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VIE
AGRICOLE
Vivre ouvertement
son homosexualité
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Le Coopérateur agricole | JUILLET-AOÛT 2008
Des agriculteurs
brisent le silence
Le milieu du travail est l’endroit le plus difficile où vivre
ouvertement son homosexualité à cause des enjeux
et des répercussions qui peuvent en découler.
Mais qu’arrive-t-il quand le milieu de travail est
également le milieu de vie, comme c’est le cas
pour les agriculteurs? Le Coopérateur a rencontré
des homosexuels et des experts qui font état
de la situation.
Texte et photos par Suzanne Deutsch
I
Serge a choisi la date anniversaire
du décès de son père pour sortir
du placard auprès de sa famille,
afin qu'il lui donne la force et
le courage d’accepter sa vie.
C'était en 2006. Une décision
qu'il a mûrie pendant dix longues
années.
l est difficile d’estimer le nombre d’homosexuels au Canada. Plusieurs personnes
préfèrent ne pas divulguer leur orientation
sexuelle. Certains, en se basant sur des études
faites par Hite, Kinsey et Janius, affirment que 10 %
de la population serait homosexuelle. Toutefois, si
l’on se fie aux données de l’enquête sur la santé
des collectivités canadiennes (2004), la seule qui
ait étudié l’orientation sexuelle des Canadiens, les
chiffres seraient plus conservateurs. D’après celleci, 1 % des Canadiens âgés de 18 à 59 ans seraient
homosexuels et 0,7 % seraient bisexuels. Selon le
recensement de Statistiques Canada de 2006,
il y aurait 45 350 couples de même sexe; 7460 d’entre eux seraient mariés et 37 885 vivraient en
union libre.
Ce même recensement, en mai 2006, a dénombré 327 060 exploitants agricoles. Cela porte à
croire qu’au moins 3270 exploitants seraient
homosexuels.
Divulguer son orientation sexuelle est un
choix. Celui-ci comporte des risques pour l’intégrité physique, psychologique et économique pour
les homosexuels qui décident de vivre à l’extérieur
du garde-robe.
La particularité du milieu agricole est que le
milieu de vie et le milieu de travail ne font qu’un;
ils sont indissociables. On ne peut demander un
transfert si les relations de travail avec ses
employés ou ses fournisseurs deviennent tendues.
On ne peut pas non plus jouer le jeu et paraître
hétéro pendant les heures de travail et vivre gai le
reste du temps.
Le milieu agricole est également un milieu
qui se veut plus classique que le milieu urbain.
Il est également un tant soit peu macho. Certains
perçoivent encore l’homosexualité comme un
manque de virilité, de masculinité tant sur le plan
des capacités physiques que professionnelles.
Voilà pourquoi plusieurs se taisent, optant pour le
silence comme moyen de se protéger. Le Québec a
beau se dire une société « accommodante et
tolérante », mais dans les faits l’homophobie existe
bel et bien.
Mais vivre en silence n’est pas la même chose
que de vivre libre. Pour les agriculteurs que nous
avons rencontrés, vivre ouvertement leur homosexualité est littéralement devenu un synonyme
de bonheur et de joie de vivre.
Serge Lampron, 36 ans, est producteur de
bovins de boucherie à Saint-Albert. Éric Croteau,
37 ans, est éleveur de bœufs Highland à SaintValère. Ces agriculteurs vivent les aléas des
marchés au même titre que les autres.
À la suite de la crise de la vache folle, Serge a
établi un comptoir de vente à la ferme où il vend
son bœuf congelé sous vide ainsi que plusieurs
plats cuisinés. Grâce à son expérience en restauration, Serge offre également ses services en tant
que traiteur.
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Jusqu’en 2004, le revenu principal de l’entreprise d’Éric, secondé par son conjoint, était le
démarrage de veaux de grains. Maintenant seul
pour gérer l’entreprise et faisant face à des marges
de profits diminuées, Éric a opté pour une autre
stratégie. Il a cessé la production de veaux et fait
du camionnage de longue distance au Canada et
aux États-Unis. Comme il doit s’absenter souvent
de la ferme, il a temporairement réduit son
cheptel de bœufs Highland.
Pour s’accomplir pleinement, ces producteurs ont eu à faire face à quelques défis de plus
que leurs confrères.
Serge est officiellement sorti du placard en
novembre 2006. Une décision qu’il a mûrie
pendant dix longues années. Dès la maternelle,
il se doute qu’il n’est pas comme les autres. Cadet
d’une famille de huit enfants, sa différence, il la vit
en silence. « Dans ma tête d’enfant, j’avais peur
d’être obligé de me faire curé, dit Serge. Plus tard,
je me suis dit que ça passerait le jour où j’aurais
une blonde. » Deux vieilles filles qui habitent
ensemble au village, ça se voyait de temps en
temps, explique-t-il, mais deux gars, c’était
impensable.
Des remarques grivoises, des ragots, des gags,
il en subit comme tous les autres. « Je me faisais
dire “T’as pas de blonde, t’es pas marié? Comment
ça t’a pas de femme dans ta vie?” » raconte Serge.
Révéler son identité c’est d’accepter de prendre un gros risque. Il l’a fait avec une personne
inconnue qui était rendue au même point dans sa
vie. « La personne que j’ai rencontrée vivait une
situation semblable, sauf qu’il était marié et père
de deux enfants, explique Serge. Sans le juger,
je me suis dit que je ne voulais pas vivre voilé
comme lui. Le lendemain, j’avais changé. Mon
sourire n’était plus empreint de tristesse. »
La porte du garde-robe avait été entrebâillée
et tout s’était bien passé. La prochaine étape était
de l’ouvrir au grand complet. En le faisant, son
problème devenait celui des autres, celui des gens
que l’homosexualité rend mal à l’aise. Serge
n’avait plus besoin de se cacher, plus besoin de
se justifier envers personne.
La liberté, le bien-être qu’on peut ressentir
d’être enfin libre de vivre ouvertement son orientation sexuelle… Les mots d’Éric sont les mêmes que
ceux de Serge. Pourtant, ils se connaissent à peine.
Ils n’ont parlé au téléphone que quelques instants,
le temps qu’Éric transmette ses coordonnées aux
fins de ce reportage. Sans se connaître ils savent
qu’ils ont beaucoup en commun : ils ont vécu les
mêmes questionnements, les mêmes souffrances.
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Le Coopérateur agricole |
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« Le plus grand défi pour un homosexuel c’est
de se faire accepter par sa famille, selon Pierrette
Desrosiers, psychologue. Pour l’accepter en tant
que parent, il ne faut pas être dépendant du jugement des autres et des apparences. Quand on est
pris dans cette prison-là, c’est plus difficile
d’accepter son enfant. » Par ailleurs, si un parent a
toujours abaissé ou ridiculisé les homosexuels, il
sera d’autant plus difficile pour l’enfant d’aborder le
sujet. Certains préféreront s’enlever la vie plutôt que
de le faire. Ils laissent alors une lettre qui dit qu’ils
n’ont pas été capables. La mort devient plus facile
que de confronter le parent et de sourire à la vie.
L’annonce à la famille
Serge a choisi la date anniversaire du décès de
son père pour faire son coming out auprès de sa
famille, pour que son père lui donne la force et le
courage d’accepter sa vie.
La réaction de sa mère, dit-il, a été celle d’une
mère qui possède un amour inconditionnel pour
ses enfants. Bien qu’elle ait toujours su que son fils
était homosexuel, elle avait choisi de garder ça
bien enfoui dans le fond d’un tiroir. « Aujourd'hui,
mon amour pour lui grandit sans cesse, car je le
vois heureux et je le respecte », dit Mme Lampron.
La mère d’Éric s’est sentie coupable de
l’homosexualité de son fils. Elle croyait avoir fait
quelque chose de pas correct pour que son fils soit
devenu homosexuel. Le père d’Éric l’a accepté,
sans tambour ni trompette. Il lui a dit qu’il le savait
depuis longtemps et qu’il l’accepte tel qu’il est.
« Je t’aime pareil », a-t-il dit. Des mots qui en disent
long, surtout venant d’un homme qui, comme
tant d’autres, avait toujours parlé des homosexuels de façon péjorative, en faisant des blagues.
Le sujet n’a plus jamais été abordé en sa
présence. « Je suis persuadé que mes parents
auraient préféré avoir un fils hétéro, mais je suis
fait de même », dit Éric.
Exit la campagne?
Serge et Éric trouvent dommage que certains
sentent le besoin de s’exiler en ville, d’aller vivre
dans un milieu impersonnel, soit à l’intérieur ou
hors ghetto, pour vivre gai. Pour l’un comme pour
l’autre, il n’en est pas question. Même s’ils aiment
sortir à Québec, Trois-Rivières, Drummondville ou
Montréal, ils préfèrent la vie en milieu rural et
jamais ont-ils même songé aller vivre ailleurs.
Maintenant qu’ils sont sortis du placard, les
remarques désobligeantes font moins mal. Ils ne
craignent plus l’opinion des autres, car ils se
sentent bien dans leur peau.
La liberté, le bien-être qu'on peu
ressentir d'être enfin libre de viv
ouvertement son orientation sexu
Les mots d'Éric Croteau sont les m
que ceux de Serge.
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Les temps changent
Jocelyne Harvey, directrice générale à la
caisse populaire Desjardins à Saint-Albert, n’a pas
été surprise d’apprendre que Serge était gai. Pour
elle, c’était un peu comme dire que Serge a les
cheveux bruns. Ils siègent ensemble depuis
plusieurs années sur un comité d’entraide pour les
paniers de Noël. La surprise a été plutôt qu’il ait
osé s’afficher dans un milieu aussi traditionnel.
Elle lui lève son chapeau.
« Le fait qu’il m’a révélé son orientation
sexuelle n’a rien changé entre nous, confie-t-elle.
C’est toujours Serge, avec ses belles valeurs, avec
son entrain, avec son engagement communautaire. »
Le frère de Mme Harvey était homosexuel.
Il s’est suicidé il y a vingt ans pour mettre fin à sa
grande souffrance. Le Québec rural des années 80,
explique-t-elle, était bien peu tolérant envers les
homosexuels.
Vingt ans plus tard, Mme Harvey trouve
qu’un bon pas a été franchi. La société fait maintenant pression sur les personnes qui ont des
préjugés, envers les ethnies, envers les homosexuels. Plusieurs employeurs ont adopté une
politique de tolérance zéro quelle que soit la forme
de discrimination.
Et les lesbiennes?
Les femmes rencontrées n’étaient pas des
exploitantes, mais des employées. Elles n’étaient
donc pas confrontées aux mêmes problématiques.
Annie Raiche, 24 ans, travaille dans la maternité d’une grande porcherie de la région. Son
employeur sait qu’elle est lesbienne. Le nom de sa
conjointe est inscrit à son dossier, car elle bénéficie également du programme d’assurance vie et
maladie offert par son employeur.
Annie a fait son coming out à l’âge de 18 ans.
Depuis, elle en parle ouvertement. « Je me suis fait
taquiner, mais pas au point de créer un froid ou un
conflit au travail, dit-elle. “Quel gaspillage!” je l’ai
entendu souvent celle-là. Des homophobes il y en
a partout, pas davantage dans le milieu agricole
qu’ailleurs. »
Annie porte le même prénom que sa
conjointe, Annie Prince. Elle a 29 ans et travaille
comme camionneuse. « C’est un milieu d’hommes,
peu tolérant, admet-elle. Je me fais beaucoup
taquiner, mais je ne m’en fais pas avec ça. »
Les Annie ont acheté une maison récemment dans
un développement résidentiel dans une banlieue
de Drummondville. Elles n’ont pas de problème
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Vivre en silence n’est pas la
même chose que de vivre libre.
Vivre ouvertement son
homosexualité est littéralement
devenu un synonyme de bonheur
et de joie de vivre. Annie Prince
et Annie Raiche ont acheté
une maison récemment dans
un développement résidentiel
d'une banlieue de Drummondville.
Elles n’ont pas de problèmes
avec le voisinage.
avec le voisinage. Elles ne cachent pas le fait
qu’elles sont en couple, mais font attention de ne
pas choquer les gens inutilement. « La parade gaie
à Montréal, je ne suis pas nécessairement d’accord
avec ça. Ils font exprès pour tester la tolérance des
gens et ça crée des préjugés. On peut être gai et
vivre une vie normale. »
Pour parler, échanger
Maria Labrecque-Duchesneau, intervenante
psychosociale et directrice générale de l’organisme Au Cœur des Familles Agricoles a mis sur
pied un réseau d’entraide pour les homosexuels
en milieu agricole. Le groupe se réunit de façon
informelle tous les mois depuis octobre 2007.
« Attention, ce n’est pas un club de rencontre,
dit d’emblée Maria qui parraine le groupe
d’entraide. C’est un regroupement de gens qui se
réunissent pour parler de leurs expériences, pour
échanger, cheminer. » Pour l’instant, ils sont huit à
se réunir et à partager leurs expériences. Ils ont
entre trente et cinquante ans. Certains sont sortis
de l’anonymat, d’autres hésitent encore à le faire,
ne sachant pas comment avouer leur homosexualité en milieu rural, craignant les représailles.
Des gens homophobes, il y en a partout. Un
père, qui a tellement peur que son fils devienne
homosexuel, lui achète des revues Playboy dès
l’âge de quatre ans… Un autre lance, au beau
milieu d’une conversation, qu’une tapette c’est
moins fort physiquement qu’un hétéro. Maria est
choquée. « C’est hallucinant toutes les bêtises qui
se disent, lance-t-elle. Parfois ça vient même de
leurs voisins, de gens qui font le même métier
qu’eux. C’est loin d’être drôle d’avoir à constamment lutter contre ce genre de remarques. »
Pour plus d’informations, communiquez avec
Maria Labrecque-Duchesneau au 450 460-4632 ou
par courriel à l’adresse [email protected].
Centre d’aide, d’écoute et de renseignements
des gais et des lesbiennes
1 888 505-1010 (en région)
514 866-0103 (Montréal)
Pierrette Desrosiers, psychologue
819 849-9016 www.pierrettedesrosiers.com
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À vous tous qui marchez
dans les souliers que
j’ai portés pendant trente
années. Trente ans, c’est
long, trop long. Sachez le
bien-être que vous vivrez
le jour ou vous prendrez
la décision d’enlever ces
chaussures pour de bon.
Vivre dans la vérité face
à soi-même procure un
bien-être exceptionnel.
Vivre le respect de ce que
nous sommes vraiment est
une belle et grande preuve
d’amour face à soi-même.
Parce que :
Comment peut-on aimer,
si l’on ne s’aime pas?
Comment peut-on respecter
les autres, si l’on ne se
respecte pas?
Comment peut-on être vrai
et authentique, si l’on se
ment à soi-même?
Le secret est simple :
cela commence d’abord
par soi-même!
Serge Lampron