9_Figures_de_rencontre_

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9_Figures_de_rencontre_
Figures de rencontre
Nicole de Pontcharra Puygiron
Comment donner forme au soleil de l’âme, à la folie du cœur, à l’espoir d’éternité,
peindre le tremblement du sang, de la vie jeune toujours dans son
recommencement ? Calmer la transe, la ramener dans la couleur surgie du corps à
corps avec la rencontre physique de la matière, du pigment dans sa consistance et
son éclat. L’or pour désenfouir le geyser du corps, l’élan des bras. Un or qui allume
son feu dans la déclinaison des états de l’être, des humeurs du jour. Dans le vert des
éveils matinaux, dans l’ocre de midi, quand on croit tenir droit sur l’horizon, sans
ombre ni menace, derrière le bleu du spleen.
A lire la couleur balayant l’espace, prend sens ce qui dévore et porte. L’or, est-ce
l’amour de la mère qui allume pour toujours un feu de camp dans la désolation du
monde, nourrit le tempo de la main allant de la couleur à la toile ? A partir de là il a
fallu alimenter la source, la faire fleuve. Le battement affleure et réconforte, chant de
vie en contrepoint d’un désespoir.
Nul hédonisme dans l’exaltation de la couleur, seulement la représentation de
l’irrésistible courant de vie. Le bonheur malgré tout. Vitesse des graffitis courant à la
surface, récit des interstices, de l’indicible, messages des premiers hommes, mots
brefs, jaillis du fond de l’angoisse, lettres de prisonniers enfermés dans leur huis
clos, récit sans récit, signes d’une présence de la pensée prenant corps dans la
lettre. Dans l’histoire de l’art on retrouve la généalogie du peintre, les déformations
de Bacon, les illuminations de Matisse, entre le goût violent de la beauté et la haine
du malheur omniprésent, destin incontournable de l’humain. La séduction nourrit la
plaie. A l’intérieur des aubes vibrantes, au cœur du soleil dans son zénith, des lueurs
nocturnes paradisiaques, se lève la plainte de l’homme blessé à mort. D’autant plus
forte qu’elle s’échappe d’un espace édénique, de l’intériorité d’un être qui a la
vocation du bonheur, qui le dit dans l’espace de la toile, de la surface de bois peinte,
dans le choix des pigments étincelants. Il trace la silhouette tronquée d’un vivant déjà
en rupture avec la vie. Le corps scindé en deux parties, sabré. Oui le destin a
tranché à vif. C’est cela vivre. Savoir que la mer berceuse est aussi mère meurtrière
pour les voyageurs clandestins. Sur la toile qui les représente précisément, ils
appartiennent déjà au royaume des ombres. Trois silhouettes lie de vin,
transparentes, sans visage, sont embarquées sur les pateras et vont franchir le
Rubicon. Si l’on s’interroge d’avantage sur l’image de l’homme tronqué que l’on
retrouve souvent, dans des postures, des cas de figure différents, on découvre
qu’au-delà d’une référence à une anecdote, un événement de l’histoire, la sienne ou
celle d’autres hommes, sa peinture ne peint que lui-même. Tout est ici auto portrait.
D’où la force de ces images puisant leur sens dans le dépassement du réel,
l’enracinement dans la contradiction de l’être glorieux et blessé. Guernica ne serait
pas né sans la guerre d’Espagne mais la guerre intérieure, le combat avec l’Ange,
aurait fait naître d’autres Guernica de la même nature. L’histoire est venue en
quelque sorte provoquer l’artiste mais elle n’a été qu’une incitation à réfléchir, à
rêver.
De la même manière l’homme tronqué, en posture d’orant gît au plus profond de
Mahi Binebine même si les Tazmamart, les prisons de tous les bouts du monde ont
© Nicole de Pontcharra Puygiron
www.mahibinebine.com
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exacerbé sa virulence contre l’inhumanité des hommes, le mal infligé par les
bourreaux, inspiré des dessins, des sculptures , des peintures. Ouvert au monde,
renfermé sur la dualité de sa personne solaire et lunaire, il joue avec gravité. Parfois
perd, parfois gagne. C’est son destin. Il le sait. L’espace de la toile lui permet de
réconcilier ses contraires, résorber ses peurs, dire dans le même temps la réalité
d’un monde infernal, sans compassion, celle qui écrase les poètes. Il nage dans le
bleu du corps ployé dans une supplique, corps brisé au dessus d’un monceau de
ruines/corps calcinés. Dans l’enchantement du bleu gris, du noir, du bleu vif, du ciel
rose, la prière des morts n’en est que plus pathétique. Supplication de l’artiste à luimême pour conjurer ses démons ? Supplication de l’homme aux acteurs directs des
oppressions sanglantes du monde ? L’art répond indirectement, toujours de biais. Se
masquer? De quel théâtre s’agit-il ? Se travestir ? Se préparer pour quelque rituel ?
Ou plutôt mettre bas le masque et révéler la vraie nature de l’homme ?
Encore une fois l’artiste laisse la part du doute. Le masque n’a pas de signes
distinctifs. Il n’est personne. Anonyme, il peut se charger de toutes les identités. Il fait
surgir un double jusque là suggéré, pressenti, un jumeau infernal qui perturbe
l’ordonnance colorée du monde de Mahi Binebine. Imperturbable, sans âge, non
sans connotation avec le monde des rituels africains, le masque, répété, repris,
multiplié est l’un des atouts du jeu de carte que l’artiste a en main. Il peut l’agiter
comme une menace. Il est dieu des enfers. Enfer des barbelés qui noue le torse de
l’homme, la valise d’un pauvre hère, personnage privé de torse, réduit à n’être que
jambes, alourdi par le poids de la valise posée sur sa taille-socle. L’homme au torse
noué de fil de fer, l’homme masqué, baignent dans un bleu tout à fait différent du
bleu vif évoqué plus haut. C’est un bleu cadavérique où le blanc affleure, troue
l’épaisseur azurée. Quelque chose se décompose, malgré le rayon orangé nimbant
le buste, le visage de profil, se détachant sur le fond. A fréquenter l’œuvre, on se
rend compte que le masque a plusieurs fonctions. Les tableaux de Mahi Binebine
posent une énigme, justement à cause de la capacité de l’artiste à jouer avec les
différents niveaux de conscience.
Capacité à se voir, se regarder dans l’autre, à faire miroir. Le masque arraché délivre
du mensonge. La vérité peut se lever. Il arrive que le masque soit mis en scène seul,
au centre d’une toile, dans une lumière crépusculaire. Il prend alors une apparence
christique.
L’homme a vécu une agonie, le masque en porte la trace, les stigmates. Extrême
pudeur de l’artiste qui s’installe dans le théâtre, pour ne pas risquer de se perdre, de
s’exposer dans une peinture du réel immédiat. Le masque, comme le suaire de
Véronique, atteste que quelque drame mortel s’est joué. La figure de bois, symbole
sacré d’une souffrance universelle, n’appartient à aucun ordre confessionnel. On est
introduit par la voie de l’art jusqu’au mystère de l’immémorial.
Nicole de Pontcharra Puygiron le 24 juillet 05
© Nicole de Pontcharra Puygiron
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