A REFAIRE...» «SI C`ETAIT

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A REFAIRE...» «SI C`ETAIT
EXTRAIT - Introduction de l’entretien avec Ken Loach par Alexandre Mirlesse
« Si c’était à refaire, je commencerais par la culture… »
ISBN 978 2 917817 01 8
11 € TTC - 20 x 11 CM - 144 PAGES
BROCHÉ/COUSU/RABATS
Couverture vernis mat 300g
Munken Bouffant 80g - 158 gr
Voilà ce qu’aurait dit Jean Monnet en faisant le bilan, au soir de
sa vie, des premières décennies de la construction européenne. Le Père Fondateur de l’Europe économique voulait-il, sur le
tard, y insuffler un supplément d’âme ? Regrettait-il le désintérêt des grands penseurs pour le projet européen ? Déplorait-il les
effets des accords transatlantiques de l’après-guerre, qui livrèrent
durablement les marchés européens aux industries culturelles
américaines ? Qu’entendait-il, enfin, par l’Europe de la « culture » :
celle des artistes ? des intellectuels ? des « biens culturels » ?
Quelle que soit la pertinence de ces questions, la glose doit en
rester là – car le « mot de Jean Monnet » n’a été prononcé pour
la première fois que neuf ans après la mort de l’intéressé, par le
Recteur de l’Académie de Paris, devant les États généraux des
étudiants européens. Il n’a fallu qu’une erreur minime de transcription pour transformer un conditionnel (« pourrait s’exclamer
Jean Monnet ») en une citation « choc », d’autant plus « maniable » qu’il n’existe aucune information contextuelle – et pour
cause – qui puisse éclairer son interprétation.
Les démentis réguliers n’ont pas encore eu raison de cette « légende urbaine », dont un célèbre homme de théâtre français se
faisait récemment l’écho devant la Convention européenne :
« Élus et fonctionnaires, il ne se passe pas une semaine où vous
ne citiez la phrase de Jean Monnet : « Si l’Europe était à refaire,
je commencerais par l’Europe artistique. » L’idée est juste. Qu’attendez-vous ? Les artistes, si vous les sollicitez, seront de solides
avocats de l’idée européenne. »
La petite phrase séduit par son caractère consensuel : ne met-elle
pas d’accord « artistes », « élus » et « fonctionnaires » ? Cependant
à y regarder de plus près, elle s’appuie sur trois présupposés
très discutables : premièrement, l’« Europe de la culture » ne
ALEXANDRE MIRLESSE
préexisterait pas à celle de la CECA, et ne serait donc pour rien
dans les succès de l’intégration européenne ; deuxièmement,
pour que cette Europe culturelle advienne, il faudrait la « faire »
– donc la « construire », l’organiser comme le Marché Commun ;
troisièmement, cette mission reviendrait à un homme comme
Jean Monnet, « technocrate » assumé qui n’a jamais caché son
peu d’intérêt pour la culture et les études.
Rien d’étonnant, donc, à ce qu’on trouve maints « élus et fonctionnaires » parmi les propagateurs de l’apocryphe. Il est en
revanche plus inquiétant de voir l’artiste précédemment cité
souscrire à une telle conception de la culture, se posant en
« prestataire de services » plus qu’en véritable intellectuel critique. Pourquoi donc faudrait-il attendre d’être « sollicité » par
des « fonctionnaires » pour intervenir dans le débat européen ?
Et pourquoi leur promettre en retour un engagement unanime
de la corporation des « artistes », prêts à se transformer, sur
commande, en « solides avocats de la cause européenne » ? Derrière « l’Europe de la culture » pointe déjà la « politique culturelle
européenne », et ses promesses de subsides…
Il n’est pas dit que l’identité culturelle européenne puisse être
le résultat d’une action volontariste, fût-elle inspirée par une
armée de créateurs. Si Jean Monnet n’a pas « commencé par
la culture », c’est peut-être qu’il pensait, comme Lluis Pasqual,
que « les échanges culturels se développent par le bas ; cela se
fait d’en bas et tout seul – et c’est peut-être tant mieux ».
Quant à l’homme qui va maintenant prendre la parole, c’est peu
de dire qu’il est, en la matière, au dessus de tout soupçon.
coll. un singulier pluriel
«SI C’ETAIT
A REFAIRE...»
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EN ATTENDANT L’EUROPE - ALEXANDRE MIRLESSE
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EXTRAIT - Entretien avec Bogdan Bogdanovic
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ENTRETIEN
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Existe-t-il pour vous quelque chose qui lie les Européens
entre eux ?
SERBE
« L’urbanité, c’est l’une des abstractions les plus hautes auxquelles
l’esprit humain puisse parvenir.
Etre un homme urbain, cela signifie pour moi n’être ni Serbe ni
Croate, mais se comporter comme
si ces séparations n’avaient plus
cours, s’arrêtaient aux portes de
la ville. »
Ces «nouveaux Européens» sont aussi, parfois, les plus
enthousiastes.
Je dois vous expliquer ma question. Il y a en Europe des Roumains, des Bulgares, qui sont tous, émotivement, très européens
– mais appartenir à l’Europe exige un équilibre des souvenirs,
des anciennes idéologies nationales...
Prenons l’exemple de la Serbie : si vous demandez à n’importe
qui dans la rue : « Est-ce que vous êtes pour l’Europe ? », il vous
répondra oui à tous les coups. Mais si vous continuez : « Faut-il
livrer Ratko Mladic ? », alors, ce sera non !
En Europe se mêlent des nationalismes, des nationalismes qui
ne sont pas encore vaincus. Le travail de construire une nouvelle
Europe est honorable, mais difficile…
Pour contourner l’obstacle “national”, ne faudrait-il pas
partir des villes et de leur histoire ? Bien des villes d’Europe
centrale furent des lieux de confluence des nationalités…
BOGDAN BOGDANOVIĆ est né en 1922 à Belgrade. Résistant dès 1941,
il devient après-guerre l’architecte de la mémoire yougoslave : parmi
les monuments aux morts qu’il réalise pour Tito, la « fleur de pierre »
(Jasenovac) et le mémorial de Vukovar (détruit lors du conflit serbocroate) lui valent une reconnaissance internationale.
Parallèlement, Bogdan Bogdanovic enseigne l’« urbanologie » à
Belgrade, puis en devient le maire fin 1982. A l’avènement de Slobodan
Milosević, ses prises de position répétées contre le nationalisme « antiurbain » lui attirent l’hostilité du pouvoir ; quand la guerre éclate, il est
contraint à l’exil.
Nous nous sommes rencontrés à Vienne, dans le quartier populaire de
Favoriten, où il vit avec sa femme depuis 1993.
Une chose est certaine : Belgrade était destinée par la Providence
à devenir une ville de ce genre.
Je pense que l’Europe désirable est un grand mélange : de
langues, de nations, de traditions. Mais c’est là une chose que
l’on ne comprend pas en Serbie. Belgrade est une ville assez
grande – deux millions d’habitants à présent – et très étendue,
mais qui est devenue uninationale. Et cela, ce n’est pas normal.
Une ville avec une telle situation ethno-géographique était
pourtant faite pour devenir une grande métropole européenne.
Regardez la carte de l’Europe : il est indispensable d’avoir une
grande ville à cet endroit précis. Les Serbes n’ont jamais compris
leur chance : cette partie de leur territoire, où cinq grands fleuves
coll. un singulier pluriel
Bogdan
WIEN
BOGDANOVIC
ARCHITECTE
Je me pose la question. Pour moi, à l’heure actuelle, l’Europe,
ce sont encore les Français, les Allemands, les Italiens, les
civilisations classiques. Est-ce que les nouveaux Européens
comprennent ce que c’est que l’Europe, dans un sens universel ? Et qu’avons-nous à voir avec, par exemple, le président de
la Pologne et ses fantaisies nationalistes périmées ?
EN ATTENDANT L’EUROPE - ALEXANDRE MIRLESSE
RENCONTRE AVEC
EXTRAIT - Entretien avec Bogdan Bogdonovic
se rejoignent, est leur plus grande richesse.
Mais ils l’ont gâchée en la rendant mononationale. Pourtant,
Belgrade ne peut pas être exclusivement serbe, c’est contre
nature. Successivement turque et autrichienne, elle a été dans
l’Histoire une ville très internationale. C’est une grande richesse
pour un petit pays comme la Serbie d’avoir une ville pareille sur
son territoire, c’est un don des Dieux ! Mais...
Mais ?
Mais beaucoup de mes amis belgradois ne comprennent pas
cela. Sans parler des nationalistes, qui sont des malades.
D’autres villes d’ex-Yougoslavie étaient “destinées” à être
multiculturelles…
Oui, c’était le cas de Sarajevo, même si les communautés
vivaient, hélas, dans une permanente concurrence.
Or, récemment, j’ai rencontré dans la rue à Sarajevo un couple
de jeunes gens – d’anciens élèves. La jeune fille a refusé
de me serrer la main, geste interdit par les règles de l’Islam.
Ce sont des choses absolument nouvelles pour nous, car nos
Musulmans de Yougoslavie étaient vraiment des Slaves, avaient
une psychologie européenne et une philosophie civile ; en fait,
ils étaient même plus européens que, par exemple, les Serbes,
car ils avaient passé un siècle dans l’Empire austro-hongrois.
L’orthodoxie chrétienne s’est elle aussi développée. Pourtant,
ni Belgrade ni la Serbie n’ont jamais connu des nationalismes
exclusifs sur le plan religieux. Il a toujours existé une orthodoxie
moyenne, plutôt folklorique à vrai dire. Mais à présent, il est
apparu à Belgrade quelque chose d’absolument détestable :
une nouvelle version de l’orthodoxie, comme en Russie – sauf
que les Russes eux, sont vraiment, profondément croyants.
Je ne sais pas d’où cela vient. Mais au théâtre, à présent, les
dames se couvrent les jambes…
En tout cas, mon patriotisme yougoslave était un patriotisme
multinational : la beauté et la richesse de ce pays, c’était sa
multiculturalité. J’ai d’ailleurs eu l’occasion, en construisant
des monuments dans tout le pays, de comprendre la situation
des Macédoniens, des Croates, des Bosniaques, des minorités
hongroises ou slovaques...
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Justement, dans votre cas, la multiculturalité, c’était aussi la
pluralité – voire le conflit – des mémoires : comment vous
y êtes-vous pris pour construire des monuments commémoratifs dans lesquels des groupes nationaux opposés
pendant la guerre puissent se reconnaître ?
Avant tout, mes monuments étaient pour la plupart des monuments aux victimes, pas des monuments aux vainqueurs.
Comme ils commémoraient les malheurs du pays dans la
guerre civile, ils ne couraient pas le risque d’être récupérés par
des triomphalismes nationaux.
Du reste, j’avais une philosophie des monuments très abstraite,
inspirée par l’ancienne pensée dualiste du Bien et du Mal. Mes
constructions représentaient la lutte de ces deux principes, ce
que chacun pouvait comprendre à sa manière ; ce qu’était le
Bien, ce qu’était le Mal, ce n’était pas à moi de le dire.
Et pour être tout à fait franc, je dois vous dire que mes monuments... eh bien, ce n’étaient pas de vrais monuments. Du
moins, ils n’en avaient pas l’apparence : c’étaient des récits,
des constructions intéressantes, fantaisistes, très visitées, notamment par les jeunes. Il y avait toujours des enfants qui
jouaient sur ces constructions, même les plus dramatiques ; et
un jour, une jeune Bosniaque m’a fait le plus beau compliment
que je puisse recevoir en m’avouant, un peu gênée, que ses
parents l’avaient conçue sur mon monument.
Pourquoi était-ce possible ? Eh bien, parce que mes monuments
étaient très archaïques.
Qu’entendez-vous par là ?
Oui, ils sont archaïques : ils pourraient très bien être des monuments sumériens. Pour éviter les finesses des nationalismes,
qui cherchent toujours à savoir si telle forme leur appartient
ou non, tout ce que j’ai fait aurait pu être l’œuvre des origines
de la civilisation. C’était je crois la formule de réussite de ces
monuments : j’ai toujours évité les spécifications nationales.
Pourriez-vous imaginer un monument commémoratif européen ?
Je ne souhaite pas l’imaginer. Je rêve d’une Europe sans monuments. J’entends, sans monuments de la mort, du désastre...
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BOGDAN BOGDANOVIC
EN ATTENDANT L’EUROPE - ALEXANDRE MIRLESSE
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EXTRAIT - Entretien final avec Jacques Delors
ENTRETIEN
JACQUES
PARIS
DELORS
PRESIDENT DE LA
COMMISSION EUROPEENNE
(1985-1995)
« Je comprends que les intellectuels qui « prennent le temps »
de s’arrêter pour parler dans un
café ressentent une certaine
nostalgie devant ce monde où
il n’est question que de productivité… Car ils portent en eux
cette valeur du temps : du temps
pour vivre, pour méditer, pour
aimer, pour comprendre l’autre,
pour l’aider, pour nourrir sa
mémoire constitutive de toute
humanité. »
Jacques DELORS est né en 1925 à Paris.
Economiste de formation, il rejoint la Banque de France en 1945 et milite
à la CFTC, syndicat démocrate-chrétien. Proche de Chaban-Delmas,
dont il est conseiller à Matignon (1969-1972), il devient n°2 du gouvernement Mauroy en 1981.
Jacques Delors a présidé la Commission européenne de 1985 à 1994.
La « relance » qu’il impulse fait aboutir l’Acte Unique, puis les traités
de Schengen et de Maastricht, ouvrant la voie à l’Euro.
Refusant d’être candidat aux présidentielles de 1995, dont il est favori,
Jacques Delors fonde en 1996 le think-tank « Notre Europe ». Il est
depuis 2000 président du CERC, installé rue de Grenelle à Paris : c’est
là que nous nous sommes rencontrés, peu avant la parution de ce livre.
« On a déjà beaucoup parlé d’Europe, beaucoup écrit ; dans
ces circonstances, un petit exercice de silence pourrait aider »,
m’a dit le philosophe roumain Andrei Plesu lorsque je l’ai
interrogé sur l’ « identité » et les valeurs de l’Europe.
Me ferez-vous la même réponse ?
D’abord, je dois dire que le silence est pour moi une hygiène de
la vie spirituelle et intellectuelle. L’une des raisons du malaise
dans la construction européenne est d’ailleurs l’avalanche des
effets d’annonce non suivis d’effets ! Vous me direz que cette
dérive existe dans la vie publique de toutes nos démocraties,
et j’en conviens ; pourtant, je crois que les dirigeants de l’UE
doivent y être d’autant plus attentifs que la communication est
moins facile entre les institutions européennes et les citoyens.
Quant au débat sur les valeurs, même s’il ne faut pas en abuser,
je vous rappelle que je l’avais moi-même lancé en parlant d’ « Une
âme pour l’Europe » : je suis pour ce retour aux sources, non pas
pour créer une sorte de finalité ou de justification artificielle
pour l’Europe, mais parce que je suis convaincu que tous les
Européens ont en commun un très grand patrimoine, et que
des peuples qui n’ont pas de mémoire n’ont pas d’avenir.
Pourtant, le débat européen a connu des jours meilleurs…
Il a certainement perdu en intensité par rapport à l’entre-deuxguerres, où les intellectuels vivaient dans l’effroi d’un nouveau
cataclysme mondial que beaucoup avaient prévu ; mais aussi
par rapport à l’après-guerre où, notamment sous l’impulsion de
la pensée fédéraliste, il a connu une nouvelle heure de gloire.
Dans le monde d’aujourd’hui, dominé par les médias, par la
communication et ses prétendues contraintes, ce débat ne
focalise plus l’attention. Du coup, quand on parle de l’Europe, c’est
avec des expressions comme « l’Europe des intérêts communs »
ou « l’Europe qui protège » – formule d’une ambiguïté folle, car
on ne sait pas si elle s’applique aux négociations commerciales
de l’OMC ou à d’autres domaines !
Je ne veux pas dénigrer ces expressions, mais je dois dire qu’elles ont pour moi un côté désespérant, quand je songe à l’élan
qui devrait parcourir les peuples européens et animer leurs
responsables. Nous y perdons de la motivation, de la substance… et aussi un peu de notre âme.
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RENCONTRE AVEC
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EXTRAIT - Entretien final avec Jacques Delors
Les intellectuels ont-ils un rôle particulier à jouer dans l’entreprise européenne ?
Compte tenu de ce dépérissement du débat intellectuel européen, il est évident qu’il faut souhaiter que celui-ci retrouve de la
vigueur et du contenu. Mais c’est aussi une question politique :
je vous rappelle que, lorsqu’il a été question de la Charte des
droits fondamentaux des Européens, certains pays se sont opposés à ce qu’on y rappelle les racines essentielles de l’Europe
– les uns par nationalisme exacerbé, les autres par peur d’être
accusés, dans leur pays, de ne pas être assez « laïques ».
Tzvetan Todorov, cité par l’écrivain italien Claudio Magris,
pose ainsi le problème des valeurs européennes :
« Dans ce monde globalisé fait de traditions très diverses,
l’Europe doit avoir le maximum de disponibilité au dialogue,
de relativisme culturel – à condition de s’accorder sur un
quantum de valeurs non négociables, sans lesquelles il n’y
aurait plus rien pour définir notre civilisation »…
Je souhaite, pour ma part, que nous trouvions un compromis entre
ce « relativisme culturel » (ou, en termes politiques, la modestie
excessive des ambitions « concrètes ») et l’Europe « donneuse de leçons » que Vaclav Havel critique dans ses écrits.
L’Europe doit-elle refuser le dialogue avec ceux qui enfreignent des valeurs « non négociables » ? Avez-vous eu à le
faire en tant que Président de la Commission ?
Pendant mon mandat à la Commission européenne se sont produits des événements graves, notamment en Ex-Yougoslavie.
Pourtant, devant ce qui était pour moi une tragédie, je n’ai jamais
employé ce ton ; au contraire, j’ai toujours essayé d’écouter chacun, et de comprendre.
Doit-on discuter avec ceux qui nient l’existence de l’autre ? La
question peut se poser, en déontologie, à tout homme qui assume des responsabilités publiques. Bien sûr, les choses ne
se présentent jamais d’une manière aussi simpliste ; mais un
responsable politique qui poursuit la paix avec acharnement agit
dans le monde froid des nations et des états. Il doit donc pouvoir recourir, selon les cas, au refus du dialogue, à la confrontation
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ou à l’échange. C’est d’ailleurs ce qui le distingue de l’intellectuel
ou du prophète – qui peut, quant à lui, refuser de discuter de
sujets qui lui paraîtraient « non négociables », ou attentatoires
à la dignité profonde de l’homme.
Votre distinction entre l‘intellectuel et l’homme politique
n’est pas sans rappeler celle que fait Max Weber entre
«l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique
de conviction – dans un langage religieux nous dirions :
‘Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat
de l’action il s’en remet à Dieu’ – et l’attitude de celui qui
agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : ‘Nous devons
répondre des conséquences prévisibles de nos actes.’ ».
De ces deux éthiques, laquelle a le plus guidé votre action ?
Je dois d’abord vous dire que je trouve cette opposition dialectique très utile, non seulement pour la réflexion, mais aussi pour
l’action. Elle couvre la problématique générale de tout homme
qui exerce un pouvoir politique.
En ce qui me concerne, il me semble que j’ai donné la priorité à
l’ « éthique de conviction » pour mes choix d’engagement personnel – en refusant d’occuper telle ou telle fonction, de m’engager
dans tel itinéraire militant ou professionnel. Mais quand j’exerçais
mes fonctions publiques, je donnais plutôt la première place à
l’ « éthique de responsabilité ».
Pour quelle raison ?
Parce que dans ce monde où, pour citer Mounier, « l’homme renouvelle perpétuellement la figure de ses aliénations », il faut se
garder de se croire moralement supérieur ; mais aussi parce que
je sais que toute œuvre humaine peut être détruite du jour au
lendemain par un petit diablotin, et qu’il faut alors la recommencer.
C’est là que l’éthique de responsabilité vous aide à vivre, à affronter
les événements.
Quelles sont pour vous les qualités essentielles d’un bon
homme politique européen ?
Pour faire avancer la construction européenne, il faut avant
tout avoir l’idéal européen – cet idéal de 1948, qui a porté le
coll. un singulier pluriel
JAQUES DELORS
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