Derrière la criée, des visages et des gens de caractère

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Derrière la criée, des visages et des gens de caractère
Erquy
Derrière la criée, des visages et des gens de caractère
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Yvonne Morin, une femme au tri du poisson
Dernier volet d’une série de trois parutions consacrée à la vie de la criée.
Portrait
Il a le mal de mer. Qui l’aurait cru ?
Patrick Macé, directeur des ports
des Côtes-d’Armor, a le cœur qui
chavire à bord des bateaux. Il n’a
pas trop le pied marin. Le capitaine
des douze ports costarmoricains n’a
jamais pêché la coquille Saint-Jacques, mais le Réginéen, né dans le
typique village de grès rose Tu-esRoc, sait de quoi il parle. Oublié le
dessin industriel, le métier que le fils
d’un prof de sport aurait dû exercer.
Après son service militaire, une petite annonce, vue à la mairie, le fait
atterrir dans le monde de la criée
« par hasard ». En 1977, Patrick fait
ses premiers pas à la criée comme
saisonnier. C’est le temps des premières ventes à la voix. Le temps du
tout fait main. C’est l’acte de naissance de la criée.
La coquille, l’or blanc
À 60 ans, Patrick est connu comme
le loup blanc dans la station. Dans la
famille de la criée, on apprend sur le
tas, en passant par tous les postes.
Le cariste du début devient crieur et
chef d’exploitation, avant de prendre
la responsabibilité des ports, il y a
quinze ans. Percer dans cet univers,
« à 24 ans, ce n’est pas évident… »
Comme son ami l’armateur, Jean
Porcher, le natif d’Erquy n’a pas besoin de beaucoup de sommeil. « Je
suis un petit dormeur, un tourteau »,
blague-t-il. Sans doute un reste de sa
jeunesse, où le DJ animait les nuits
de fête « dans une boîte, sous le res-
Le natif d’Erquy, Patrick Macé, 60 ans, est le « grand patron » des ports et des criées des Côtes-d’Armor.
taurant l’Escurial. »
De 1978 à 1982, « il y avait neuf
ventes dans les Côtes-d’Armor » et
donc neuf chefs d’exploitation : Erquy, Saint-Cast-le-Guildo, Dahouët,
le Légué, Binic, Saint-Quay-Portrieux,
Loguivy-de-la-Mer, Pors Even (Ploubazlanec) et Paimpol. Puis, il a fallu
regrouper et mutualiser les forces.
Saint-Cast et Dahouët ont rejoint Erquy, Binic et le Légué se sont rapprochés de Saint-Quay, Paimpol et
Pors Even se sont liés à Loguivy, qui
a connu les dernières ventes à la voix
du département. Aujourd’hui, Erquy
et Saint-Quay tiennent haut la réputation de la coquille Saint-Jacques.
L’or blanc a de la valeur. Avec 5 358
tonnes vendues en 2014, la SaintJacques a rapporté 12,2 M €.
À Erquy, 12 000 tonnes de produits
de la mer sont vendues, en moyenne,
chaque année. Une bonne vitesse de
croisière. « L’objectif est de maintenir cette activité », soutient Patrick,
fidèle au poste tous les matins.
Dès le réveil de la criée, il est sur
le pont. « Il faut aimer son métier »,
avoue le Réginéen, qui porte haut les
couleurs de la coquille. En janvier, il
l’a défendue lors de sa fête annuelle
à Montmartre. Ce qu’il a vécu, « ça ne
s’apprend pas », ça se vit. « On observe, on regarde. Ici, tout le monde
fait tout. Le geste du poisson, c’est
la qualité d’un bon crieur. »
70 personnes à gérer
Au fil des casquettes, le capitaine
costarmoricain, qui a soixante-dix
personnes sous sa coupe, a appris « à faire confiance aux gens ».
Jojo et Michel, retraités, ont toujours l’esprit de la mer
« Salut, les vieux loups de mer ! »
Un pêcheur, large sourire sur le visage, interpelle Joseph Boudet alias
Jojo, et Michel Chadelas, pêcheurs à
la retraite, qui se baladent sur le port.
Du haut de leurs 70 et 71 ans, ils lancent : « Vieux ? Faut pas exagérer ! »
Ces deux-là aiment leur port, leur
criée, leur Erquy ! Ils y viennent souvent. C’est un besoin. « À notre
époque, c’était différent », se rappelle Jojo. « C’est vrai. Il y avait plus
de bateaux et moins de technologie ! » admet Michel. « Le port a
sacrément évolué », renchérit Jojo.
« Avec la criée, la vente était sûre.
Ça a apporté des mareyeurs, raconte Michel. Beaucoup sont venus,
beaucoup sont ensuite partis. Il y
avait un sacré paquet de bateaux,
jusqu’à 120 dans les années 197273. Et les meilleurs sont restés. »
Il jette un regard complice à Jojo,
qui explique : « On était polyvalent
pour toutes les pêches. » Michel
ajoute : « Les jeunes de maintenant
récoltent le fruit de notre travail, on
se limitait ». « On a bien fait ! Le gisement n’est pas épuisé », constate
Jojo.
« On se serre les coudes »
Pourtant, Jojo et Michel n’étaient
pas des gars de la mer. « Ouais,
moi j’étais un terrien du côté de
Broons, lance Jojo. Les circonstances de la vie m’ont amené vers
la mer en 1965. Je savais juste où
étaient l’avant et l’arrière d’un bateau ! Deux ans après, j’achetais
un petit bateau. » Michel sourit. « La
mer ? Mes parents ne voulaient
pas en entendre parler. Je suis né
à Paris, mais j’ai été élevé à Erquy.
À 25 ans, j’avais fait mon choix. J’ai
Une journée sans problème à régler, c’est rare. « Dans la pêche, il
y a toujours des soucis. On trouve
une solution. Il faut toujours dialoguer. Au début, pendant les dix premières années, je ne dormais pas
tous les soirs. J’étais impressionné. Aujourd’hui, personne ne m’impressionne. C’est l’expérience du
temps. Être directeur signifie faire
le lien, être le juge de paix entre les
pêcheurs et les mareyeurs, entre le
marteau et l’enclume. Mais les gens
ne sont pas rancuniers », avoue Patrick, qui connaît « toutes les criées
de France ». 50 % de son temps est
consacré aux relations publiques. *
Quand passera-t-il les clés de la
criée ? « J’y pense », lâche le « grand
patron », les yeux braqués sur le soleil qui chatouille le port.
Des horaires de nuit, des conditions
difficiles, le travail à la criée se décline plutôt au masculin. Yvonne Morin a pourtant tenu sa place, au tri du
poisson, pendant plus de deux ans,
en 1997 et 1998.
« Nous étions deux femmes à
l’époque dans l’équipe. Le plus dur,
c’était le froid en permanence, car
le poisson qui débarque des bateaux doit rester toujours à la même
température. On commençait en fin
d’après-midi, jusqu’à tôt le matin.
Tout devait être prêt pour la vente, à
5 h. Souvent les portes restaient ouvertes pour accueillir les nouvelles
débarques. Travailler en courant
d’air, tout le temps debout et les
mains dans la glace, c’était dur »,
raconte Yvonne. Elle a été brocanteuse dans une première vie.
Avec l’habitude, les trieurs n’ont
plus besoin de peser les poissons
pour les classer par catégories. « On
était une équipe de 9 à 11 personnes. Certaines venaient faire un
essai et repartaient au bout d’une
journée. Il fallait être une équipe
soudée et solidaire. J’avais tenu auparavant un commerce de fleurs.
Là aussi, c’est difficile, car on est
toujours debout et sous la climatisation. Mais si on m’avait dit qu’un
«
Yvonne Morin a trié le poisson en 1997
et 1998.
jour je travaillerais dans le poisson,
je n’y aurais pas cru ! Je n’aime pas
trop en manger », sourit Yvonne.
Elle garde pourtant de cette
époque et de son métier une certaine nostalgie. « Oui vraiment, j’ai
aimé mon travail ! Aujourd’hui, il est
simplifié, mais le froid est toujours
là. »
Quand je rentre de vacances, mon premier réflexe est
d’aller sur la corniche voir la criée, la mer… Je sais
aussitôt les bateaux qui sont sortis pêcher !
»
Gilbert Abault, responsable d’exploitation de la criée.
« Je suis patron pêcheur et je ne changerai pas de métier ! »
Portrait
Joseph Boudet et Michel Chadelas, pêcheurs à la retraite, rendent visite
à leur « petit » port quasiment chaque jour.
mis le temps, mais je suis devenu
pêcheur. Et je n’ai jamais regretté. »
Des souvenirs, des anecdotes, des
histoires, des rires, ils en ont plein
leurs filets. Certains parfois moins
drôles. Des copains, des gars de la
mer, ils en ont perdu. Ils se font silencieux et leurs yeux se perdent un instant vers l’horizon. La vie doit continuer malgré tout. « La pêche, c’est
la pêche », dit Jojo. « C’est vrai. Sur
terre, on est solidaire, mais en mer
aussi. Si un pêcheur a un pépin, on
aide, on se serre les coudes. C’était
comme ça hier, ça l’est aujourd’hui », affirment-ils unanimes.
Aujourd’hui, Jojo et Michel sont
toujours aussi proches de la mer. Ils
s’occupent de la Sainte-Jeanne, et
naviguent.
Ils pêchent « un petit peu pour le
plaisir » et sont tous les deux en disponibilité à la SNSM. Oui, l’esprit de
la mer reste. Toujours.
Textes : Soizic QUÉRO, Sonia
TREMBLAIS et notre
correspondante.
Photos : Pascal LE COZ.
« Mon bateau, c’est mon compagnon. Le Gwen ha du est le plus
petit coquillier du port ! » Jean-Philippe Hesry, 42 ans, est un jeune patron pêcheur. La mer, la pêche, son
bateau… Sa vie, sa passion.
Un père dans la fonction publique,
une mère qui travaillait dans un centre
pour handicapés. « Rien à voir avec
la mer ! » Mais des grands-parents
à Saint-Cast-le-Guildo. Des bateaux
qui débarquaient… « La mer, elle me
faisait envie depuis longtemps ! »
Deux ans d’armée et une formation
de plongeur-démineur. C’est le jour
où il rencontre sa femme, fille de
pêcheur, que sa vie professionnelle
bascule. « Mon beau-père était le
propriétaire du Gwen ha du. »
En 1998, Jean-Philippe devient
matelot. En 2001, il embarque avec
son beau-père, Guy Michel, sur le
bateau. « On se faisait confiance. »
Mais le matelot rêve de devenir patron pêcheur. En 2002, c’est chose
faite. Il rachète le Gwen ha du. « Mon
beau-père, en retraite, m’aide, il
est reconnu embarqué. Il a l’expérience et on ne plaisante pas avec
la sécurité. Les coups durs, il y en a
eu, et il y en aura encore. Tous les
pêcheurs le savent. La réalité des
choses, c’est qu’on doit y retourner.
Alors, on s’abstient d’y penser. La
compassion et la solidarité font partie de nous. »
« La mer me faisait envie »
Le pêcheur sait la chance qu’il a. Un
gisement unique et bien géré. Un label, la coquille, le bar valorisé… « Ces
ressources, c’est du pain béni. » Il
respecte les gens de la criée, de la
Jean-Philippe Hesry, et son beau-père sur le « Gwen ha du », ils y pêchent
les coquilles, aux casiers et à la ligne. « La pêche est aléatoire, c’est une parfaite
inconnue. C’est la mer qui commande. »
pêcherie. « On travaille en bonne
intelligence. On est complémentaire. »
Et s’il n’avait pas été pêcheur ? Il aurait fait un métier lié à la mer. « Mon
métier, c’est ma passion avant tout.
C’est sûr qu’au prorata des heures
qu’on fait, on ne gagne pas énormément. Je ne fais pas de folie, mais
je vis correctement », assure JeanPhilippe. Ne lui parlez pas de rester
enfermé dans un bureau. « Je ne
supporterais pas ! Je crois que ce
serait très dur ! », dit-il en souriant.
Ce qu’il espère, c’est que les jeunes
se lancent et puissent être formés à
ce métier de passion.
« Et casser les préjugés du pêcheur qui picole, lance le patron
pêcheur. Parce que ça, c’était bien
avant ! Maintenant, on est dans
l’air du temps. On pense environnement. Et puis surtout, ce métier
existera toujours. »

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