Cahiers d`histoire. Revue d`histoire critique

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Cahiers d`histoire. Revue d`histoire critique
Cahiers d'histoire. Revue
d'histoire critique
94-95 (2005)
Des révoltes de l'Europe à l'Amérique au temps de la Révolution française (1773-1802)
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Michel Biard
Conclusion ................................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Michel Biard, « Conclusion », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 94-95 | 2005, mis en ligne le 01
janvier 2008, Consulté le 03 février 2012. URL : http://chrhc.revues.org/index1116.html
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Conclusion Michel Biard
Conclusion Pagination de l'édition papier : p. 211-220
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La journée d’étude tenue à Rouen le 21 janvier 2005 et dont les Cahiers d’Histoire publient ici
les communications a assurément permis de dégager des logiques qui, au-delà de nombreuses
différences bien réelles, permettent de lier les révoltes et révolutions au cœur de la question
proposée au capes et à l’agrégation d’Histoire pour 2005-2006 (quelque vingt ans après une
question assez proche, ce que souligne fort à propos la communication de Claude Mazauric,
avec un « paysage » historiographique pour le moins modifié). Rappelons avec force que
les historiens réunis à cette occasion ne prétendaient en rien proposer une synthèse couvrant
l’ensemble de cette question, mais simplement apporter des approches différentes sur des
sujets rassemblés autour du thème choisi pour cette journée d’étude et, à terme, suggérer
l’existence de possibles logiques comparatives.
Ces logiques apparaissent tout d’abord dans les sources et le déroulement des révoltes
populaires, comme le montre la communication de Guy Lemarchand pour les campagnes
européennes, où, en dépit des particularités propres à chaque État, voire région géographique,
se retrouvent d’indéniables similitudes dans les facteurs de révolte, dans les gestes
« rébellionnaires », dans les objectifs recherchés par les émeutiers. Pour ne citer qu’un
exemple, il va de soi que la conjoncture économique et les décisions des gouvernants en
matière de commerce des grains pèsent très lourd dans la montée des tensions au XVIIIe siècle,
comme l’illustrent l’explosion de la guerre des farines en 1775 ou, deux décennies et une
révolution plus tard, les troubles populaires du printemps 1795 en France. Ces révoltes ne
sauraient être analysées uniquement comme le fruit d’aspirations tournées vers le passé, au
nom d’un ordre traditionnel ou d’un passé idéalisé. Réagir contre ce qui agresse, notamment
ce qui vient de l’extérieur rompre des équilibres, n’est certes point incompatible avec la
volonté d’agir pour réclamer la reconnaissance de droits nouveaux. Ainsi passe-t-on lors
de la Révolution française de la « peur du pain en fuite » (formule que j’emprunte à Piero
Camporesi) à la revendication du droit au pain. D’un mouvement défensif naît un mouvement
offensif dans lequel la volonté s’épelle en termes de droits, et cette notion de droits à obtenir et/
ou à défendre peut évidemment cheminer avec les divers vecteurs qui diffusent la politisation.
La presse, notamment la presse francophone dans les pays étrangers (voir, à ce sujet, la
communication d’Éric Wauters), peut ainsi jouer un rôle décisif pour diffuser ces nouveaux
droits issus de la Révolution française. Guy Lemarchand souligne ici à quel point les nouvelles
venues de France ont pu çà et là servir de catalyseur à des révoltes, voire à des velléités
révolutionnaires. Il serait à cet égard intéressant de se pencher sur ce qui a pu filtrer dans
les pays étrangers – à travers la presse, des correspondances, des récits, etc. – des nouvelles
conceptions et de la redistribution de la propriété foncière en France (que Bernard Bodinier
évoque dans sa communication). Reste que ces nouvelles venues de France peuvent aussi
très vite subir les foudres de la censure, ainsi, lorsque la Convention nationale juge et met à
mort Louis Capet le 21 janvier 1793, le vice-roi de Mexico a tôt fait, Inquisition à l’appui,
de renforcer le contrôle de la circulation des idées en Amérique espagnole. L’immensité
géographique qui sépare la place de la Révolution, où est tombée la tête du ci-devant roi,
des colonies espagnoles d’Amérique ne paraît pas suffisante à elle seule pour empêcher la
diffusion des nouvelles du régicide, ce qui en soi est lourd de sens.
Logiques similaires et comparaisons possibles encore, lorsque plusieurs des communications
mentionnent la conception d’un peuple souvent jugé bon, voire même « ami de l’ordre »,
mais dont il convient de se méfier afin qu’il ne devienne pas « populace ». Cette véritable
peur sociale, cette insécurité redoutée des possédants, cet échec possible des systèmes de
régulation sociale sont décrits par Christine Le Bozec 1pour des notables rouennais comme
frappés de stupeur face aux mouvements populaires, ou encore par Éric Saunier à propos du
redouté faubourg populaire d’Ingouville au Havre. Certes, les émeutes populaires ne touchent
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pas les deux grandes villes de Seine-Inférieure au même moment, chacune ayant ses rythmes
émeutiers propres en liaison avec des particularités indéniables (Éric Saunier le souligne pour
les villes portuaires normandes où règne initialement une « paix sociale » dont il relève
le caractère artificiel), toutefois c’est bel et bien la même peur sociale qui est à l’œuvre.
Sans exclure l’intégration politique, la nécessité du maintien de l’ordre social est en effet
omniprésente, attestant à merveille le lien conflictuel entre révoltes et Révolution française.
La répression contre certains émeutiers à Rouen dès les tout premiers temps de la Révolution
est à cet égard significative. Si j’ose l’écrire ainsi, on ne pend pas impunément un homme pour
le simple fait d’avoir demandé l’aumône « avec insolence » (l’une des exécutions mentionnées
par Christine Le Bozec).
Logiques encore, justement, que celles de la répression qui sévit un peu partout, puisque
l’ordre est par nature allergique aux désordres ! On pourra certes observer, au fil de la lecture
des communications, qu’ici la répression est assez sélective et est parfois même tempérée
par un pardon ultérieur (ainsi l’amnistie évoquée par Jean-Jacques Clère 2) ou des peines
adoucies, que là elle prend un caractère massif, tandis qu’en certaines contrées elle devient
carrément sauvage. En ce dernier cas, la sauvagerie de la violence déchaînée résulte souvent
du mépris affiché pour des « inférieurs » doublé d’une immense peur devant leur mouvement
de protestation (on songe aussi aux soulèvements serviles dans les colonies, et, par ailleurs,
Pierre Ragon décrit ici l’Amérique espagnole comme une aire pluriethnique où la répression
des révoltes est bien différente selon qu’elles viennent de Blancs, de Noirs ou d’Indiens). A
bien des égards, comme le rappelle Pascal Dupuy, la sauvagerie déchaînée par les soldats
britanniques en Irlande, traitée comme une colonie indocile à mater – au prix de quelque 20 à
30 000 morts (auxquels s’ajoutent les déportés et tous ceux qui choisissent « volontairement »
l’exil) -, est à expliquer, fût-ce en partie, par le mépris voire la haine voués depuis longtemps
aux Irlandais. En d’autres temps déjà, les troupes de Cromwell, qui quadrillaient l’île avec
des « routes stratégiques » et réprimaient sans pitié les résistances, n’avaient guère été plus
enclines à la mansuétude. « Casser » de l’Irlandais est alors somme toute un acte tout à fait
licite pour un soldat de Sa Gracieuse Majesté britannique, d’autant plus si cet Irlandais a osé
prendre les armes et déclencher une révolution à l’exemple de l’ennemi français. Reste que,
au jeu des mémoires affrontées, cette volonté britannique d’une répression si féroce qu’elle
supprimerait pour deux siècles toute velléité de résistance n’est pas nécessairement un calcul
idéal. Comme le souligne fort justement Guy Lemarchand, « même les batailles perdues ne
sont jamais totalement inutiles », et le jeu mémoriel a tôt fait d’entretenir la résistance, ce que
prouveraient de très nombreux exemples.
Par ailleurs, trois aspects qui se retrouvent dans nombre des répressions évoquées dans
les diverses communications me semblent pouvoir également être rapprochés. D’une part,
le recours aux tribunaux extraordinaires apparaît presque comme un réflexe naturel pour
défendre l’ordre lorsque celui-ci est gravement menacé. Les juntes de guerre (évoquées
par Pierre Ragon), les commissions militaires et les commissions révolutionnaires, les
conseils de guerre (décrits par Xavier Rousseaux) sont autant d’illustrations de ce réflexe.
Juger sommairement et frapper fort, telle semble être la logique d’une justice prise parfois
dans un processus vertigineux à l’exemple des commissions militaires et des commissions
révolutionnaires qui ont fait en France beaucoup plus de morts que le Tribunal révolutionnaire
à Paris. A cet égard, second élément de comparaison, la volonté d’exemplarité est flagrante,
comme l’illustrent les différents usages de la peine de mort. Deux exécutions capitales peuvent
parfaitement ne pas produire le même effet, ce que savent fort bien ceux qui les mettent en
scène avec le plus grand soin. Comment, avec l’écartèlement que subit Tupac Amaru (cf. le
texte de Pierre Ragon), ne pas songer à la peine appliquée en France quelques années plus tôt à
Damiens, alors que celui-ci n’était régicide ni en intention ni, a fortiori, en acte ? Comment ne
pas se souvenir de ce que le supplice de Damiens, que de nombreux Parisiens encore vivants
en 1789 ont pu voir, a été strictement plagié sur celui réservé autrefois à Ravaillac ? Comment
ne pas frémir au récit de l’introduction du garrot en Amérique espagnole, pour impressionner
plus encore les « rebelles », lorsque l’on songe à l’usage qu’en fit le général Franco il y a de
cela tout au plus un quart de siècle ? Il y a décidément une sinistre pérennité de la violence
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d’État lorsque celui-ci entend briser résistances et révoltes. Et, c’est là le troisième point, cette
violence d’État qui entend porter la terreur dans les âmes et annihiler tout esprit de rébellion
s’appuie presque toujours sur un recours à la force militaire. Naturellement celle-ci peut être
composée de troupes bien différentes les unes des autres, et il n’y a guère de rapprochements
possibles entre les troupes espagnoles dans les colonies américaines et la Garde nationale en
France, toutefois force est de constater que la violence militaire est utilisée pour anéantir les
révoltes, voire les révolutions (elle peut néanmoins aussi être source de tensions et de révolte,
comme Angelo Celeri le rappelle dans sa communication sur l’armée française). Parfois même,
la faible présence initiale des troupes donne une chance à la révolte de se développer et la
répression n’en est que plus sévère, comme le montrent la révolte de Tupac Amaru (4 200
soldats espagnols pour un ensemble colonial mal défendu et surtout sous-administré, souligne
Pierre Ragon) ou le cas de la « Vendée » en 1793. Mais que ce soit dans les révoltes rurales
décrites par Guy Lemarchand, dans la « guerre des paysans » analysée par Xavier Rousseaux
(cette « guerre des bâtons », au nom plus que symbolique et qui doit être écrasée état de siège à
l’appui) ou dans l’insurrection irlandaise évoquée par Pascal Dupuy, on ne peut qu’être frappé
de l’ampleur de la répression menée par les armées. Le seul cas des départements belges est
saisissant : en deux mois, 5 600 « brigands » sont tués dans les affrontements, dont 3 à 4 000
lors du dernier combat. À l’issue des combats, la violence militaire peut céder le pas devant la
violence judiciaire (ici 174 condamnés à mort sur environ 1 500 captifs jugés, mais auxquels
s’ajoutent 125 autres condamnés à mort parmi les quelque 300 « brigands » arrêtés avant la
révolte et que l’occasion permet de « liquider » !), elle peut aussi se déchaîner encore contre
les civils (comme en Irlande) ou/et se faire oublieuse des droits les plus élémentaires des
prisonniers (ainsi Pierre Ragon relate le sort de ces 65 malheureux captifs qu’un gouverneur
met à mort pour que « cela serve de leçon », et il convient de rappeler ici le sort des prisonniers
des deux camps en « Vendée » en 1793 dès lors que la guerre est peu à peu devenue inexpiable).
Il n’en reste pas moins que, à ce jeu des comparaisons entre les divers processus et méthodes
de répression, la Révolution française ne peut toutefois sans danger être assimilée aux autres
régimes politiques en cette fin du XVIIIe siècle. En effet, là où la violence d’État, en Irlande,
en Russie ou ailleurs, ne fait que préserver un régime politique et un ordre social, le cas
français est alors radicalement différent. Aussi, il ne saurait être question de comprendre
les nécessités du maintien de l’ordre pendant la Révolution française en faisant par ailleurs
l’impasse sur la construction de ce nouvel ordre qui, en lui-même, est aussi porteur de la fin
des révoltes par les changements qu’il entend introduire dans l’État-nation peu à peu créé en
France. Pour le dire de manière abrupte, la mort de plusieurs dizaines de milliers d’Irlandais ne
débouche à court terme sur aucun bouleversement politique notable dans ce territoire dominé
par les Britanniques, là où les pertes humaines issues des conflits et de la Terreur en France
s’accompagnent de changements considérables et durables d’ordre politique, économique,
social, religieux, culturel. Il ne s’agit certes pas ici de justifier purement et simplement les
violences qui ont accompagné la Révolution française (et l’historien, n’étant pas juge, n’a
d’ailleurs ni à justifier, ni à condamner), mais de rappeler qu’il est aberrant d’assimiler le
mouvement révolutionnaire à ses seules violences, a fortiori d’expliquer ces dernières par
l’existence d’un « peuple » qui n’aurait pas été « mûr » pour une révolution. Dès 1793, dans
La religion dans les limites de la simple raison, Emmanuel Kant soulignait à cet égard : « Si
l’on accepte cette supposition [celle d’une nécessaire maturité à atteindre avant de déclencher
une révolution »], la liberté ne se réalisera jamais ; car on ne peut venir à maturité pour la
liberté à moins de ne l’avoir auparavant acquise ; il faut être libre pour apprendre à se servir
librement de ses forces. Les premiers essais seront certes brutaux […] cependant on ne mûrit
jamais à la raison que par ses propres expériences. »
Enfin, une dernière logique me semble être apparue au gré des communications : le rôle décisif
des hommes de pouvoir face aux révoltes et révolutions, tout à la fois comme cibles potentielles
et comme moteurs de la défense de l’ordre. Ce pouvoir peut être social, à l’instar de celui des
nobles souvent promus au rang de cibles de prédilection des révoltes rurales ; ainsi Pougatchev
n’hésite‑t‑il pas, en juillet 1774, à écrire : « qu’on s’en empare comme ennemis de notre
pouvoir et fauteurs de troubles de notre Empire et responsables de la ruine des paysans, qu’on
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les exécute, qu’on les pende et qu’on en use de la même façon qu’ils en ont usé avec vous,
paysans, car ils n’avaient en eux aucune chrétienté ». Ce pouvoir peut également être celui des
Églises. Ici, l’Église catholique joue un rôle décisif pour attiser les révoltes (en « Vendée »
en 1793, ou dans la péninsule italienne en 1797-1799), là elle a tendance à plutôt les freiner
(en Irlande), ailleurs elle se met volontiers en avant pour ramener l’ordre, à l’exemple de
ce clergé d’Amérique espagnole qui brandit le Saint Sacrement pour dissiper les émeutes.
Ce pouvoir, enfin, est surtout politique, que ce soit à l’échelle locale (les administrateurs
locaux massacrés par les « brigands » belges) ou à l’échelle nationale. Or, les représentants du
pouvoir politique se retrouvent pour d’évidentes raisons au premier rang face aux révoltes et
révolutions. Pierre Ragon rappelle que le corregidor est vite une cible de prédilection, tandis
que l’exemple français est évident en la matière (le sort de Bertier de Sauvigny en juillet 1789
est particulièrement significatif et les intendants présents dans chaque province du royaume
durent en concevoir quelque frayeur). Et c’est sur ce dernier point que je voudrais conclure,
en évoquant ce thème avec le cas français, pour lequel le lien entre révoltes et révolution est
très important dans la mesure où les législateurs, par excellence hommes de pouvoir, ont été
sans cesse et souvent directement confrontés aux révoltes populaires.
Le rapport entre les législateurs et les révoltes populaires est en effet fondamental dès 1789 et
ne va cesser de peser dans les orientations politiques, économiques et sociales de la Révolution,
d’une part, car le pouvoir législatif est alors organisé comme l’axe essentiel du pouvoir
central, d’autre part, en raison du poids démographique et politique considérable occupé par
les foules révolutionnaires à Paris. « Se lever » pour défendre la Révolution en se proclamant
« les hommes du 14 juillet, du 10 août, du 31 mai et du 2 juin » (autant de renvois à des
journées révolutionnaires conçues comme les éléments d’une suite logique), rédiger adresses
et pétitions destinées aux autorités, participer à la vie politique au quotidien, y compris les
armes à la main… tout cela n’a évidemment pas le même impact pour les Parisiens que pour
des Marseillais ou des Lyonnais, a fortiori les habitants des petites villes et des campagnes.
Dans un pays qui compte environ 85 % de sa population dans les campagnes, les mouvements
de foule et journées révolutionnaires successifs à Versailles et Paris sont là pour l’attester, ce
dès l’été 1789, et les Constituants en ont déjà conçu quelque effroi lors des journées des 5 et
6 octobre 1789. Il ne s’agit ici en rien d’imaginer de manière simpliste des députés subissant
la crainte des foules émeutières et légiférant la peur au ventre, mais force est de constater que
la progressive radicalisation du processus révolutionnaire à partir de 1789 est en partie liée à
une volonté de l’Assemblée d’adopter des décrets susceptibles de calmer puis d’empêcher les
révoltes populaires. Pour autant, s’est aussi posée la question de l’intégrité de l’Assemblée et
de la sûreté de ses membres face aux « émotions populaires ».
Très tôt, en effet, ont eu lieu des débats à l’Assemblée afin de trouver une solution pour que
chaque député soit aisément reconnaissable et puisse ainsi être protégé par son inviolabilité.
Ce n’est certes pas un hasard si cette question est notamment débattue le 10 octobre 1789,
soit quelques jours seulement après que plusieurs milliers d’hommes et de femmes ont envahi
Versailles pour ramener le roi et sa famille à Paris. Comme Timothy Tackett l’a rappelé
(Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires,
1997), l’irruption de manifestants armés a profondément choqué les Constituants, d’autant
que certains étaient physiquement pris à partie. Aussi, lorsque l’un d’eux, le chevalier de
Cocherel, fait devant l’Assemblée, le 10 octobre, le récit du voyage qui l’a conduit, ainsi qu’un
de ses collègues (de Gouy) de Versailles à Paris pour accompagner la famille royale, il décrit,
horrifié, « un grand nombre de particuliers » qui ont arrêté leur voiture à Sèvres et ont affirmé
« qu’il existait une liste nombreuse des proscrits à l’Assemblée nationale ». Il n’en faut pas
plus pour que plusieurs Constituants s’empressent de dénoncer les émeutes populaires, tels
Malouet : « il serait affreux que l’Assemblée se tût lorsqu’on proscrit ses membres […] et
l’on appelle ces désordres la liberté ! La liberté ne peut s’obtenir que par la vertu, que par
la modération ». Quant à Custine, sa proposition est plus directe : « L’Assemblée nationale
doit veiller à la sûreté de tous les citoyens ; c’est par les attroupements qu’elle est le plus
compromise. Je propose de rendre une loi martiale, pour les éviter. » On le voit, non seulement
le vote de la loi martiale le 21 octobre ne saurait être analysé comme la simple conséquence de
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l’assassinat d’un boulanger parisien (on discute en fait d’une loi semblable depuis le 10 août),
mais de plus il s’agit bel et bien ici du heurt entre révoltes et Révolution. En outre, ce même
10 octobre 1789, a lieu un échange assez vif entre le comte de Mirabeau et son frère, le très
conservateur vicomte de Mirabeau, échange qui a le mérite de mettre l’accent sur une question
délicate. Mirabeau-tonneau, pour le désigner sous le sobriquet dont il a été affublé, qui ne
manque pas une occasion de se dresser contre son aîné, intervient pour réclamer une nouvelle
définition de l’inviolabilité dont jouissent les députés. Là où le comte de Mirabeau venait
tout juste de rappeler que la discussion sur ce point était vaine, puisque l’inviolabilité était
déjà reconnue aux Constituants, son frère apporte une nuance de taille : « Il faut un nouveau
décret d’inviolabilité. Le premier était pour les opinions, celui-ci doit être pour les figures,
car c’est pour leur figure que quelques membres sont insultés. » Un député du clergé, curé
de son état, renchérit alors en évoquant son cas personnel, de toute évidence lié au moment
où la foule a envahi Versailles les 5 et 6 octobre. En effet, il expose « que ces jours derniers
il a été attaqué par plusieurs brigands ; il s’en est défendu avec un parapluie, en a renversé
quatre et s’est sauvé. Il demande que soit donné aux députés une marque distinctive ». Le
comte de Mirabeau s’empresse alors de ridiculiser ces propositions : « Messieurs, personne
n’est inviolable pour les brigands […] je ne connais aucun moyen de prévenir [cette] objection
si ce n’est de trouver un décret par lequel on puisse changer les figures. Je dirai au troisième
opinant [le curé] que s’il n’y a point de danger pour les députés, les marques distinctives qu’il
demande sont ridicules ; que s’il y a du danger, un signe extérieur ne fera que désigner la
victime, et que des gens qui ont peur ne doivent pas chercher à se faire reconnaître. » Pourtant,
derrière l’ironie mordante de l’orateur et au-delà de la décision de l’Assemblée qui se contente
de déclarer qu’« il n’y a pas lieu de délibérer » sur cette proposition, c’est toute la question de
la pression des manifestations populaires sur les députés qui est soulevée. Or, cette question ne
va cesser de revenir sur le devant de la scène, au gré de l’exercice du « droit à l’insurrection »
défendu par les sans-culottes parisiens puis reconnu par la Déclaration des droits de l’Homme
de juin 1793, ce droit qui donne bien sûr à penser sur la nature même de la souveraineté et
donc de la Révolution.
Pour ne mentionner que les cas les plus graves, l’Assemblée constituante est la cible d’une
manifestation le 15 juillet 1791 (qui est dispersée par la Garde nationale, deux jours avant
que celle-ci ouvre le feu sur la foule au Champ-de-Mars), puis l’Assemblée législative subit
à nouveau les pressions populaires le 10 août 1792. Immédiatement après l’assaut contre
les Tuileries et les violents combats qui s’y sont déroulés, un porte-parole de la Commune
insurrectionnelle tient devant l’Assemblée un discours sans ambiguïté quant à la conception
de la souveraineté et la place des députés : « Le peuple qui nous envoie vers vous nous a
chargés de vous déclarer qu’il vous investissait de nouveau de sa confiance, mais il nous a
chargés en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître, pour juge des mesures
extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple
français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires. » Quant à la
Convention nationale, sa vie politique est en partie rythmée par ce « droit à l’insurrection »
du « peuple souverain » qui conduit aux journées révolutionnaires des 31 mai et 2 juin 1793,
des 4 et 5 septembre 1793, de germinal et prairial an III, voire du 9 thermidor an II. Les
manifestations du printemps 1793 aboutissent à l’épuration politique de la Convention, c’està-dire à l’éviction des députés girondins, mise à mort politique qui se double à terme de la
mise à mort physique de plusieurs dizaines d’entre eux ; quant aux journées des 1 et 2 prairial
an III, elles sont à jamais symbolisées par l’assassinat du député Féraud et par le geste de
Boissy d’Anglas, alors président de la Convention, saluant la tête tranchée de son collègue
brandie au bout d’une pique. Si l’on veut bien se souvenir que dans les définitions du temps
le mot « insurrection » fait partie du vaste vocabulaire pour désigner les révoltes, force est de
constater le heurt violent entre révoltes et Révolution.
Aussi la Convention ne s’y trompe-t-elle pas, qui, le 1er germinal an III, quelques jours avant
qu’éclate l’émeute du 12, vote le décret connu sous le nom de « loi de grande police ». Comme
Jean-Jacques Clère l’a fait observer dans sa communication, la Révolution est un moment
décisif pour conférer au mot « police » son sens actuel, et en la matière le Code des délits et
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des peines de brumaire an IV est fondamental. N’en reste pas moins que la notion de « police »
utilisée à des fins politiques est au centre des débats de germinal an III, soit plusieurs mois
avant l’adoption du Code (sur la police, on peut aussi se reporter à l’essai récemment paru
de Paolo Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, 2003).
Désormais, insulter un représentant du peuple est passible de la déportation, voire de la peine
de mort si l’affront a lieu dans l’enceinte de l’Assemblée, ce qui n’aurait pas manqué de
réjouir le curé député qui proposait en 1789 que les législateurs soient davantage protégés.
Mais, en ce printemps 1795, la « loi de grande police » prévoit par ailleurs que, en cas de
menace grave contre l’intégrité et la liberté de l’Assemblée, les représentants du peuple devront
quitter la capitale et se rassembler à Châlons-sur-Marne (comment ne pas penser à la révolte
« fédéraliste » de 1793 et au projet de réunir la Convention à Bourges, loin de l’agitation
parisienne ?), tandis que ceux alors envoyés auprès des armées seront tenus de « marcher vers
la Convention et former une armée nationale centrale, en état de venger le peuple souverain
outragé dans sa représentation ». Pour la première fois donc, les législateurs envisagent le
recours à l’armée pour les protéger contre des insurgés, l’armée de la République devant servir
à écraser les révoltes. Quelques semaines plus tard, en prairial an III, ce sont ainsi des soldats
qui encerclent le faubourg Saint-Antoine pour y désarmer les militants populaires, leur ôtant
avec leurs armes un attribut marquant de leur citoyenneté et brisant là l’une des modalités
de l’intervention politique militante en usage depuis l’été 1789, celle de la prise d’armes du
« peuple insurgé ». Combien de députés se posent alors une autre question : qui protégera la
représentation nationale d’un coup de force de l’armée ? La question devient brûlante au fur
et à mesure que grandit le poids de celle-ci, ou tout au moins de ses officiers supérieurs, dans
la vie politique. Qui plus est, là où divers projets ont envisagé de faire entourer le lieu des
séances du pouvoir législatif par une garde composée de plusieurs milliers de citoyens pris dans
chaque département, sous le Directoire le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens
sont finalement protégés par 800 grenadiers (effectif porté à 1 200 en brumaire an V-novembre
1796). Un millier d’hommes, cela pouvait être suffisant face à des émeutes populaires, d’autant
que des troupes de la garnison de Paris, voire de l’ensemble de la 17e division militaire, étaient
mobilisables en cas de péril grave comme l’a montré le coup d’État de fructidor an V. Mais
avec quels moyens les députés auraient-ils pu réagir face à un coup de force comme celui de
brumaire an VIII appuyé sur une partie d’entre eux et surtout conduit par les chefs militaires
eux-mêmes ?
Le 19 brumaire, l’arrivée au pouvoir d’un général victorieux entraîne, selon la formule
d’Alphonse Aulard (Histoire politique de la Révolution française. Origines et développement
de la démocratie et de la République (1789-1804), 1901), le passage de la « République
bourgeoise » à la « République plébiscitaire », celle qui plus que jamais entend proclamer :
« La Révolution est finie : une ligne profonde sépare à jamais ce qui est de ce qui a été » (Lucien
Bonaparte, 21 ventôse an VIII-12 mars 1800). Le temps est ainsi venu d’un ordre dans lequel
la police va jouer le rôle défini par Sieyès en l’an III ; une police qui « ne compromettra en rien
la sûreté du citoyen paisible [et sera] protectrice de sa propriété, de sa liberté » ; une police
qui devra aussi définir et repérer le « mauvais citoyen » afin de le frapper « dès le premier
acte par lequel il manifesterait des intentions criminelles ; elle étouffera son premier murmure
de révolte et de provocation ou désordre [souligné par moi] ». Les représentants du peuple
pouvaient désormais délibérer en dehors de la menace des manifestations populaires… tout au
moins jusqu’à ce que l’armée vienne elle-même violer l’intégrité du pouvoir législatif, avant
que le Consulat puis l’Empire vident d’une grande partie de son sens le rôle des députés.
Notes
1 La communication de Christine Le Bozec, à sa demande, n’a pas été insérée ici car elle a fait l’objet
d’une autre publication.
2 Cette mention, présente dans sa communication orale, n’a pas pu figurer dans son texte donné aux
Cahiers d’Histoire.
Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 94-95 | 2005
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Conclusion Pour citer cet article
Référence électronique
Michel Biard, « Conclusion », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 94-95 | 2005,
mis en ligne le 01 janvier 2008, Consulté le 03 février 2012. URL : http://chrhc.revues.org/
index1116.html
Référence papier
Michel Biard, « Conclusion », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 94-95 | 2005,
211-220.
À propos de l'auteur
Michel Biard
Professeur d’histoire moderne à l’Université de Rouen
Droits d'auteur
© Tous droits réservés
Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, 94-95 | 2005
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