Anonymous, de l`humour potache à l`action politique

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Anonymous, de l`humour potache à l`action politique
Anonymous, de l’humour potache à l’action politique, pa... http://www.monde-diplomatique.fr/2012/02/STALDER/47401
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CYBERACTIVISME, UNE NOUVELLE CORDE À L’ARC CONTESTATAIRE
Anonymous, de l’humour potache à
l’action politique
Noir total : le 18 janvier, une myriade de sites Internet, dont l’encyclopédie contributive
Wikipédia, baissaient le rideau pour protester contre le Stop Online Piracy Act (SOPA). Sous
couvert de lutte contre le partage de fichiers, ce projet de loi américain voulu par le lobby de
l’industrie culturelle rendait possible une large censure de la Toile. Il fut ajourné. Le
lendemain, le Federal Bureau of Investigation (FBI) fermait le site de téléchargement
Megaupload, déclenchant une riposte du collectif Anonymous : les sites de la Maison
Blanche et d’Universal Music, notamment, étaient touchés. De New York au Caire en passant
par Tunis, des réseaux virtuels à la rue, une nouvelle culture de la contestation a émergé.
Ceux qui l’ont forgée découvrent à la fois l’étendue et les limites de leur pouvoir.
par Felix Stalder, février 2012
Spectaculaires, les attaques informatiques menées au nom de la liberté d’expression et de la justice sociale
sous l’étiquette « Anonymous» se multiplient. Dernières cibles en date : le site d’ArcelorMittal en
Belgique, au début de janvier, pour protester contre la fermeture de deux hauts fourneaux ; le site du
cabinet de renseignement privé américain Stratfor, sur lequel ont été dérobées des dizaines de milliers de
données personnelles; le ministère de la défense syrien, en août 2011, ou avant cela, en juin, le site de la
police espagnole, après l’arrestation de trois membres supposés d’Anonymous dans ce pays.
Qui se cache derrière ce masque? Hackers d’élite, ados ignorants, dangereux cyberterroristes, simples
trolls (« perturbateurs») à l’humour potache ? Aucune de ces définitions n’est fausse, car chacune rend
compte d’une facette du phénomène. Cependant, toutes passent à côté de l’essentiel : Anonymous n’est
pas un, mais multiple;
il ne s’agit ni d’un groupe ni d’un réseau, mais d’un collectif ou, plus précisément, de collectifs qui
s’appuient les uns sur les autres.
A sa manière — extrême —, Anonymous est emblématique des mouvements de contestation qui s’étendent
depuis 2011 aussi bien dans le monde arabe qu’en Europe et aux Etats-Unis. Le gouffre qui sépare ceux-ci
des systèmes politiques qu’ils contestent se manifeste dans des formes d’organisation radicalement
opposées. D’un côté, des structures hiérarchisées, avec des dirigeants habilités à parler au nom de tous par
des procédures de délégation de pouvoir, mais dont la légitimité a été affaiblie par la corruption, le
favoritisme, le détournement des institutions. De l’autre, des collectifs délibérément dépourvus de chefs,
qui rejettent le principe de la représentation au profit de la participation directe de chacun à des projets
concrets. Leur diversité permet que la prise de décision se fasse par agrégation rapide de participants sur
un sujet précis, plutôt qu’en dégageant une majorité officielle. L’establishment politique juge ces formes
d’organisation inintelligibles et exprime sa stupeur face à l’absence de revendications concrètes qu’il
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pourrait relayer.
Ces collectifs temporaires — qu’on peut aussi décrire comme des « essaims », swarms en anglais (1) — se
composent d’individus indépendants utilisant des outils et des règles simples pour s’organiser
horizontalement. Comme le sou- ligne le fondateur du Parti pirate suédois, M. Rick Falkvinge, «tout le
monde étant volontaire (...), la seule façon de diriger consiste à emporter l’adhésion d’autrui (2)». Ainsi,
la force du collectif vient du nombre de personnes qu’il regroupe et de l’éclairage qu’il jette sur leurs
projets divers et indépendants.
Un collectif naît toujours de la même manière : un appel à la mobilisation avec, en regard, des ressources
pour une action immédiate. Spécialiste des médias sociaux, Clay Shirky a identifié trois éléments
indispensables à l’apparition de ce type de coopération souple : une promesse, un outil, un accord (3). La
promesse réside dans l’appel, qui doit être intéressant pour un nombre critique d’activistes et dont la
proposition doit sembler réalisable. Il peut s’agir, par exemple, d’attaquer tel ou tel site gouvernemental
en réponse à la censure. Des outils disponibles en ligne, comme le fameux logiciel Low Orbit Ion Cannon
(LOIC), ainsi nommé en référence à La Guerre des étoiles, permettent de coordonner les démarches
dispersées des volontaires. L’accord porte sur les conditions que tout un chacun accepte en entrant dans
l’espace collectif de l’action.
« Foutage de gueule ultracoordonné »
Au fil du temps, les trois dimensions peuvent évoluer et le collectif, grandir, changer d’orientation, se
désagréger. Afin qu’il ne disparaisse pas aussi vite qu’il est apparu, il faut un quatrième élément, un
horizon commun qui « permette aux membres dispersés d’un réseau de se reconnaître mutuellement
comme vivant dans le même univers imaginaire de référence », ainsi que l’écrit le critique d’art et
essayiste Brian Holmes (4). C’est ici qu’intervient le fameux masque d’Anonymous. Identité ouverte,
résumée par quelques slogans assez généraux, des éléments graphiques et des références culturelles
partagées : chacun peut s’en revendiquer — mais cela n’a de sens que si l’on partage le même esprit, le
même humour, les mêmes convictions antiautoritaires et la même foi dans la liberté d’expression.
Le président français Nicolas Sarkozy avait beau appeler de ses vœux, lors du e-G8 de Paris, en mai 2011,
un « Internet civilisé», les recoins sombres où tout est possible continuent d’exister. Le site 4chan.org,
forum créé en 2003, simple d’un point de vue technique et plébiscité par les internautes, est
emblématique de la démarche : on peut y poster textes et images sans s’inscrire, les messages étant signés
« Anonymous». Son forum le plus fréquenté, /b/, n’obéit à aucune règle en matière de contenu. Le site ne
mémorise pas les billets : les messages qui ne suscitent aucune réponse sont rétrogradés en bas de liste
avant d’être effacés, ce qui arrive généralement en l’espace de quelques minutes. Rien n’est archivé. La
seule mémoire qui vaille est celle des internautes. Une logique qui a ses avantages et ses inconvénients :
tout ce qui est difficile à retenir et qui n’est pas répété disparaît.
Pour ne pas sombrer dans l’oubli, quantité de ces messages prennent chaque jour la forme d’appels à
l’action — par exemple, une invitation à vandaliser telle page de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Si
l’idée séduit un nombre suffisant d’internautes, un petit essaim s’abat sur la cible. Pour le simple plaisir.
La répétition et l’engagement ont créé une culture où disparaissent les individualités et les origines, une
tradition du «foutage de gueule ultracoordonné », selon l’expression d’un hacker interrogé par Gabriella
Coleman, anthropologue de la culture geek (5).
En cinq ans, ces internautes sont devenus des Anonymous, terme générique ou avatar d’une identité
collective. Leur habitude de l’outrance induite par l’anonymat va de pair avec une profonde méfiance
envers toute forme d’autorité tentant de réguler la parole sur Internet, pour des prétextes jugés
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parfaitement hypocrites comme la lutte contre la pornographie enfantine.
Ce n’est donc pas un hasard si, au cours de l’hiver 2008, des internautes ont adopté cette identité pour
s’attaquer à l’Eglise de scientologie. La guerre avait été déclarée une dizaine d’années auparavant par les
hackers ; ceux-ci révélaient fraudes et manipulations, tandis que l’Eglise de scientologie mobilisait des
moyens considérables pour faire disparaître les informations gênantes et détruire la réputation des
personnes qui la critiquaient. Les Anonymous s’en mêlèrent quand la secte tenta d’empêcher la circulation
d’une vidéo de propagande dans laquelle l’acteur Tom Cruise, haut responsable de l’Eglise, semblait
mentalement déséquilibré. En réponse à l’inévitable rafale de procès, une vidéo faussement sérieuse des
Anonymous annonça la destruction prochaine de la secte. Il s’ensuivit, sur différents forums de
discussion, une période de polémiques virulentes, à l’issue de laquelle s’élabora une combinaison
spécifique promesse-outil-accord.
Au-delà des actions en ligne, une journée mondiale d’action fut organisée. Des manifestations eurent lieu
le 18 février 2008 dans quatre-vingt-dix villes d’Amérique du Nord, d’Europe, d’Australie et de NouvelleZélande. Afin d’échapper aux représailles de la secte, bon nombre de manifestants portaient le désormais
célèbre masque de Guy Fawkes, rebelle catholique anglais du XVIe siècle, imitant ainsi le héros de V pour
Vendetta, la bande dessinée d’Alan Moore et David Lloyd dont l’histoire se déroule dans un monde
totalitaire. Pour la première fois, des membres d’Anonymous se rencontrèrent physiquement, établissant
la jonction avec des militants plus traditionnels.
Ces manifestations demeurèrent le principal objectif politique des Anonymous pendant les deux années
qui suivirent. Puis, en septembre 2010, un collectif se forma autour de la campagne Operation Payback.
Celle-ci débuta par une attaque contre Airplex Software, société indienne missionnée pour s’en prendre au
site d’échange de fichiers The Pirate Bay. La campagne s’étendit aux sites de la Motion Picture Association
of America (MPAA) et d’organismes prônant, sous prétexte de lutter contre les échanges de fichiers, le
contrôle d’Internet. Cri de ralliement : « Ils parlent de piratage, nous parlons de liberté ! »
Au cours de ces actions, l’identité politique des Anonymous se précisa ; leurs moyens techniques et leurs
stratégies se sophistiquèrent. En décembre 2010, quand WikiLeaks fut empêché de recevoir des dons
après avoir publié des câbles diplomatiques (6), Operation Payback refit surface et attaqua les sites de
MasterCard, Visa, PayPal et Bank of America. En janvier 2011, les Anonymous intervinrent de façon très
organisée en Tunisie, où ils attaquèrent des sites gouvernementaux. Les blogueurs tunisiens y gagnèrent le
sentiment de pouvoir compter sur la solidarité internationale.
Un effet galvanisant
Tout au long de l’année 2011, les collectifs Anonymous se sont multipliés et ont lancé d’innombrables
appels. Il s’agissait parfois d’internautes désireux d’attirer l’attention sur eux ou de tirer profit de modes
médiatiques. Mais d’autres collectifs ont fédéré un grand nombre de personnes. Le 23 août 2011, les
Anonymous ont diffusé une vidéo appelant à occuper Wall Street, reprenant ainsi une idée que
défendaient depuis quelques semaines les Canadiens d’Adbusters.
L’outrance et l’audace des Anonymous leur permettent d’adopter des slogans — « Le piratage, c’est la
liberté » — si forts que pas un acteur politique traditionnel n’oserait y recourir sans craindre de perdre sa
crédibilité. Avec un effet galvanisant radical sur des énergies latentes que les mobilisations classiques
ennuient. Cependant, quelle que soit sa force, la spontanéité à grande échelle ne peut se mesurer aux
institutions établies que sur le mode de la destruction. Cette forme d’organisation n’a pas pour objectif de
construire des institutions alternatives. Elle collabore à la formation d’un horizon commun de
contestation qui facilitera peut-être l’action future. Elle a déjà fissuré des murs qui semblaient
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indestructibles. D’autres protestataires transformeront ces failles en ouvertures.
Felix Stalder
Enseignant à l’Université des
arts de Zurich et chercheur à
l’Institut des nouvelles
technologies culturelles de
Vienne.
(1) Lire Francis Pisani, « Guerre en réseaux contre un ennemi diffus », Le Monde diplomatique, juin 2002.
(2) Rick Falkvinge, « Swarmwise : What is a swarm ? [http://falkvinge.net/2011/08/01/swarmwise-what-is-a-swarm/] », Falkvinge on Infoolicy,
8 janvier 2001.
(3) Clay Shirky, Here Comes Everybody : The Power of Organizing Without Organizations, Penguin Press, New York, 2008.
(4) Brian Holmes, « Swarmachine [http://brianholmes.wordpress.com/2007/07/21/swarmachine/] », Continental Drift, 21 juillet 2007.
(5) Gabriella Coleman, « La science dissèque Anonymous [http://owni.fr/2011/12/12/anonymous-lulz-laction-collective-wikileaks-hackers/] »,
Owni.fr, 12 décembre 2011. Un geek est un passionné d’informatique.
(6) Philippe Rivière, « WikiLeaks, mort au messager », Le Monde diplomatique, janvier 2011.
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