L`éducation pour une culture et une citoyenneté démocratiques

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L`éducation pour une culture et une citoyenneté démocratiques
L’éducation pour une culture
et une citoyenneté démocratiques
IRINA MOROIANU ZLǍTESCU
Directeur de l'Institut roumain pour les droits de l’Homme
Vice-Doyen de l'Académie des Sciences politiques et administratives
Membre du Comité directeur de l'IDEF
Coordonnateur des Chaires UNESCO pour les droits de l’Homme,
la démocratie, la paix et la tolérance
Le philosophe espagnol d'origine roumaine, George Uscǎtescu, écrivait : « Parler d'une nouvelle conscience
de l'unité européenne signifie parler d'une nouvelle conscience humaniste ».
Aujourd'hui il est évident que l'élargissement de l'Union européenne n'est pas possible sans la construction
d'une « voûte symbolique » commune, assurant la cohérence des conduites des différents acteurs de la construction européenne. Autrement dit, l'Europe ne pourra jamais être réellement unie du point de vue économique si elle
ne l’est pas du point de vue politique et juridique ; mais elle ne pourra pas s'unifier politiquement et juridiquement
en l'absence d'une unification culturelle.
Dans ces conditions, l'unification culturelle ne peut pas être conçue comme la domination de certaines cultures
européennes sur d'autres cultures européennes ou comme une « homogénéisation » venant d'un centre vers la périphérie. Une telle conception ne ferait que contredire l'une des valeurs fondamentales du Conseil de l'Europe – la
démocratie. L'une de nos tâches, nous qui réfléchissons sur notre avenir commun, est de proposer des solutions
alternatives à la domination et à l'homogénéisation. Seules ces solutions alternatives pouvant conduire à la formation concomitante d'une conscience démocratique au niveau européen ainsi qu'à une identité de citoyen européen.
Cela signifie-t-il que la nouvelle culture politique sera un conglomérat composé des cultures politiques actuelles,
ou bien une « intersection de grands nombres », contenant des éléments communs à toutes les cultures politiques
existant aujourd'hui en Europe ? Ni l'un, ni l'autre ! Selon nous, cette nouvelle culture sera une construction nouvelle, que nous appelons « citoyenneté démocratique ».
L'expérience historique de l'Europe, de la nuit de la Saint Barthélemy jusqu'au Kosovo, nous démontre qu'il
existe, sur la voie de l'édification d'une citoyenneté commune, de nombreux obstacles, parmi lesquels les obstacles
culturels paraissent irréductibles. Les sceptiques et les défaitistes invoquent, d'habitude, des obstacles rencontrés
dans la communication interculturelle, qu'ils jugent insurmontables : traditions, mentalités, modèles culturels, structures linguistiques ou stéréotypes de la psychologie sociale, existant en différents pays.
Le problème du franchissement des barrières de communication, inhérentes au pluralisme culturel, est abordé
par divers spécialistes, comme Fred L. Casmir, en démontrant que le développement mutuel de plusieurs cultures
se trouvant en intersection de proximité (telles que celles cohabitant au sein d'une société) est possible. On affirme
qu'il est possible d'édifier des situations concrètes-historiques où la communication interculturelle peut devenir
authentique (en ne se réduisant pas à une simple importation/exportation de technologie). De telles situations relèvent du concept de « troisième culture ».
Qu'est ce que c'est que cette « troisième culture » ?
Quoi qu'ils partent de perceptions et de comportements différents, quelques fois contradictoires, les individus
appartenant à deux cultures créent, par leur interaction, un cadre unique pour cette interaction. Suite à la conjonction des deux cultures, une troisième culture naît, plus vaste que les originaires, qui sera adoptée par les deux parties.
L'expérience démontre que, dans le cadre de la troisième culture, les deux cultures originaires peuvent communiquer d'une manière plus efficace qu'en l'absence de la troisième. Ce n'est pas là un simple effet de « fusion »
entre deux ou plusieurs entités, mais bien le produit de « l'harmonisation » réciproque de celles-ci, qui deviennent
ainsi les éléments d'un nouvel « entier ».
Cette troisième culture, définie comme une « sous-culture de situation », au sein de laquelle les acteurs se trouvant en interaction peuvent ajuster leur comportement tant qu'ils désirent atteindre des buts communs. Dans le
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Symposium international de Bamako
cadre des efforts communs les acteurs accumulent une expérience des aspects communs, qui peut, ultérieurement,
servir de point de départ pour de nouvelles interactions.
Ce n'est pas par hasard que j'ai souligné plus haut des termes tels que « buts communs », « efforts communs »
et « expérience des aspects communs », parce qu'ils sont les termes-clé d'une vision non-illuministe, pragmatique
de l'éducation pour une citoyenneté démocratique.
Casmir reconnaît, lui-même, qu'on n'arrive pas à la troisième culture sur la voie du perfectionnement spirituel
ou par l'éducation dans le sens traditionnel de celle-ci – quoique l'éducation puisse seconder ce processus, son
résultat pouvant être considéré comme un perfectionnement spirituel. On arrive nécessairement à la troisième culture, sous la pression d'une situation objective et contraignante : situations dans lesquelles des acteurs différents
du point de vue culturel sont contraints de contribuer à l'accomplissement de tâches communes, étant tous tombés
d'accord que celles-ci doivent être accomplies.
Est-ce que la cohésion, la stabilité et la sécurité de l'Europe ne sont pas des tâches communes à tous les européens? Est-ce que l'édification d'une société Européenne plus libre, plus tolérante et plus juste ne représente pas
un objectif désirable pour tous les Européens ? Ainsi qu'il ressort de la Déclaration finale adoptée à l'occasion de
la deuxième réunion du sommet de Strasbourg (le 11 octobre 1997), la nouvelle société européenne sera fondée
sur des valeurs communes, telles que la liberté d'expression et d'information, la diversité culturelle et la dignité
égale de tous les hommes.
Pourquoi ces valeurs ne sont elles pas, aujourd'hui, universellement acceptées et universellement pratiquées?
Pourquoi progresse-t-on si lentement dans la direction de leur promotion, pourquoi est-il si difficile de les imposer? Selon nous, l'une des nombreuses explications est aussi le caractère abstrait de l'éducation, la vision illuministe dans laquelle on a fait — et on a continue de le faire, dans de nombreux pays européens — l'éducation
démocratique, l'éducation pour la citoyenneté européenne. Une vision qui exclut les différences culturelles, en
dépit de leur affirmation obstinée dans tous les discours éducationnels (le mot « multiculturalisme » est devenu
une marotte de ces discours qui continuent, toutefois, de rester inefficaces).
Envisagé dans la perspective de la troisième culture, entendue comme « sous-culture de situation », l'accent
de nos programmes éducatifs devrait être mis sur la prise de conscience et l'acceptation des objectifs communs par
les millions d'hommes et de femmes d'Europe. Ceux-ci doivent, le plus souvent possible, être mis dans la situation de contribuer, ensemble, à la poursuite de ces objectifs communs. Il nous semble que, pour le moment, les
objectifs communs restent cachés dans les documents du Conseil de l'Europe, qu'ils font l'objet d'une connaissance
« ésotérique » de la part d’un nombre limité d'initiés (fonctionnaires, hommes d’action et dignitaires).
Nous croyons que la principale mission des agents de l'Éducation à la citoyenneté démocratique (ECD), des
centres culturels, des écoles est d'aider les gens à prendre conscience des objectifs communs et de souhaiter les
atteindre.
En observant attentivement la réalité qui nous entoure à plus de 50 ans de la Déclaration universelle des droits
de l’Homme et à 50 ans de la Convention européenne des droits de l’Homme, on peut constater que beaucoup parlent de droits de l’Homme mais que peu s'y intéressent vraiment.
Est arrivé le temps de se poser la question si des erreurs d'évaluation, de forme, de méthodologie ou bien de
culture n'ont pas été commises. Peut-être qu'on a été trop occupés à rédiger des documents, à écrire des résolutions
à l'intention de personnes qui n'avaient pas encore appris à lire.
Il ne faut pas avoir le don de Pythie pour voir qu'à l'avenir une manière différente « d'alphabétisation » en
matière de droits et de devoirs fondamentaux sera nécessaire, tout comme un type différent d'éducation et un type
différent de culture. Une culture capable d'engendrer un développement social, où les valeurs humaines aient le
rôle de guider l'individu vers sa socialisation, sans discriminations et compétition négative, dont les dangers viennent se répercuter sur l'entier développement social ainsi que sur l'environnement et qui, parfois, arrivent à engendrer la promulgation de nombreuses lois qui apportent seulement une résolution théorique des problèmes mais qui,
dans la pratique, ne font que les accroître.
L'indifférence ne va pas nous aider à défendre nos droits mais, bien au contraire, va contribuer à leur affaiblissement ainsi qu'à la perte de la conscience de la possession de ces droits.
Peu de citoyens s'intéressent aux affaires publiques. Comment sortir de cet état d'apathie ou de déroute, état
qui devient un phénomène de masse, en poussant nombre d'individus vers la drogue, d'autres vers le refus de toute
responsabilité, qu'elle soit privée ou bien publique, vers la recherche du succès facile, de l'argent, du pouvoir, des
satisfactions passagères, de nos propres égoïsmes, de nos propres hédonismes? Il est évident que, tant que la
conscience de cette responsabilité collective n'arrivera pas à être suffisamment claire dans l'esprit des citoyens,
tout changement véritable, de fond, ne saurait se produire qu'avec de grandes difficultés.
Il est essentiel de participer – c'est notre devoir et notre droit – pour arriver à comprendre ce qui se passe autour
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de nous et pour intervenir, le cas échéant, en vue de défendre ce qui a été conquis avec le prix de tant de luttes et
de souffrances.
Mais pour participer il faut d'abord connaître et, surtout, avoir des convictions et des aptitudes ; il faut éduquer
surtout les jeunes, dès leur enfance, non pas en les bourrant de connaissances comme s'ils étaient des récipients
qu'on veut remplir, mais bien en les traitant en tant qu'êtres possédant des droits inaliénables, pour les déterminer
à assumer cette responsabilité dans un espace de liberté et dans le respect de l'espace de liberté d'autrui.
Celui qui a acquis, dès l'école primaire, l'habitude de penser, et qui a acquis la fierté des idées dans lesquelles
il croit, ne supportera pas qu'on impose, à lui ou à d’autres, une contrainte quelconque. Il sera prêt à assumer ses
propres responsabilités et à les exercer d'une manière démocratique, en engendrant de cette manière un processus
d'une continuité positive. Celui qui va s'inscrire dans ce processus sera ainsi favorisé. Il aura appris, en même
temps, à respecter les décisions des autres.
Si nous sommes capables de promouvoir ces idées, nous aurons demain des jeunes capables de se comprendre,
sur le plan humain d'abord, avant de s'entendre sur le plan technique ; des jeunes qui auront acquis confiance dans
l'avenir.
Le problème central du monde globalisé d'aujourd'hui est celui de l'édification d'une communauté raisonnable,
à l'intérieur de laquelle on devrait retrouver deux valeurs fondamentales pour l'individu et pour la société : la liberté
personnelle et la responsabilité.
Une telle approche, qui prend racine dans le temps, conduit à une nouvelle approche de l'éducation civique,
adaptée aux changements, avec des effets à long terme pour le siècle prochain. Elle implique une réforme au niveau
des mentalités, ainsi qu'une réforme de la relation entre l'individu et la société, des relations entre groupes et collectivités, en mettant l'accent sur le passage de l'individualisme à la solidarité sociale et à la cohésion démocratique, dans la perspective de l'Europe du XXIe siècle, unie sur le fondement des valeurs fondamentales promues
par le Conseil de l'Europe : le respect et le développement des droits de l’Homme, la démocratie pluraliste et l'État de droit (v. Irina Moroianu « L'Éducation à une citoyenneté démocratique », Actes du Séminaire sur « La responsabilisation – La responsabilité : du principe aux pratiques », Delphes, 15-17 octobre 1999, Thème III, : Voies
d'éducation, p. 13-15).
Il s'agit d'un nouveau modèle de société pour l'Europe du XXIe siècle. Il implique, d'une part, la révision des
objectifs et des moyens de l'éducation à long terme et, d'autre part, la coopération à l'échelle internationale et nationale.