Politique de santé et problématiques d`accès aux soins au Sénégal

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Politique de santé et problématiques d`accès aux soins au Sénégal
Politique de santé et problématiques d’accès aux soins au Sénégal : le
cas du Ferlo
Ousmane Ndiaye*
« Les interactions entre espaces urbains et ruraux mettent en perspective
la crise multiforme de l'État » (Fall, Gueye & Dia, 21.07.2006)
Les politiques ne se font pas seulement avec des actes, elles se font aussi avec des mots. Ou,
plus exactement, les mots eux-mêmes, une fois énoncés, deviennent des actes. Ces mots
servent à désigner des individus ou des groupes, à qualifier des problèmes et les institutions
pour les mesurer, à énoncer les solutions et les méthodes pour les évaluer, en somme à penser
l’action publique, ses objets et ses destinations. A cet égard, l’invention lexicale est infinie…
(Fassin, 2004, 7-8). Pour Didier Fassin, on peut à chaque époque suggérer la façon dont est lu
l’espace social et dont sont définis les modes d’intervention visant à les transformer, comment
se constitue l’ethos, autrement dit la manière culturellement codifiée et historiquement située
de considérer les choses qui nous entourent et de saisir notre place dans le monde. Ethos qui
caractérise une période et une société, et qui révèle non seulement ce qu’il en est de la vie des
hommes et des femmes, mais aussi ce qu’en font à la fois le sens commun et le regard savant.
Cependant, comment peut-on appréhender cet ethos dans le domaine de la santé et l’accès aux
soins des populations diminuées ? Comment les constructions socioculturelles peuvent
influencer l’accès aux soins de la population du « Ferlo » au Sénégal ?
Depuis l’indépendance, la vie sociale, politique et économique au Sénégal reposait sur un
système de valeurs marqué à la fois par le « contrat social sénégalais » (Cruise O’Brien, 1992)
et par le mythe de l’intellectuel, incarné ici par le modèle senghorien et les figures de réussite.
Après son indépendance, le Sénégal a bénéficié des investissements du gouvernement
postcolonial, axés surtout vers les secteurs de l’éducation et de la santé. Ces deux secteurs ont
occupé une place centrale et ont connu une expansion continue jusqu’à la fin des années 1970.
De manière spécifique, pour le secteur de la santé, l’accent a été mis sur le développement
d’infrastructures modernes destinées à la majorité de la population. Des premiers centres de
santé aux plus grands hôpitaux, surtout implantés en ville, et les centres médicaux spécialisés,
l’expansion du secteur de santé « moderne » était traitée comme un des objectifs tangibles de
l’indépendance et ce secteur recevait des investissements publics relativement importants. Au
* Doctorant en sociologie–anthropologie sous la direction du Pr Ahmed Ben Naoum, chercheur au VECT EA
2983 SALAM (Sociologie et Anthropologie des Labilités, des Altérités et des Mobilités).
1
même moment, une attention plus soutenue fut portée à la formation des personnels de santé –
infirmières, sages-femmes et médecins – à la fois localement et à l’étranger. L’accès de cette
population aux structures de soins et aux médicaments en quantité et en qualité constitue un
maillon essentiel dans cette action des pourvoir publics (Badji, 2008). Outre les médicaments
et produits pharmaceutiques importés, on notait l’existence d’un circuit de fabrication locale.
Jusqu’au milieu des années 80, la plupart des centres médicaux publics ont bien fonctionné.
Ils étaient bien approvisionnés en médicaments et en personnel. Les subventions
gouvernementales servant à leur fonctionnement étaient également régulières même si elles
s’avéraient insuffisantes. Par conséquent, les établissements publics de santé avaient la
confiance du public et étaient souvent le premier choix de la plupart des patients à cause de la
qualité de leurs services et des équipements mis à la disposition du personnel. Cette situation
allait, néanmoins, changer rapidement dès le milieu des années 1980, à la suite des crises
économiques que traversaient les pays africains, l’un après l’autre ; le secteur de la santé a
subi des revers dont il ne s’est pas remis. En plus des réductions drastiques dans l’allocation
de fonds par les gouvernements, le secteur allait connaître un exode massif de son personnel
qualifié du fait de différents facteurs. La fuite des cerveaux du secteur de la santé publique
était alimentée par la détérioration des infrastructures physiques et des équipements dans la
plupart des institutions de santé, les pénuries sévères de médicaments et autres fournitures, la
baisse des rémunérations du personnel de santé publique et la détérioration de
l’environnement de travail qui décourageaient l’excellence professionnelle. A cela s’ajoute la
mise en place de cliniques privées destinées à la population riche.
Il est généralement établi dans la littérature que la santé est, à tous les niveaux, un bien public.
S’il en est ainsi, alors il est également important qu'une attention sérieuse soit prêtée à la
gestion du système de santé. Comme espace et vecteur de rapports de force dans la société, le
système de santé incarne et pose les questions de l'accès, de l’équité, de la justice et de la
pérennisation qui exigent d’être suivies pour une compréhension correcte du fonctionnement
et de la fonctionnalité du système. Dans le contexte spécifique africain, les questions d’accès,
d’équité, de justice et de pérennisation dans le système sanitaire sont plus pressantes.
La santé a un coût, un coût qui pose de réelles difficultés de régulation et d’évaluation compte
tenu de la spécificité du secteur. Ce sont les politiques de santé qui mettent l’accent sur la
régulation et l’évaluation du « marché des soins ». Selon Pierre Muller, une politique de santé
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peut être définie comme un processus de médication sociale, ayant pour but de prendre en
charge les désajustements entre le secteur de la santé et l’ensemble de la société (Muller,
1990). Une politique de la santé consiste à gérer la place, le rôle et la fonction du secteur de la
santé par rapport aux autres secteurs. De ce fait, une analyse socioanthropologique serait
nécessaire pour mieux appréhender les problèmes d’accès aux soins et des principales causes
de mortalités et de morbidités évitables au Sénégal et particulièrement dans le milieu rural
comme le ferlo. Ces problèmes sont liés parfois aux discriminations sociales, à une pauvreté
extrême, à la corruption, aux disparités économiques et à une absence de politique sociale
relative à la santé de la population et à un non respect des droits fondamentaux de l’homme.
Le droit à la santé fait partie des droit essentiels de l’homme. L’accès aux soins reste un droit
fondamental.
Le Ferlo et ses problèmes de santé
Le Ferlo constitue un vaste hinterland compris entre la vallée du Fleuve Sénégal au Nord, et
l’ancien royaume du Djolof au Sud. Cette zone, traditionnellement peu peuplée, apparaît
comme une région presque exclusivement vouée à l’élevage et à l’agriculture. Il s’agit d’une
population éparpillée en général, voire clairsemée, bien que de fortes concentrations humaines
s’observent notamment à Linguère, Ranérou, Dodji, Barkédji et Labgard On note également
dans les villages une forte domination des femmes, des “vieux” et beaucoup d’enfants.
L’accès à l’eau est central dans les processus productifs et dans la vie des ménages. Que ce
soit chez les Peuls comme les Wolofs, le constat est généralisé que, sans eau, la vie devient
impossible. Cela l’est d’autant plus pour les pasteurs et agropasteurs obligés de transhumer.
Les populations sédentaires du Ferlo trouvent les moyens de sécuriser leurs investissements et
leurs productions par l’implantation de forages dans certains sites comme Barkédji, Labgar et
Dodji. Les pratiques coutumières d’accès à l’eau sont quasi standardisées depuis l’existence
des forages mécaniques à haut débit.
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Figure 1 Forage de Labgare
L’économie du Ferlo est dominée par le secteur primaire : l’élevage et l’agriculture. Mais les
aléas de la pluviométrie, la précarité des greniers, menacent et détériorent les récoltes qui se
produisent d’année en année. Encore faut-il souligner deux effets bénéfiques de cette vie
rurale : d’une part la possibilité de systèmes de troc portant sur les céréales et produits vivriers
qui expliquent que la sous-nutrition est moins fréquente en brousse que dans les quartiers
déshérités des grandes villes comme Dakar; d’autre part la prévalence amoindrie des maladies
par excès alimentaire (obésité, diabète...) par rapport à la ville.
Les niveaux de vie sont faibles. Les “gros propriétaires” sont l’exception. Paysans et éleveurs
occupent une faible part du P.N.B. ; ils sont réduits à une économie de subsistance avec, au
mieux donc, des possibilités de troc. Il n’est pas rare que, dans le Tiers Monde, de précieuses
ressources soient gaspillées ou inexploitées. L’isolement et l’enclavement de certains villages
font de ce citoyen rural un “citoyen de seconde zone”, exposé aux défauts ou méfaits d’un
assainissement insuffisant : habitat précaire, encombré et insalubre (bien qu’il soit à certains
égards, adapté à la latitude), eaux de surface polluées, puits et forages parfois éloignés, etc.,
mais surtout prolifération des nuisances que constituent insectes, rongeurs, serpents et
scorpions ou encore accumulation des déchets de l’homme et de la collectivité.
Une part importante de la population du Ferlo est nomade. Cette population nomade se
caractérise par les déplacements répétés qu'elle effectue, en réponse aux contraintes
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écologiques ou économiques de l’environnement. D’une manière générale, l’accès aux soins
demeure problématique pour la plupart des communes, communautés rurales et villages du
Ferlo, et la situation tend même à s’aggraver avec la crise économique et la montée ou plutôt
la remontée alarmante de la pauvreté dans nombre de zones. A cela s’ajoutent les problèmes
d’accès à l’eau, l’électricité et les routes qui relient les postes aux centres de santé ne sont pas
praticables, surtout au moment de l’évacuation ou du transfert des malades.
A coté de la disponibilité, de la qualité, de l’acceptabilité, c’est l’accessibilité qui donne aux
soins tout leur sens. Dès lors, il est aisément perceptible que cette notion d’« accessibilité »
peut s’entendre sous plusieurs rapports. Mais par rapport à l’objet de ma thèse et de mes
recherches relatives à l’accès aux soins dans le Ferlo, je l’appréhende ici sous trois groupes de
facteurs : facteurs géographiques, facteurs socioculturels, et facteurs financiers.
1. Facteurs géographiques de l’accès aux soins
L’accès géographique concerne la disponibilité concrète de service de santé et la chance dont
un groupe social bénéficie afin d’y accéder dans des conditions géographiques favorables
(climat, desserte routière et distance entre le centre départemental et les postes de santé).
Du point de vue géographique, la volonté politique se voit neutralisée par une répartition
incohérente des structures de soins, et donc des personnels de santé. On peut noter un
déséquilibre de la carte sanitaire, une concentration des potentialités du secteur dans la région
de Dakar. En effet, sur les 913 postes de santé que compte le Sénégal, Dakar dispose de 119.
En ce moment, les zones périphériques se caractérisent par une carence qui peut être liée à
deux facteurs. D’une part, au niveau structurel : le milieu rural ne bénéficie pas vraiment
d’une considération réelle dans les politiques de planification. Pour cela et selon le Professeur
Abdou Salam Fall, la campagne est par essence le domaine de la nature, de ses largesses mais
également de ses contraintes (Fall, Gueye, Dia, 2006). La ville, du fait des effets de site et de
concentration, gère d'innombrables problèmes d'environnement qu'elle transfère de plus en
plus à un milieu rural dont les ressources naturelles s'amenuisent dangereusement. D’autre
part, la situation du milieu rural s’explique par un manque de personnel : les professionnels de
santé refusent souvent d’exercer dans les zones reculées, évoquant des conditions de travail
défavorables. Une telle insuffisance des moyens mis au service de la santé dans le Ferlo
s’accompagne le plus souvent d’une centralisation excessive des infrastructures au niveau de
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Dakar, inconvénient auquel s’ajoutent l’éloignement de certains centres d’habitation et les
difficultés de communication (téléphone, internet, rareté des transport en commun).
On constate, avec l’alternance politique, une forte construction des postes de santé à travers le
pays. Or, ce n’est pas en multipliant les infrastructures qu’une vraie solution peut surgir, c’est
plutôt en augmentant la qualité de l’existence, la qualité du niveau de vie, la qualité des soins,
la gestion et le respect de la qualification professionnelle du personnel de santé, des centres et
postes de santé équipés1, et surtout en favorisant l’équilibre entre les coûts des soins et le
niveau de vie de la population. En outre, la santé de la population du Ferlo dépend d’une
satisfaction des besoins élémentaires comme des conditions nutritionnelles satisfaisantes ou
de l’accès à l’eau potable qui devient un des problèmes rencontrés dans le Ferlo. Cependant
en dehors des communes, cette population n’arrive pas à consommer de l’eau potable.
Figure 2 : transport de l'eau
En saison des pluies, certaines populations et surtout les éleveurs nomades utilisent l’eau des
marigots pour satisfaire leurs besoins nutritionnels. En plus, selon l’ICP (Infirmier chef de
poste) de Labgare Mr Kasse, « certaines populations du Ferlo habitent 15 à 20 km du forage,
elles sont obligées d’utiliser des chambrse à air pour transporter l’eau. Cette eau n’est pas
1 La plupart des postes de santé que nous avons visités n’ont pas une ambulance qui leur permet de transférer
les malades vers les centres ou districts sanitaires.
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potable, ce qui pose souvent des problèmes de santé et des maladies très fréquentes comme la
dysenterie, la diarrhée (…) ».
Certains statuts comme ceux du médecin ou de la sage-femme sont liés à l'acquisition d'un
diplôme. La légitimation d'autres fonctions, comme l’ASC (Agent de Santé Communautaire),
le Dépositaire2 ou la Matrone, est plus incertaine ; enfin d'autres activités n'exigent pas de
réelles compétences techniques (manœuvre, gardien). Habituellement, ces postes s'acquièrent
grâce à divers réseaux de connaissance. Mais une fois dans la place, il faut y rester car c'est
aussi en restant que l'on obtient la place. Par rapport à cette dynamique l’ASC de Dodji Mr Ba
disait lors de notre entretien : « Je suis le plus ancien dans ce poste de santé, plus ancien que
l’ICF. C’est moi qui assure l’ordre le matin à l’arrivée des patients, je fais les soins, les
injections et explique les malades comment ils prennent les médicaments. Lors des fêtes
religieuses comme la tabaski c’est moi qui remplace l’ICP (…) ».
Le personnel de santé du Ferlo est composé pour la plupart : de Médecins, Sages-femmes et
Infirmier pour les centres de santé, des ICP (Infirmiers Chef de Poste) et un nombre important
de Matrones et d’ASC pour les poste de santé. En effet, l’analyse de la pratique de certains
actes du personnel de soins, comme les injections, ou la pose d'une perfusion, voire même un
accouchement, montre qu’ils peuvent être considérés comme de simples techniques, au même
titre que changer une roue. Dans bien des cas, l’ASC ou l’« apprenti infirmier » ne considère
que l'aspect visible et technique de l'acte, le plus souvent aux dépens de ses raisons cliniques
et thérapeutiques. Il n'est d'ailleurs, en cela, pas très éloigné des Matrones qui définissent
fréquemment leur travail comme consistant uniquement à réaliser des accouchements, tout en
oubliant ainsi ce qui concerne les divers suivis pré ou post-natals.
L’accès aux médicaments et aux traitements
L’ambigüité de l’accès aux médicaments, dans un contexte de précarité, constitue un obstacle
réel au Sénégal et surtout dans le milieu rural. L'accès aux médicaments est devenu un sujet
qui interpelle les États et les organismes internationaux. L’ampleur de cette question se
mesure par le SIDA ainsi que d’autres maladies infectieuses. La malaria tue 1 million de
personnes en Afrique chaque année, soit 3000 par jour. Des épidémies et des pandémies, qui
s'étendent au-delà de ces deux exemples, frappent avant tout les pays pauvres. Le problème
2 Sur mon terrain d’étude, le Dépositaire est celui qui assure la vente des médicaments et la gestion financière du
centre ou poste de santé.
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d’accès ou de consommation des médicaments dans ces pays n’est-il pas plus fréquent en
milieu rural, si des personnes meurent chaque jour par manque de vaccin ou de médicaments
rares ? Selon l’Observateur : « les grèves cycliques constatées dans les hôpitaux ont comme
principale conséquence de faire oublier les vraies priorités que sont la prise en charge
efficiente des patients. Le dernier exemple en date est la mort tragique, faute d’un sérum
antivenimeux, d’une fille de douze douze ans. Originaire de Keur-Massar, dans la banlieue de
Dakar, Bineta Sow a été mordue par un serpent, le 30 octobre dernier, alors qu’elle jouait avec
ses camarades de même âge. En effet, selon des sources concordantes, partout où elle est
passée, ses parents n’ont pas trouvé le vaccin antivenimeux qui aurait pu la maintenir en vie.
Après être passés par trois structures sanitaires, ses accompagnateurs ont, finalement mis la
main sur le précieux Sésame à l’Hôpital Le Dantec. Mais c’était trop tard. Bineta Sow, élève
en classe de Cm1 à l’école Castors Sotrac de Keur-Massar, avait déjà poussé son dernier
soupir. C’est, pourtant, la énième fois, que des situations pareilles se posent dans cette
localité. »3. Ce cas a eu lieu dans la banlieue de Dakar, capitale du Sénégal, où se concentrent
la plupart des hôpitaux du pays. Comment les populations du Ferlo, dans la zone sylvopastorale, pourraient vivent cette situation qui pose problème au niveau de la capitale ? On a
souvent coutume de dire que l’offre de soins est meilleure en ville qu’en campagne … Mais,
en réalité cette offre de soins n’est bien souvent que virtuelle : « tous les citadins n’ont pas le
même accès à ces soins, faute d’argent de couverture sociale, de conscience de la gravité de
certains maux voire plus scandaleusement d’introduction pour entrer à l’hôpital » (Fassin &
Jaffré, 2000).
Au Sénégal, cohabitent, par ailleurs, les secteurs pharmaceutiques public, privé et informel.
Considéré comme « la plaie » du système de santé du Sénégal, Keur Serigne Bi était une des
maisons de vente illicite de médicaments au cœur de la capitale sénégalaise. Ce système de
vente de médicaments illicites existe également presque dans toutes les villes du Sénégal, et
surtout Dakar et Touba, la deuxième ville la plus peuplée. Dans le Ferlo, cette vente illégale
se fait sur les Louma, marchés hebdomadaires répandus au Sénégal.
3 L’Observateur, « Faute de Vaccin antivenimeux », Jeudi 13 novembre 2008.
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Figure 3 un marchand ambulant vendeur de médicament et d'autres produits
Figure 4 commerce de médicament dans le Louma de Dodji « marché hebdomadaire »
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2. Facteurs culturels d’accès aux soins dans le Ferlo
L’accès culturel qui est lié à l’acceptabilité et au respect, peut être entravé par des obstacles
linguistiques, des croyances et des normes culturelles, parfois accentués par le comportement
du personnel sanitaire.
La santé, pas plus que la maladie, n'est un domaine réservé à la médecine, aux médecines,
mais elle concerne la société tout entière. Toutes les nuances de celle-ci se reflètent au sein de
chacun des soins disponibles. Pas plus que les pratiques traditionnelles, les techniques les plus
avancées ne sont autonomes ni face à la culture qui construit les catégories de la connaissance
et qui oriente les perceptions et les attentes, ni face à l'organisation sociale qui structure la
répartition des rôles, des pouvoirs et de l'accès aux moyens.
Chaque culture a juste une manière différente et idiosyncrasique de concevoir l’homme et son
univers (Goussebaire, 2002). Des savoirs, des pratiques, des croyances, tout autant que des
expériences spirituelles originales, transmis oralement, aussi bien d’Afrique que d’Asie,
offrent un champ extrêmement large pour guérir. Pour l’auteur, il n’y pas une médecine
universelle, objective et rationnelle, capable de soigner ici et ailleurs ou même de prévenir
toute sorte de maux et de maladies. Ce qui guérit les uns ne guérit pas forcément les autres, et
les conceptions que l’on se fait de l’origine de la maladie influent sur les remèdes et sur les
processus de guérison. La plupart de nos enquêtés estiment que les premiers soins sont assurés
par la famille. La famille et la femme rurale sont considérées, dans cette étude, comme des
actrices de l’éducation et de la santé. C’est au sein de la famille que l’on définit les premiers
recours aux soins ; l’orientation du malade vers les traitements modernes ou traditionnels.
Celui qui détient le pouvoir de décision au sein de la famille est appelé Borom keur, le chef de
famille. La famille rurale a tendance à exercer son recours à la médecine traditionnelle ou à la
pharmacopée. Pour cette étude, ce recours s’explique, d’une part, par une croyance et une
confiance accordées à la thérapie traditionnelle et, d’autre part, par des coûts très élevés des
services des structures de santé. A ce propos Daouda Gueye, un Médecin du centre de santé
de Ranérou, nous disait : « On reçoit parfois des malades très fatigués. Ils commencent leur
traitement à la maison, avec la médecine traditionnelle et ils font recours à l’hôpital quand la
maladie commence à dominer le patient ».
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La santé est considérée de façon récurrente par les femmes comme une ressource leur
permettant d’accomplir leurs tâches quotidiennes au profit des membres de la famille. Pour
les femmes, un lien fort est postulé entre santé, travail domestique et vie familiale (Mebtoul,
2005, 128). Cette situation et cette position de la femme dans la famille est manifeste dans le
Ferlo, car c’est elle qui s’occupe de :
•
L’alimentation et recherche de bois mort
•
L’éducation des enfants
•
La recherche de l’eau parfois à une distance allant de 10 à 15 km
•
L’accompagnement des malades dans les structures sanitaires
Pourtant longtemps, dans la société sénégalaise et jusqu’à présent dans certain milieux, la
femme occupe un rôle particulier dans la gestion du foyer et surtout la santé de la famille
(hygiène, alimentation). Elle est considérée comme vecteur d’informations sur les problèmes
de santé, d’éducation, d’hygiène, de connaissance de la maladie ou de l’épidémie et du
diagnostic élémentaire comme l’identification des signes primaires de certaines maladies et le
suivi des traitements. Elle est ainsi considérée comme « le premier médecin » au sein de la
famille et plus encore si on y ajoute son rôle considérable dans le domaine de l’éducation.
Par ailleurs, on peut observer un système de solidarité bien organisé sur la base des valeurs
culturelles. Cette solidarité africaine est l’expression de la société communautaire où personne
n’est censé progresser seul. Dans celle-ci, personne n’est perçu comme un individu
indépendant (Courade, 2006, 208-209), mais comme un élément participant d’un ensemble où
tout se tient. Lorsque des personnes vous assistent aux moments difficiles (maladie,
hospitalisation, achat des médicaments, deuil, funérailles) ou lors des événements de bonheur
(baptême, mariage…), vous êtes tenu à faire autant pour eux quand un événement de ce genre
les touche. C’est une solidarité mécanique au sens durkheimien qui prend sa racine au sein de
la famille et qui se manifeste dans toutes les instances de la vie et surtout, en ce qui concerne
cette étude, dans les processus d’assistance sanitaire (accompagnement des malades, visite
sans cesse des personne hospitalisées, soutien sur l’achat des médicaments…).
Outre ce système de solidarité, le mécanisme du contrôle social constitue un phénomène
socioanthropologique dans le Ferlo. Dans ce milieu traditionnel, les familles, ici larges, ont
toujours exercé une étroite surveillance des jeunes filles et garçons pour limiter les grossesses
illégitimes. Ceci partait aussi du fait que les familles tenaient (et certaines y tiennent encore)
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fermement à marier leurs filles vierges pour éviter le déshonneur. Il était coutumier dans
beaucoup de régions du Sénégal, et cela demeure encore valable aujourd’hui, de marier les
filles très jeunes pour ne pas leur donner l’occasion de se répandre. Les mariages précoces
constituent l’une des causes de la mortalité maternelle dans le Ferlo. Dans la tradition
musulmane, cette pratique est encore exigée, surtout dans les sociétés où les préceptes
religieux sont appliqués avec rigueur : les remariages immédiats après divorce et la polygynie
(abusivement appelée polygamie) multiplient ainsi les occasions pour éviter à tout prix aux
filles d’être des « mères célibataires » reconnues comme un non-sens par l’Islam (Bensouna
& Boucebci, 1977), qui est la religion dominante dans le Ferlo.
En plus des facteurs socioculturels d’accès aux soins dans le Ferlo, l’accouchement à
domicile constitue un des problèmes évoqués par les professionnels de santé que nous avons
rencontrés. L'accouchement à domicile domine largement, complété par des accouchements
dans des centres des postes de santé, sous la responsabilité d'un(e) infirmier(ère) ou d’une
matrone (les sages-femmes restant concentrées dans les centres de santé), avec d'énormes
problèmes d'évacuation routière. Pour bon nombre de femmes, l'idéal est d'accoucher dans la
discrétion, c'est-à-dire sans l'assistance de la matrone ou de l'accoucheuse. Un tel acte est
valorisé socialement et considéré comme une sorte de courage.
Au delà de l’aspect culturel, le niveau d'instruction est très significativement associé à la
qualité de l'assistance pendant l'accouchement. En effet, l'analyse de cette étude dans le Ferlo
révèle que plus le niveau d'instruction augmente, plus les femmes sont susceptibles
d'accoucher avec l'assistance d'un personnel qualifié. Le niveau d’instruction est une source
de capital humain basé sur les connaissances et le capital social qui permettent aux familles et
à la femme de mesurer les risques de l’accouchement à domicile. C’est aussi un déterminant
des compétences et des réseaux. Mais il est tout aussi important de prendre en charge les types
d’instruction et de savoirs locaux existants (pharmacopée, pastoralisme et connaissances
mystiques), souvent nécessaires pour les pratiques socioculturelles.
Le niveau de vie aussi fait partie des variables qui influent beaucoup sur l’accouchement à
domicile et le suivi des traitements post-natals chez les femmes rurales. Son influence sur la
demande de soins a été établie et confirmée par de nombreux travaux, le nôtre ne faisant pas
exception. En effet, l'analyse montre une association très significative entre le niveau de vie et
la continuité des soins, le suivi des traitements post-natals. Pour Aissata Ka, la Sage-femme
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du centre de santé de Ranérou, « les accouchements à domicile sont très fréquents dans cette
zone et la plupart des familles sont nomades ce qui pose problème pour un bon suivi des CPN
(Consultation Post-natale) (…)».
3. Facteurs socioéconomiques et financiers d’accès aux soins
L’accès économique est relatif aux coûts plus ou moins abordables des services de santé. Il est
nécessaire de mettre en rapport les revenus de la population et le coût des services de santé.
Dans le financement direct, c’est-à-dire les dépenses de santé supportées individuellement, il
est fréquent que la plupart des patients ou accompagnants des malades de cette zone d’étude
critiquent la cherté des soins offerts par les différentes structures sanitaires. Ces coûts parfois
très élevés expliquent la sous fréquentation : la plupart des personnes choisissent de ne pas se
rendre dans les unités de soins par crainte financière (Samb, 2005).
L’état de santé n’est pas uniquement le résultat d’un comportement individuel mais il est aussi
lié aux revenus, aux modes d’alimentation et de vie, aux pratiques culturelles. Et à travers ces
facteurs, les écarts se creusent parfois dès la petite enfance. Les politiques de santé ont peu de
chances d’avoir la moindre efficacité si la dimension sociale et la dimension des inégalités
sociales, ne sont pas prises en compte.
Les inégalités devant la santé
Au Sénégal, les inégalités en matière de santé touchent l’accès aux services sanitaires et leur
utilisation par les « usagers ». Elles sont parfois évitables et injustes parce qu’associées à des
circonstances socioéconomiques comme le niveau de richesse ou la position géographique,
qui place systématiquement certains groupes sociaux en situation désavantageuse. Elles sont
d’ordre social, elles constituent une violation du précepte de base de la justice sociale, selon
laquelle tous doivent avoir une chance égale d’être en bonne santé.
Pourquoi la mortalité maternelle enregistrée est-elle élevée dans certaines régions du Sénégal
et basse dans d’autres ? Pourquoi l’accès aux soins médicaux est plus favorable pour certains
alors que d’autres ont du mal à se faire soigner au niveau des institutions sanitaires ? Pourquoi
certaines catégories sociales bénéficient d’un soutien médical ou d’une sécurité sociale alors
que d’autres ne peuvent pas en bénéficier ?
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Voilà autant d'interrogations qui laissent penser que les sociétés ne sont pas égales face à la
maladie et ou à la santé. La réponse ne se situe-t-elle pas dans la combinaison de l'influence
de l'environnement et de l'impact des comportements sociaux ? Peut-on faire l’économie dans
cette problématique de l’aspect socio-économique et naturel?
Les inégalités d’accès aux soins et les politiques sanitaires influent sur la façon dont les gens
vivent et sur le risque de maladie et de décès prématuré auquel ils sont exposés. Si nous
voyons avec émerveillement l’espérance de vie continuer à s’allonger et l’état de santé
s’améliorer encore dans certaines parties du monde, c’est avec inquiétude que nous les voyons
stagner au Sénégal et dans plusieurs pays du Tiers-monde. Une petite fille qui vient au monde
aujourd’hui peut espérer vivre plus de 80 ans si elle naît dans certains pays, mais moins de 45
ans dans d’autres. On observe au sein même de ces pays de très grandes différences d’état de
santé qui sont étroitement liées à la condition sociale. L’espérance de vie d’un enfant est
extrêmement variable selon l’endroit où il naît. Au Japon ou en Suède, ils peuvent espérer
vivre plus de 80 ans ; au Brésil, 72 ans ; en Inde, 63 ans ; dans plusieurs pays africains, moins
de 50 ans. Partout dans le monde, les différences d’espérance de vie sont aussi énormes à
l’intérieur des pays. Chez les plus pauvres parmi les pauvres, les taux de morbidité et de
mortalité prématurée sont très élevés. Mais il n’y a pas que les plus démunis qui soient en
mauvaise santé. Dans tous les pays, quel que ce soit le niveau de revenu national, la santé et la
maladie suivent un gradient social : plus la condition socio-économique est basse, moins la
santé est bonne. Des disparités de pareille ampleur, tant entre pays qu’entre populations d’un
même pays, ne devraient tout simplement pas exister.
Ces inégalités en santé, qui pourraient être évitées, tiennent aux circonstances dans lesquelles
les individus grandissent, vivent, travaillent et vieillissent ainsi qu’aux systèmes de soins qui
leur sont offerts. A leur tour, les conditions dans lesquelles les gens vivent et meurent ne
dépendent-ils pas de forces politiques, sociales et économiques?
Les politiques sociales et économiques déterminent en grande partie les chances qu’un enfant
a de se développer pleinement et de mener une vie épanouie. Le thème de l'inégalité devient
dès lors, au cours de ces dernières années, une question clé de la problématique du système de
santé sénégalais. D'une part, une logique de filières de soins, qui intègre l'ensemble des
prestataires liés à la pathologie en cause, est substituée à celle de la segmentation des
traitements prescrits dans le cadre d'une médecine fragmentée par une vision organiciste et
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par une trop grande division de ses intervenants, y compris par le cloisonnement des
établissements de soins ; d'autre part, la notion de santé est élargie, elle prend désormais en
compte des problèmes sociaux, en se fondant sur une dimension de bien-être qui jusqu'alors
était étrangère à une médecine à dominante curative. Cette triple approche des inégalités
territoriales, de l'équité sociale et d'une prise en charge partielle connaît des manifestations qui
peuvent parfois sembler contradictoires ; parfois elles consistent en un appauvrissement de
l'offre de santé territorialisée.
L’insuffisance des moyens mis au service de la santé de la population sénégalaise
s’accompagne le plus souvent d’une centralisation excessive des infrastructures dans la région
de Dakar au détriment d’autres régions comme Matam, Louga, Tambacounda, Kolda… A cet
inconvénient majeur s’ajoute l’éloignement de certains centres de santé ou cases de santé et
des difficultés de communication s’y suirajoutent. A cela s’ajoute enfin la problématique de
l’eau potable, de l’électricité dans ces centres ou cases de santé, des difficultés de transfert ou
d’évacuation en cas d’urgence des malades relatives au manque de logistique (ambulances) et
du fait de l’impraticabilité des routes.
L’analyse de ces problèmes et les principales causes de morbidité et de mortalité évitables au
Sénégal montre qu’ils sont liés aux disparités économiques sociales, à une pauvreté extrême, à
une absence de politique sociale relative à la santé de la population et au respect des droits
fondamentaux de l’homme. En effet, le droit à la santé fait partie des droits essentiels de
l’homme. L’accès aux soins reste un droit fondamental.
C’est ainsi que l’étude de l’accès aux soins de santé dans le Ferlo au Sénégal révèle des
signes frappants d’inégalité et d’utilisation des services de santé, découlant de différences de
revenus et d’enclavement de certains postes ou centre de santé…
Dans cette étude, les femmes, les enfants et généralement les pauvres ont une probabilité
moindre que les plus riches dans l’utilisation des services de santé de base comme les soins
prénatals, les moyens de contraception modernes, l’accouchement assisté par un professionnel
et la vaccination. De la même manière, les populations rurales ont une probabilité moindre
que les populations urbaines d’avoir avoir accès aux services de santé. Ces inégalités sont plus
extrêmes dans les domaines de logistique, personnel sanitaire, renouvellement des fournitures
sanitaires qui aboutissent à des inégalités considérables de la mortalité et morbidité infantile et
maternelle, et des chances de vivre le plus longtemps possible.
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Entendre, sans les analyser, les discours des politiques de santé publique, « c’est surestimer
considérablement ses moyens et son efficacité réels » (Dozon & Fassin, 2001, 12).
Le Sénégal a adopté dans sa politique de santé la stratégie des soins de santé primaires dont
l’objectif principal est d’assurer les soins de santé à tout le monde, une évaluation a permis de
détecter une inégalité criarde face à l’accès aux soins. On vient de le vérifier, et c’est pour
cela qu’une réflexion approfondie s’impose sur les causes de cette inégalité.
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