TEL EST PRIS… qui croyait prendre

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TEL EST PRIS… qui croyait prendre
TEL EST PRIS… qui croyait prendre
La journée de Gabin Latapie a été assez pénible : réunions successives
avec la direction puis avec ses collaborateurs. L'ambiance au bureau était
assez tendue et sombre depuis des semaines. Chacun savait ou, en tout
cas, soupçonnait les difficultés que le cabinet "Dubois Investigations,
spécialiste en enquêtes, filatures, surveillances" était en train de rencontrer.
Cette vieille maison fondée il y a plus de soixante ans par Aristide
Dubois avait connu des années de gloire mais depuis un certain temps les
clients se faisaient de plus en plus rares. Effet de la crise généralisée ? Ou
bien y aurait-il moins de maris (ou épouses) volages à confondre, de
voleurs à débusquer ? Peut-être les méthodes d'investigation du cabinet
n'ont-elles pas suivi les évolutions technologiques grâce auxquelles
quelques concurrents plus avisés se taillent maintenant la part du loin sur
le marché des enquêtes en tout genre.
En tout cas, voici que la menace sourde que chacun redoutait a
maintenant pris forme. La direction vient d'annoncer à Gabin Latapie qu'elle
doit se séparer de 10% de ses effectifs et qu'il lui appartenait non
seulement d'en informer son équipe mais également de "choisir" parmi eux
les perdants de ce jeu cruel. Il avait tenté de négocier un délai mais la
décision était prise et devait être exécutée immédiatement.
Sa carrière professionnelle allait s'achever et il aurait bien aimé finir en
beauté mais la crise mondiale était passée par là. On lui avait laissé
entendre que son propre départ était souhaité, départ très peu anticipé
puisqu'il n'était qu'à quelques mois de la retraite.
Un peu sonné par cette annonce, il avait toutefois affronté l'épreuve
d'informer ses collaborateurs. La réunion avait été houleuse et pénible.
C'est donc un peu déprimé que Gabin Latapie, perdu dans ses sombres
pensées, regarde sans les voir les passagers de ce métro qu'il n'aura
bientôt plus l'occasion de prendre chaque soir pour rejoindre le petit
appartement de Belleville où il vit seul avec sa fille depuis un divorce que
son épouse et lui avaient eu l'intelligence de mener à bien dix ans plus tôt,
sans s'entre-déchirer et sans traumatiser Mathilde, apparemment du moins,
une ado de tout juste 12 ans à l'époque.
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Lorsqu'un voyageur prend place à ses côtés et sort de sa poche Le
Parisien du jour et l'ouvre largement, sans égards pour les voisins, Latapie
se dit :
- On a beau se lamenter sur l'invasion des iPad et autres tablettes mais, au
moins, ils prennent moins de place que les bons vieux journaux !
Oubliant ses soucis, il jette un coup d'œil distrait sur les pages du journal
que son voisin à étalé sans gêne devant lui. Puis il revient à son propre
avenir. La retraite, toutes ces journées vides qui l'attendent, comment les
remplir ? Ce métier qu'il fait, depuis maintenant trente ans, lui tient à cœur.
Il abandonne l'idée, un moment envisagée, de se mettre à son compte car
il sent ses forces décliner.
Après le dîner, comme chaque soir, Gabin et Mathilde font ensemble la
vaisselle du repas. C'est une habitude à laquelle ils tiennent car c'est un
moment pendant lequel ils se racontent les péripéties de leur journée et
échangent plaisanteries et taquineries. Ce soir, c'est sérieux. Gabin fait le
récit de sa dure journée et informe Mathilde de sa mise à la retraite.
- Voilà, c'est fini pour moi les planques et les filatures… Mais je ne suis pas
assez vieux pour passer mes journées dans un fauteuil à regarder des
séries policières à la télé !…Mais pourquoi n'imaginerais-je pas un scénario
plus ou moins diabolique et une dernière enquête qui me permettrait de
résoudre cette pseudo enigme ? Je noterais au jour le jour les étapes de
cette enquête avec la perspective d'en faire plus tard l'objet d'un roman
pour lequel j'essaierais de trouver un éditeur ? Oui, pourquoi pas ?
Mathilde qui s'ennuie un peu à la fac de Nanterre où elle suit sans trop
d'ardeur des études de droit, l'écoute avec inquiétude : que va devenir son
père ainsi mis au "rebut" ? Mais passé le premiers moments de surprise et
après quelques instant de réflexion silencieuse elle s'enthousiasme
presque aussitôt pour ce vague projet de Gabin :
- Et je pourrais t'aider si tu veux bien. Ce serait une bonne occasion pour
moi de mettre en pratique les leçons de droit pénal. Je parie que ce sera
plus intéressant que les cours soporifiques du professeur Leboeuf. Nous
serions associés : "Enquêtes et filatures – Latapie père et fille" !
Le lendemain, il se met immédiatement à la tâche. Il consulte les
dossiers qu'il a emmagasinés au fil des années. Il y a noté avec plus ou
moins de détails des faits marquants de celles de ses précédentes
recherches auxquelles il s'était tout particulièrement intéressé. Il se plonge
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dans ses archives et les heures filent tandis qu'il compulse et explore ses
dossiers.
Il éprouve à nouveau la satisfaction du chasseur qui atteint sa proie
quand il retrouve les enquêtes qui ont abouti à la découverte du coupable
et il revit toutes les péripéties qui ont jalonné la recherche. Mais il lui était
parfois arrivé de refermer un dossier sans avoir réussi à résoudre l'énigme
et ces cas lui ont laissé un goût désagréable d'inachevé. Il en avait toujours
éprouvé une certaine frustration, celle du chasseur rentré bredouille.
Il parvient ainsi au dossier qu'il avait intitulé "mystérieux et dommage
d'affaires". Car il s'agissait bien d'un mystère non élucidé.
Alors qu'il enquêtait il y a quelques mois sur un trafic d'armes et de
stupéfiants dans le quartier de Montregard à Nanterre, il avait eu l'occasion
de déceler dans ce quartier la présence d'un groupe de jeunes gens,
garçons et filles, dont le comportement l'avait intrigué sans qu'il pût dire en
quoi il était suspect. Son enquête avait abouti, comme bien souvent, à
l'arrestation de quelques petits dealers sans que les gros bonnets au
sommet de la pyramide aient été débusqués. Mais à aucun moment ces
jeunes n'avaient été mêlés à l'affaire. Pourtant il suspectait quelque chose
de louche chez eux.
Deux jours plus tard, sa décision est prise. Il ne restera pas sur ce
doute. Puisqu'il n'a plus de comptes à rendre à un patron, il va pouvoir se
faire plaisir et chercher à satisfaire la curiosité qu'avait éveillée en lui le
groupe en question. Il va retourner à Montregard et tenter de retrouver ces
jeunes gens qui n'ont probablement pas encore quitté le quartier.
Et dès le lendemain matin, il est assis à une table du bistrot de la place
qu'il avait souvent fréquenté alors. Il espère que la chance lui sourira et
qu'il ne tardera pas trop à voir surgir l'un ou l'autre des membres de ce
groupe.
Et, en effet, les astres lui sont favorables. Alors qu'il n'a pas encore
terminé son premier expresso, il aperçoit, traversant la place, un garçon à
la tignasse rousse qui avait déjà attiré son attention à l'époque. Il s'était dit
alors qu'avec une telle couleur de cheveux le gaillard n'avait aucune
chance de passer inaperçu s'il était engagé dans des activités plus ou
moins illicites. Et c'était en l'observant qu'il avait bientôt remarqué la petite
bande qu'il semblait former avec une demi-douzaine d'autres jeunes du
quartier.
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- Ainsi, ils sont toujours là. À moi de jouer maintenant. Mais j'ai tout mon
temps et je vais me régaler.
Et alors, il se laisse aller à rêver. Il s'imagine flânant au bord de la Seine
comme il aime à le faire quand il a besoin de se détendre après un moment
particulièrement stressant et un air lui vient tout à coup en mémoire. Et il se
met à fredonner "in petto" en souriant les yeux mi-clos, cette chanson de
Leo Ferré :
D'ailleurs ils crèvent
J'habite à Saint-Germain-des-Prés
Tous ces rimeurs fauchés
Et chaque soir j'ai rendez-vous
Font bien des rêves
Avec Verlaine
Quand même,
Ce vieux Pierrot n'a pas changé
Ils parlent le latin
Et pour courir le guilledou
Et n'ont plus faim
Près de la Seine
A Saint-Germain-des-Prés.
Souvent on est flanqué
D'Apollinaire
Vous qui passez rue de l'Abbaye,
Qui s'en vient musarder
Rue Saint-Benoît, rue Visconti,
Chez nos misères
Près de la Seine
Regardez le monsieur qui sourit
C'est bête,
C'est Jean Racine ou Valéry
On voulait s'amuser,
Mais c'est raté
Peut-être Verlaine
On était trop fauchés.
Alors vous comprendrez
Gens de passage
Regardez-les tous ces voyous
Pourquoi ces grands fauchés
Tous ces poètes de deux sous
Font du tapage
Et les teints blême
Regardez-les tous ces fauchés
C'est bête,
Qui font semblant de ne jamais
Il fallait y penser,
Finir la semaine
Saluons-les
Ils sont riches à crever,
A Saint-Germain-des-Prés.
De retour à Belleville, il retrouve Mathilde qui faisait semblant de réviser
ses cours en l'attendant. Dès qu'elle entend la porte s'ouvrir; elle se
précipite à la rencontre de son père.
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- Où étais-tu ce matin ? Je ne t'ai pas entendu sortir et je me demandais
quelle piste tu avais décidé de suivre aujourd'hui. As-tu trouvé quelque
chose ? Tu te souviens que tu m'as dit l'autre jour que tu étais d'accord
pour que je participe à ta nouvelle enquête, alors ?
- Eh bien, je n'ai pas changé d'avis ! Mais laisse moi souffler un peu et je
te raconterai ce que j'envisage.
Nous allons nous partager les rôles. Ma "cible" est un groupe de jeunes.
Alors, je pense que tu es mieux placée que moi pour les approcher sans
qu'ils trouvent ta présence suspecte. Rassure toi, je ne voudrais pas te
mettre en danger. Je pense actuellement que tu ne risques rien mais si les
choses se gâtaient tu sortirais immédiatement du jeu. Nous sommes bien
d'accord ?
- Tu n'oublies pas que je suis ceinture noire de karaté ? Je peux donc
me défendre en cas de besoin !
- Ceinture noir ou pas, je t'interdirai de prendre le moindre risque. En ce
qui me concerne, dans un premier temps, je me contenterai de me faire
passer pour un oisif fraîchement installé dans le quartier et qui tente de s'y
acclimater. Je fréquenterai donc tous ces lieux de convivialité où les
désœuvrés comme moi essaient de trouver un peu de compagnie pour tuer
le temps : bistrots, restos, marché…
Je pourrai observer au jour le jour la vie du quartier et le comportement
de ses habitants. J'en ferai une sorte de journal de bord qui me servira de
base pour ce bouquin que j'aimerais écrire sur la vie du détective et ses
méthodes d'investigation.
"…Jour un –
Arrivé ce matin vers 10h45 au Central. Calme plat. Sans doute trop tard
pour les travailleurs qui ont dû venir prendre leur café du matin avant le
boulot mais trop tôt pour les buveurs d'apéro. A l'extérieur, nombreux va-etvient entre la boulangerie, la supérette et les entrées d'immeubles. Ce sont
les ménagères qui font leurs provisions avant de se mettre aux fourneaux
pour préparer le repas de midi. Pas de jeunes en vue. Mais quelques petits
vieux (enfin plus vieux que moi) vont aussi faire leurs emplettes et rentrent
avec une baguette et un poireau dans leur cabas sans oublier de passer
par la pharmacie où ils doivent reconstituer leur stock de précieux
médicaments qui soulageront leurs maux ou les empoisonneront à petit feu
sans qu'ils s'en rendent compte…
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11h45 – Les enfants de la maternelle toute proche sont sortis. Ça piaille
et court dans tous les sens sur la place et les mères s'efforcent à grand
peine de ramener leurs bambins à la table familiale en leur promettant frites
et glace au chocolat. Presque en même temps, les hommes arrivent au
bistrot, en tenue de travail pour la plupart. Ce sont les ouvriers du chantier
de l'autre côté de la place. Toujours pas de jeunes.
Ah, enfin, voici mon rouquin ! Il s'installe à une table à l'extérieur pour
pouvoir fumer tranquillement la cigarette qu'il roule avec dextérité. Et
presque aussitôt ses copains arrivent aussi. Ils se saluent tous en se
frappant la main. Même salut pour les filles. Elles sont deux dans le
groupe. Ils rassemblent des chaises et forment un cercle assez serré
autour de la table du premier arrivé.
J'ai beau tendre l'oreille aussi discrètement que possible, rien
d'intéressant ne me parvient de leur conversation d'ailleurs assez peu
animée. Ils semblent n'avoir rien à se dire, ou s'être déjà tout dit et être
parvenus à un accord tacite sur je ne sais quel complot. Au bout d'une
demi-heure, le rouquin se lève le premier et les autres l'imitent. "A plus !
comme d'hab !" et ils se dispersent.
Je n'en saurai pas plus aujourd'hui.
Jour 2 – 3….5 –
Toujours le même scénario. Le groupe se réunit chaque jour à peu près
à la même heure. J'ai vraiment l'impression que le rouquin est le chef de
cette petite bande. Il arrive généralement le premier et semble exercer une
sorte d'autorité implicite sur ses copains.
Jour 6 –
Rien de nouveau si ce n'est qu'il me semble que le rouquin a déjà noté
ma présence. Lui paraîtrait-elle insolite ? A plusieurs reprises, il a tourné
son regard vers ma table. En a-t-il parlé aux autres ? Je me fais peut-être
des idées, mais j'ai maintenant l'impression que c'est moi qui suis surveillé.
Et par une demi-douzaine d'observateurs.
Il faudra que je change un peu mes habitudes et que j'aille prendre mon
café ailleurs, à la Brasserie de la Mairie de l'autre côté de la place par
exemple.
Jour 7 –
Mon poste d'observation est moins bon aujourd'hui. Je n'entends plus
rien des mots échangés mais j'ai tout le groupe dans mon champ de vision.
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Il me semble avoir saisi un échange de regards interrogateurs entre eux et
un haussement d'épaule de leur chef qui ne paraît se préoccuper de ma
"disparition".
Jour 8…10 –
Je suis repéré ! J'ai changé chaque jour de bistrot et, hier, j'ai même
décidé d'aller m'asseoir au bord de la fontaine, au centre de la place, pour
fumer ma pipe au milieu des quelques petits vieux qui se chauffent au
soleil. Mais ça n'a pas tardé, ils ont vite repéré ma présence et avant de se
disperser, le petit groupe est passé près de moi en me regardant avec
insistance. Suis-je toujours le chasseur ou suis-je devenu gibier ?
Jour 11 –
Coup de théâtre aujourd'hui ! J'avais décidé d'aller manger une pizza
dans le coin le plus reculé de la place. Alors que j'attendais pour passer ma
commande, c'est le rouquin que j'ai vu arriver en serveur. Sans avoir l'air
de me reconnaître, il m'a tendu la carte. Lorsque je l'ai ouverte, une
enveloppe adressée à Monsieur Gabin Latapie est tombée sur la table
alors que le serveur s'éloignait comme si de rien n'était.
Trop surpris pour réagir immédiatement, j'ai regardé cette enveloppe
pendant plusieurs secondes avant de songer à l'ouvrir !
"Monsieur le Détective,
Foin du jeu de cache-cache auquel nous nous livrons car nous avons
passé l'âge de jouer ! Il est temps d'aller droit au but. Nous savons que
vous êtes un détective à la retraite. Vous avez envoyé votre fille pour nous
espionner et nous faire parler. Mais c'est elle qui a parlé. Sans s'en rendre
compte ! Elle a encore des progrès à faire si elle veut faire carrière dans les
services secrets !
Mais vous, vous ne savez toujours pas qui nous sommes. Eh bien voici :
nous sommes un groupe d'anarchistes mais il n'y a rien d'autre à découvrir
à notre sujet. Pas de projet d'attentat, de manifestation, ni même de
révolution. Nous espérons que notre heure viendra mais nous savons aussi
que ce "grand soir" n'est pas pour demain et la révolution que nous
souhaitons est celle des esprits.
Alors, Monsieur le Détective, vous perdez votre temps ici !
Signé : Jim l'Espiègle."
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- Et voilà ! L'arroseur arrosé ! Pas brillant pour une fin de carrière. Allez,
je tourne la page. Fini définitivement le métier de détective. Et demain, je
vais m'acheter une canne à pêche !
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