L`étymologie graphique et l`héritage des concepts fondamentaux de

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L`étymologie graphique et l`héritage des concepts fondamentaux de
Breaking Down the Barriers, 1051-1057
2013-1-050-049-000372-1
L’étymologie graphique et l’héritage des concepts
fondamentaux de la culture chinoise
Shun-chiu Yau (游順釗)
CNRS-EHESS-INALCO
Cet article réfute l’étymologie, idéologiquement orientée, du caractère he 和
‘harmonie’ diffusée par les médias chinois, selon laquelle il serait composé des
graphies pour ‘céréale’ 禾 et ‘population’ 口. Il expose l’état de la question sur
l’origine graphique de ce caractère et montre que, selon tous les travaux qui lui ont
été consacrés, sa forme originale est en réalité celle d’un instrument de musique et
que l’idée d’harmonie sociale qui en dérive procède de celle de polyphonie
musicale.
Mots clé: etymologie, clé culturelle
À la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques à Pékin en août 2008, le
caractère he 和 ‘harmonie’ a été présenté à des millions de spectateurs et téléspectateurs
peu familiers de l’écriture chinoise et est devenu en une nuit un de ces très rares
idéogrammes connus dans le monde entier, comme le zhong 中 de ‘Chine’. Ce caractère,
qui est le composant principal dans la formation de mots chargés de signification pour
la culture chinoise, tels que ‘paix’ (he-ping 和平) et ‘équilibre’ (zhong-he 中和), est
aussi porteur de valeurs sociales et morales universelles, particulièrement en ces temps
de crises et de tensions internationales.
Les raisons expliquant un tel choix pour la cérémonie d’ouverture des Jeux
Olympiques sont multiples. Outre qu’il sert la promotion de relations pacifiques entre
les peuples et les nations, le caractère he 和 constitue un leitmotiv de la presse chinoise
depuis 2007, particulièrement depuis que le président Hu Jintao a fait de la nécessité de
«promouvoir l’harmonie sociale» le thème principal de son rapport présenté en octobre
de cette même année devant le 17e congrès du Parti.
Quelques mois avant le congrès, Hu Jintao se rendit au chevet d’un membre du
Parti hospitalisé du nom de Fang Yonggang 方永剛, connu pour être un «théoricien
innovateur modèle». À cette occasion, celui-ci se lança dans une exégèse du caractère
he 和, disant en s’adressant au président: «Je pense que votre théorie sur l’harmonie
surpasse toutes celles de vos prédécesseurs. Je l’exposerai de la façon suivante: le
caractère he 和 ‘harmonie’ est composé de deux parties, he 禾 (épi) et kou 口 (bouche).
Shun-chiu Yau
He 禾 signifie ‘céréale’, il représente la nourriture. Kou 口 représente la population. En
d’autres termes, l’harmonie signifie permettre à toute la population de manger à sa faim.
C’est le ‘droit de vivre’ que nous avons proposé.» Hu Jintao approuva de la tête à
plusieurs reprises, ce qui signifie que, de son point de vue, he 和 ‘harmonie’ signifie
être correctement nourri.
La visite de Hu Jintao à l’hôpital fit l’objet d’un reportage de l’agence Chine
nouvelle qui parut à la une du Quotidien du peuple de Pékin et du quotidien Guangming
ribao de Shanghai le 3 avril 2007. Les propos de Fang Yonggang furent ensuite repris
par toute la presse chinoise (j’ai moi-même eu connaissance de cet épisode par un
hebdomadaire de Hong Kong). En raison de sa grande diffusion en Chine et auprès des
Chinois d’outre-mer, cette étymologie idiosyncratique et sauvage pose un problème à
ceux qui travaillent sur ou s’intéressent à l’étymologie graphique chinoise.
Rappelons d’abord les faits historiques. L’ouvrage de référence de Yu Xingwu
(1996:1426) résume de la façon suivante l’évolution de la forme du caractère 和 he:
«La forme ancienne du caractère est composée de 侖 et de 禾, 侖 étant la forme
simplifiée de 龠, qui elle-même est la forme originale de 龢. Le Shuowen《說文》
interprète 龢 comme 調 ‘équilibrer, moduler’ et dit qu’il se lit comme 和 qu’il interprète
comme 相譍 ‘répondre’. En réalité, 和 est la forme simplifiée de 龢, les deux formes
étant à l’origine interchangeables, et 龢 est dérivé de 龠».1
Un large consensus sur l’étymologie graphique de ce caractère s’est établi sur la
base d’un article que lui a consacré Guo Moruo ([1931, 1952], 1982) et dont Yu Xingwu
fait de longues citations dans son Recueil de commentaires cité ci-dessus. Guo Moruo
écrit :
«Dans les inscriptions oraculaires, on trouve le caractère he 龢 ... Luo Zhenyu
羅振玉 a raison de dire qu’il est ‘composé de 龠’. En effet, il est composé de
亼 [plus la partie inférieure du caractère], qui est une forme iconique de la
flûte de Pan.»
«Zhuangzi 莊子 dans son Qiwulun《齊物論》dit: ‘Ren lai 人籟, la flûte
humaine [flûte à trois trous] est faite de tubes de bambou assemblés.’ Elle
correspond à la forme de la graphie 龠, qui est la clé du caractère he 龢.»
«Si nous comprenons le caractère 龠, nous comprenons le caractère 龢. À
l’origine 龢 a dû désigner un instrument de musique. De l’harmonie des sons
1
Le texte original de cette citation est:“字從`侖',從`禾',而`侖' 實為`龠'之省,此
即《說文》`龢'之初文。《說文》訓`龢'為`調',謂`讀與和同'。《說文》訓`和'為
`相譍'。實則`和'即`龢'之省,初本同文。而`龢'則為`龠'之孳乳字。"
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dans la musique est dérivé le sens de ‘s’harmoniser’, ‘s’accorder’, tandis que
de la résonance musicale est dérivé le sens de ‘répondre’. De même, le caractère
yue 樂 ‘musique’ désignait au départ la cithare chinoise, qin 琴, mais par
extension, il en est venu à signifier aussi bien la musique que l’harmonie
sociale. Par la suite, le sens dérivé devint courant, tandis que le sens original
devenait obsolète. On n’a plus reconnu que le sens de ‘musique’ et d’
‘harmonie sociale’ dans le caractère de yue 樂 et oublié qu’il portait aussi
l’image d’un instrument de musique. De même, on ne connaît plus que le sens
de ‘s’harmoniser’, ‘s’accorder’ dans le caractère he 和 et on a oublié quelle
forme d’objet il recèle. Or he 和 représente bel et bien un instrument de
musique. Sa forme graphique originale est 龢, sa forme 和 est tardive. Ainsi à
partir de la graphie 龠 nous pouvons connaître 龢 et, réciproquement, à partir
de 龢 nous connaissons 龠».2
D’après cette étude de Guo Moruo, et de l’avis de bien d’autres spécialistes, il est
clair qu’à l’époque des inscriptions oraculaires, au XIIIe siècle avant notre ère, le
caractère qui s’écrit aujourd’hui 和 s’écrivait avec le radical 龠 qui représente une flûte
à plusieurs tubes. Par extension, il en vint à signifier l’harmonie dans les sons et la
musique. Aussi les gens de la dynastie des Zhou orientaux en vinrent-ils très tôt à
déduire de l’harmonie des sons la philosophie suivante: «Quand les sons se ressemblent
tous, il n’y a rien à entendre. Quand les couleurs sont toutes les mêmes, il n’y a pas
d’art».3 La graphie he 禾 à gauche dans 和 est un composant phonétique qui ne doit pas
être lu pour sa valeur sémantique. On peut citer d’autres cas semblables, comme ceux
de dan 啖 ‘manger, nourrir’ et ti 啼 ‘pleurer ; chanter (en parlant des oiseaux)’ dont les
composants respectifs yan 炎 ‘feu, chaud’ et di 帝 ‘empereur’ à droite n’ont rien à voir
avec la signification du caractère dans son ensemble. Personne ne dira que dan 啖
signifie ‘feu dans la bouche’ et ti 啼 ‘empereur dans la bouche’. Ce qu’a dit Fang
Yonggang à Hu Jintao de la forme et de la signification du caractère he 和 ‘harmonie’
nous fait penser à la façon dont Su Dongpo 蘇東坡 se moqua jadis de l’analyse
graphique du caractère bo 波 ‘vague’ que proposait Wang Anshi 王安石 («les vagues
2
3
Le texte original de cette citation est:“卜辭有龢
字,羅釋龢,謂「從龠者」是矣‫ڮ‬諦視之,
實乃從亼象形,象形者象編管之形也‫ڮڮ‬莊子齊物論云「人籟則比竹是矣」,籟為比竹,與龠之
字 形正相一致‫ڮڮ‬知龠則知龢。龢之本義必當為樂器,由樂聲之諧和始能引出調義,由樂聲之共
鳴始能引出相譍義,亦猶樂字之本為琴,乃引伸而為音樂之樂與和樂之樂也。引伸之義行而本義
轉廢,後人只知有音樂和樂之樂,而不知有琴絃之象,亦僅知有調和譍和之和而不知龢之為何物
矣。然龢固樂器名也。當以龢為正字,和乃後起字。蓋由龠可以知龢,由龢亦可以返知龠也。"
Citation du Guoyu《國語》[Discours des royaumes], chapitre Zhengyu《鄭語》[Discours de
l’État de Zheng], ouvrage historique de l’époque Chunqiu (722-481 avant notre ère).
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sont la peau de l’eau» 波為水之皮) en présentant lui-même une analyse ridicule du
caractère hua 滑 ‘lisse’ («la douceur est l’os de l’eau» 滑 為 水 之 骨 ). 4 Ce genre
d’étymologie déformée et vulgaire du caractère ‘harmonie’ pousse à négliger son
contenu philosophique mis en avant par des générations de savants. Ce caractère
signifie l’harmonie des contrastes, une harmonie qui ne peut être obtenue par la seule
satisfaction de besoins matériels.
Utiliser des caractères hors de leur contexte et travestir leur étymologie à des fins
intéressées ne date pas d’hier. Au XVIIIe siècle déjà, les Jésuites interprétaient certains
caractères comme des preuves que les Chinois de l’Antiquité avaient connu
l’enseignement de la Bible. Dans une Lettre de Pékin sur le génie de la langue chinoise
et la nature de leur écriture symbolique comparée à celle des anciens Egyptiens,
attribuée au Père Cibot et publiée en 1773, on lit par exemple que «le caractère de barque,
vaisseau 船 est composé de la figure de vaisseau 舟, de celle de bouche 口 et du chiffre
huit 八, ce qui peut faire allusion au nombre de personnes qui étaient dans l’Arche [de
Noé] ... Le caractère lan 婪, convoiter est composé de deux mu 木, arbre, au milieu
desquels est le caractère de nü 女, femme; ... cela s’accorde bien avec le péché d’Ève».5
Si l’auteur cité prend la précaution de préciser «qu’on ne doit prendre ce (qu’il dit) que
comme des conjectures», d’autres après lui se sont montrés plus affirmatifs. J’ai moimême entendu l’étymologie biblique de chuan 船 de la bouche de prédicateurs de Hong
Kong.
Loin de ces interprétations pro domo, l’étymologie populaire, par laquelle «le sujet
parlant se fondant sur certaines ressemblances formelles rattache consciemment ou
inconsciemment une forme donnée à une autre forme avec laquelle elle n’avait aucune
parenté génétique»,6 se rencontre dans tous les types de langage oraux, écrits et gestuels.
À l’époque où je faisais mes recherches sur la création du langage auprès des
sourds chinois au début des années 80, j’avais observé que le geste pour WC
s’effectuait de la manière suivante: écarter les trois derniers doigts d’une main en
extension pointant obliquement vers le haut et index et pouce formant un arc. Lorsque
je demandai l’origine de ce geste à mes informateurs, ils me répondirent, très sûrs d’eux,
que son étymologie était transparente. Selon eux, les trois doigts en extension formaient
le pan d’un toit, tandis que le cercle formé par le pouce et l’index représentait un trou.
Le geste était pour eux l’image réaliste d’un lieu d’aisance traditionnel comme on en
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Le caractère 滑 ‘lisse’ est composé de la clé de l’eau à gauche et de l’élément ‘os’ à droite. Le
caractère 波 ‘vague’ est composé de la clé de l’eau à gauche et de l’élément ‘peau’ à droite.
Cité par Étiemble. 1966. Les Jésuites en Chine, La querelle des rites (1552-1773), Paris:
Julliard, 194-196. Les caractères ont été ajoutés par moi pour une meilleure compréhension du
texte.
Jean Dubois et al. 1973. Dictionnaire de linguistique. Paris: Larousse.
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L’étymologie graphique et l’héritage des concepts fondamentaux de la culture chinoise
rencontrait alors partout en Chine. Malheureusement cette interprétation n’avait rien à
voir avec la réalité. Documents à l’appui, je découvris en effet que ce geste chinois est
une traduction manuelle du mot anglais WC, imbriquant les deux lettres manuelles W et
C.7
Un autre exemple d’étymologie gestuelle fantaisiste dans la langue des signes
chinoise est celui du geste pour Shanghai qui s’effectue avec les deux auriculaires
accrochés l’un à l’autre. Selon les sourds de Shanghai que j’ai interrogés, ce geste
représentait une ancre, et, comme Shanghai est un port, il signifiait le port de Shanghai,
et par extension la ville elle-même. L’explication la plus probable de ce geste est
cependant qu’il représente l’initiale manuelle S, non pas telle qu’on la connaît
aujourd’hui en Chine,8 mais telle que la représente la langue des signes anglaise, les
écoles de sourds de Shanghai ayant été jusqu’au milieu du XXe siècle tenues par des
missionnaires anglais.9
Même si elles sont erronées, les étymologies populaires de ce genre ne font de mal
à personne. Il n’en va pas de même lorsque l’explication de l’origine d’un caractère sert
des fins politiques. L’exégèse de he 和 ‘harmonie’ par Fang Yonggang conforte en effet
la ligne officielle de la propagande chinoise qui est de faire correspondre aussi
étroitement que possible la substance idéologique de l’harmonie avec l’idée de gains
matériels et, ce faisant, de privilégier la réforme économique au détriment du progrès
politique et social. C’est la raison pour laquelle il importe d’en exposer la fausseté avant
qu’elle ne se répande dans le public non sinophone, toujours friand de petites anecdotes
amusantes sur l’écriture chinoise.
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Yau (1992:175-176).
Yau (1978:116).
Yau (1992:196-197).
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Shun-chiu Yau
Références
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古編 [Œuvres complètes de Guo Moruo, Vol. I: Archéologie]. Beijing: Science
Press.
Jiang, Meiming (姜昧茗). 2002. Shilun Xian Qin zhexue zhong he gainian de fazhan 試
論先秦哲學中「和」概念的發展 [À propos du développement de la notion de
he ‘harmonie’ dans la philosophie pré-Qin]. Lishi Wenxian yu Wenhua Yanjiu 歷
史文獻與文化研究 [Recherches sur les documents historiques et la culture], 218239. Wuhan: Hubei Lexicographical Publishing House.
Yau, Shun-chiu. 1978. Les signes chinois, langage gestuel standard des sourds chinois.
Paris & Hong Kong: Langages Croisés.
Yau, Shun-chiu. 1992. Création gestuelle et débuts du langage. Paris & Hong Kong:
Langages Croisés.
Yu, Xingwu (于省吾). (ed.) 1996. Jiagu Wenzi Gulin 甲骨文字詁林 [La forêt des
commentaires des graphies sur os et carapaces]. Beijing: Zhonghua Book Company.
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L’étymologie graphique et l’héritage des concepts fondamentaux de la culture chinoise
Graphic Etymology and Heritage of Fundamental Concepts
of the Chinese Culture
Shun-chiu Yau
CNRS-EHESS-INALCO
This article disproves the ideologically motivated etymology of the character
he 和 “harmony” as publicized in the Chinese press, according to which the
character is regarded as consisting of two parts, he 禾 “grains on stalk”, foodstuffs,
and kou 口 “mouth”, the populace. In other words, harmony is construed to mean
letting the whole population have enough to eat. This is an attempt to distort its
graphical etymology so as to fit a specific ideological pattern, thus degrading the
notion of social harmony to the mere satisfaction of a biological need. The fact is
that in Oracular Bones, the present character 和 had a radical 龠 representing a
wind instrument with arranged tubes; the meaning was extended to harmony in
sound and music. Evidently the people in the Western Zhou Dynasty had, that
early on, derived from harmony in sound and music the following philosophy:
“When sounds are all the same, then there is no music to hear. When colours are
all the same, then there is no design.”
Key words: etymology, cultural key
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