La théologie de la libération

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La théologie de la libération
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La théologie de la libération
En 8 points, l'essentiel de ce vaste mouvement de pensée théologique qui,
dès 1968, a embrasé l'Amérique Latine.
Durant l'été 1968 naissait sous la plume de l'aumônier des étudiants
péruviens, Gustavo Guttierez, l'expression "théologie de la libération". Un
mois plus tard, la deuxième conférence du Celam (Conseil épiscopal
latino-américain) se réunissait à Medellin (Colombie) pour réfléchir sur le
thème : « L'Eglise dans la transformation de l'Amérique latine, à la lueur
de Vatican II. » Dans leur texte final, les évêques proclamaient : « Nous
sommes au seuil d'une époque nouvelle de l'histoire de notre continent,
époque clé du désir ardent d'émancipation totale, de la libération de
toutes espèces de servitude. »
Ce vaste courant de pensée théologique emportera toute l'Eglise
d'Amérique Latine dans son sillage, suscitant de très vives réactions dans
le monde catholique, obligeant le Vatican à se prononcer à deux reprises
sur le bien-fondé de cette théologie.
Que dit la "théologie de la libération"?
Prenant sa source dans une expérience de contemplation, de compassion,
d'indignation et d'engagement aux côtés des plus pauvres, la théologie de
la libération offre une réponse spécifique à toutes les communautés
opprimées : « La théologie de la libération dit aux pauvres que la situation
qu'ils vivent actuellement n'est pas voulue par Dieu », dira Gustavo
Gutierrez.
Elle repose sur la prise de conscience que les pauvres attendent une
libération réelle et qu'il est vain de parler du Christ et du salut qu'il
apporte si ce salut n'est pas immédiat. Le critère le plus précis de
l'authenticité évangélique est donc la lutte contre la pauvreté. "La création
d'une société juste et fraternelle est le salut des êtres humains, si par
salut nous entendons le passage du moins humain au plus humain. On ne
peut pas être chrétien aujourd'hui sans un engagement de libération »
Gustavo Gutierrez
Pourquoi a t-elle eu un tel impact?
Parce que face à l'immense écart entre riches et pauvres, elle plaçait
l'homme américain au centre de sa réflexion, non pas un homme abstrait
mais un homme engagé dans sa propre histoire et acteur de sa libération.
Et aussi parce que les dictatures des années 70 ne pouvaient que faire
surgir une réaction vive et forte de l'ensemble du clergé.
Théologie neuve, authentiquement chrétienne par son oecuménisme et
son enracinement biblique, la théologie de la libération a été l'objet
d'innombrables publications. Son audience a dépassé le seul domaine de
sa spécialité. Un très grand nombre de prêtres, religieux et religieuses
travaillant auprès des populations les plus pauvres, l'ont adoptée avec
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enthousiasme. Grâce à elle, la théologie en Amérique latine est entrée
dans les familles, à l'université, au risque parfois de voir son message
déformé.
Quelle en a été son application pratique?
Les communautés ecclésiales de base (CEB), petites communautés
populaires permettant une appropriation de l'Evangile et une lutte contre
la pauvreté, sont issues de la théologie de la libération. Noyaux
ecclésiaux, les CEB se sont multipliées au Brésil, en Bolivie, Colombie, au
Paraguay, Salvador... Dirigées par des laïcs, homme et femmes, elles
permettent encore aujourd’hui de faire vivre l'Eglise dans les régions les
plus reculées et les plus isolées de ce continent.
Pourquoi cette théologie a t-elle rencontré de vives oppositions
dans les milieux conservateurs et au sein même de l'Eglise?
On a beaucoup évoqué en parlant de la théologie de la libération de «
perversion de la chrétienté » et de « théologie des rues ». Elle a été
également accusée de dérive idéologique, d'une forte connotation
marxiste dans le discours, et du recours à la lutte des classes comme
grille de lecture des conflits sociopolitiques. Le fait que beaucoup de
membres du clergé se soit impliqué dans les luttes politiques (allant
jusqu'à prendre les armes dans certains pays) a accru la méfiance des
pouvoirs en place et du Vatican
A t-elle été condamée par Rome?
La Congrégation pour la doctrine de la foi s'est prononcée à deux reprises
sur la théologie de la libération. La première instruction, le 6 août 1984,
met en garde contre les déviations dues à l'introduction d'éléments du
marxisme et critique les lectures rationalisantes de la Bible qui réduisent
l'histoire du Christ à celle d'un libérateur social et politique.
La seconde instruction, le 22 mars 1986 est plus favorable et intègre cette
théologie au magistère romain de l'Église. La théologie de la libération est
relue de manière positive en y introduisant la dimension spirituelle d'une
théologie de la liberté.
Qu'est devenue la théologie de la libération?
L'élan des années 70-80 s'est étiolé. La théologie de libération s'est
essouflée. Si elle a formé beaucoup de chrétiens qui occupent aujourd'hui
des postes importans. Les théologiens ont vieilli et ne sont pas
renouvelés. Le temps n'est plus à la lutte. La participation de prêtres
sandinistes au
mouvement
marxiste du
Nicaragua,
condamnée
énergiquement par Jean-Paul II a aussi porté du tort à cette théologie.
Mais cela n'empêche pas l'Eglise de se préoccuper toujours des plus
pauvres et se pencher sur de nouvelles formes d'exclusion: celle des
femmes, des indigènes...« Ce ne sera pas de nouvelles théologies,
prévient Cecilia Tovar, théologienne laïque qui anime le centre de
formation Bartolomé de las Casas de Lima. Ce sera de nouvelles lectures
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de la situation des pauvres et des exclus, non pas pour les aider dans une
démarche paternaliste, mais pour leur permettre de devenir sujets de leur
propre destinée. Par exemple, les militants de la théologie de la libération
aident les paysans à s'organiser et à prier. L'Église catholique a repris
une bonne partie de nos combats sur la pauvreté. On a même vu les huit
évêques de l'Opus Dei se préoccuper du sort des femmes de ménage du
Pérou. » (Dans La Croix du 9-10-2004)
Yvonne Pierron:
missionnaire sous la dictature argentine
Infirmière dans les bidonvilles, institutrice chez les planteurs de tabac ou
au fin fond de la forêt, Yvonne Pierron, soeur des Missions Etrangères,
raconte sa vie dans un livre qui vient de paraître aux éditions du Seuil.
Entretien
Vous êtes entrée très jeune chez les
soeurs des Missions Etrangères. Qu'est
ce qui a présidé à votre choix?
Je suis née dans une famille très croyante. Ma
foi a été mon chemin. Pendant la guerre
j'avais 11 ans, nous vivions en Lorraine et
nous avons vécu des événements terribles.
J'ai vu tant de choses: des massacres, des
crimes. C'est cela qui m'a décidée de devenir
missionnaire. Je
voulais combattre. J'ai
toujours eu un esprit de lutte, je voulais
changer les choses. J'ai rencontré un
jeune prêtre des Missions Etrangères, qui m'a
parlé de la mission, de Théophane Vénart.
Cela m'a emballée et je me suis décidée.
copyright Nicolas
Pousthomis-Argentina
Qu'ont dit vos parents?
Ils n'ont pas dit non et m'ont aidée. Souvent, les enfants de mon foyer en
Argentine me demandent si j'ai eu un fiancé... Je leur réponds que non, et
que je ne l'ai jamais regretté. Je me suis donnée pleinement, je n'aurais
pas voulu d'une autre vie. Je n'ai pas eu d'enfants, mais j'ai beaucoup de
gosses! Les enfants qu'on aide sont comme des fils. Combien de fois j'ai
remercié Dieu pour les jeunes qui continuent mon travail.
Vous avez vécu des moments terribles, en particulier durant les
années de dictature. Avez vous eu peur?
Je suis arrivée en en Argentine, avec 5 de mes soeurs, en plein coup
d'état. Nous avons tenu dans la foi, sachant que nous étions là où il fallait
être. Certes, la peur existe, mais moi je suis "tigre" je me révolte, je me
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bats. Quand est arrivée la jeep des militaires qui m'ont arrêtée et qu'ils
m'ont dit"montez" c'était plus fort que moi, j'étais en colère et c'est ce qui
m'a aidée....C'est vrai que ça fait peur d'être bousculée, d'être jetée à
terre. On m'a détenue plusieurs jours mais mais je n'ai pas été torturée
comme mes soeurs Alice Domon et Léonie Duquet. (Religieuses des Missions
Etrangères, enlevées et assassinées en 1977 par les militaires argentins) Je disais au
seigneur: oui, tu es mon maître, je me remets entre tes mains.
Pour quoi avez-vous lutté?
J'ai lutté pour que le monde soit meilleur. C'est la foi qui donne la victoire.
Comment avez-vous vécu l'arrivée de la théologie de la libération?
Comme un souffle d'air. Nous voulions lutter avec les paysans, pour
leur éviter la terrible exploitation des grands propriétaires. Il y avait cette
joie à la perspective d'une issue pour le peuple On a souffert de
l'indifférence de certains hommes d'Eglise. Je me consolais en me disant
que notre modèle c'est Jésus, c'est l'Evangile.
Votre foi a changé?
Oui, elle a muri. Je vis en union avec Jésus, c'est ça l'amour, la vie
intérieure! Comme témoin du Christ, je ne veux pas le sentir vaincu!
Et la prière?
Je ne reste pas des heures à genoux, mais toute la vie est une prière. La
vie de missionnaire est une vie de prière. Cela m'a aidée, pour choisir,
pour prendre des décisions.
Vous avez toujours vécu dans des zones très isolées. Comment
vivre de sa foi sans les sacrements?
C'est vrai que dans beaucoup d'endroits, il n'y a pas de prêtres! Une fois
par mois nous allons, à pied, à la messe mais, s'il pleut ,les chemins sont
impraticables! J'ai connu un mois sans pouvoir sortir du village! La messe
c'est toute ma vie mais quand je n'en ai pas, c'est ma vie qui devient une
messe.
Vous
êtes donc aujourd'hui pleinement heureuse?
Oh oui, la vraie religieuse, la vraie consacrée à Dieu, donne la joie et le
bonheur. Je me suis réalisée. Dans toute vie humaine, s'il n'y a pas cette
réalisation, c'est que quelque chose ne va pas. Et c'est en soi que cela ne
va pas...Le premier démon en nous c'est le "je"!
propos recueillis par Sophie de Villeneuve
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Christologie et théologie de la libération
Une théologie nourrie de lecture de la Bible qui met en évidence le Christ
libérateur.
Dennis Girra éclaircit comment, au nom de l'évangile, la théorie de la
libération s'élève contre la condition faite aux pauvres en Amérique latine.
Une conscience aiguë de la misère
La théologie de la libération, qui est bien plus un mouvement qu’une école
de théologie, traite du lien étroit qui existe entre la foi chrétienne et le
salut d’un côté, et la promotion des droits de l’homme, de la justice
sociale de l’autre. Elle est née dans les années 1960 en Amérique latine et
reflète une conscience aiguë de la misère des masses populaires
opprimées économiquement, politiquement et socialement par une
minorité liée aux puissance du Nord et la conviction que Dieu est du côté
des pauvres et désire les libérer des injustices dont ils sont victimes. On
comprend bien pourquoi les termes de « théologie de la libération » et «
Option préférentielle pour les pauvres » sont presque inséparables.
Le Christ libérateur
C’est dans des petites « communautés chrétiennes de base » que les
pauvres, nourris d’une lecture de la Bible qui met en évidence le Christ
libérateur, s’éveillent à la responsabilité qui est la leur de participer aux
luttes contre les injustices. L’analyse qui a été faite de ces injustices, et de
la lutte qu’il fallait mener pour les éliminer, s’est inspirée longtemps de la
grille de lecture marxiste, ce qui n’a pas manqué de créer quelques
ambiguïtés aussi bien au niveau de la théorie que de la pratique. D’où
plusieurs interventions de Rome pendant les années 1980 et une mise en
question du théologien péruvien Gustavo Gutiérrez (considéré comme le
père de la théologie de la libération latino-américaine) et encore plus
récemment avec une critique de quelques ouvrages du jésuite Jon Sobrino
(Salvador).
Quelle Christologie ?
Le fait que la théologie de la libération parte de l’expérience des pauvres
et des opprimés, centre l’attention sur le côté prophétique de la vie de
Jésus et sur sa lutte pour la justice et contre la misère. Il s’agit d’une
christologie dite « d’en bas » – c’est-à-dire une christologie qui part de
l’humanité du Christ plutôt que du Verbe de Dieu qui se fait homme. Cet
accent est parfois source de quelques difficultés (ce point a été souligné
dans la critique des livres de Sobrino, par exemple) même si cette forme
de théologie a toujours existé dans l’Eglise et ne nie nullement la nature
divine de Jésus-Christ.
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Une influence qui s'étend
Plus récemment, précisément puisqu’elle naît de l’expérience des
opprimés, la théologie de la libération a commencé à exercer une
influence en dehors de l’Amérique latine. En effet, là où l’homme est
exclu, manipulé… là où il a besoin d’être libéré, cette théologie joue un
rôle de plus et plus important dans la pensée des communautés
chrétiennes. Ainsi nous pouvons constater qu’elle existe en Inde où
l’Eglise lutte contre de l’exclusion des « dalits ». Elle existe aussi en
Afrique. Certaines formes de la théologie féministe s’en inspirent
également.
Dennis Gira, profeseur à l'Institut catholique de Paris
Gustavo Gutierrez, père de la "théologie de la libération"
Ce prêtre péruvien est parti de son expérience religieuse auprès des plus
pauvres pour mettre à jour une nouvelle théologie, fortement inspirée par
le souffle de Vatican II.
Bien que philosophe et théologien, il resta au contact des populations en
exerçant son ministère dans de simples paroisses.
L'enfance solitaire
Gustavo Gutiérrez Merino naît en 1928 à Lima ( Pérou). Par sa grandmère, il a du sang indien dans les veines. Cloué au lit de 12 à 18 ans par
une grave maladie des os, il se passionne pour toutes sortes de lectures et
dévore les livres de Jules Verne. Sensiblement mystique, après quelques
années passées chez les Frères maristes, il découvre la philosophie
"intuitive et intellectuelle" de Blaise Pascal.
L'option pour les pauvres
Au moment de choixir sa voie, il
hésite entre la philosophie et la
médecine, et s'oriente finalement
vers les études de médecine, qu'il
abandonnera finalement au bout de
quatre années. Il se tourne alors
vers la philosophie et la psychologie
qu'il étudie à Louvain ( Belgique). A
24 ans, il sent qu'il sera plus utile
pour son peuple dans l'Eglise et
part étudier la théologie à Lyon.
Gustavo Gutiérrez
ph ciric international
L'Action catholique ayant creusé chez lui une soif de justice, il lit le
théologien et philosophe allemand Romano Guardini qui aécrit sur le
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cheminement de la foi à travers les doutes, les certitudes et les obscurités
de l’existence humaine.
Durant ces années de formation, la rencontre les dominicains Yves Congar
et Marie-Dominique Chenu est déterminante. Avec eux, il commence à
penser une "théologie découlant de l'histoire et non l'inverse". Il sera
aussi particulièrement influencé par Albert Gelin et son travail sur "les
pauvres de Yahvé". Il est ordonné prêtre à 31 ans en 1959 .
Le "théologien de la libération"
En 1959, il a 31 ans et est ordonné prêtre. Il rentre au Pérou pour y
prendre une paroisse. C'est aussi l'époque où il commence à théroiser "sa
"théologie . Son souci est d'abord pastoral: "comment parler de
résurrection à ce peuple qui vit quotidiennement l'expérience dun
Vendredi saint ?" En 1960, le pape Jean XXIII va dans son sens en
proclamant que l'Eglise catholique est "l'Eglise de tous et en particulier
des pauvres". L'évangélisation des pauvres devient "le sujet" du concile
Vatican II.
1968, Medellin
En 1968, la rencontre du CELAM (Conférence des évêques latinoaméricains) à Medellin qui doit oeuvrer contre la pauvreté, dans l'esprit du
concile Vatican II (1962-65), sera déterminante. Guttiérrez est alors
consultant théologique de l'épiscopat latino-américain. Peu avant
l'ouverture de la conférence, on lui demande de parler de "la théorie du
développement". Il évoque alors la "théorie de la libération" . A la fin des
années 60, le mot libération était dans l'air. Il désignait "la rédemption, le
salut":la nécessité de se
libérer de la dépendance des pays
pauvres,racine du mal social et le péché " racine ultime de l'injustice
sociale". Sa "théologie de la libération" imprègnera fortement la
conférence. Son ouvrage sur la théologie de lma libération paru 1971 sera
traduit dans de nombreuses langues. Après la critique papale qui qualifie
cette théologie "d'idéologie marxisante", le Vatican reconnaît Gustavo
Gutierrez Merino comme "non marxiste".En 2001, à 72 ans, il choisir de
revenir à Lyon pour entrer dans l'ordre dominicain.
Evelyne Montigny