Untitled - Kunstbulletin

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Untitled - Kunstbulletin
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Socles, display cases and frames
Collectionneurs d’art primitif et néo-colonialisme
Les indiennes ou toiles peintes
ANDREA THAL
THIERRY DUBOIS
MAURICE EVARD
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THIERRY DUBOIS MAURICE EVARD HEE ANDREA THAL PIERRE STEULET
5/10 : Un cerf nommé cheval † Supplément au Kunst-Bulletin n°4 † Avril 2006 † Zorro & Bernardo (Ed.)
[email protected] † Consultante : Véronique Bacchetta † Design : Le Masque † Impression : Zürichsee Druckereien AG
† Avec le soutien du Fonds cantonal d’art contemporain, Genève ; du Fonds municipal d’art contemporain, Genève ;
de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture ; du Kunst-Bulletin † Tirage : 17’000 exemplaires
Un cerf nommé cheval
« Les premiers Aztèques venus sur la côte
avaient assisté au débarquement des conquistadores.1 Il ne nous reste que peu de traces de leur première réaction. Ce que nous en savons dépend
dans le meilleur cas de comptes rendus rédigés
par les Espagnols et de chroniques indigènes postérieures.[…]Des monstres jamais vus, des chevaux qu’une terrifiante symbiose unissait à leurs
cavaliers. Perceptivement les chevaux ont dû être
au moins aussi embarrassants que l’ornithorynque. Les Aztèques ont cru tout d’abord[…]que
les envahisseurs montaient de grands
cerfs.[…]C’est en s’orientant sur un système de
connaissances antérieures et en cherchant à le
faire coïncider avec ce qu’ils voyaient qu’ils ont dû
élaborer à la hâte leur jugement perceptif (il y a
devant nous un animal de telle et telle sorte, qui
semble être un cerf, mais qui n’en est pas un).»
Umberto Eco, «Moctezuma et les chevaux», Kant et
l’ornithorynque, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1999,
pp. 177-178
« À la fin de votre voyage, vous avez tout de
même eu un sentiment de déception ?
Pas tellement à l’égard de l’Afrique, mais vis-à-vis
de l’ethnographie. Je m’étais imaginé que l’ethnographie était un mode de contact privilégié.
Vous avez dit, je crois, que cela vous rappelait
souvent l’interrogatoire de police ?
Hélas, je l’ai dit. Le fait est que cela me l’a rappelé souvent. En tout cas, cela m’a souvent fait
penser à un travail purement bureaucratique. On
est à une table, sous une tente, et peu importe où
avec un informateur et un interprète et puis on
note, on note…. On établit fiche sur fiche… À
cet égard, j’ai été déçu. Cela ne m’a pas empêché
d’en faire ma profession. Je considérais, malgré
tout, ce travail moins ennuyeux, plus intéressant
qu’autre chose. Je pensais que, grâce à l’ethnographie, j’arriverais à sortir de ma peau et, si je puis
dire, à m’approcher de la peau des autres. »
Michel Leiris, « Au-delà d’un regard », Entretien sur l’art
africain par Paul Lebeer, Lausanne, La Bibliothèque des arts,
1994, pp. 22-23. En avril 1967, Michel Leiris répondait
favorablement à une interview suscitée par Paul Lebeer,
©Editions Sainte-Opportune, Bruxelles.
Schuh, BETA (Miriam Steinhauser & Andrea Thal),
« En 1996, Arman présenta pour la première
fois sa collection d’arts africains au public en l’exposant au Musée d’arts africains, océaniens et
amérindiens de Marseille, puis au MAAO de
Paris. […] Désormais à la question “ Mais n’estce pas des objets d’arts africains ?”, il sera
répondu : “Mais non, c’est de l’Arman !”.
[…] À la question “Combien d’objets avezvous à ce jour ?”, [Arman] répond : “Je ne sais pas
exactement, je n’ai pas compté […]. N’ayant pas
la fortune que je mérite – c’est une formule qui
me plaît bien, parce que personne n’a jamais la
fortune qu’il mérite – je m’arrange, je rééchange
des choses, j’en revends, j’en rachète, je fais tout
un trafic pour avoir la pièce dont j’ai envie.
Parfois j’y arrive, parfois je n’y arrive pas.”»
Philippe Baqué, Un nouvel or noir, Pillage des œuvres d’art
en Afrique, Paris, Paris-Méditerranée, 1999, pp. 114-118
Il y a vingt ans, Daniel Balavoine se tuait dans
un accident d’hélicoptère pendant le Paris-Dakar.
1
Même s’il s’agit d’une expérience mentale, j’ai cherché à
ne pas m’éloigner de ce que l’on sait déjà sur la question et
même à en tirer profit. Concernant les informations philologiques, je sais gré à Alfredo Tenoch Cid Jurado d’avoir
écrit, pour mon strict usage personnel, un essai encore
inédit, « Un cerf nommé cheval ».
Socles, display cases and frames are used for
stressing the fact that the items they hold are considered as being important or valuable. They do not
function solely as a boundary between the artistic
content inside and the artless world outside, but as
a transition region between art and a surrounding
context. They are both a border and an extension
of the items displayed : hence they clearly confer to
the item displayed something additional, that it
does not possess intrinsically.
Through the choice of the socle, of the display
case or of the frame, one can make up for what is
lost when an item enters a museum : provenance,
outlay, museum, curator, policies, financing mode,
tradition, history and the message to be conveyed.
These factors have a decisive influence on the design of the three modes of presentation.
Also, the message conveyed by the socle, the display case or the frame is subject to changes and the
mode of presentation itself can be adapted permanently to currently prevailing criteria.
Socles in museums are generally made to provide
a neutral support for the sculptures displayed.
Various types of socles can be found outside of
museums : monuments are found enthroned upon
them, they are placed under television sets or they
provide a podium with three steps for victors and
their medals. Etymologically, the word “socle” is
derived from a term used to designate the Roman
sandal. Platform shoes are a socle of a sort : they
may not be particularly practical for walking but to
wear them can make an impression.
A display case is actually a mini-version of the
museum itself. It defines a three-dimensional space
and often includes artistically designed incorporated
light sources. The showcase ensures the protection of
the items displayed. Museums are often operated
commercially and when valuable items are displayed,
the frame and the glass of the show case have to be
designed such as to ensure their safety. The show case
then often gives the impression that the item displayed is simply being protected from the viewer: the
glass restricts the visibility of the item displayed and
it is practically impossible for the visitor to view an
item behind a glass panel without also seeing a reflection of himself and of his surroundings.
The word “frame”, in addition to its use in
connection with pictures, is often used for defining
the description of the historical, the institutional or
the ethnical context. A plurality of contexts, either
inclusive or overlapping can be envisaged.
“Frame” and “socle” are also concepts which are
used in architecture.
Traduction de l’allemand par Jan Samec
Nous avons toujours su nous distinguer dans
nos rapports à l’autre et aux objets.
Il y a longtemps que l’Occidental ne sort plus de
chez lui que pour repousser ses frontières et étendre son influence, s’emparer de nouveaux territoires, en piller les richesses naturelles, conquérir de
nouveaux marchés, contrôler des voies commerciales, assujettir les populations locales, s’immiscer
dans les consciences pour les contrôler, augmenter
son prestige. Coloniser, mot à l’origine doué du
sens de « cultiver une terre étrangère, en parlant
d’un émigrant », signifie en fait peupler pour
exploiter. Annexer les terres, réquisitionner les
biens, asservir les corps, enrôler les âmes, c’est à
chaque fois le même geste prédateur qui s’habille
d’alibis bidonnés, d’apparence généreuse : mettre
en valeur (pour ponctionner), développer (afin de
créer de nouveaux débouchés pour le commerce
métropolitain), civiliser (soumettre à sa langue, à
ses mœurs, à ses idées et à ses lois, pour supplanter
des traditions et des coutumes séculaires), scolariser (pour couler dans le moule de nos valeurs),
évangéliser (pour assurer la domination de l’Église
et renflouer ses caisses). À chaque fois les mêmes
armes : le sabre et le goupillon, les chaînes et les
coffres blindés. À chaque fois les mêmes acteurs : le
marchand, le missionnaire, le négrier, le guerrier,
prêts à exploiter pour assurer d’âge en âge l’expansion géopolitique, économique, militaire, religieuse, idéologique et culturelle de l’Occident. Je
vous annonce la bonne nouvelle, courez la crier sur
tous les toits du quartier : vous serez mis en coupe
réglée au nom de ma liberté de pressurer.
Par souci de domination, l’Occidental entretient
de tout temps des rapports biaisés avec les autres
cultures. Humilier pour s’exalter est son mot d’ordre premier. Depuis la nuit des temps, sa force s’est
assise sur le droit qu’il avait édicté, pour s’essuyer les
pieds sur le respect. Incapable de considérer l’autre
sur un pied d’égalité, il le traite en objet, l’échange
n’a de sens pour lui que s’il est commercial – si tant
est qu’il en dicte les conditions au plus près de ses
intérêts. Il crée le concept de race, le hiérarchise à
son avantage. Les autres sont forcément ses inférieurs, auxquels il veut imposer sa vision téléologique de l’histoire – un progrès infini dont il s’érige
en seul artisan patenté, et qui rime de plus en plus
avec son profit bien compris. Quand l’Occidental
débarque, l’autre n’a plus droit à la propriété (ses
biens sont confisqués), à l’identité (sa culture est
anéantie), voire à l’existence (il est exterminé par
des génocides concertés, quand il ne succombe pas
aux maladies importées). Convenons que, de même
qu’il faut sérieusement douter de sa supériorité
pour ne cesser de la réaffirmer par le verbe ou par
les armes, il faut se sentir bien menacé par la différence de l’autre pour en venir à le nier.
Dans le monde des objets, nous avons aussi nos
idiosyncrasies. Le culte de l’ancien, de l’antiquité,
est une obsession qui nous est propre. Quand un
masque a perdu son pouvoir, le sorcier africain le
met à pourrir dans un marécage. Il préfère les
objets flambant neufs, barbouillés de couleurs
criardes achetées au bazar du coin. L’Africain,
qu’on a tôt fait de qualifier avec mépris d’« animiste » ou de « syncrétiste » s’il ne porte pas notre
croix en sautoir, voue un culte à ses ancêtres ;
l’Occidental thésaurise de vieux objets. Obsédé par
des considérations matérialistes, productivistes et
positivistes, il ne retient de ses morts que ce qu’ils
ont pu lui laisser. Bibliothèques, archives, musées
sont autant de mausolées où dorment embaumés
les témoins de l’activité de nos anciens qui n’ont
pas démérité. Il y a belle lurette que nous ne pratiquons plus le culte des morts. Nos mourants, nous
les parquons dans des homes et des hôpitaux où ils
crèvent en cachette, à l’abri des regards, loin des
leurs, médicalisés à mort.
Le néo-colonialisme emprunte souvent des voies
plus détournées et plus raffinées que son frère aîné,
tout en s’ingéniant à perpétuer la tutelle économique du colonisateur sur les colonies après leur
accession à l’indépendance. Des bruits de bottes du
côté de Bagdad ne sont que la forme la plus grossière de notre arrogance et de notre dédain, de
notre ignorance et de notre cupidité, une résurgence de pratiques d’un autre âge où, le labarum
au poing, on partait châtier les infidèles de tout
poil pour se remplumer. Personne n’est dupe
quand des évangélistes néo-conservateurs, la main
sur le Livre des livres, envoient les bas-fonds des
sociétés post-industrielles piétiner de leurs chars
Abraham le berceau mythique de la civilisation
judéo-chrétienne et saccager le site fantasmé du
paradis terrestre.
Le tourisme est une forme déjà plus subtile du
néo-colonialisme. Implanter des complexes touristiques dans des pays où un cheptel de miséreux qui
n’ont pour toute richesse que la nature et le soleil
peut être surexploité hors de toute régulation, permet ensuite d’y défiler des fafs plein les fouilles et
de leur imposer la vue de ce que leurs coutumes
n’ont jamais toléré qu’en privé (la quasi-nudité,
l’ébriété, la vulgarité et j’en passe).
Plus récemment, défendre avec de gros calibres le
ministère irakien du Pétrole tout en laissant les pillards dévaliser les bibliothèques et les musées d’une
civilisation multimillénaire pour approvisionner le
marché des antiquités nous fait progresser d’un cran
dans cette gradation ascendante, mais les collections
d’art primitif sont le bouquet, le fin du fin, le nec
plus ultra de la tartuferie impérialiste, son avatar le
plus insinuant et le plus sournois. Il ne s’agit plus de
conquérir de nouveaux territoires ou marchés, d’accaparer des matières premières ou de soumettre une
main-d’œuvre à bon compte, mais simplement de
dépouiller l’autre de ce qu’il a de plus noble et de
plus précieux: sa culture. Par bonheur, il renoncera
d’autant plus facilement à ses objets cultuels qu’on
l’aura préalablement privé de sa religion en le
convertissant de force à la nôtre. Nous n’avons pas
notre pareil pour gagner sur tous les tableaux.
Ayons, mes très chers frères, une pensée émue
pour ce prêtre qui, non content d’être pédophile,
parcourait la Côte d’Ivoire de long en large,
convertissant les indigènes à sa religion dévoyée
pour mieux leur dérober en douce leurs objets
sacrés, qu’il revendait au prix fort à des marchands
attentionnés. Il s’éteignit – pour autant qu’on
puisse parler de lumière – dans un monastère alsacien, rongé par la syphilis.
Ce qui vaut pour toute une civilisation peut
s’appliquer à des collectionneurs triés sur le volet.
On retrouve ici et là le même rapport à l’autre et
aux objets, dans un double mouvement simultané.
D’une part, le collectionneur d’art primitif s’ingénie à se valoriser en captant l’héritage de l’autre et
en le reléguant, d’un regard en surplomb saturé de
racisme, dans un statut d’infériorité. D’autre part,
il arrache les objets qu’il accapare à leur contexte
originel pour les acculturer, les occidentaliser, les
agréger à notre système de valeurs marchandes,
culturelles, idéologiques.
Le collectionneur d’art primitif ne vit pas dans un
monde de relations et de liens, mais dans un monde
d’objets où la fin justifie les moyens, où jusqu’aux
êtres sont réifiés, instrumentalisés, manipulés, phagocytés. Souvent prototype de l’artiste raté, il se
prend pour un créateur pour compenser.
L’impuissant qui s’est effondré, hors d’haleine,
efflanqué au pied de la montagne des Muses, se
donne le change en créant des ensembles qu’il n’aura
de cesse de compléter. Ses désirs sont des ordres. Il
vendrait père et mère pour combler les lacunes de
ses collections. Regardez-le trôner en propriétaire
dans son grenier, au milieu de ses fétiches et de ses
grigris. C’est Narcisse entouré de ses repoussoirs. Le
retour sur investissement ne saurait tarder.
L’objet qu’il acquiert n’est en aucun cas l’occasion de partir à la rencontre de l’autre car l’autre
n’existe pas, sa différence, son identité et jusqu’à
son existence sont niées. Dans la tête du collectionneur subsiste le miracle d’un art sans artiste,
d’un monde d’artisans anonymes et cachés qui
courent cul nu dans la brousse sans comprendre,
pauvres abrutis, qu’ils ont de l’or dans les mains.
Nos critiques d’art ne procèdent pas autrement
en ne voyant dans l’art « nègre » qu’une des sources d’inspiration de l’art occidental à l’aube du
siècle dernier. Remplacer « primitif » par « premier », par souci de conformité aux diktats
moraux du moment, ne change rien à l’affaire.
L’art qu’on dit « brut » souffre du même syndrome : l’aliéné, c’est l’autre, empressez-vous de
mettre la main sur ce qu’il fait, réduisez-le à un
cas clinique, à un objet d’études, à une curiosité
qui vous conforte dans l’idée que vous vous tenez
du bon côté de la barrière – le sain d’esprit,
comme le puissant ou le civilisé. Souvenons-nous
que les Africains n’envoient pas d’ethnologues
étudier nos mœurs, ni ne collectionnent l’art issu
de nos mains.
Le collectionneur d’art primitif aura beau jeu
d’abriter sa rapacité derrière des considérations
esthétiques douteuses, quand il ne s’érigera pas,
pour se dédouaner, en gardien des antiquités, en
sauveur unique d’un patrimoine « menacé » qui
n’est pas le sien. À l’entendre, sans son intervention, les objets exotiques qu’il entasse seraient perdus sans retour, rongés par les termites ou par l’humidité, victimes de la cupidité des indigènes ou des
changements de régime de pétaudières tropicales
dont nos politiques et nos mercantis entretiennent
savamment l’instabilité. En réalité, il ne fait qu’infantiliser l’autre en lui ravissant son patrimoine au
motif qu’il ne saurait le conserver, tout en lui
démontrant au passage que l’essentiel est le capital,
que la civilisation c’est la spéculation, que ses biens
n’ont de valeur qu’entre nos mains.
Ainsi un objet communautaire, rituel, sacré, finitil en mains privées, profiteuses, profanes. Il troque sa
valeur cultuelle contre une valeur marchande. Il
entre dans un circuit commercial, acquiert un pedigree. Les collectionneurs se le transmettent au prix
de l’or de génération en génération. Sa provenance,
non pas géographique, mais la profondeur de la
généalogie de ses précédents propriétaires – faux
ancêtres qu’on feint de vénérer par intérêt – accroît
d’autant sa valeur. Il est coté, on peut spéculer et se
l’arracher au feu des enchères au gré de la température du marché. Sa cote explose dès qu’il est reproduit dans un catalogue dont, en retour, de malins
faussaires s’inspirent au loin pour inonder le marché
local des antiquités. La boucle est bouclée, l’offre et
la demande se donnent le relais.
Car le collectionneur ne quitte pas le confort de
son hôtel particulier, ne se risque pas au milieu de
« peuplades », d’« ethnies », de « tribus » – comme
vous voudrez – de « sauvages », sous des cieux incléments. Dans le meilleur des cas, il se domicilie sous
les tropiques sur le papier, au nom du pèze, du fisc
et de la sainte hypocrisie. Non, il commande sur
catalogue du fond de son lit, il fait miser sa secrétaire par téléphone, comme un boursicoteur, il a
ses rabatteurs à sa botte, ses réseaux interlopes, son
cénacle de marchands peu scrupuleux qui font les
empressés à ses pieds. Entre pillards on se comprend.
Mais il ne suffit pas de détrousser l’autre, il faut
encore assimiler ses objets. Un masque africain
n’a aucun sens hors d’un rite, sans le costume et
la musique qui l’accompagnent, sans la cérémonie à laquelle il s’intègre. Isoler un objet de son
contexte cultuel pour l’élever au rang d’objet
d’art, le monter en épingle sur un socle ripoliné,
dans l’écrin de velours d’une vitrine, bref le
muséifier, c’est l’introduire dans l’espace de l’art
et de la mort à l’occidentale, le blanchir sans kaolin, comme un billet suspect, l’arracher à ses racines pour se l’approprier en spéculant sur les fantasmes du primitif, de l’originaire, du magique,
du patiné par un usage sacré. L’exposer dans la
vitrine d’une bonbonnière, comme dans une
monstrance une hostie consacrée, c’est lui refaire
une virginité ou lui forger de nouveaux papiers
d’identité. Notre collectionneur n’hésitera pas à
enterrer dans son jardin, comme un chien son os
à ronger, des objets qu’il juge trop clinquants, le
temps qu’ils se recouvrent d’un ersatz de la patine
d’usage qui leur fait si cruellement défaut. De
même, il dissimulera avec soin ceux qui sont
revendiqués par leurs propriétaires légitimes à
l’étranger. Ils entreront dans la clandestinité, ils
ne seront plus reproduits ni exposés.
On l’aura compris, c’est le collectionneur qui
mérite à tous égards l’étiquette de « primitif ». Il n’a
que le superflu. Ce n’est même pas l’objet qui l’intéresse, mais le geste d’accumuler, il court en vain
après ce qui comblera un manque foncier. C’est,
dans l’économie des objets, une manière de donjuanisme dont l’autre, de près ou de loin, fera toujours les frais.
Les indiennes sont des tissus imprimés, appelés ainsi parce qu’à l’origine on les importe des
Indes avant de tenter de les imiter. Elles sont
réalisées selon diverses techniques qui se combinent entre elles afin de pouvoir reproduire
l’image de façon répétitive.
L’indiennerie requiert une division du travail
comprenant des métiers aussi divers que dessinateur de motifs, graveur sur bois ou sur métal,
imprimeur, tireur (aide apportée à l’imprimeur
par un enfant), rentreuse (même travail que
l’imprimeur pour des motifs plus petits), pinceleuse (motifs peints). Au niveau de la production, ceux d’ administrateurs, marchands, voyageurs de commerce et investisseurs.
Louis XIV en 1686 prohibe la fabrication et la
vente des indiennes, ce qui va conduire des
Français à quitter leur pays. Certains d’entre eux
ont des fonds à placer et c’est grâce à ce capital
que les pays limitrophes de la France (Pays-Bas,
Alsace, Suisse, Avignon) vont s’engouffrer dans
cette brèche et produire des tissus y compris d’ailleurs pour la contrebande jusqu’en 1759 (date de
la levée de l’interdiction). Plus tard les
Neuchâtelois se tournent vers les Etats allemands
grâce à un appui conditionnel du roi de Prusse et
des adhérents à l’Union douanière, connue sous le
nom de Zollverein. L’ouvrage montre les efforts
de la fabrique de Vauvillers (Boudry), dirigée par
les Bovet, pour vendre leur production par le biais
des foires et du démarchage des voyageurs de
commerce. Les marchés deviendront de plus en
plus lointains: l’Orient, l’Amérique, ce qui, fautil le rappeler, n’est pas un signe de prospérité mais
de fuite en avant pour maintenir la production.
Vaucher DuPasquier&Cie a tenté de délocaliser
une partie de sa production en Autriche en 1819.
Il arrive parfois que des familles s’expatrient et
créent des manufactures en terre étrangère. On
pense aux Gorgerat et aux Petitpierre, qui ont travaillé notamment pour les indiennes de traite,
dans le cadre du commerce triangulaire: Europe
(verroterie, bibelots, indiennes, armes) – Afrique
(contre ces produits, on achète de la main-d’œuvre noire)1 – Amérique (on fait travailler ces esclaves dans les champs de coton, de canne à sucre,
etc., autant de produits transportés en Europe).
Il serait bon aussi de retourner dans les pays
d’origine de ces techniques d’impression. Nous
retrouverions les méthodes ancestrales, comme
à Jaipur dans l’atelier de Brigitte Singh-Baudin,
une historienne de l’art française qui fait travailler des autochtones à la réalisation des toiles.
« Les manufacturiers suisses, installés à Nantes, se spécialisent afin de répondre aux attentes de la clientèle africaine :
couleurs et motifs sont exclusivement conçus pour satisfaire
ses goûts. », Thomas David, Bouda Etemad, Janick Marin
Schaufelbuehl, La Suisse et l’esclavage des noirs, Lausanne,
Editions Antipodes & Société d’Histoire de la Suisse
romande, 2005, p. 20
1
Toiles peintes neuchâteloises
Techniques, commerce et délocalisation
du 29 avril au 30 septembre 2006
Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel
Place-Numa-Droz 3
mardi à vendredi: 08h à 21h, samedi: 08h à 16h30
« L’art nègre, connais pas ! » Pablo Picasso
Braque, Matisse, Picasso, Derain, Vlaminck, Cocteau, Gris, Brancusi... Opinions sur l’Art Nègre, Nouvelle édition revue et
augmentée, Toulouse, Toguna, 1999, p. 16
RECTO
Schuh, BETA (Miriam Steinhauser & Andrea Thal),
Edition BETA05, Sockel, Vitrine und Rahmen, 2004
C, Pierre Steulet, 2006. Source:
http://www.usdoj.gov/dea/photo_library1.html
L’éléphant, le lion, le cerf et le rhinocéros D’après l’album
des Indiennes de Traite. Favre, Petitpierre et Cie à Nantes,
fin du 18e siècle. (Collection Mayet), PL. XXV
Photo: Martin Widmer
VERSO
L’éléphant, le lion, le cerf et le rhinocéros
La danse des nègres sous le bananier D’après l’album des
Indiennes de Traite.. Favre, Petitpierre et Cie à Nantes, fin
du 18e siècle. (Collection Mayet), PL. XXII
Henry-René d’Allemagne, La toile imprimée et les indiennes
de Traite, Paris, Librairie Bründ, 1942, Tome I
Photo: Martin Widmer
Ombre berger, Hee, série en cours 2003-, Tapisserie au
demi point, 57 x 22.7 cm
Photo: Martin Widmer
Paul et Virginie Favre, Petitpierre et Cie à Nantes, 1800.
(Collection du Musée des Salorges à Nantes), PL. XXVI
Henry-René d’Allemagne, La toile imprimée et les indiennes
de Traite, Paris, Librairie Bründ, 1942, Tome I
Photo: Martin Widmer
REMERCIEMENTS
Véronique Goncerut Estèbe, Bibliothèque d’art
et d’archéologie, Genève, Sophie Bernhard, Christian
Perret et Nicolas Porchet,EMAF, Arthur de Pury

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