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· · · Socles, display cases and frames Collectionneurs d’art primitif et néo-colonialisme Les indiennes ou toiles peintes ANDREA THAL THIERRY DUBOIS MAURICE EVARD · THIERRY DUBOIS MAURICE EVARD HEE ANDREA THAL PIERRE STEULET 5/10 : Un cerf nommé cheval † Supplément au Kunst-Bulletin n°4 † Avril 2006 † Zorro & Bernardo (Ed.) [email protected] † Consultante : Véronique Bacchetta † Design : Le Masque † Impression : Zürichsee Druckereien AG † Avec le soutien du Fonds cantonal d’art contemporain, Genève ; du Fonds municipal d’art contemporain, Genève ; de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture ; du Kunst-Bulletin † Tirage : 17’000 exemplaires Un cerf nommé cheval « Les premiers Aztèques venus sur la côte avaient assisté au débarquement des conquistadores.1 Il ne nous reste que peu de traces de leur première réaction. Ce que nous en savons dépend dans le meilleur cas de comptes rendus rédigés par les Espagnols et de chroniques indigènes postérieures.[…]Des monstres jamais vus, des chevaux qu’une terrifiante symbiose unissait à leurs cavaliers. Perceptivement les chevaux ont dû être au moins aussi embarrassants que l’ornithorynque. Les Aztèques ont cru tout d’abord[…]que les envahisseurs montaient de grands cerfs.[…]C’est en s’orientant sur un système de connaissances antérieures et en cherchant à le faire coïncider avec ce qu’ils voyaient qu’ils ont dû élaborer à la hâte leur jugement perceptif (il y a devant nous un animal de telle et telle sorte, qui semble être un cerf, mais qui n’en est pas un).» Umberto Eco, «Moctezuma et les chevaux», Kant et l’ornithorynque, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1999, pp. 177-178 « À la fin de votre voyage, vous avez tout de même eu un sentiment de déception ? Pas tellement à l’égard de l’Afrique, mais vis-à-vis de l’ethnographie. Je m’étais imaginé que l’ethnographie était un mode de contact privilégié. Vous avez dit, je crois, que cela vous rappelait souvent l’interrogatoire de police ? Hélas, je l’ai dit. Le fait est que cela me l’a rappelé souvent. En tout cas, cela m’a souvent fait penser à un travail purement bureaucratique. On est à une table, sous une tente, et peu importe où avec un informateur et un interprète et puis on note, on note…. On établit fiche sur fiche… À cet égard, j’ai été déçu. Cela ne m’a pas empêché d’en faire ma profession. Je considérais, malgré tout, ce travail moins ennuyeux, plus intéressant qu’autre chose. Je pensais que, grâce à l’ethnographie, j’arriverais à sortir de ma peau et, si je puis dire, à m’approcher de la peau des autres. » Michel Leiris, « Au-delà d’un regard », Entretien sur l’art africain par Paul Lebeer, Lausanne, La Bibliothèque des arts, 1994, pp. 22-23. En avril 1967, Michel Leiris répondait favorablement à une interview suscitée par Paul Lebeer, ©Editions Sainte-Opportune, Bruxelles. Schuh, BETA (Miriam Steinhauser & Andrea Thal), « En 1996, Arman présenta pour la première fois sa collection d’arts africains au public en l’exposant au Musée d’arts africains, océaniens et amérindiens de Marseille, puis au MAAO de Paris. […] Désormais à la question “ Mais n’estce pas des objets d’arts africains ?”, il sera répondu : “Mais non, c’est de l’Arman !”. […] À la question “Combien d’objets avezvous à ce jour ?”, [Arman] répond : “Je ne sais pas exactement, je n’ai pas compté […]. N’ayant pas la fortune que je mérite – c’est une formule qui me plaît bien, parce que personne n’a jamais la fortune qu’il mérite – je m’arrange, je rééchange des choses, j’en revends, j’en rachète, je fais tout un trafic pour avoir la pièce dont j’ai envie. Parfois j’y arrive, parfois je n’y arrive pas.”» Philippe Baqué, Un nouvel or noir, Pillage des œuvres d’art en Afrique, Paris, Paris-Méditerranée, 1999, pp. 114-118 Il y a vingt ans, Daniel Balavoine se tuait dans un accident d’hélicoptère pendant le Paris-Dakar. 1 Même s’il s’agit d’une expérience mentale, j’ai cherché à ne pas m’éloigner de ce que l’on sait déjà sur la question et même à en tirer profit. Concernant les informations philologiques, je sais gré à Alfredo Tenoch Cid Jurado d’avoir écrit, pour mon strict usage personnel, un essai encore inédit, « Un cerf nommé cheval ». Socles, display cases and frames are used for stressing the fact that the items they hold are considered as being important or valuable. They do not function solely as a boundary between the artistic content inside and the artless world outside, but as a transition region between art and a surrounding context. They are both a border and an extension of the items displayed : hence they clearly confer to the item displayed something additional, that it does not possess intrinsically. Through the choice of the socle, of the display case or of the frame, one can make up for what is lost when an item enters a museum : provenance, outlay, museum, curator, policies, financing mode, tradition, history and the message to be conveyed. These factors have a decisive influence on the design of the three modes of presentation. Also, the message conveyed by the socle, the display case or the frame is subject to changes and the mode of presentation itself can be adapted permanently to currently prevailing criteria. Socles in museums are generally made to provide a neutral support for the sculptures displayed. Various types of socles can be found outside of museums : monuments are found enthroned upon them, they are placed under television sets or they provide a podium with three steps for victors and their medals. Etymologically, the word “socle” is derived from a term used to designate the Roman sandal. Platform shoes are a socle of a sort : they may not be particularly practical for walking but to wear them can make an impression. A display case is actually a mini-version of the museum itself. It defines a three-dimensional space and often includes artistically designed incorporated light sources. The showcase ensures the protection of the items displayed. Museums are often operated commercially and when valuable items are displayed, the frame and the glass of the show case have to be designed such as to ensure their safety. The show case then often gives the impression that the item displayed is simply being protected from the viewer: the glass restricts the visibility of the item displayed and it is practically impossible for the visitor to view an item behind a glass panel without also seeing a reflection of himself and of his surroundings. The word “frame”, in addition to its use in connection with pictures, is often used for defining the description of the historical, the institutional or the ethnical context. A plurality of contexts, either inclusive or overlapping can be envisaged. “Frame” and “socle” are also concepts which are used in architecture. Traduction de l’allemand par Jan Samec Nous avons toujours su nous distinguer dans nos rapports à l’autre et aux objets. Il y a longtemps que l’Occidental ne sort plus de chez lui que pour repousser ses frontières et étendre son influence, s’emparer de nouveaux territoires, en piller les richesses naturelles, conquérir de nouveaux marchés, contrôler des voies commerciales, assujettir les populations locales, s’immiscer dans les consciences pour les contrôler, augmenter son prestige. Coloniser, mot à l’origine doué du sens de « cultiver une terre étrangère, en parlant d’un émigrant », signifie en fait peupler pour exploiter. Annexer les terres, réquisitionner les biens, asservir les corps, enrôler les âmes, c’est à chaque fois le même geste prédateur qui s’habille d’alibis bidonnés, d’apparence généreuse : mettre en valeur (pour ponctionner), développer (afin de créer de nouveaux débouchés pour le commerce métropolitain), civiliser (soumettre à sa langue, à ses mœurs, à ses idées et à ses lois, pour supplanter des traditions et des coutumes séculaires), scolariser (pour couler dans le moule de nos valeurs), évangéliser (pour assurer la domination de l’Église et renflouer ses caisses). À chaque fois les mêmes armes : le sabre et le goupillon, les chaînes et les coffres blindés. À chaque fois les mêmes acteurs : le marchand, le missionnaire, le négrier, le guerrier, prêts à exploiter pour assurer d’âge en âge l’expansion géopolitique, économique, militaire, religieuse, idéologique et culturelle de l’Occident. Je vous annonce la bonne nouvelle, courez la crier sur tous les toits du quartier : vous serez mis en coupe réglée au nom de ma liberté de pressurer. Par souci de domination, l’Occidental entretient de tout temps des rapports biaisés avec les autres cultures. Humilier pour s’exalter est son mot d’ordre premier. Depuis la nuit des temps, sa force s’est assise sur le droit qu’il avait édicté, pour s’essuyer les pieds sur le respect. Incapable de considérer l’autre sur un pied d’égalité, il le traite en objet, l’échange n’a de sens pour lui que s’il est commercial – si tant est qu’il en dicte les conditions au plus près de ses intérêts. Il crée le concept de race, le hiérarchise à son avantage. Les autres sont forcément ses inférieurs, auxquels il veut imposer sa vision téléologique de l’histoire – un progrès infini dont il s’érige en seul artisan patenté, et qui rime de plus en plus avec son profit bien compris. Quand l’Occidental débarque, l’autre n’a plus droit à la propriété (ses biens sont confisqués), à l’identité (sa culture est anéantie), voire à l’existence (il est exterminé par des génocides concertés, quand il ne succombe pas aux maladies importées). Convenons que, de même qu’il faut sérieusement douter de sa supériorité pour ne cesser de la réaffirmer par le verbe ou par les armes, il faut se sentir bien menacé par la différence de l’autre pour en venir à le nier. Dans le monde des objets, nous avons aussi nos idiosyncrasies. Le culte de l’ancien, de l’antiquité, est une obsession qui nous est propre. Quand un masque a perdu son pouvoir, le sorcier africain le met à pourrir dans un marécage. Il préfère les objets flambant neufs, barbouillés de couleurs criardes achetées au bazar du coin. L’Africain, qu’on a tôt fait de qualifier avec mépris d’« animiste » ou de « syncrétiste » s’il ne porte pas notre croix en sautoir, voue un culte à ses ancêtres ; l’Occidental thésaurise de vieux objets. Obsédé par des considérations matérialistes, productivistes et positivistes, il ne retient de ses morts que ce qu’ils ont pu lui laisser. Bibliothèques, archives, musées sont autant de mausolées où dorment embaumés les témoins de l’activité de nos anciens qui n’ont pas démérité. Il y a belle lurette que nous ne pratiquons plus le culte des morts. Nos mourants, nous les parquons dans des homes et des hôpitaux où ils crèvent en cachette, à l’abri des regards, loin des leurs, médicalisés à mort. Le néo-colonialisme emprunte souvent des voies plus détournées et plus raffinées que son frère aîné, tout en s’ingéniant à perpétuer la tutelle économique du colonisateur sur les colonies après leur accession à l’indépendance. Des bruits de bottes du côté de Bagdad ne sont que la forme la plus grossière de notre arrogance et de notre dédain, de notre ignorance et de notre cupidité, une résurgence de pratiques d’un autre âge où, le labarum au poing, on partait châtier les infidèles de tout poil pour se remplumer. Personne n’est dupe quand des évangélistes néo-conservateurs, la main sur le Livre des livres, envoient les bas-fonds des sociétés post-industrielles piétiner de leurs chars Abraham le berceau mythique de la civilisation judéo-chrétienne et saccager le site fantasmé du paradis terrestre. Le tourisme est une forme déjà plus subtile du néo-colonialisme. Implanter des complexes touristiques dans des pays où un cheptel de miséreux qui n’ont pour toute richesse que la nature et le soleil peut être surexploité hors de toute régulation, permet ensuite d’y défiler des fafs plein les fouilles et de leur imposer la vue de ce que leurs coutumes n’ont jamais toléré qu’en privé (la quasi-nudité, l’ébriété, la vulgarité et j’en passe). Plus récemment, défendre avec de gros calibres le ministère irakien du Pétrole tout en laissant les pillards dévaliser les bibliothèques et les musées d’une civilisation multimillénaire pour approvisionner le marché des antiquités nous fait progresser d’un cran dans cette gradation ascendante, mais les collections d’art primitif sont le bouquet, le fin du fin, le nec plus ultra de la tartuferie impérialiste, son avatar le plus insinuant et le plus sournois. Il ne s’agit plus de conquérir de nouveaux territoires ou marchés, d’accaparer des matières premières ou de soumettre une main-d’œuvre à bon compte, mais simplement de dépouiller l’autre de ce qu’il a de plus noble et de plus précieux: sa culture. Par bonheur, il renoncera d’autant plus facilement à ses objets cultuels qu’on l’aura préalablement privé de sa religion en le convertissant de force à la nôtre. Nous n’avons pas notre pareil pour gagner sur tous les tableaux. Ayons, mes très chers frères, une pensée émue pour ce prêtre qui, non content d’être pédophile, parcourait la Côte d’Ivoire de long en large, convertissant les indigènes à sa religion dévoyée pour mieux leur dérober en douce leurs objets sacrés, qu’il revendait au prix fort à des marchands attentionnés. Il s’éteignit – pour autant qu’on puisse parler de lumière – dans un monastère alsacien, rongé par la syphilis. Ce qui vaut pour toute une civilisation peut s’appliquer à des collectionneurs triés sur le volet. On retrouve ici et là le même rapport à l’autre et aux objets, dans un double mouvement simultané. D’une part, le collectionneur d’art primitif s’ingénie à se valoriser en captant l’héritage de l’autre et en le reléguant, d’un regard en surplomb saturé de racisme, dans un statut d’infériorité. D’autre part, il arrache les objets qu’il accapare à leur contexte originel pour les acculturer, les occidentaliser, les agréger à notre système de valeurs marchandes, culturelles, idéologiques. Le collectionneur d’art primitif ne vit pas dans un monde de relations et de liens, mais dans un monde d’objets où la fin justifie les moyens, où jusqu’aux êtres sont réifiés, instrumentalisés, manipulés, phagocytés. Souvent prototype de l’artiste raté, il se prend pour un créateur pour compenser. L’impuissant qui s’est effondré, hors d’haleine, efflanqué au pied de la montagne des Muses, se donne le change en créant des ensembles qu’il n’aura de cesse de compléter. Ses désirs sont des ordres. Il vendrait père et mère pour combler les lacunes de ses collections. Regardez-le trôner en propriétaire dans son grenier, au milieu de ses fétiches et de ses grigris. C’est Narcisse entouré de ses repoussoirs. Le retour sur investissement ne saurait tarder. L’objet qu’il acquiert n’est en aucun cas l’occasion de partir à la rencontre de l’autre car l’autre n’existe pas, sa différence, son identité et jusqu’à son existence sont niées. Dans la tête du collectionneur subsiste le miracle d’un art sans artiste, d’un monde d’artisans anonymes et cachés qui courent cul nu dans la brousse sans comprendre, pauvres abrutis, qu’ils ont de l’or dans les mains. Nos critiques d’art ne procèdent pas autrement en ne voyant dans l’art « nègre » qu’une des sources d’inspiration de l’art occidental à l’aube du siècle dernier. Remplacer « primitif » par « premier », par souci de conformité aux diktats moraux du moment, ne change rien à l’affaire. L’art qu’on dit « brut » souffre du même syndrome : l’aliéné, c’est l’autre, empressez-vous de mettre la main sur ce qu’il fait, réduisez-le à un cas clinique, à un objet d’études, à une curiosité qui vous conforte dans l’idée que vous vous tenez du bon côté de la barrière – le sain d’esprit, comme le puissant ou le civilisé. Souvenons-nous que les Africains n’envoient pas d’ethnologues étudier nos mœurs, ni ne collectionnent l’art issu de nos mains. Le collectionneur d’art primitif aura beau jeu d’abriter sa rapacité derrière des considérations esthétiques douteuses, quand il ne s’érigera pas, pour se dédouaner, en gardien des antiquités, en sauveur unique d’un patrimoine « menacé » qui n’est pas le sien. À l’entendre, sans son intervention, les objets exotiques qu’il entasse seraient perdus sans retour, rongés par les termites ou par l’humidité, victimes de la cupidité des indigènes ou des changements de régime de pétaudières tropicales dont nos politiques et nos mercantis entretiennent savamment l’instabilité. En réalité, il ne fait qu’infantiliser l’autre en lui ravissant son patrimoine au motif qu’il ne saurait le conserver, tout en lui démontrant au passage que l’essentiel est le capital, que la civilisation c’est la spéculation, que ses biens n’ont de valeur qu’entre nos mains. Ainsi un objet communautaire, rituel, sacré, finitil en mains privées, profiteuses, profanes. Il troque sa valeur cultuelle contre une valeur marchande. Il entre dans un circuit commercial, acquiert un pedigree. Les collectionneurs se le transmettent au prix de l’or de génération en génération. Sa provenance, non pas géographique, mais la profondeur de la généalogie de ses précédents propriétaires – faux ancêtres qu’on feint de vénérer par intérêt – accroît d’autant sa valeur. Il est coté, on peut spéculer et se l’arracher au feu des enchères au gré de la température du marché. Sa cote explose dès qu’il est reproduit dans un catalogue dont, en retour, de malins faussaires s’inspirent au loin pour inonder le marché local des antiquités. La boucle est bouclée, l’offre et la demande se donnent le relais. Car le collectionneur ne quitte pas le confort de son hôtel particulier, ne se risque pas au milieu de « peuplades », d’« ethnies », de « tribus » – comme vous voudrez – de « sauvages », sous des cieux incléments. Dans le meilleur des cas, il se domicilie sous les tropiques sur le papier, au nom du pèze, du fisc et de la sainte hypocrisie. Non, il commande sur catalogue du fond de son lit, il fait miser sa secrétaire par téléphone, comme un boursicoteur, il a ses rabatteurs à sa botte, ses réseaux interlopes, son cénacle de marchands peu scrupuleux qui font les empressés à ses pieds. Entre pillards on se comprend. Mais il ne suffit pas de détrousser l’autre, il faut encore assimiler ses objets. Un masque africain n’a aucun sens hors d’un rite, sans le costume et la musique qui l’accompagnent, sans la cérémonie à laquelle il s’intègre. Isoler un objet de son contexte cultuel pour l’élever au rang d’objet d’art, le monter en épingle sur un socle ripoliné, dans l’écrin de velours d’une vitrine, bref le muséifier, c’est l’introduire dans l’espace de l’art et de la mort à l’occidentale, le blanchir sans kaolin, comme un billet suspect, l’arracher à ses racines pour se l’approprier en spéculant sur les fantasmes du primitif, de l’originaire, du magique, du patiné par un usage sacré. L’exposer dans la vitrine d’une bonbonnière, comme dans une monstrance une hostie consacrée, c’est lui refaire une virginité ou lui forger de nouveaux papiers d’identité. Notre collectionneur n’hésitera pas à enterrer dans son jardin, comme un chien son os à ronger, des objets qu’il juge trop clinquants, le temps qu’ils se recouvrent d’un ersatz de la patine d’usage qui leur fait si cruellement défaut. De même, il dissimulera avec soin ceux qui sont revendiqués par leurs propriétaires légitimes à l’étranger. Ils entreront dans la clandestinité, ils ne seront plus reproduits ni exposés. On l’aura compris, c’est le collectionneur qui mérite à tous égards l’étiquette de « primitif ». Il n’a que le superflu. Ce n’est même pas l’objet qui l’intéresse, mais le geste d’accumuler, il court en vain après ce qui comblera un manque foncier. C’est, dans l’économie des objets, une manière de donjuanisme dont l’autre, de près ou de loin, fera toujours les frais. Les indiennes sont des tissus imprimés, appelés ainsi parce qu’à l’origine on les importe des Indes avant de tenter de les imiter. Elles sont réalisées selon diverses techniques qui se combinent entre elles afin de pouvoir reproduire l’image de façon répétitive. L’indiennerie requiert une division du travail comprenant des métiers aussi divers que dessinateur de motifs, graveur sur bois ou sur métal, imprimeur, tireur (aide apportée à l’imprimeur par un enfant), rentreuse (même travail que l’imprimeur pour des motifs plus petits), pinceleuse (motifs peints). Au niveau de la production, ceux d’ administrateurs, marchands, voyageurs de commerce et investisseurs. Louis XIV en 1686 prohibe la fabrication et la vente des indiennes, ce qui va conduire des Français à quitter leur pays. Certains d’entre eux ont des fonds à placer et c’est grâce à ce capital que les pays limitrophes de la France (Pays-Bas, Alsace, Suisse, Avignon) vont s’engouffrer dans cette brèche et produire des tissus y compris d’ailleurs pour la contrebande jusqu’en 1759 (date de la levée de l’interdiction). Plus tard les Neuchâtelois se tournent vers les Etats allemands grâce à un appui conditionnel du roi de Prusse et des adhérents à l’Union douanière, connue sous le nom de Zollverein. L’ouvrage montre les efforts de la fabrique de Vauvillers (Boudry), dirigée par les Bovet, pour vendre leur production par le biais des foires et du démarchage des voyageurs de commerce. Les marchés deviendront de plus en plus lointains: l’Orient, l’Amérique, ce qui, fautil le rappeler, n’est pas un signe de prospérité mais de fuite en avant pour maintenir la production. Vaucher DuPasquier&Cie a tenté de délocaliser une partie de sa production en Autriche en 1819. Il arrive parfois que des familles s’expatrient et créent des manufactures en terre étrangère. On pense aux Gorgerat et aux Petitpierre, qui ont travaillé notamment pour les indiennes de traite, dans le cadre du commerce triangulaire: Europe (verroterie, bibelots, indiennes, armes) – Afrique (contre ces produits, on achète de la main-d’œuvre noire)1 – Amérique (on fait travailler ces esclaves dans les champs de coton, de canne à sucre, etc., autant de produits transportés en Europe). Il serait bon aussi de retourner dans les pays d’origine de ces techniques d’impression. Nous retrouverions les méthodes ancestrales, comme à Jaipur dans l’atelier de Brigitte Singh-Baudin, une historienne de l’art française qui fait travailler des autochtones à la réalisation des toiles. « Les manufacturiers suisses, installés à Nantes, se spécialisent afin de répondre aux attentes de la clientèle africaine : couleurs et motifs sont exclusivement conçus pour satisfaire ses goûts. », Thomas David, Bouda Etemad, Janick Marin Schaufelbuehl, La Suisse et l’esclavage des noirs, Lausanne, Editions Antipodes & Société d’Histoire de la Suisse romande, 2005, p. 20 1 Toiles peintes neuchâteloises Techniques, commerce et délocalisation du 29 avril au 30 septembre 2006 Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel Place-Numa-Droz 3 mardi à vendredi: 08h à 21h, samedi: 08h à 16h30 « L’art nègre, connais pas ! » Pablo Picasso Braque, Matisse, Picasso, Derain, Vlaminck, Cocteau, Gris, Brancusi... Opinions sur l’Art Nègre, Nouvelle édition revue et augmentée, Toulouse, Toguna, 1999, p. 16 RECTO Schuh, BETA (Miriam Steinhauser & Andrea Thal), Edition BETA05, Sockel, Vitrine und Rahmen, 2004 C, Pierre Steulet, 2006. Source: http://www.usdoj.gov/dea/photo_library1.html L’éléphant, le lion, le cerf et le rhinocéros D’après l’album des Indiennes de Traite. Favre, Petitpierre et Cie à Nantes, fin du 18e siècle. (Collection Mayet), PL. XXV Photo: Martin Widmer VERSO L’éléphant, le lion, le cerf et le rhinocéros La danse des nègres sous le bananier D’après l’album des Indiennes de Traite.. Favre, Petitpierre et Cie à Nantes, fin du 18e siècle. (Collection Mayet), PL. XXII Henry-René d’Allemagne, La toile imprimée et les indiennes de Traite, Paris, Librairie Bründ, 1942, Tome I Photo: Martin Widmer Ombre berger, Hee, série en cours 2003-, Tapisserie au demi point, 57 x 22.7 cm Photo: Martin Widmer Paul et Virginie Favre, Petitpierre et Cie à Nantes, 1800. (Collection du Musée des Salorges à Nantes), PL. XXVI Henry-René d’Allemagne, La toile imprimée et les indiennes de Traite, Paris, Librairie Bründ, 1942, Tome I Photo: Martin Widmer REMERCIEMENTS Véronique Goncerut Estèbe, Bibliothèque d’art et d’archéologie, Genève, Sophie Bernhard, Christian Perret et Nicolas Porchet,EMAF, Arthur de Pury