repetition
Transcription
repetition
Ce soir, dans votre ville, unique représentation du cirque Zemiro ! Sans doute le dernier du pays ! Ne le manquez pas ! Il est arrivé ce matin et ce soir sera reparti, sillonnant vos régions pour apporter rire, peur et émerveillement à tous les villages encore libres. Le chapiteau est dressé à l'entrée du village, derrière le cimetière. Venez nombreux applaudir la troupe ! Maria et Mario entreront bondissant comme des balles de couleur. Mario sait marcher sur les mains, ou dirais-je les pattes ? Car c'est un chien savant ! Lequel des deux est le moins bête ? Maria jongle et Mario danse, et les voilà qui font des multiplications ! Puis, c'est la blanche Colombine, debout en jupe de tulle sur sa jument pommelée. Sa monture caracole et elle mire son sourire dans les yeux des enfants. Venez tous, accourez au dernier cirque ambulant ! Applaudissez les clowns ! L'éclatant Auguste et Pierrot le rêveur ouvriront grand les vannes de vos rires ! M. Zemiro, digne dans son habit noir, et heureux père de Colombine, fera apparaître devant vous - sous vos yeux, parole ! et sans trucage ! - foulards multicolores. Enfin, merveille des merveilles, soleil de notre spectacle, l'incroyable Iana, qui semble faite de flammes et d'argent ! La divine Iana s'élancera dans les airs, suspendue au trapèze, que disje, à peine l'effleurant de ses doigts ivoiriens ! Elle tourbillonnera ! bondira ! dansera ! volera ! Et sèmera dans vos yeux un peu de poussière d'étoiles ! Iana, qui... Comment ? Quoi ? Qu'entends-je ? La petite est cloitrée dans sa roulotte, et toute sanglotante ? La cheville foulée ?... Quelle tragédie, c'est affreux ! Quel monstre, quel butor, quel rhinocéros a bien pu abîmer ce jeune corps si léger et si leste ? Zemiro se présente à sa loge, fébrile et consterné, réclamant des explications. Écoutez, écoutez, et châtiez l'irresponsable qui a gâché notre spectacle ! Car c'est le votre aussi, et sûrement le dernier ! Écoutez... C'est Pierrot ! Pierrot, dit-elle ? Que peut-elle reprocher à une âme si pure ? Oh, le vaurien, le vilain, le vandale ! Et c'est une colère vraie qui vibre dans sa voix ! Je dansais sur la piste à peine sablée, rêveuse, goûtant tout le plaisir de n'y laisser d'empreintes, tant mes pieds légèrement effleuraient le sol. Les gradins étaient vides, les lumières clignotaient, et parfois un murmure me faisait sursauter. Iana !... Iana !... Voix venue d'outre tombe ! Sous la voûte j'ai vu, perché dans la lune et la lune en sourire, effrayant, le clown blanc. Pierrot ? Que me veux-tu ? Souriant et lointain, la mort dans le regard, il a dégringolé le long de son foulard bleu comme l'audelà... Derrière lui la glace ne reflétait que moi... Oh ! Recule ! Créature ! me suis-je écriée, affolée. Mais le spectre m'a poursuivie ! J'ai couru et ma fragile cheville sous moi s'est dérobée. Je suis tombée ! Et traînée dans ma loge ! La peur encore m'étreint... Et ma pauvre cheville... Comme elle souffre, Iana ! La voilà qui sanglote et désespère de pouvoir à nouveau voltiger sous la voûte ! Allons, allons, ma petite, mon enfant ! Elle ouvre à Maria qui la console et la soigne. Ce n'était rien qu'une entorse bénigne. Déjà, elle est sur pied ! Mais refuse de sortir. Zemiro presse la bonne femme de tout lui expliquer. Elle refuse ! Cette enfant n'a que moi, je ne puis la trahir. Maria, déjà si loyale et tellement inflexible ! Mais allons. Iana hors de danger, l'entraînement doit reprendre. Allons, tous en piste ! C'est la répétition ! Las, Zemiro rumine. Pierrot ? Ce jeune homme si pensif, timide et pessimiste ? Lui qui croit déjà entendre l'assourdissement des bombes et le chant des cavaliers ? Mais non, jamais ce pauvre garçon ne ferait de mal à une mouche. Mais qui alors ? Lentement l'infime spore du doute déploie ses mycéliums au cœur de son esprit. Et si ? Et si ? Qui sait ce qui se cache au fond des yeux pluvieux du malheureux clown blanc ? Qui sait quelle révolte déchaîne ses tempêtes aux confins de son être et l'agite en secret ? Le solaire Auguste vient distraire ses pensées. Colombine tarde, sa monture piaffe et attend son tour ! Sûrement dans sa roulotte... Holà ! Elle n'est pas seule ! C'est Pierrot ! Mais que...? Oh ! Grande abomination ! Dans les bras de sa fille ! Étoile de ses jours ! Diamant de son cœur ! Le maudit ! Blafard Pierrot ! Quelle chanson lui sert-il ? Donne-moi une réponse ! Non, non, il n'est plus l'heure ! Mais fuirons-nous ensemble ? Je ne sais. Quel difficile choix tu me soumets sans cesse ! Vite, je dois aller. Colombine s'élance, l’œil tourmenté. L'ire déborde du vase. Sa fille ! Son enfant ! On voudrait l'enlever ? De plus, on la torture ? Quel acte impardonnable ! Zemiro se relève, les pupilles enflammées. Holà ! Au nom de la raison, n'y a-t-il donc personne pour l'arrêter ? Il pénètre la roulotte insidieux comme un gaz et autant que lui mortel. Pierrot songe. Il est à la fenêtre, rêveur comme la lune, et il pousse un soupir. Ah, Iana ! Reine des astres ! Ô mon amour, que décider ? Tu as la beauté des crépuscules, mais Colombine est riche ! La guerre approche, mécanique. Nous courons devant, mais sa marche régulière d'horloge finira par nous rattraper ! Et alors... Que choisir ? Colombine ou Iana ? Vivre ou aimer ? Fuir ou mourir ? Je déciderai pour toi, vaurien ! s'exclame Zemiro qui sort de l'ombre, le pistolet pointé. Lâche ! Communiste ! Tu voulais me voler ma fille ? En Enfer ! La détonation se perd dans le tonnerre sourd d'un cor militaire. La jument renâcle et se cabre, mais Colombine, acharnée, ronde, encore ignorante, la redresse et salue un public encore imaginaire. C'est maintenant aux clowns ! Auguste entre sur scène, valeureux acclamé des enfants. Mais où est son pâle partenaire ? Celui qui donne tristement la réplique à ses éclats ? Où est Pierrot ? Encore dans la lune ? Il est au ciel ! s'écrie Maria. Il est mort, gisant dans la roulotte de Colombine, une balle en plein cœur Colombine, Maria et Auguste se cherchent des yeux : tous trois étaient présent sous le chapiteau ! Serait-ce Iana, jalouse effarouchée ? Qu'elle vienne ! Les clowns ne joueront pas ce soir ! C'est son tour ! Elle grimpe dans les trapèzes. Tous les regards l'accusent. J'ai menti ce matin, je l'avoue ! Je croyais qu'il m'aimait et qu'il m'était promis, puis je l'ai surpris embrassant Colombine... Ô immense douleur ! J'ai fui jusqu’à ma loge, si bouleversée que j'ai trébuché et foulé ma cheville... Perdue, trompée, seule, boiteuse, en larmes, oui ! Je l'ai accusé ! Mais, par mes ancêtres, je n'aurais pu le tuer ! Hélas ! Qui la croira ? Tais-toi, céleste Iana. Répète ton numéro ! Le soir approche ! La nuit tombe ! Bientôt la foule se pressera aux portes du chapiteau ! En bas, Zemiro, le front sombre, du sang sur les mains, sait la guerre arriver et le soupçon peser. Il a tué ! Ô maudit ! Plus de rédemption ! Colombine, ma fille, Iana a tué Pierrot ! Je sais que tu l'aimais ! Fuyons la colère et les bombes, le chagrin et les morts. Fais ta valise : nous partons ce soir. Mais dès qu'il s'éclipse pour faire sa valise, voilà qu'entre Auguste. Naïve Colombine ! Tant te mentent et te dupent ! Je te dévoilerais, moi, la vérité. C'est ton père qui a tué ! Mon père ? Non ! Si, hélas, rongé de jalousie ! Colombine éclate en sanglots. Là-haut, dans les poutrelles, suspendue aux étoiles, Iana se balance et saute, inconsciente à présent du drame qui se déroule sur terre. Toutes ses afflictions sont restées suspendues comme de vieux manteaux aux trapèzes rapides. En avant les projecteurs ! La répétition touche à sa fin. Zemiro inquiet revient chercher sa fille. Où est-elle ? Disparue ! Elle n'a laissé qu'une lettre. Ne la voit-il donc pas ? Non, car Auguste, oh ! le bon, l'aimable Auguste ! Lui, le dernier soutien ! Il a volé le pli ! Clown rouge ! Clown renégat ! Tu trahis ta famille pour la livrer à Eux ! À ton appel, ils arrivent, ils courent sur la bourgade qui vit ses dernières heures. Sans doute t'ont-ils promis une liasse de billets et d'épargner ta vie ! Ô déchéance ! Lui si drôle et si sombre ! Mais son cruel dessein n'est encore achevé. À Zemiro qui cherche éperdument sa fille, il souffle : C'est Iana qui l'a tué ! Jalousie également ! Du poison dans son eau ! Accomplis ta vengeance ! Aveuglé de douleur, le père se précipite. La trapéziste bondit, tout là-haut, sans filet. Ses sauts coupent le souffle. Elle transcende sa douleur, ses sentiments, son art. Elle oublie qui elle est. Elle oublie même son corps. Elle atteindra le ciel... C'est ainsi ? Fort bien. Adroit magicien, il vise et tranche la corde. Iana perd son appui, l'équilibre se rompt et l'innocente étoile dégringole jusqu'à terre. Il marche pour l'achever. Mais Maria s'interpose. Monstre, bourreau, meurtrier ! Après Pierrot, Iana ? Ce n'était qu'une enfant ! Es-tu fier de ton crime ? Écarte-toi. Je dois finir. Non ! Je resterais ici, moi, sa seule amie, fidèle jusqu'à la mort ! Alors meurs, s'il le faut. L'homme privé de raison abat ses deux artistes et là-bas en coulisse l'infortuné Mario jappe comme à l'agonie, sentant l'odeur du soufre, de la poudre et du sang. Les bombes éclatent... Ah ! Heureuse Colombine, qui a fui ce désastre ! Tu fuiras sans fin. Et toi, heureux Auguste, qui a vendu nos vies contre la tienne ! Te récompenserons-t-ils ? Heureux vous, Maria, Pierrot et toi, Iana, aveuglante comète ! Ô vous qui n'avez plus à subir le passage ! Vous laissez Zemiro meurtrier et moi, M. Loyal, seuls face à la dernière épreuve... Ils arrivent. Les entendez-vous venir de leur pas cadencé, les cavaliers rapides et les chars meurtriers ? L'armée est en déroute et l'ennemi avance. Les obus pilonnent les routes sur leur passage, et un lit de cadavres et de cendres les couche. Tous sont morts, traitres, assassins ou en fuite ! Approchez, bonnes gens ! Venez tous sous le grand chapiteau ! La répétition est finie ! Le spectacle commence ! Ce soir, dans votre ville, la guerre !