et tension narrative se renforcent mutuellement***. C’est le troisième mérite du texte qu’on va lire, qui livre plus qu’un savoureux traité miniature * J. Lawrence Mitchell, « Jack London and Boxing », American Literary Realism, vol. 36, no 3 (printemps 2004), pp. 225-242. ** On se rappelle de sa fameuse déclaration : « Je préfèrerais être champion du monde poids lourd – ce que je ne pourrai jamais être – que roi d’Angleterre, ou président des États-Unis, ou Kaiser d’Allemagne » (citée par James Lundquist, « Working-Class Writer », in Jack London : Adventures, Ideas and Fiction (New York,The Ungar Publishing Co, 1987, p.183). *** John Dudley, « Inside and Outside the Ring : Manhood, Race and Art in American Literary Naturalism », College Literature, vol. 29, no 1 (hiver 2002), pp. 53-82. 12 de stratégie et de tactique entre les cordes : un aperçu de l’agencement cannibale du pugilisme*. Le scénario de ce mini-documentaire qu’est Un morceau de viande évite les errements mélodramatiques de The Game, dont le héros Joe Fleming meurt le crâne fracassé sur le ring sous les yeux horrifiés de sa fiancée déguisée en garçon pour assister à sa demande à ce qui devait être le combat d’adieu au ring de son beau. Il n’est pas encombré d’un argument idéologique grossier, comme celui de The Mexican, où Felipe Rivera joue le cachet de son match à quitte ou double dans un chaudron d’hostilité raciste et xénophobe afin de pouvoir acheter des armes destinées à la révolution zapatiste. Un morceau de viande ne s’égare pas dans une ode à l’innocence de la nature comme le fait The Abysmal Brute, roman à la fin duquel Pat Glendon se retire dans les montagnes avec son égérie la journaliste, poétesse et tenniswoman Maud Sangster, après que celle-ci l’a convaincu de raccrocher les gants, et non sans avoir mis K.-O. le champion du monde en titre lors de l’émeute causée par l’annulation de son * De ce point de vue, la nouvelle de London est le pendant littéraire du film de Ralph Nelson, Requiem for a Heavyweight (1962), dans lequel Anthony Quinn campe un vieux poids lourd en bout de carrière qui sert de chair à canon et de marche-pied pour les boxeurs de la nouvelle génération, dont un fringant Cassius Clay (qui joue son propre rôle). 13 dernier combat. D’une scène éminemment banale – un vieux routard des rings en fin de course se prépare à affronter un jeune colosse qui monte dans un club marginal, sur fonds de dénuement matériel et social – London fait un puissant tremplin pour atteindre à l’essentiel, à savoir la structure tem� porelle du drame pugilistique* : « Youth was the Nemesis. It ���������������������������������� destroyed the old uns and reck� oned not that, in so doing, it destroyed itself. » Ravagé par les années passées à chasser sur le ring, le carnassier devient à son tour proie. De fait, la boxe est le seul métier du corps où le dévorement organisé des anciens en déclin est indispensable à l’accomplissement de la nouvelle génération. Au sortir du ring,Tom King n’a plus rien, que son corps usé, battu, remoulu, et la faim qui le taraude, comme la honte de rentrer dépouillé dans son foyer, et donc de manquer à ses devoirs de mari et de père. Mais, au lieu de dévoiler la futilité de l’illusio pugilistique, qui est celle de tous les affrontements masculins, cette même faim fournit une ultime excuse à sa défaite : « Ah, that piece of steak would have * C’est la manipulation de cette structure qui est source des profits matériels et symboliques que génère l’économie de la cogne, comme j’ai essayé de le montrer dans « Un marchand de chair à l’œuvre : passion, pouvoir et profit dans l’économie de la boxe professionnelle », Actuel Marx, no 41, printemps 2007, pp. 71-83. 14 done it ! He had lacked just that for the decisive blow, and he had lost. » Les ruses de la passion pugilistique sont innombrables, mais, grâce à Jack London, elles ne sont pas pour cela impénétrables. Loïc Wacquant Berkeley et Paris, octobre 2010 Loïc Wacquant est sociologue, professeur à l’université de Californie, Berkeley, et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, Paris. Ses travaux portent sur la marginalité urbaine, la domination ethnoraciale, l’État pénal, les métiers du corps et la théorie sociale. Ancien boxeur amateur, il est notamment l’auteur de Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur (Agone, Comeau & Nadeau, 2000), Parias urbains. Banlieues, ghetto, État (La Découverte, 2007), et Les Prisons de la misère (Raisons d’agir, nouvelle édition augmentée, 2010). 15