Terminologie et syntaxe de la classifiance

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Terminologie et syntaxe de la classifiance
TERMINOLOGIE ET SYNTAXE DE
LA CLASSIFIANCE
Colette CORTÈS
C.I.E.L., Université Paris 7
Les études syntaxiques présentent de nombreux modèles très élaborés pour
le traitement du groupe verbal et du groupe nominal, mais le groupe adjectival
y fait souvent figure de parent pauvre. Quant à l'adjectif lui-même, il défie en
général les tentatives de classement, tant sont variées ses caractéristiques
morphologiques, syntaxiques et sémantiques. Là où une approche générale
semble déboucher sur une impasse, il est sans doute nécessaire de développer
plusieurs approches, peut-être partielles, mais en tout cas susceptibles de
renouveler l'intérêt pour l'adjectif en dévoilant au moins une fonction originale
et féconde. On montrera dans cet article que la terminologie peut jouer ce rôle
de révélateur de certaines caractéristiques propres à l'adjectif.
En effet, les investigations sur le fonctionnement de l'adjectif en langue
générale et dans les langues spécialisées, qui se multiplient depuis environ
deux ans, débouchent, me semble-t-il, sur un problème central. Un relevé
terminologique (que ce soit dans les ouvrages les plus simples de la vie
courante (catalogues de vente par correspondance par exemple) ou dans les
ouvrages de maintenance d'appareils complexes) montre que certains adjectifs
sont plus propres que d'autres à entrer dans la composition d'un terme. Étudier
à la fois les régularités morphologiques, syntaxiques et sémantiques des
adjectifs constitutifs de termes et les règles de constitution des termes de la
forme : [N + Adjectif] sera le but de cet article.
La propriété de l'adjectif qui est fondamentale pour la terminologie n'est ni
sa forme (adjectif simple / adjectif dérivé), ni sa valence, ni sa signification
dans ses différentes acceptions ; ce qui est déterminant, c'est sa capacité
Cahier du CIEL 2004
classificatoire. Jean- Claude Milner (1978) a su repérer, à travers des emplois
très divers, cette propriété de l'adjectif qu'il désigne du nom de classifiance.
La première partie de ce travail sera consacrée au rappel de la définition que
Milner donne de l'opposition classifiance/ non classifiance et à l’illustration de
cette propriété par des exemples tirés du Catalogue de la Redoute Automnehiver 2003-2004 et Printemps-été 2004. Nous verrons ensuite qu'il n'existe
aucun marquage univoque de la classifiance et que tous les types d'adjectifs
peuvent être classifiants ou non classifiants. Toutefois le relevé fait apparaître
des probabilités plus ou moins grandes de voir apparaître tel type d'adjectif
dans telle ou telle situation de communication. Nous essaierons d'observer
quelques régularités à propos des termes les plus courants de la forme : [N +
Adjectif] en français et nous rechercherons une hypothèse linguistique
permettant de rendre au moins partiellement calculable et prédictible la
constitution de ces termes.
1. DÉFINITION
ET ILLUSTRATION
CLASSIFIANCE DE L ' ADJECTIF
DE
LA
Dans son ouvrage de 1978, Milner propose une analyse syntaxique et
sémantique formalisable et unifiée de phénomènes normalement disjoints dans
les grammaires, comme par exemple l'interrogative et l'exclamative. Dans ce
cadre général, les adjectifs constituent un révélateur de choix, car Milner
(1978) montre que certains adjectifs sont compatibles avec l'interrogative et
incompatibles avec l'exclamative, alors qu'à l'inverse, d'autres sont
compatibles avec l'exclamative, est non compatibles avec l'interrogative. Il
parle de "distribution complémentaire" entre les deux types de constructions.
Les adjectifs compatibles avec l'interrogative et incompatibles avec
l'exclamative sont dits classifiants et les adjectifs incompatibles avec
l'interrogative et compatibles avec l'exclamative sont dits non classifiants.
Dans le tableau ci-dessous, on indique que les adjectifs classifiants bleu et
rouge dans les exemples : des livres bleus et des livres rouges, ont un
comportement très différent des adjectifs comme "époustouflant, divin, génial,
stupéfiant, abominable" en ce qui concerne la prédication, la négation et
l'anaphore. Dans la première série d'exemples, des livres bleus et des livres
rouges), le locuteur porte des jugements d'appartenance à des classe, alors que,
dans la seconde série d'exemples (époustouflant, divin, génial, stupéfiant,
abominable) le locuteur porte des jugements d'appréciation parfaitement
subjective.
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C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
Tableau 1
Adjectifs classifiants
Exemples
Vous rangerez les livres, les
bleus à droite, les rouges à
gauche.
(Exemple Milner 1978, 299)
Celui-là est rouge : jugement
d'appartenance à une classe.
Ce livre n'est pas rouge, mais
bleu : la négation aboutit à un
changement de classe.
Jusqu'à présent je n'ai lu que
les bleus.
Prédication
Contexte négatif
Emploi restrictif,
emploi
anaphorique
Adjectifs non
classifiants
Époustouflant, divin, génial,
stupéfiant, abominable.
(Exemple Milner 1978, 299)
C'est divin : pas de jugement
d'appartenance à une classe.
Ce n'est pas génial : la
négation inverse le jugement
d'appréciation.
* Parmi tous ces films, je
n'aime que les géniaux.
Comme on le voit, l'emploi de l'adjectif classifiant permet de distinguer
une sous classe (livres bleus) au sein d'un ensemble plus vaste (des livres),
alors que l'emploi de l'adjectif non classifiant ne permet rien de tel et tous les
tests proposés sur ces adjectifs non classifiants aboutissent seulement à
moduler une forme d'appréciation. "C'est un fait bien connu qu'entre les
adjectifs appréciatifs, il y a une sorte de continuité indivisible : d'abominable à
affreux, de divin à extraordinaire, il n'y a ni différence mesurable, ni
synonymie positive". (Milner 78, 301)
Il convient d'insister sur le fait que l'opposition classifiant / non classifiant
ne permet pas de distinguer des listes d'adjectifs étanches, mais que la
complémentarité porte bien sur des emplois classifiants et des emplois non
classifiants de l'adjectif, comme Milner le laisse entendre lui-même avec ses
adjectifs mixtes ; ainsi l'adjectif heureux est classifiant dans les gens heureux
n'ont pas d'histoire et non classifiant lorsque Germont et la Traviata se
séparent à l’acte 2, sur un déchirant : "Soyez heureux... Adieu
". Nous devons donc être bien conscients du fait que nous ne pourrons bien
décrire ces propriétés qu'à condition de définir la classifiance comme
l'interprétation sémantique dérivée d'une combinaison de marquages
syntaxiques, sémantiques et énonciatifs dans un emploi donné de l'adjectif.
Milner (1978) note que la gradation de l'adjectif est un facteur essentiel de
l'opposition classifiant / non classifiant ; il écrit, page 269, "les adjectifs qui
n'admettent pas le degré n'admettent pas non plus l'emploi A1 (= dans
l'exclamative) : * Dieu est très, assez, plus éternel / * que Dieu est éternel ! ".
Il confirme, page 277, l'importance de cette caractéristique sémantique propre à
l'adjectif : "En français, c'est un fait qu'il ne peut jamais y avoir ambiguïté
entre une exclamative portant sur un adjectif, et une interrogative tout
simplement parce qu'il est impossible de mettre en question le degré de
l'adjectif." Nous verrons tout au long de ce travail que, pour l'adjectif, la
propriété d'être ou de ne pas être graduable est un marquage essentiel pour le
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Cahier du CIEL 2004
repérage des emplois classifiants ou non classifiants des adjectifs.
Plus généralement, on pourra dire qu'un adjectif sera lu comme appréciatif
ou graduable s'il se trouve dans un contexte où son interprétation dépend de la
subjectivité du locuteur qui l'énonce puisqu'elle est la trace du point de vue du
seul sujet de l'énonciation. En revanche, un adjectif sera lu comme classifiant
si son interprétation ne nécessite pas ce détour par le point de vue du locuteur.
On peut reprendre les termes de Catherine Kerbrat- Orecchioni :
"lorsqu'un sujet d'énonciation se trouve confronté au problème de la
verbalisation d'un objet référentiel, réel ou imaginaire, et que pour ce
faire il doit sélectionner certaines unités dans le stock lexical et
syntaxique que lui propose le code, il a en gros le choix entre deux types
de formulations :
- le discours "objectif" qui s'efforce de gommer toute trace de
l'existence d'un énonciateur individuel ;
- le discours "subjectif" dans lequel l'énonciateur s'avoue explicitement
("je trouve ça moche") ou se pose implicitement ("c'est moche")
comme la source évaluative de l'assertion." C. Kerbrat- Orecchioni
(1980, 71)
Nous allons voir, dans un corpus constitué à partir du Catalogue de la
Redoute Automne-hiver 2003-2004 et Printemps-été 2004, comment ces deux
types de discours, un discours "objectif" et un discours "subjectif", s'opposent
et se répondent en permanence et quel rôle les adjectifs jouent dans cette
confrontation.
2. TYPES
DE
DISCOURS
ET
OPPOSITION
CLASSIFIANCE / NON
CLASSIFIANCE
DANS
L' EMPLOI DES ADJECTIFS DU CATALOGUE DE
LA REDOUTE
Mon projet, en ouvrant le Catalogue de la Redoute Collection Automnehiver 2003-2004 et Collection Printemps-été 2004, était de rechercher
quelques exemples d’emplois d'adjectifs classifiants et de repérer en situation le
paradigme dont ils font partie. Au-delà de ce relevé fructueux mais attendu,
mon incursion dans le Catalogue de la Redoute m'a permis de plonger en
pleine opposition classifiance / non classifiance, ce qui a été une découverte
tout à fait inattendue.
Nous noterons tout d’abord quelques exemples typiques d’unités
terminologiques de la forme : [N+ Adjectif] à l’intérieur de leur paradigme,
puis quelques exemples d’adjectifs non classifiants et nous montrerons que,
selon qu’ils fonctionnent comme classifiants ou non classifiants, les adjectifs
appartiennent à des structures textuelles dont l’intention communicative est
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C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
fondamentalement différente.
Chaque objet présenté dans le catalogue est décrit dans un paragraphe
structuré de façon régulière : la référence commerciale de l’objet est suivie de
la description de ses principales caractéristiques (exemples (1) à (4)). Sur le
plan linguistique, la référence commerciale de l’objet fait office de
dénomination et la description de ses caractéristiques joue le rôle d’un prédicat
qui, selon la relation entre dénomination et description, correspond à la copule
a(voir)/= se compose de ou à une définition fonctionnelle (sert à/ est utilisé
pour). Si nous ramenons ainsi chaque paragraphe de description d’un objet à la
forme d’un (ou plusieurs) énoncés descriptifs, nous pouvons considérer que le
contexte du catalogue lui-même associe à chaque élément de cet énoncé une
propriété pragmatique particulière :
— la dénomination de l’objet est associée, en tant que sujet de la phrase
descriptive, à un présupposé d'existence.
— la principale relation entre le sujet (qui désigne l’objet décrit) et les
éléments de description est une relation partie / tout, mais on trouve
aussi couramment la relation fonctionnelle (sert à/ est utilisé pour).
— sur le plan illocutoire, l’énoncé sous-jacent ainsi reconstitué est
descriptif, c’est-à-dire constatif, mais il est aussi porteur d’une
relation stipulatoire dans la mesure où il engage l’énonciateur,
puisqu’il sert de base au contrat de vente entre la société La Redoute
et les lecteurs du catalogue, qui sont aussi les futurs acheteurs
potentiels.
2.1. Étude d'exemples
Exemples de paragraphes descriptifs en a pour partie (Le TOUT est indiqué
en majuscules et les parties en italiques)
(1) LES SCIES CIRCULAIRES SKIL Guide parallèle, semelle extralarge pour
une bonne stabilité et forme ergonomique pour une bonne prise en
main. Garantie deux ans Modèle 1(5140 A) : 500 W. Vitesse 4200
trs/mn. Profondeur de coupe à 90 ° : 40 mm. Lame diamètre : 130mm.
(Automne-hiver 2003-2004, 1103)
(2) LES PONCEUSES VIBRANTES BOSCH Ponçage rapide et en finesse des
surfaces planes. Plateau ponçage 92x182 mm. Forme ergonomique
confortable et maniable à 1 ou 2 mains. (Automne-hiver 2003-2004,
p 1103)
(3) APPAREILS PHOTO ARGENTIQUES Les compacts d’Olympus. Modèle 1
Objectif 28 mm. Obturateur de 1 / 140è à 1 / 40 è. Mise au point de 0,8m
à l’infini. Sensibilité de 100 à 400 ISO. Flash intégré avec réducteur
“ yeux rouges ”. Horodateur. (Automne-hiver 2003-2004, 1165)
(4) LES APPAREILS PHOTO NUMÉRIQUES Olympus. Autofocus. Flash
multimodes (dont anti yeux rouges). Ecran LCD Couleur. Retardateur 12
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Cahier du CIEL 2004
sec. XD Card 16 Mo livrée. Liaison USB. Modèle 1 211000 pixels.
Zoom numérique x 2,5 Ecran LCD 4,5 cm. Alim 2 piles AA fournies.
(Automne-hiver 2003-2004, 1166)
Exemples de paragraphes descriptifs fonctionnels (sert à/ est utilisé pour) :
la description fonctionnelle est soulignée
(5) LA SCIE EGOINE ET LA SCIE SAUTEUSE SCORPION BLACK ET
DECKER Pour le bois, le plastique, les métaux et les tuyaux en coupes
droites, arrondies et formes diverses.
Les paragraphes descriptifs fonctionnels (sert à/ est utilisé pour) sont
toujours suivis d’une description partie-TOUT :
(5 suite) LA SCIE EGOINE ET LA SCIE SAUTEUSE SCORPION BLACK ET
DECKER 400 W. Variateur de vitesse de 0 à 5500 coups/mn. Système
exclusif de fixation rapide de la lame. Livrée en coffret avec 2 lames scie
égoïne et une lame scie sauteuse. (Automne-hiver 2003-2004, 1103)
(6) LES PONCEUSES EXCENTRIQUES BOSCH Idéales pour le dégrossissage
de grandes surfaces planes et bombées, mais aussi pour le ponçage ultra
fin et le polissage grâce à son double mouvement excentrique/ rotatif.
Diamètre plateau 125 mm. Abrasifs autoagrippants (changement
rapide). (Automne-hiver 2003-2004, 1103)
On le voit, la description fonctionnelle (sert à/ est utilisé pour) met en
scène un utilisateur qui est aussi le bénéficiaire du produit. Elle apparaît donc
comme moins neutre, moins distancée que la description partie / tout.
Dans les exemples (7) et (8), les éléments entre parenthèses sont des
éléments de vulgarisation qui permettent au lecteur de repérer la fonction des
éléments de description indiquées avec l’abréviation utilisée par le spécialiste.
Par leur fonction didactique même, ils font référence au cadre de l'échange
d'information entre rédacteur et lecteurs du catalogue.
(7) LES CAMÉSCOPES NUMÉRIQUES SAMSUNG Format mini DV.
Fonctions Easy Q (enregistrement
simplifié) et Custom Q
(mémorisation des réglages préférentiels). Livrés avec télécommande,
adaptateur secteur et batterie Lithium. (Automne-hiver 2003-2004,
p 1162)
(8) LES CAMÉSCOPES ANALOGIQUES SAMSUNG Format Hi-8. Fonctions
Easy Q (enregistrement simplifié) et Custom Q (enregistrement des
réglages préférentiels de l’utilisateur). Livrés avec adaptateur secteur et
batterie Lithium longue durée. (Automne-hiver 2003-2004, 1164)
Les vêtements, qui couvrent les trois quarts des pages du catalogue,
n’échappent pas à la régularité de structure analysée plus haut avec la
dénomination de l’objet à vendre suivie de la description de ses
caractéristiques ; la principale relation entre dénomination et description
correspond ici aussi au prédicat a (avoir) = se compose de (9), mais comme les
vêtements sont des articles de mode qui doivent avant tout flatter le goût, la
définition fonctionnelle (sert à/ est utilisé pour) laisse la place à un discours
publicitaire destiné à séduire l’acheteur potentiel ((10) Il a tout pour plaire !!!
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C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
Des paillettes pour la touche “ fashion ”. Un tissu super confort et une jolie
brillance). Dans ce cas, la stratégie du rédacteur consiste à convaincre le lecteur
du bien fondé de son achat.
(9) LA JUPE À GODETS Formée de 7 panneaux. Ceinture en forme.
Boutonnée devant par 5 boutons. Surpiqûres ton sur ton. Entièrement
doublée. Tweed 50% laine, 30%, polyester, 20%, acrylique. (Automnehiver 2003-2004, 74)
(10) LE BATTLE-DRESS Il a tout pour plaire !!! Des paillettes pour la
touche “ fashion ”. Un tissu super confort et une jolie brillance grâce
au mélange du tissu super extensible 40% polyamide 54 % coton et 6%
elasthane . Large ceinture en forme avec passants fantaisie et bouton.
Taille descendue. 2 poches biais. 2 fausses poches avec rabat au dos
garnies de paillettes. 1 poche avec rabat et soufflet sur la jambe garnie
de paillettes. Patte réglable. (Automne-hiver 2003-2004, 72)
L’exemple (10) est très intéressant à un autre titre : il montre bien que le
but des paragraphes de description contractuelle du catalogue est de donner
toutes les informations susceptibles de convaincre un éventuel acheteur et non
pas de l’instruire, fût-ce même sur le vocabulaire de la mode du moment. En
effet, le mot composé battle-dress, qui désigne la forme féminisée du pantalon
de style “surplus de l’armée américaine”, n’est absolument pas défini, si ce
n’est par la photo.
Très exceptionnellement, on peut trouver un paragraphe parfaitement
rédigé, qui a la structure d’une définition de type encyclopédique, comme pour
le duffle coat (11) ; mais cette définition a avant tout pour but d’amener un
élément publicitaire : un vêtement mythique que l’on porte pour son allure
insouciante et authentique et elle ne fait pas partie du paragraphe contractuel
descriptif dont nous venons de parler ; en effet, cette définition, tout comme
le discours de séduction publicitaire (11 suite a), est présentée en gros
caractères colorés et en surimpression sur l’image, alors que seul (11 suite b)
constitue un paragraphe de description contractuelle du catalogue en petits
caractères noirs ou bleu foncé (avec néanmoins quelques éléments (superbe,
très tendance) relavant du discours de séduction).
(11) LE DUFFLE COAT de son origine à nos jours… A l’origine manteau des
marins avec une capuche pour affronter les tempêtes, le duffle coat était
en gros drap rugueux. Récupéré ensuite par la Royal Navy, les stars du
cinéma et les étudiants des campus, il est devenu un vêtement mythique
que l’on porte pour son allure insouciante et authentique.
(11 suite a) Contre vents et marées, 7 couleurs, un authentique de qualité qui
aime la nouveauté !
(11 suite b) Le duffle coat. Coupé dans un superbe velours de laine 80%
laine, 20% polyamide. 7 coloris très tendance. Capuche tenante.
Emmanchures droites. Empiècement épaules devant et dos. Fermé par
brandebourgs et boutons bois ; 2 poches plaquées. (Automne-hiver
2003-2004, 107)
141
Cahier du CIEL 2004
L’exemple (11) montre que coexistent, dans le Catalogue de la Redoute,
deux types de discours qui correspondent à des stratégies commerciales bien
différentes :
— un discours descriptif contractuel (mis en italique dans les exemples),
— un discours publicitaire de séduction (souligné dans les exemples).
La coexistence de ces deux types de discours se trouve aussi bien dans les
pages consacrées à l’habillement que dans les autres rubriques (12).
(12) LES ORDINATEURS PORTABLES PRESARIO COMPAQ Une autonomie
remarquable (près de 5 heures) et des performances graphiques
étonnantes ! Modem 5- Kpbs V90. Une sortie TV S-Video. 1 port
souris/clavier, 1 connecteur écran VGA, 1 port parallèle, 2 USB, 1 port
modem, 1 port internet, une sortie hauts-parleurs et une entrée
microphone multisport TM, 1 port IEEE 1394. (Automne-hiver 20032004, 1182)
Il est remarquable que les adjectifs jouent un rôle de tout premier plan pour
distinguer ces deux types de discours qui parfois s’entremêlent, comme nous
allons le voir en reclassant les adjectifs contenus dans les exemples (1) à (12)
dans le tableau 2 en fonction de leur emploi classifiant ou non classifiant, ou
autrement dit en fonction de leur emploi dans le discours publicitaire de
séduction qui utilise les adjectifs dans leur emploi non classifiant, alors que le
discours descriptif contractuel utilise les adjectifs dans leur emploi classifiant.
Tableau 2 Discours descriptif contractuel
Emploi classifiant des adjectifs
(1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6)
142
Scies circulaires.
Guide parallèle.
Semelle extralarge.
Forme ergonomique.
Ponceuses vibrantes.
Surfaces planes.
Forme ergonomique.
Appareils photo argentiques,
les compacts d’Olympus.
Les appareils photo numériques
Olympus. Zoom numérique.
Scie égoïne.
Scie sauteuse.
Système exclusif de fixation rapide de
la lame.
Ponceuses excentriques.
Double mouvement excentrique/
rotatif. Abrasifs autoagrippants.
Discours publicitaire de
séduction
Emploi non classifiant des
adjectifs
Bonne stabilité.
Bonne prise en main.
Ponçage rapide et en finesse.
Confortable et maniable à 1 ou
2 mains.
Idéales pour le dégrossissage
de grandes surfaces planes et
bombées, mais aussi pour le
ponçage ultra fin
(changement rapide).
C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
Tableau 2 Discours descriptif contractuel
(suite)
Emploi classifiant des adjectifs
(7)
Les caméscopes numériques.
(8)
Les caméscopes analogiques.
Batterie lithium longue durée.
(9)
La jupe à godets.
Formée de 7 panneaux.
Boutonnée devant par 5 boutons.
Entièrement doublée.
Le battle-dress.
Taille descendue.
2 fausses poches.
Patte réglable.
Le duffle coat. Capuche tenante.
Emmanchures droites.
Empiècement épaules devant et dos.
2 poches plaquées.
Les ordinateurs portables.
1 port parallèle.
(10)
(11)
(12)
Discours publicitaire de
séduction
Emploi non classifiant des
adjectifs
(Enregistrement simplifié).
(Mémorisation des réglages
préférentiels).
(Enregistrement simplifié).
(Enregistrement des réglages
préférentiels de l’utilisateur).
Une jolie brillance.
Tissu super extensible.
Large ceinture.
Un superbe velours de laine.
7 coloris très tendance.
Une autonomie remarquable
(près de 5 heures) et des
performances graphiques
étonnantes !
2.2. Tests
Nous pouvons utiliser un certain nombre de tests syntaxico-sémantiques
pour montrer une fois encore que l'opposition classifiance/ non classifiance
marque bien la frontière entre deux types de discours :
— gradation : On peut vérifier que dans l’emploi classifiant des
adjectifs, aucune gradation n’est envisageable, alors que dans l’emploi
non classifiant, des éléments de gradation sont attestés (super
extensible, très tendance) ainsi que des adjectifs exprimant le haut
degré (idéal, superbe, remarquable). Il faut noter qu’un élément
comme extra ou ultra peut être utilisé dans un emploi classifiant.
Dans cet emploi, ces particules qui marquent le haut degré n’ont plus
une valeur d’élément de gradation : Prenons l'exemple de Ecran plat /
Ecran extraplat ou de Appareils photo Compacts / Appareils photo
Ultra-compacts : Un vendeur qui présente sa marchandise peut dire :
"Je peux vous proposer des Appareils photo Compacts et même des
(Appareils photo) Ultra-compacts, si vous le souhaitez" , alors qu'il
143
Cahier du CIEL 2004
évitera de dire : "* Je peux vous proposer des Appareils photo
Compacts et même Ultra-compacts, si vous le souhaitez". En
revanche, il pourra dire sans difficulté : "Ils sont performants et
même très performants". Cela montre que dans Ecran plat / Ecran
extraplat ou de Appareils photo Compacts / Appareils photo Ultracompacts, l'adjectif ne sert plus à qualifier un nom, et ce faisant à le
situer sur une échelle scalaire continue, mais à fixer une propriété
définitoire, spécifique d'un terme.
— prédication : Lorsqu’un adjectif classifiant est utilisé dans un
contexte terminologique, il permet la formation d’un terme de la
forme [N + Adjectif classifiant] et dans ce cas, la reprise du terme
entier est indispensable pour que le locuteur puisse porter un
jugement d'appartenance à une classe * cet ordinateur-ci est portable
(ceci est un ordinateur portable : terme), * cette scie est sauteuse
(c’est une scie sauteuse : terme), * la ponceuse que je viens d’acheter
est vibrante (est une ponceuse vibrante : terme). En revanche pour le
adjectifs non classifiants, la prédication avec l’adjectif est toujours
possible ; elle permet alors un jugement subjectif du locuteur, et
nullement un jugement d'appartenance à une classe (Ce velours de
laine est superbe. L’autonomie de cet ordinateur portable est
remarquable (près de 5 heures) et ses performances graphiques sont
étonnantes !)
— contexte négatif : la négation d’un terme [N + Adjectif classifiant]
aboutit à un changement de classe (Ceci n’est pas une scie sauteuse,
mais une scie circulaire), tandis que la négation d’un adjectif non
classifiant inverse le jugement d’appréciation (Les performances
graphiques de cet ordinateur ne sont plus aussi étonnantes
aujourd’hui).
— emploi anaphorique : un terme [N + Adjectif classifiant] peut être
repris par l’emploi anaphorique de l’adjectif classifiant (Entre les
ordinateurs de bureau et les ordinateurs portables, les préférés de
Pierre sont les portables), alors que l’emploi anaphorique de l’adjectif
non classifiant est beaucoup plus difficile (*Parmi les velours de
laine, ceux que je préfère sont les superbes).
2.3. Réseau terminologique et paradigme
Un autre élément déterminant pour définir une structure [N + Adjectif
classifiant] comme un terme est la question de savoir si, oui ou non, il entre
dans un paradigme, même réduit à un petit nombre de termes, c'est à dire s'il
relève d'un réseau terminologique, même minimal. Signalons quelques
144
C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
exemples, en partie déjà cités et toujours extraits du Catalogue de la Redoute :
— les téléviseurs extraplats ≠ les téléviseurs plats
— caméscopes numériques ≠ caméscopes analogiques
— appareils photo numériques ≠ appareils photo argentiques
— scie égoïne ≠ scie sauteuse ≠ scie circulaire
— ponceuses vibrantes ≠ ponceuses excentriques
— cireuse aspirante ≠ cireuse shampooineuse
— chemise manches longues ≠ chemise manches courtes
— veste zippée ≠ veste boutonnée.
Les unités terminologiques prennent leur statut en fonction du domaine à
décrire et on observe ici le rôle centrale de la taxinomie : les vestes zippées et
les vestes boutonnées font partie des vestes. Elles sont en relation de cohyponymie par rapport à Veste qui représente leur hypéronyme.
Notons que le paradigme ne se réduit pas à la forme [N + Adjectif
classifiant], mais qu’il peut aussi comporter des éléments de la forme : [N
+N] : balai mécanique ≠ balai vapeur.
En revanche les adjectifs non classifiants ne constituent pas de termes et
ils ne se présentent pas groupés dans des paradigmes dans le Catalogue de la
Redoute, qu'il s'agisse du gril diététique (1151), des aspirateurs performants
(1134) ou de la soie conquérante (83).
2.4. Discours objectif, discours subjectif
Pour terminer cette analyse de mon corpus, je voudrais souligner que, dans
la majorité des articles de présentation des produits du Catalogue de la
Redoute, s'imbriquent un discours subjectif destiné à promouvoir des
arguments de vente qui flattent le goût des consommateurs et un discours
objectif qui sert à décrire les produits avec la plus grande précision possible. Il
importe d'observer que, dans de très nombreux cas, l’opposition entre adjectif
classifiant et adjectif non classifiant est le seul signal qui permet de distinguer
ces deux types de discours.
Ainsi, dans l'exemple (13), l'adjectif incontournable est le seul élément
subjectif qui sert ici de marquage spécifique à l'implication des deux discours
(Le discours subjectif est souligné et le discours objectif est en italique). Dans
l'exemple (14), les adjectifs contenus dans les groupes nominaux : "dernières
recherches, ligne moderne et belles couleurs" relèvent également du discours
subjectif, alors que les adjectifs : électronique et télescopique relèvent du
discours objectif.
(13) CHEMISE MANCHES LONGUES La basique incontournable. Cintrée
par pinces devant et dos. poignets devant et dos. Poignets boutonnés.
145
Cahier du CIEL 2004
Boutons ton sur ton. Bas rayé. (Printemps-été 2004, 40)
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plus d'une ligne moderne et de belles couleurs. 6 niveaux de filtration.
Variateur électronique. Tube télescopique métal. Indicateur de
remplissage du sac Capacité du sac 3L. Enrouleur de cordon. Cordon
7m.Rayon d'action 10 m Niveau sonore 76 db Dim 31 x 26 x 44 cm.
Poids 5,9 kg. (Printemps-été 2004, 1136)
Les exemples (15) et (16) sont un peu plus complexes. Pour marquer le
discours subjectif, l' exemple (15) combine des adjectifs relevant du haut
degré : 100% créatif, totalement économique, un adjectif subjectif de couleur :
chatoyant et enfin une invitation au voyage qui justifie l'emploi adjectival de
deux substantifs : Folk Tendance bohème, inspiré du folklore tzigane.
L'exemple (16) est en deux parties : il comprend un texte publicitaire présenté
en grandes lettres de couleurs en haut d'une page, puis l'article descriptif
correspondant en petites lettres noires ; le texte publicitaire est paradoxalement
à la première personne : le consommateur est directement mis en scène et son
enthousiasme débordant se traduit par de nombreuses marques de gradation :
totalement accro, couleurs presque"délavées", finition très sportswear, coton
peigné si doux sur ma peau, et se termine par un jugement péremptoire qui
s'interprète comme une promesse d'achat : ça change tout! Ce discours
publicitaire se poursuit à la fin de l'article descriptif, avec à nouveau une série
d'adjectifs gradués et un jugement péremptoire : la plus belle qualité de coton,
plus souple, plus résistant et vraiment plus doux, ça j'aime.
(15) URBAN SHOP 100% créatif, totalement économique. Folk Tendance
bohème pour ce LINGE DE LIT brodé de couleurs chatoyantes,
directement inspiré du folklore tzigane. Ça tombe bien, j'adore
voyager. Pur coton. Coloris garantis à 60°. (Printemps-été 2004, 801)
(16 A) Je suis totalement accro des unis Soft Grey ! Leurs couleurs presque
"délavées", leur finition double piqûre très sportswear et ce coton
peigné si doux sur ma peau... ça change tout!
(16 B) Les unis SOFT GREY : Pur coton peigné, tissage serré (57 fils par
cm2 ). Finition double piqûre. Coloris garantis à 60°. Valeur sûre.
(16 C) Détail SOFT : tous les unis sont en coton peigné ... la plus belle
qualité de coton, plus souple, plus résistant et vraiment plus doux, ça
j'aime. (Printemps-été 2004, 793)
Comme on le voit, la ligne éditoriale du Catalogue de la Redoute repose
sur deux types de discours imbriqués :
— l’un, stipulatoire et contractuel, propose une description objective des
produits,
— l'autre, subjectif, projette l'image d'un client potentiel d'avance
enthousiaste à l'idée de consommer les produits Redoute et met en
scène un rapport très valorisant du consommateur à l'objet
consommé.
146
C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
Pour l'analyse linguistique que nous envisageons dans ce travail, il
convient de considérer que la propriété classifiante d’une suite [N + Adjectif]
repose sur l’interaction entre l’intention discursive (objective ou subjective)
qui sous-tend le texte et le potentiel de l’adjectif. C’est précisément à l’étude
de la participation de l’adjectif à la formation des termes que nous consacrerons
le chapitre suivant.
Dans ce chapitre, qui se veut résolument ouvert sur la terminologie et la
définition de termes de la forme [N + Adjectif classifiant], nous laisserons
totalement de côté les emplois non classifiants de l'adjectif, pour nous
consacrer à l'étude des adjectifs classifiants.
3. ÉTUDE DES
PROPRIÉTÉS DES ADJECTIFS
SUSCEPTIBLES DE FORMER UN TERME DE LA
FORME [N + A DJECTIF CLASSIFIANT ]
Quelle est la part de l'adjectif dans le processus de dénomination
terminologique de la forme [N + Adjectif classifiant] ? Nous allons voir qu'il
n' y a aucun marquage univoque, mais tout de même quelques tendances
comme la fonction (épithète ou attribut) de l’adjectif, la place de l’adjectif
épithète, des facteurs morphologiques, syntaxiques, sémantiques et discursifs.
Nous montrerons en 3.1. que la fonction déterminative des adjectifs
postposés est directement en relation avec la fonction classifiante que leur
confère le discours classifiant dans lequel ils s'insèrent. Puis nous proposerons
en 3.2., à partir du classement des adjectifs du français de Jan Goes (1999) qui
place la propriété "être adjectif" sur une échelle de prototypie, une hypothèse
qui consiste à postuler une relation [N + Adjectif non prototypique] au coeur
de la terminologie en français. Enfin, en 3.3., la présentation de l'étude des
adjectifs dénominaux et déverbaux par Marie-Claude L'Homme (2004) nous
permettra de confirmer l'importance des adjectifs dérivés dans la création
terminologique.
3.1.
Fonction déterminative
postposés et classifiance
des
adjectifs
Comme nous l'avons vu dans le Catalogue Redoute, les adjectifs
classifiants relevés sont tous postposés, ce qui est généralement reconnu
comme une propriété des adjectifs restrictifs en français, appelés aussi
déterminatifs. Cette propriété correspond à la possibilité de restreindre
l'extension du nom. Pour nous adjectifdéterminatif est exactement synonyme
d'adjectif restrictif.
147
Cahier du CIEL 2004
"Dans l'article épithète du GLLF, H Bonnard reconnaît la "caractérisation
restrictive" comme marque propre de la postposition, avec des exemples
comme : un ballon ovale, une fête nocturne. Cette épithète distinctive a, ou
n'a pas (selon le déterminant sélectionné), le pouvoir d'identifier l'objet de
discours présenté. Son pouvoir distinctif est sans doute plus évident si le GN
a un déterminant défini : le ballon ovale, la fête nocturne. On comprendra
alors que l'épithète est nécessaire et suffisante pour isoler un objet possible et
un seul là où le substantif seul n'y suffirait pas. (...) Quand il ne s'agit pas
d'isoler un objet de référence et un seul dans un contexte spécifique, l'adjectif
postposé va servir à délimiter un sous-ensemble, à opérer une souscatégorisation. C'est ce que font les adjectifs restrictifs et c'est la raison pour
laquelle ils sont postposés." (Michèle Noailly 1999, 98-99)
Dans notre corpus tiré du Catalogue de la Redoute, on voit bien que nous
avons affaire à des adjectifs postposés qui ont tous cette fonction restrictive
par rapport au nom et qui délimitent un sous-ensemble des objets proposés au
catalogue (les téléviseurs extraplats/ les téléviseurs plats, les caméscopes
numériques / les caméscopes analogiques, les appareils photo numériques /
appareils photo argentiques, la scie sauteuse / la scie circulaire, les ponceuses
vibrantes / les ponceuses excentriques, etc.).
Jan Goes (1999) rappelle que, dans la tradition grammaticale, les adjectifs
restrictifs postposés n'ont pas toujours été confondus avec les autres adjectifs.
“ Le terme épithète apparaît déjà dans la Rhétorique d'Aristote, où il désigne
un élément stylistique, surajouté, et non une fonction grammaticale. Cette
définition restera telle quelle pendant de nombreux siècles : aux XVII e et
XVIII e siècle encore, on distinguera entre l'épithète qui est un "nom adjectif"
- et l'adjectif. Le premier est un simple ajout au "nom substantif" et appartient
au domaine rhétorique (ex : le dur caillou); le second est indispensable à la
compréhension et détermine le nom substantif : il appartient au domaine
logico-syntaxique (ex : l'homme juste est en paix avec lui-même). (...) Pour
Noël et Chapsal, tout adjectif qui n'est pas attribut est tout simplement un
complément modificatif du substantif, tout de moins du point de vue de
l'analyse logique. ” (Jan Goes 1999, 77)
Interrogeons-nous sur les facteurs déterminants de la place de l'adjectif
épithète. Jan Goes en propose plusieurs :
— Facteurs morphologiques : Jan Goes montre que le suffixe joue un
rôle négligeable.
"Reste la nature de la base. Assez curieusement, les auteurs cités ne
parlent que très peu de la base du dérivé. (...) Or toutes les statistiques
indiquent la tendance générale à la postposition des adjectifs
dénominaux et déverbaux.
Nous pensons que les adjectifs dérivés gardent des éléments du
sémantisme verbal ou nominal de leur base, ce que Corbin appelle " le
148
C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
sens prédictible hérité de la base". Cette hypothèse permet d'établir un
lien entre la morphologie, la syntaxe et la sémantique de l'adjectif
dérivé". (Jan Goes 1999, 88)
— Facteurs syntaxiques : (AS = suite Adjectif + Substantif, SA = suite
Substantif + Adjectif).
"Lorsque le SN est introduit par le déterminant un (ou un autre
déterminant indéfini), il n'y a qu'une seule fonction qui favorise
l'antéposition : la fonction sujet (39,6% AS).Les fonctions attribut et
COD ont plutôt l'effet contraire : 29,3% de AS. La présence d'un
complément prépositionnel auprès du substantif indéfini favorise AS
(55%). Le déterminant le (ou un autre déterminant défini) favorise
l'antéposition dans presque toutes les constructions." (Jan Goes 1999,
89)
— Facteurs sémantiques :
"C'est dans une large mesure le substantif qui impose une variation de
sens AS-SA à l'adjectif, ou ne le fait pas". (Jan Goes 1999, 97)
"En postposition, nous avons affaire à la rencontre de deux parties du
discours dans un rapport de sens plus nettement déterminatif ; c'est
pourquoi la désémantisation sous l'influence de substantif sera moins
importante (désémantisation = le sens de l'adjectif antéposé s'inscrit à
l'intérieur du sémantisme du substantif qualifié et de cette façon, il peut
être affaibli)." (Jan Goes 1999, 99)
A ces facteurs morphologiques, syntaxiques et sémantiques, qui ne
dépassent pas les frontières du groupe nominal, il convient, comme nous
l'avons montré au chapitre 2, d'ajouter l'influence du contexte discursif dans
lequel est employé l'adjectif postposé, c'est-à-dire, pour les adjectifs du
Catalogue de la Redoute étudiés dans cet article, l'influence du discours
classifiant ou non classifiant dans lequel ils s'insèrent. C'est seulement au
niveau de la construction discursive que l'on peut espérer proposer une analyse
unifiée et homogène, face à la complexité des formes de l'adjectif. Au niveau
fonctionnel, il y a un grand intérêt à se servir de la notion de classifiance et à
distinguer trois types de fonctionnement sémantique des adjectifs en général :
— les adjectifs qui relèvent de la sphère de l'actualisation du groupe
nominal (comme les indéfinis) et qui commutent avec les
déterminants (certains/ les),
— les adjectifs non classifiants qui correspondent à ceux qui sont dits
généralement qualificatifs,
— les adjectifs classifiants qui correspondent à ceux qui sont dits
généralement déterminatifs ou restrictifs.
On peut aller jusqu'à faire l'hypothèse que, dans le cadre du discours
classifiant, la postposition s'attache à une fonction. Je propose de confondre,
dans le cadre d'un discours classifiant, la fonction de l'adjectif déterminatif
postposé avec sa fonction classifiante. C'est une hypothèse qu'il faudra tester
sur un très grand nombre d'analyses de corpus à l'avenir, mais elle a pour
149
Cahier du CIEL 2004
l'instant le mérite d'une relative simplicité et d'une grande clarté.
Si nous analysons de plus près le classement des adjectifs proposé par Jan
Goes, nous voyons se dessiner une thèse complémentaire à celle-ci et qui
porte non pas seulement sur la place de l'adjectif, mais sur la nature des
adjectifs qui entrent dans la composition des termes [N + Adjectif]. Etant
donné que le classement des adjectifs du français proposé par Jan Goes (1999)
repose sur une échelle de prototypie sur laquelle se répartissent les différentes
classes d'adjectifs, nous allons essayer de montrer en 3.2. qu'une relation [N +
Adjectif non prototypique] est au coeur de la terminologie en français.
3.2. Une relation [N + Adjectif non prototypique]
au coeur de la terminologie en français ?
Partons du classement des adjectifs du français proposé par Jan Goes
(1999) en fonction de leur capacité à exercer un maximum de fonctions
adjectivales, du qualitatif au déterminatif, de l'épithète à l'attribut. Son
classement s'appuie sur la notion de prototypie ; le taux de prototypie d'un
adjectif se mesure à partir des propriétés suivantes : le caractère adnominal
(Attr), la capacité à s'antéposer et se postposer (ANTEPOST), la gradation
(Grad).
— [+/- Attr] : "Le propre de l'adjectif - attribut ou épithète - serait de
rester adnominal, malgré le détachement relatif qui peut être opéré par
la construction attribut. C'est là le comportement de l'adjectif "idéal",
disons donc prototypique. Certains adjectifs refusent la
distanciation impliquée par la fonction attribut, mais restent
adnominaux dans leur fonction épithète ; ils s'éloignent par
conséquent du prototype. Refuser la
fonction
épithète
constitue cependant un refus du caractère adnominal
tout court : les éléments en question ne sont donc plus des
adjectifs. C'est pourquoi nous avons considéré la fonction épithète
(postposée) comme nécessaire (mais non suffisante), tandis que
l'attribut est non nécessaire et non suffisant. Sans être plus
fondamentale que l'attribut, la fonction épithète prend plus de poids
comme critère." (128) Cette capacité à être utilisé en fonction
épithète et attribut est notée, dans la formulation de Jan Goes : [+/attr].
— ANTEPOST : "A côté de la fonction épithétique elle-même, c'est la
souplesse de l'adjectif que nous considérerons comme une critère de
prototypie : à cet égard, la possibilité de faire le mouvement
ANTEPOST (= de l'antéposition à la postposition de l'adjectif) se
150
C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
révèle d'une importance cruciale". (107) L'adjectif prototypique doit
avoir une zone AS (adjectif + substantif) = SA (Substantif +
Adjectif) assez large, et un taux d'antéposition relativement élevé.
Cette propriété est notée : [+ AS] [+ SA] (---> [+ ANTEPOST]).
— [+/- Grad] : La troisième propriété de l'adjectif prototypique est la
gradation. Elle est notée [+/- très].
Cette grille de propriétés permettant de définir le taux de prototypie des
adjectifs est appliquée systématiquement par Jan Goes à toutes les classes
d'adjectifs, qu'il répartit en fonction de leur morphologie lexicale : il oppose
les adjectifs primaires (A : grand, court) et les adjectifs non primaires (B :
harmonieux,remarquable), et parmi ces derniers, il distingue les adjectifs
dénominaux, déverbaux, déadjectivaux, et les adjectifs synchroniquement non
dérivés.
C'est sur le croisement des critères de définition de la prototypie et des
critères de morphologie lexicale que se fonde le classement des adjectifs
proposé par Jan Goes. Nous résumons ci-dessous son classement. Mais
auparavant, il convient toutefois de mettre en garde contre une lecture trop
simpliste des listes d'adjectifs proposées ci-dessous. Les exemples d'adjectifs
donnés ici sont uniquement une aide à la compréhension de la classification
décrite. Comme les deux premières parties de cet article l'ont montré, on ne
peut classer en fait que les emplois prévisibles des adjectifs dans un contexte
déterminé. Il faut lire les listes données dans le travail de Jan Goes comme des
suites de paris sur des probabilités d'emplois fondés sur des statistiques de
fréquence.
A Les adjectifs primaires
"Les adjectifs primaires sont les adjectifs non dérivés qui appartiennent au
vieux fonds de la langue." (227) "Ce sont les seuls adjectifs à donner des
adjectifs déadjectivaux. (...) Il est exceptionnel qu'un adjectif primaire n'accepte
pas la gradation (l'adjectif bai par exemple), fait qui laisse présumer d'un solide
ancrage dans la catégorie de l'adjectif." (228)
A1 Les adjectifs primaires voisins du prototype ou prototypiques.
— A11 Les adjectifs voisins du prototype sont presque exclusivement
antéposés, ce que note la taille relative [+ AS] / [+ SA], [+ AS]
apparaissant plus fréquemment que [+ SA] : exemples : grand, petit,
bon, jeune, vieux, beau, long gros, seul, mauvais, haut propre, joli.
151
Cahier du CIEL 2004
[+ très] [+ AS] [+ SA] (---> [+ ANTEPOST]) [+ attr] 1
Ces adjectifs ne sont pas prototypiques à cause de deux propriétés :
— leur désémantisation fréquente, et pas seulement avec des humains
(un joli recul),
— une construction attributive assez rare.
— A12 Les adjectifs primaires prototypiques cumulent toutes les
propriétés de l'adjectif : type court, ancien, faible, fort, léger, pur , vif
[+ très] [+ AS] [+ SA] (---> [+ ANTEPOST]) [+ attr]
A2 Les adjectifs primaires du groupe 2 : en dehors du prototype.
[+ très] [- AS] [+ SA] [+ Attribut] ---> [- ANTEPOST] (rond, rouge)
Les adjectifs de ce groupe (ex : rond, rouge), qui comprend notamment
tous les adjectifs de couleur, ne s'antéposent que très difficilement,
alors qu'ils se prêtent facilement à un emploi déterminatif (ballon rond,
billet vert). Les adjectifs de couleur ne peuvent pas former d'adverbes,
ils acceptent la gradation et peuvent fonctionner comme attributs.
A3 Les adjectifs primaires du groupe 3 : adjectifs d'extension très réduite et
refusant la gradation. (bai)
[- AS] [+ SA] [+ attr] ---> [- ANTEPOST] [- très]
Les adjectifs de ce groupe ne s'antéposent jamais, ne qualifient parfois
qu'un seul substantif (cheval bai) et certains d'entre eux peuvent
cependant remplir la fonction d'attribut .
B Les adjectifs non primaires
Les adjectifs non primaires sont des adjectifs dérivés. Le suffixe pèse peu
dans la définition de l'extension. Jan Goes classe donc les adjectifs non
primaires à partir de leur base (dénominaux BA, déverbaux BB, déadjectivaux
BC). La tendance générale est à la postposition pour les adjectifs dénominaux
et déverbaux, tendance qui se trouve renforcée pour les participes (présents ou
1
Le symboles employés par Jan Goes se lisent de la façon suivante :
- [+ très] : adjectif graduable,
- [+ AS] [+ SA] (---> [+ ANTEPOST]) : l'adjectif A11 peut être pré- ou postposé. La
position en petite capitales [+ SA] est attestée, mais moins souvent que la
position en grandes capitales [+ AS]. En A12, AS et SA ont la même taille car leur
fréquence est comparable.
- [+ attr] : l'adjectif peut être épithète (ce qui est le cas de tous les adjectifs, le cas
152
C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
passés) et les substantifs épithètes.
BA Les adjectifs dénominaux.
— BA1 Les adjectifs dénominaux voisins du prototype ou
prototypiques.
BA11 Les adjectifs voisins du prototype : accidentel, allégorique,
allusif, anguleux, attentif, audacieux, autonome, autoritaire...
[+ très] [+ AS] [+ SA] (---> [+ ANTEPOST]) [+ attr]
L'antéposition est possible, mais relativement rare. Ces adjectifs
peuvent presque tous qualifier un substantif
BA12 Les adjectifs dénominaux prototypiques : gracieux, chaleureux,
énigmatique, harmonieux, légendaire, puéril, ténébreux, typique,
voluptueux, vulgaire.
[+ très] [+ AS] [+ SA] (---> [+ ANTEPOST]) [+ attr]
— BA2 Les adjectifs dénominaux du groupe 2 (en dehors du prototype) :
boueux, broussailleux, coutumier, désertique, limitatif, temporaire
théorique, torrentiel
[+ très] [- AS] [+ SA] [+ attr] ---> ([- ANTEPOST])
La gradation s'apparente ici à la quantification (étang très
poissonneux, sentier très boueux) et l'antéposition est exceptionnelle.
— BA3 Les adjectifs dénominaux du groupe 3 : agricole, annuel,
asthmatique, astronomique, bilingue, cubique, cylindrique, imberbe,
polaire, homéopathique rectiligne, thermal.
[- AS] [+ SA] [+ attr] ---> [- ANTEPOST] [- très]
Il s'agit d'adjectifs spécialisés (sciences et techniques : carnivore),
d'adjectifs qui désignent les courants culturels et socio-politiques et
d'adjectifs dimensionnels (circulaire, ovoïde). S'ils forment des
adverbes, il s'agit d'adverbes de phrase (biologiquement parlant)
— BA4 Les adjectifs dénominaux du groupe 4 : adjectifs exclusivement
épithètes : poulet fermier, lait d'un taux protéique élevé, manteau
neigeux.
[- AS] [+ SA] ---> [- ANTEPOST] [- très] [- attr]
BB Les adjectifs déverbaux
non marqué) ou attribut.
153
Cahier du CIEL 2004
Ils sont deux fois moins nombreux que les adjectifs dénominaux. Les
principaux suffixes rencontrés sont : -able, -atoire, -if, -eur. "Le
pourcentage d'adjectifs attributs est plus élevé que pour les adjectifs
dénominaux. De même nous avons trouvé beaucoup plus d'adjectifs avec
compléments (soucieux de, profitable à). Les formes en in- exceptées, les
adjectifs déverbaux proches du prototype acceptent facilement la gradation,
mais ils forment beaucoup plus difficilement des adverbes."(Jan Goes
1999, 264)
— BB1 Les adjectifs déverbaux voisins du prototype ou prototypiques.
BB11 Les adjectifs voisins du prototype :
[+ très] [+ AS] [+ SA] (---> [+ ANTEPOST]) [+ attr]
acceptable, indicible, innommable progressif, soucieux, sinueux
BB12 Les adjectifs déverbaux prototypiques :
[+ très] [+ AS] [+ SA] (---> [+ ANTEPOST]) [+ attr]
abominable, agréable, remarquable, irrésistible, inaccessible,
indispensable, malveillant
— BB2 Les adjectifs déverbaux du groupe 2 :
[+ très] [- AS] [+ SA] [+ attr] ---> [- ANTEPOST]
abusif, prometteur, secourable, vindicatif
Ces adjectifs se caractérisent par l'absence totale d'antéposition et ne
forment pas d'adverbes.
— BB3 Les adjectifs déverbaux du groupe 3 :
[- AS] [+ SA] [+ attr] ---> [- ANTEPOST] [- très]
administratif, impondérable, indécelable, portable, végétatif
Ces adjectifs, qui n'admettent pas la gradation mais des adverbes
modificateurs possibles comme rapidement, n'admettent pas
l'antéposition ni la formation d'adverbes ; enfin un complément en par
est parfois possible (la côte est abordable par de gros bateaux).
— BB4 Les adjectifs déverbaux du groupe 4 :
[- AS] [+ SA] ---> [- ANTEPOST] [- très] [- attr]
compilatoire, directeur, éjecteur, fureteur, hallucinatoire, interrogateur,
rotatif, sauveur, voyageur
Ces adjectifs ne qualifient qu'un groupe très restreint de substantifs
(dispositif accélérateur, panneau indicateur, mère porteuse, pigeon
voyageur). Jamais antéposés, ils refusent la gradation.
154
C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
Nous laisserons de côté l'étude des adjectifs déadjectivaux (BC) et des
adjectifs synchroniquement non dérivés (BD), qui n'ont pas un rôle aussi
important que les dénominaux et les déverbaux pour la terminologie.
Que conclure de toutes ces observations? Au début de ce sous-chapitre
3.2., nous nous demandions s'il y avait lieu de postuler une relation [N +
Adjectif non prototypique] au coeur de la terminologie en français. Au terme
de ce parcours, nous pouvons répondre positivement à cette question : nous
voyons que les adjectifs déterminatifs classifiants que nous avons repérés dans
le Catalogue Redoute par exemple sont essentiellement des adjectifs non
prototypiques qui relèvent généralement des groupes 3 et 4, et
occasionnellement du groupe 2. Ils conservent certes tous la propriété de
constituer du matériau adnominal, mais ils n'admettent guère la gradation,
toute antéposition est impossible, et ils ne peuvent que très rarement être
utilisés en position attribut. Dans l' exemple de "scie circulaire" ou "scie
sauteuse", les adjectifs s'analysent de la façon suivante :
[- AS] [+ SA] ---> [- ANTEPOST] [- très] [- attr]
Les adjectifs dénominaux, qui constituent une classe très prolifique pour la
terminologie, ont toutefois une place à part : les seuls adjectifs prototypiques
qui apparaissent dans une unité terminologique sont les dénominaux (le
cunéiforme monumental, une pierre volcanique). Des adjectifs comme typique,
ou vulgaire, qui relèvent, selon Jan Goes, de la classe B12 des adjectifs
dénominaux prototypiques, peuvent se trouver dans des unités terminologiques
en tant qu'adjectifs classifiants : tumeur typique, latin vulgaire, nom vulgaire
d'une plante ou d'un animal. "L'emploi relationnel2 semble donc accessible à
tout adjectif dénominal, pourvu qu'il ait un substantif support adéquat." (Jan
Goes (1999, 255)
Cela montre qu'il convient sans doute de donner une place à part à la
syntaxe des adjectifs dénominaux (exemple relevant de la classe 2 : lait
maternel et 3 : fruit juteux). Pour cela, on peut reprendre ici une des thèses de
D. Corbin selon laquelle un dérivé possède un "sens prédictible hérité de la
base" ; l'influence de la base sur le calcul du contenu sémantique de l'unité
terminologique est si importante que l'on arrive fréquemment à une
parasynonymie entre la paire [N + Adj] et la paire [N de N] : calcul budgétaire/
calcul du budget ; élection présidentielle/ élection du président, analyse
sémantique / analyse du sens, etc. On peut se demander alors s'il n'y aurait pas
lieu, dans le cas où ces paires parasynonymiques sont attestées, de postuler
une syntaxe fondamentale commune [N + N] sur laquelle se fonderait
2
Pour Jan Goes, l'adjectif "relationnel" est équivalent à ce que nous avons appelé
jusqu'ici adjectif déterminatif ou adjectif restrictif.
155
Cahier du CIEL 2004
l'interprétation sémantique de l'unité terminologique et de considérer le suffixe
adjectival dans [N + Adj] et la préposition dans [N de N] comme les
marquages superficiels et, dans certains cas, équivalents de la relation de
structure profonde [N + N].
Cette hypothèse permettrait en outre de proposer un cadre syntaxique
élégant pour rendre compte d'unités NN dans lesquelles le deuxième substantif
est proche des adjectifs déterminatifs, dont il possède les caractéristiques
syntaxiques (pas de gradation, antéposition impossible, refus de la position
attribut.) : tarte maison, vêtements sport, problème cheveux.
La syntaxe profonde [N + N] pourrait ainsi rendre compte d'un grand
nombre d'unités lexicales dont le premier élément est un substantif et le
second soit un substantif, soit un adjectif, soit un groupe prépositionnel, qui
ont tous en commun leur fonction classifiante.
3.3. Une étude terminologique sur corpus
adjectifs dénominaux et déverbaux
des
Bien sûr, il convient toujours de mesurer ses hypothèses à l'aune d'études
terminologiques poussées et je voudrais pour finir évoquer un travail en cours
dans ce domaine : l'analyse dirigée par Marie-Claude L'Homme (2004) des
adjectifs dérivés sémantiques (ADS) dans la structuration des terminologies.
Cette étude porte sur les adjectifs dénominaux et déverbaux dans la
structuration de trois corpus spécialisés : ceux de l'informatique, du droit et de
la médecine. L'auteur insiste notamment sur le lien particulier entre le nom ou
le verbe formant la base de l'ADS et le substantif qui sert de base à l'unité
terminologique : "l'adjectif de "relation" exprime un actant du nom qu'il
modifie et est souvent distingué des autres en raison d'un comportement
syntaxique différent (par exemple, il ne peut être modifié par un adverbe et
admet difficilement la position attributive)". Elle observe également que
l'identification automatique des termes tient pour acquis "que le terme
contenant la forme nominale correspondante sera sémantiquement équivalente
(ex : épanchement sanguin = épanchement du sang)".
Si elle ne parle pas directement de classifiance des adjectifs, elle observe
avec F. Maniez (2002) que "les groupes comprenant un adjectif relationnel
sont plus susceptibles de former un terme complexe, alors que ceux qui
comprennent un adjectif qualificatif se comportent comme des collocations".
M.-C. L'Homme (2004) définit les Adjectifs dérivés sémantiques (ADS)
par deux propriétés essentielles : ils sont construits par conversion ou par
affixation sur une base nominale (constitutionnel) ou verbale (programmable)
et ils ont un sens prédictible à partir de celui du verbe et du nom de base : on
peut le paraphraser à partir du nom ou du verbe de base (imprimante
156
C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
configurable : qui peut être configurée). Cela exclut de son champ d'étude ce
que Jan Goes appelle les adjectifs synchroniquement non dérivés, des "adjectifs
comme clinique, dont la contribution à la structuration lexicale d'un domaine
ne fait pas de doute, mais dont le sens ne peut se décrire à partir d'une base
nominale ou verbale".
Les résultats donnés dans M.-C. L'Homme (2004, 92) sont
essentiellement de nature statistique, ce qui se révèle être un apport capital
pour comprendre la structure terminologique des domaines étudiés. Ainsi elle
observe une distribution différente des adjectifs selon les trois corpus
(informatique CI, droit CD, médecine CM). Nous reproduisons ici les
tableaux donnés par M.-C. L'Homme (2004, 92).
Le tableau 3 (M.-C. L'Homme (2004, 92)) montre que les Adjectifs
dérivés sémantiques dénominaux et déverbaux (ADS) représentent environ le
quart des adjectifs dans le corpus de l'informatique (CI), et près de la moitié
dans les corpus du droit (CD) et de la médecine (CM).
Tableau 3
ADS
Autres adjectifs (qualificatifs, numéraux,
adjectif régissant un syntagme
prépositionnel)
Adjectifs de type "clinique"
Expressions figées ou semi figées, titres
(personne morale, caractères gras Cour
Suprême)
cas problèmes
CInformatique CMédecine
208
407
570
407
CDroit
377
429
71
136
46
103
52
125
15
40
17
Le tableau 4 indique la répartition des adjectifs dénominaux et déverbaux
dans chacun des trois corpus étudiés, avec une grand majorité d'adjectifs
dénominaux dans tous les corpus : 85,3% CM, 78,2% CD et une
augmentation sensible des adjectifs déverbaux dans le corpus informatique :
39,4% CI. La présence de nombreux adjectifs déverbaux en informatique
s'explique par l'importance de la description de processus dans ce domaine.
Tableau 4
Adjectifs
dénominaux
Adjectifs
déverbaux
CInformatique
126
60,6%
CMédecine
347
85,3%
CDroit
295
78,2%
82
39,4%
60
14,7%
82
21,8%
M.-C. L'Homme (2004) étudie également les relations sémantiques entre
ADS et leurs bases respectives, nominales (Tableau 5) ou verbales (Tableau 6)
en fonction des corpus concernés. Elle juge également indispensable à l'avenir
157
Cahier du CIEL 2004
d'étudier les distributions et la polysémie des ADS. (Exemple : législatif :
Texte législatif = texte de loi / Pouvoir législatif = pouvoir de légiférer).
Relation Verbe-adjectif
1. L'actant 1 verbe
CI
CM
CD
2. L'actant 2 peut être verbé
CI
CM
CD
2. L'actant 2 est verbé
CI
CD
Tableau 5
évoluer, évolutif (spécification évolutive)
activer, activateur (pouvoir activateur)
prévenir, préventif (traitement préventif)
déroger, dérogatoire (clause dérogatoire)
discriminer, discriminatoire (acte discriminatoire)
paramétrer, paramétrable (carte paramétrable)
injecter, injectable (préparation injectable)
dissocier, indissociable (disposition
indissociable)
formater, formaté (document formaté)
justifier, injustifié (intrusion injustifiée)
Relation Nom-adjectif
Tableau 6
1 L'actant A possède, a, avec
+ nom
CI
défaut, défectueux (secteur défectueux)
CM
symptôme, symptomatique (patient
symptomatique)
cellulaire (zone "richement' cellulaire)
CD
énergie, énergique (mesure énergique)
Paraphrase par Prep + nom
expriment un "actant" non modifié (agent, patient,
de base
instrument, etc)
CI
Bureautique, bureautique (tâche bureautique)
public, public (service public)
CM
plasma, plasmatique (concentration plasmatique)
os, osseux (atteinte osseuse, fragment osseux)
CD
état, étatique (intervention étatique)
gouvernement, gouvernemental (intervention
gouvernementale).
Le travail de M.-C. L'Homme (2004) confirme l'importance quantitative
des adjectifs dérivés de noms et de verbes dans la terminologie du droit, de la
médecine et de l'informatique, et montre la variété des structures sémantiques
qui caractérisent ces adjectifs.
Cette étude confirme également le rôle fondamental des adjectifs postposés
déterminatifs classifiants dans la terminologie et l'importance relative des
déverbaux et des dénominaux. Une étude sémantique complémentaire
démontrerait sans difficulté la richesse d'interprétation de la structure [N + Adj]
158
C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
qui s'apparente dans le cas des ADS aux relations sémantiques [N+N] et à [N+
V], confirmant ainsi le statut hybride que Jan Goes reconnaît à l'adjectif,
"entre nom et verbe". Il convient donc d'ajouter au statut hybride de l'adjectif
le statut hybride de la structure [N + Adj], qui, dans le contexte classifiant de
la terminologie, a la rigueur d'un terme inclus dans un paradigme, mais de par
son histoire dérivationnelle, s'ouvre à une grande souplesse d'interprétation en
fonction de la terminologie considérée et du discours classifiant dans lequel
elle s'inscrit.
Après avoir montré dans les chapitres 1 et 2 de cet article l'importance de
la notion de classifiance et la façon dont cette notion prend corps dans le
discours classifiant attesté dans le Catalogue de la Redoute, nous nous
proposions de montrer quelles sont les principales propriétés de l'adjectif qui
contribuent à la formation d'un terme de la forme [N + Adjectif classifiant].
Tout d'abord, nous avons souligné la coïncidence entre la fonction
déterminative des adjectifs postposés et leur fonction classifiante (3.1.), puis,
en nous appuyant sur le classement des adjectifs du français proposé par Jan
Goes (1999), nous avons montré que, quelle que soit sa classe, l'adjectif non
prototypique entre généralement dans la formation d'un terme : c'est donc une
relation [N + Adjectif non prototypique] qui est au coeur de la terminologie en
français (3.2.); la classe des adjectifs dénominaux fait toutefois exception (ce
qui lui confère une importance supplémentaire pour la création des termes),
puisque c'est la seule qui offre la possibilité de former un terme de la forme [N
+ Adjectif classifiant] à partir d'un adjectif prototypique. Enfin l'étude des
adjectifs dénominaux et déverbaux par M.-C. L'Homme (2004) montre (3.3.),
d'une part, l'importance du domaine de spécialité dans lequel s'inscrit le terme,
et confirme, d'autre part, la complexité et la souplesse sémantiques des
adjectifs dénominaux et des déverbaux dans différents types de corpus
spécialisés.
CONCLUSION
Au début de cet article, nous étions à la recherche d'une hypothèse
linguistique permettant de rendre au moins partiellement calculable et
prédictible la constitution de termes de la forme [N + Adj]. Nous n'avons pu
qu'effleurer cet objectif et nous ne pouvons, en conclusion, qu'indiquer
quelques pistes prometteuses pour des recherches supplémentaires.
Les études sur l'adjectif que nous venons de présenter montrent que la
structure d'un terme [N + Adj] tire sa valeur d'au moins trois plans
syntagmatiques indissociables, qui exercent tous une influence égale sur la
cohésion entre les deux parties du terme :
159
Cahier du CIEL 2004
— le discours classifiant dans lequel le terme est employé,
— la place du terme dans le paradigme et dans le type de corpus auquel il
appartient,
— la relation syntaxico-sémantique entre [N] et [Adj], qui dépend ellemême :
— du caractère plus ou moins prototypique de l'adjectif (cf Jan
Goes 1999)
— de l'histoire dérivationnelle de l'adjectif lorsqu'il s'agit d'un
dérivé (cf M.-C. L'Homme 2004).
Une syntaxe de la classifiance repose nécessairement sur l'étude des
adjectifs, mais elle devrait aussi étudier l'ensemble des épithètes classifiants
possibles dans un corpus donné, qu'ils soient ou non de nature adjectivale.
Dans ce cadre, il serait nécessaire de chercher comment construire une syntaxe
commune à des types de relations comme [N + Adj], [N+N], [N+ prep + N].
A l'inverse, il conviendrait peut-être de réinterpréter l'absence de déterminant
dans le GN : [N+N], [N+ prep + N] comme une forme d'adjectivisation.
Comme on le voit, ce type d'étude nous mène à la frontière du groupe
nominal et du mot composé, autrement dit à la frontière de la syntaxe et du
lexique. On peut alors se demander si des propositions en termes de "patterns"
ne seraient pas plus adaptées que la syntaxe classique pour rendre compte de
ces questions fondamentales pour la description des langues.
En tout cas, la question de la classifiance semble être au coeur du langage,
car elle caractérise la compétence des sujets parlants dans l'interprétation
terminologique. En effet, lorsqu'on se penche sur le slogan publicitaire (17),
noté dans le métro le 8 mars 2004, on voit qu'il est tout à fait raisonnable de
poser l'hypothèse que la connaissance des moules terminologiques classifiants
fait partie de la compétence des sujets parlants : en effet sans mettre en œuvre
cette compétence, les lecteurs de cette affiche ne sauraient la comprendre.
(17) Des cils bonnet D, forcément ça avantage!
Pump up the volume. Mascara volume pigeonnant. (Bourjois Paris, noté
dans le métro le 8 mars 2004)
L'exemple (17) montre également qu'il convient de postuler une seconde
compétence des sujets parlants : celle qui concerne l'opposition entre un
discours classifiant et un discours non classifiant. Ici, en effet, c'est un moule
normalement dévolu à la classifiance qui est utilisé à contre emploi dans un
contexte non classifiant. Et c'est ce contexte non classifiant qui entraîne
l'interprétation non classifiante de "bonnet D" ( = "qui assure du volume"),
alors que dans tous les contextes où le locuteur connaît cette expression
(lorsqu'elle définit un type de soutien-gorge), elle est classifiante.
Ce travail ne prétendait pas traiter de l'ensemble des phénomènes de
160
C. CORTÈS - Syntaxe de la classifiance
classifiance, mais simplement montrer son importance pour les études de
terminologie. Ainsi s'ouvre un champ de recherche très prometteur où
linguistique et terminologie ne pourront que bénéficier de féconds apports
mutuels.
B IBLIOGRAPHIE :
Goes, J. (1999) L'adjectif. Entre nom et verbe. Champs linguistiques Duculot. De
Boeck et Larcier Bruxelles.
Kerbrat- Orecchioni, C. (1980) L'énonciation. De la subjectivité dans le langage.
Linguistique. Armand Colin ; Paris.
L'Homme, M-C. (2004) Adjectifs dérivés sémantiques (ADS) dans la structuration
des terminologies. Conférence "Terminologie, ontologie et représentation des
connaissances" organisée à l'Université Jean Moulin Lyon I, Atala 22 et 23
janvier 2004.
Riegel, M. (1985) L'adjectif attribut. PUF Linguistique nouvelle ; Paris.
Milner, J-C. (1978) De la syntaxe à l'interprétation. Quantités, insultes,
exclamations. in Travaux linguistiques. Seuil ; Paris.
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Michèle Noailly, M. (1999) L'adjectif en français. Ophrys ; Paris.
Flaux, N. et Van de Velde D. (2000) Les noms en français : esquisse de classement.
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Schnedecker C. (2002) L'adjectif sans qualité(s) Langue Française 136 Larousse ;
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Wilmet, M. (1983) Les déterminants du nom en français. Essai de synthèse Langue
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Wilmet, M. (1986) La détermination nominale PUF ; Paris.
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Cahier du CIEL 2004
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