Une aventure de la matière Les marbres pyrénéens à

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Une aventure de la matière Les marbres pyrénéens à
recherches
Une aventure de la matière
Les marbres pyrénéens
à Versailles
Des Grands Appartements à l’escalier de la
Reine, de la galerie des Glaces aux fontaines et
autres fabriques du parc, Versailles resplendit
de marbres dont la diversité et la richesse furent
expressément voulues par Louis XIV. L’origine de
cette chatoyante parure est souvent ignorée ou,
au mieux, considérée comme italienne. Pourtant,
si les blancs et les gris furent effectivement achetés en Toscane, à Carrare, de nombreuses variétés
colorées parvinrent du sud du royaume de France,
des Pyrénées notamment. Mais la provenance de
ces marbres n’est pas leur seule particularité : leur
éclat laisse peu deviner combien leur recherche,
leur extraction ou leur transport donnèrent lieu à
une extraordinaire aventure de la matière, menée
dans la démesure.
les ressources du royaume
Ce fut à l’apogée de la haute Renaissance, durant le
règne d’Henri II, que naquit en France la volonté
d’exploiter les ressources des « monts Pyrénées ».
Les marbres qui y furent extraits servirent dans les
palais et les tombeaux royaux, et les carrières continuèrent à fournir maints décors de châteaux et de
cathédrales durant le xviie siècle. Toutefois, sous
Colbert, la recherche, l’extraction et le transport
de ces pierres furent véritablement et systématiquement organisés, étendus au Minervois et à la
Provence. Les besoins suscités par le Louvre, puis
par Versailles, nécessitèrent d’engager une véritable
politique marbrière qui développa les ressources
nationales au profit de l’image royale, une image
digne des reflets les plus brillants de l’Antiquité.
Une recherche et une expertise étendue des carrières
du royaume furent entreprises, et leur exploitation
fut menée par des négociants spécialisés, puis par
des compagnies sous contrat.
Dans les Pyrénées, les carrières anciennes de
Campan, au-dessus de Bagnères-de-Bigorre, fournirent un « verd verd » considéré comme « semblable
Midi-Pyrénées Patrimoine | recherches 66
Le marbre fut un symbole universellement apprécié
de puissance et de pérennité, de luxe et de beauté.
Déjà fameuses sous l’Empire romain, les variétés
pyrénéennes écrivirent au Grand Siècle l’une des
pages les plus brillantes de l’art royal, au prix
d’efforts démesurés. Par Pascal Julien. Professeur
d’histoire de l’art moderne à l’université de Toulouse
et membre de framespa / umr 5136, il est l’auteur
d’un livre récent sur les marbres.
à l’émeraude » et un vert bleu écharpé de grenat
et fouetté de blanc, dit « campan grand mélange ».
À Sarrancolin, dans la proche vallée d’Aure, ce fut
un « gris agate » mêlé d’ocre doré et strié de rouge
écarlate qui fut recherché et exploité jusqu’ « au
haut d’un précipice », alors qu’à l’entrée de la même
vallée un marbre finement fracassé de blanc et de
noir fut si apprécié que, sous l’appellation prestigieuse de « petit antique », il fut exporté à Rome
La carrière de Cierp (Haute-Garonne) fut ouverte au xvi e siècle,
sous le règne d’Henri II, pour orner palais et tombeaux royaux.
© photographie jean-claude lepert
durant des siècles, tout particulièrement pour
y orner autels et sanctuaires¹. En Comminges,
entre Sauveterre et Barbazan, on extrayait deux
autres variétés « propres aux décors lugubres », un
noir parfait et un conglomérat de cailloutis noirs,
ocres et blancs qui reçut le nom de « brèche grise ».
À Saint-Béat, enfin, on désespéra de retrouver
le blanc statuaire loué par les Romains, mais on
exploita des gris et des blancs communs particulièrement adaptés à l’architecture et aux bassins de
fontaines en raison de leur résistance. La spectaculaire carrière du proche village de Cierp ne fut
qu’un temps utilisée, car dès 1670-1675 son rouge
« sang de bœuf » fut supplanté par le fameux
« rouge du Languedoc », flammé de blanc et issu
des carrières du Minervois. Il associait somptueusement le rouge de la Passion au blanc de la Résurrection, d’où son appellation d’« incarnat » et son
succès en colonnes et panneaux pour les retables
d’autels, notamment à Saint-Pierre de Rome et
dans toute l’Italie.
La fourniture de ces marbres nationaux, débutée en 1664 sous Colbert, atteignit des proportions
considérables jusqu’en 1688, sous la haute direction
de Louvois. Bien que périodiquement interrompue
par les multiples conflits du règne, elle permit la
création d’œuvres innombrables dans les demeures
royales. En 1712, l’activité reprit sous l’égide du
duc d’Antin, premier directeur des Bâtiments du
roi, qui créa un véritable département des marbres
au sein de ses services, avec des contrôleurs et des
inspecteurs nationaux et régionaux, afin de hausser
encore la qualité des matériaux extraits. Natif de
Montespan, en Guyenne, le duc d’Antin était particulièrement attaché à ce que les Pyrénées soient
représentées avec honneur à Versailles : « Je ne veux
rien épargner pour cela.» À ces fins, il fit périodiquement vérifier la qualité des excavations par ses
contrôleurs, tels les marbriers Tarlé, père et fils,
qui recherchèrent partout les veines les plus pures
et firent également ouvrir de nouvelles carrières en
Minervois et en Provence. Ces entreprises furent
assistées par les inspecteurs pyrénéens, les Lassus,
père et fils, demeurant à Montréjeau, qui supervisèrent les carrières et firent lever des cartes, ouvrir
des routes, rectifier des cours d’eau ou aménager
des ports.
1 Le « noir d’aquitaine », ou « grand antique », avait été
découvert par les Romains à Aubert, en Ariège,
et largement exploité.
Lambris de marbre moulurés et arasés « en pièces de rapport ». 1671-1673, salon de Diane,
château de Versailles. © photographie jean-claude lepert