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STĂNIŞOR (Mihaela-Genţiana), « Introduction. Les lamentations de Cioran
– (dé)formation du monde et de l’écriture », Cioran, archives paradoxales.
Nouvelles approches critiques, Tome II, Nouvelles approches critiques, p. 7-9
DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6029-6.p.0007
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INTRODUCTION
Les lamentations de Cioran –
(dé)formation du monde et de l­’écriture
Le deuxième tome des Archives paradoxales ­contient une sélection
des ­communications présentées durant la XIXe édition du Colloque
international « Emil Cioran », qui s­ ’est tenu à Sibiu et à Răşinari en mai
2014. Cette édition a été ­consacrée aux « Lamentations de Cioran » et
a bénéficié de la présence d­ ’universitaires, de chercheurs, ­d’écrivains de
divers horizons géographiques et c­ ulturels (France et Roumanie, mais
aussi Colombie, Espagne, États-Unis, Italie et Canada).
Parmi les écrivains qui se lamentent abondamment, Cioran occupe
une place de choix. ­C’est une c­ onstante qui traverse toute son œuvre,
aussi bien roumaine que française. Cependant, il ne se c­ ontente pas de
­consigner de simples tristesses ou faiblesses, mais tend vers une sorte
de degré zéro de la lamentation et réussit à la transformer en c­ oncept
ou du moins à « Passer la lamentation dans le ­concept1. » Tout semble
mécontenter Cioran : le monde, les autres, ­l’être, Dieu… mais aussi
lui-même et ses fragmentations, p­ uisqu’il se voit et se définit c­ omme
« homme à fragments » selon ses propres dires2. Malgré le ton doux et
­consolateur (car à jamais inconsolé) de la question capitale qui pourrait
toujours se placer en tête de tout questionnement existentiel cioranien,
« À quoi bon avoir quitté Răşinari ? », Cioran ne cesse de prolonger les
facettes de cette rhétorique auto-­compatissante en une suite de lamentations, appelées à la faire durer, car la vérité est dans la c­ ontinuité
aussi bien du questionnement que de la lamentation. Se lamenter avec
méthode serait alors, pour Cioran, la formule qui fait exploser son univers
ontologique, lyrique et scriptural. La lamentation qui lui est organique,
1Cioran, Cahiers. 1957-1972, Paris, Gallimard, « Blanche », 1997, p. 66.
2 Cioran : « Ce fut son lot de ne ­s’accomplir ­qu’à moitié. Tout était tronqué en lui : sa façon
­d’être, c­ omme sa façon de penser. Un homme à fragments, fragment lui-même. » Aveux
et anathèmes, in Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 1995, p. 1654.
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MIHAELA-GENŢIANA STĂNIŞOR
structurelle, mélangée à la rigueur de la pensée, fait toute la singularité
de ­l’écriture cioranienne. ­D’ailleurs, dans ses Cahiers, ce laboratoire de
création, Cioran explique ses démarches scripturales, tout en s­ ’arrêtant
sur la ­combinaison/collaboration du moi et du mot, du « soupir » et de
« ­l’intellect » (« ­J’ai introduit le soupir dans l­ ’économie de l­ ’intellect1. »),
du « cri » et de la pratique de la « sourdine » (« Par souci de décence ­j’ai
mis une sourdine à mes cris ; sans quoi, j­ ’eusse été un sujet d­ ’épouvante
pour les autres, non moins que pour moi2. »).
La lamentation est pour Cioran la forme ­d’expression du mal-être,
qui suit les fluctuations de ­l’inconvénient ­d’être né et les regrets le
regardant. ­L’algèbre de la mélancolie de Cioran a, c­ omme point central,
la formule « Existence = Tourment. ­L’équation me paraît évidente. Elle
ne l­ ’est pas pour tel ou tel de mes amis. Comment l­ ’en c­ onvaincre ? Je
ne peux lui prêter mes sensations ; or, elles seules auraient le pouvoir de
le persuader, de lui apporter ce supplément de mal-être q­ u’il réclame
avec insistance depuis si longtemps3. »
La lamentation gagne chez Cioran le statut de méthode de ­composition/
décomposition non seulement de la pensée mais aussi de l­ ’écriture. Elle
suppose aussi la volupté de ­l’inachevé et du répété, du fulgurant et du
repris, du fictif et du plaintif. C
­ ’est le bien-fondé du circuit réflexif
et poétique de Cioran. En fait, c­ omme il l­’affirme lui-même dans ses
Cahiers : « Je ­n’ai nulle aptitude à la philosophie : je ne ­m’intéresse
­qu’aux attitudes, et au côté pathétique des idées4… ».
Mais la lamentation devient le principe actif du processus créateur
cioranien, exprimant non seulement une vision existentielle désespérée et
désespérante, mais aussi une attitude scripturaire qui en découle et qui
prolonge le vécu lamentable en une poétique/poïétique mémorable : « Je
devrais écrire un Traité des Larmes. ­J’ai toujours ressenti un immense
besoin de pleurer (en quoi, je me sens si proche des personnages de
Tchekhov). Regretter tout en regardant le ciel fixement pendant des
heures…, ­c’est ce à quoi j­’emploie mon temps, cependant q­ u’on attend
de moi des travaux et q­ u’on m
­ ’exhorte de tous côtés à l­’activité5. »
1Cioran, Cahiers. 1957-1972, op. cit., p. 26.
2 Id.
3Cioran, De l­’inconvénient ­d’être né, in Œuvres, op. cit., p. 1542.
4Cioran, Cahiers. 1957-1972, op. cit., p. 55.
5 Ibid., p. 54.
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INTRODUCTION
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Ce volume se propose de suivre, grâce aux analyses exigeantes et
stimulantes de différents lecteurs de Cioran, les raisons des lamentations
de celui-ci ainsi que les réflexions que ces lamentations inspirent, en
suivant de près cette catégorique affirmation de Cioran : « Je ne peux
écrire que pour attaquer ou me lamenter. / Si les sources de la violence
et de la tristesse tarissaient en moi, je déposerais à jamais la plume1. » Il
y a dans ce petit fragment c­ onfessionnel une juste description des deux
attitudes cioraniennes devant sa propre écriture : la première, provoquée par la « violence », pour reprendre son mot, caractérise la période
roumaine où il se prononce ­contre tout et vit intensément ­l’actualité
­contradictoire et c­ ontrariante ; la seconde s­ ’applique au Cioran de Paris,
qui pleure son exil et déplore son passé, et qui se détache peu à peu de
tout événement pour vivre intérieurement ­l’exil ontologique, dans une
sorte d­ ’irréalité de son moi et d­ ’initiative de son Mot.
Mihaela-Genţiana Stănişor
1 Ibid., p. 85.
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