A_corps_et_Ã _cri_-_M_Demeuldre_2008
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« A corps & à cri » ou comment ressentir la culture de l’autre à travers la danse et le chant. COURT RESUME : La musique et la danse réalisent une véritable « orchestration » sociale des comportements des individus. Elles ont permis de rendre les travaux agricoles collectifs moins fastidieux. Mais surtout elles ont formaté des attitudes sociales, des esthétiques et particulièrement des dispositions vocales et gestuelles. Sartre demandait : à quoi reconnaît on le garçon de café ? Et de répondre : à user de gestes de garçon de café. On pourrait aussi se demander à quoi reconnaît- on un curé catholique, un prêcheur évangéliste, un militant ouvrier socialiste, un musicien Alevi, un homme de la cour du Mwami, etc… ? Réponse : il y a un style relationnel, une manière de se positionner vis à vis d’autrui par le corps et par la voix. La danse et le chant sont des stylisations de ces manières relationnelles. Elles sont régies esthétiquement par un ethos social. Ce qui est beau pour les uns ne l’est pas pour les autres. Un groupe socio-culturel se caractérise par ses préférences esthétiques. Son choix esthétique n’est jamais innocent. Par un style chorégraphique et musical il met en scène d’une part ses expériences et apprentissages physiques (techniques du corps, habitus socio-professionnels) et d’autre part ses représentations sociales et ses croyances. Nous essayons donc à la fois de détecter les vécus corporels des éleveurs nomades, les cultivateurs sédentaires mais aussi de comprendre de l’intérieur différentes esthétiques religieuses et par exemple comment la sensibilité des prêtres européens a pu marquer celle des Kinois. Pourquoi des voix claires dans les traditions catholiques et des voix de gorge dans les traditions chamaniques ? Nous tentons d’analyser les choix musicaux et les stratégies esthétiques de musiciens de telle ou telle origine comme des positions politiques pour se démarquer ou affirmer une autre identité que celle qu’un groupe dominant a voulu leur imposer (voir Miles Davis par ex.). Les jeux de rôle dans les diverses formes culturelles de théâtres chantés dans le monde sont particulièrement riches en tentatives de « définir la situation » par le truchement des formes de voix chantées et de gestes dansés . EN INTRODUCTION Quelques mises en scènes musicales et chorégraphiques - d’une part des vécus ( expériences et apprentissages) corporels et - d’autre part des représentations, croyances et dispositions relationnelles (ethos) par la vocalité et la gestualité : Exemples : timbres de voix et gestes des mains : petite promenade comparative a)esthétique « angélique »de la clarté, de la pureté et de la sérénité : voix du ciel -prêtre catholique, - voix de fausset (negro spiritual, chant orthodoxe des chérubins) - tenorino (ou ténor de grâce) de Tino Rossi, de Tabu Ley, Papa Wemba, - esthétiques du Tango Turc, Ghazal Indien, bolero urbain d’Amérique centrale b) esthétique « corporelle » de la conversion et de l’engagement « corps & âme » -prêcheur pentecôtiste, chanteurs de Blues, de Gospel, du DJ, animateur radio - voix de militant d’un parti ouvrier (« foi » marxiste), c) esthétique « diabolique » de la subversion et du refus -caïd grec, culture urbaine du rebetiko):danse zeibekiko (Zeibek = aigle en turc ) ex : Vamvakharis un chanteur grec comme Vamvacharis qui exhibait et cultivait une voix enrouée, abîmée, à ce qui paraît par le raki et le hachisch, convenait admirablement pour l' interprétation du répertoire "Rebetiko" qui s' adressait à un public masculin s' identifiant volontiers aux « rebetes » et aux "mangas", c' est à dire aux caïds qui ont derrière eux un passé très lourd et à qui la vie n' a pas fait de cadeau. Mais il est probable qu' il n' aurait guère rencontré beaucoup de succès comme crooner auprès des jeunes filles ou comme diacre à l' office. On peut donc parler d’une stratégie esthétique exhibant des indices et exploitant les valeurs locales de virilité, d’expérience de la vie dans les bas-fonds. -chanteur contestataire russe (« bardes »urbains, chant de malfrats russes : ex : Wladimir Vissotski, Mikhaïl krug, Choufoutinski, a d) esthétique « des profondeurs », des esprits et des ancêtres : voix de gorge et troupeaux de ruminants chaman, théâtres asiatiques : dalang du Walang kulit indonésien, bunraku et kabuki japonais, P’ansori coréen Enka japonais et Ppontchak coréen Chant ethiopien en amharique accompagné par la bëgëna Chants zulu : voix de « grogneurs » (voir explications pp 11) LES ESTHETIQUES MUSICALES sont le produit d’un ETHOS SOCIAL Ainsi nous voyons que le choix d’un type de timbre, d’un style de voix, le jeu instrumental et les attitudes corporelles correspondent à des styles traditionnels mais ceux-ci ont un sens et créent un climat propice à des sentiments et à des dispositions relationnelles inconscientes. Ce « réglage » culturel des sentiments collectifs par un style vocal et musical constitue ce qu’on appelle un « ethos ». Les différentes cultures ont des appellations particulières de cet ethos qui correspondent à des colorations émotionnelles plus ou moins précises : tarab (en arabe), duende (en espagnol), saudade (portugais), kaïmos (grec), etc. Souvent ces climats sentimentaux sont doux amers et nostalgiques voire franchement douloureux et ont une origine littéraire ou religieuse. Quand un musicien ou un chanteur est apprécié, qu’il exerce un charme, un « charisme » (capacité d’influencer, d’envoûter grâce à un don, une force d’origine sacrée) sur son public, c’est souvent qu’il parvient à faire passer cet ethos. Il est intéressant de pouvoir observer un changement ou l’apparition d’un nouveau style car son succès peut révéler l’existence d’une réalité sociale significative. Les nouveaux styles correspondent à des choix de véritable stratégie esthétiques ou en tout cas à des dispositions relationnelles visant à régler sentimentalement, à « orchestrer » collectivement une communauté de goût. Nous allons nous concentrer sur 3 aspects musicaux :1 le corps « mis en musique », 2. le timbre vocal & instrumental, 3. la création collective 1.Le corps socialisé et sa « mise en musique » : la danse. La musique se joue et se danse par des corps en relation les uns avec les autres. Ces corps sont diversement socialisés (c. à d. qu’ils ont fait l’objet d’un apprentissage). Ainsi la musique et la danse constituent des cultures incorporées. La danse est fonction de l’expérience quotidienne du corps. Son style dynamique dépend de ce que l’ethnologue français Marcel Mauss a appellé les « techniques du corps » propres à une société, on parle aujourd’hui de « gestes techniques », de la marche, de l’utilisation du corps pour le travail, la lutte, l’expression sociale, la mise en scène de soi. Un cultivateur sédentaire, un éleveur nomade et un chasseur ne marchent et ne dansent donc pas de la même façon. Et par conséquent la musique qui accompagne ces danses diffère également. Rien n’est donc plus faux que de parler de « La » danse africain. Faire danser ensemble sur un même rythme un Rwandais et un Congolais n’est déjà pas une chose évidente. Notre problème est que dans nos sociétés tertiaires mécanisées et informatisées, nous ne pratiquons plus aucune activité corporelle routinière monotone et rythmée sous forme de gestes techniques comme un tour de main d’un artisan, un enchaînement et que par conséquent au cours de nos expériences professionnelles, nous n’avons incorporé dans notre mémoire gestuelle aucun rythme susceptible de former notre culture motrice pour la danse et la musique. Autrement dit, nous sommes tentés d’user et d’abuser d’ « énergiseurs » et autres produits dopant là où nos grandmères semblent infatigables. Exemples au cours de l’exposé : danses de combat : zeibeck de Smyrne (Izmir), Tango et jeux de couteau, danse de pages royaux du Rwanda (danse des intorés). 1.1.culture motrice :L’exemple du Tango Uruguayo- Argentin. Quelles sont les processus qui ont « formaté » le corps des danseurs de Buenos Aires ? Pour analyser l’évolution d’un style populaire comme le tango, vécu par des acteurs spéciaux comme une esthétisation de leur relation au monde, il nous faut ainsi prendre en compte: 1.1.1° Les motricités acquises, les techniques du corps (« taxismes ») dans lesquelles se formèrent les éleveurs, celles dans lesquelles ils s’aguerrirent au combat au couteau, mais aussi le répertoire des techniques phonatoire locales (l’accent du terroir) qui, en réglant le rythme, le débit, la courbe intonationnelle, la pose de la voix par les muscles de la cavité buco-pharyngienne, les mimiques, postures et gestes paraverbaux, imprègne la mémoire motrice au moment de s’engager physiquement dans le chant, la danse et donc dans le jeu musical qui s’y associe et l’entraîne. Musiciens, chanteurs, danseurs du Rio de la Plata déformaient, « reformataient » par leur commune motricité technique la canzone napoletana, les mazurcas déjà remodelées à Paris, les contredanses, les fantangos, habaneras cubaines revues et corrigées dans les opérettes espagnoles ( zarzuelas ) alors en vogue en Amérique du sud. Ainsi retrouve-t-on les allures de cavaliers d’Andalousie et de la Pampa au niveau du buste, les jambes fléchies des luttes au couteau, les figures de salon, les audaces des bordels, les accelerandi en début de phrase et les decelerandi avec glissandi ou vibrato expressif sur l’avant dernière note, comme dans la langue parlée lunfardo (argot local) imprégné des dialectes des immigrants venus en majorité de Naples et de ses environs (accent avec allongement de la pénultième). Quant à la pose de la voix, bien qu’elle tente d’imiter celle de la chanson napolitaine très en vogue à l’époque, elle est elle même inimitable avec sa façon de remonter la base de la langue près du palais: on retrouve ainsi la musculation buccale typique du parler local. Les expériences motrices engrangées dans les mémoires corporelles et verbales y sont mutuellement contagieuses : une forme rythmique ou une « mélodie gestuelle » peuvent susciter un engouement qui n’est explicable qu’en terme de régression à un vécu corporel passé plus ou moins inconscient mais intensément re-senti. Le succès local et la survie du tango, danse et musique, a été fonction de son aptitude à déclencher une régression taxique vécue collectivement. Le transfert d’un « tour de main » d’un cadre taxique professionnel (élevage) avec ses cinèses, ses rythmes, ses dynamismes moteurs (par exemple maniement du couteau pour égorger des vaches), dans un autre cadre avec ses propres contraintes comme celui du combat, puis de celui-ci dans celui de la danse, se répercute en fin de parcours dans les dynamismes du jeu musical. On peut donc observer une certaine contagion du geste, de la technique corporelle qui amène une « délocalisation » de la machinerie corporelle et du déplacement de l’utilisation de celle-ci. La création d’un nouveau rythme populaire n’est jamais tout à fait le réemploi pur et simple de celui qui a fait ses preuves dans une technique ménagère ou professionnelle, mais l’imagination est limitée et une structuration complexe ne peut jaillir de celle-ci sans s’articuler sur des apprentissages moteurs bien rodés, inscrits dans des automatismes acquis de longue date. C’est par une sorte de maladresse, une difficulté à maîtriser des dynamismes mis au point en Europe, que les éleveurs immigrés à Montevideo et Buenos Aires ont fait preuve de créativité en retombant « dans des travers » dynamiques familiers: l’innovation créatrice consiste souvent en régression à un stade expérimenté plus tôt dans un autre cadre et à sa réadaptation, à son reformatage pour assurer une nouvelle cohésion stylistique en accord avec une nouvelle cohérence esthétique. 1.1.2° L’habitus (en particulier l’hexis ou disposition corporelle propre à un milieu social). On pouvait déceler chez les jeunes danseurs bourgeois de « chez Hansen », un endroit chic de Buenos aires dans les années 30, un souci de raffinement, de légèreté et comme dit Bourdieu de « distance par rapport à la nécessité ». Dans nos concepts, on peut traduire cette distance par rapport au monde du travail et des activités manuelles, comme une moindre imprégnation motrice par les techniques de l’élevage et de la lutte. La danse, le rythme, les voix perdent en « efficacité » ce qu’ils gagnent en raffinement chorégraphiques savants et en sophistication harmonique des orchestrations. Par ailleurs les dispositions culturelles variaient selon les milieux d’origine des immigrants en Argentine. Ainsi, on a pu observer une majorité d’artistes « tanguistes » issues de familles catholiques surtout d’Italie, d’Espagne, de l’empire habsbourgeois, de Pologne et de France, alors que la délectation morose n’était guère en relation d’affinité élective avec l’ethos des milieux protestants germaniques et anglo-saxons. 1.1.3° L’esthétique motrice, la volonté de transformation esthétique du monde au départ de son corps: A) Sur le site incubateur de l’innovation: Quand un chanteur comme Gardel ou un joueur de bandonéon comme Anibal Troïlo créent un modèle de « Tanguité » une manière d’être « tango », quand Contursi écrit « Mi noche triste » et que le tango devient « cette tristesse qui se danse », le style chorégraphique ne se limite plus à n’être qu’une déformation de mazurka par des éleveurs maladroits et des campagnards italiens immigrés au Rio de la Plata, il devient un style d’excellence. La figure du « compadre » se construit et devient un nouveau modèle d’être, de se mouvoir, de prendre la femme, d’affirmer une prise sur le réel. B) Sur les sanctuaires internationaux de périodisation de la Mode et du « Zeitgeist » (l’esprit de son temps) : A Paris, le Tango est perçu et reformaté, tant par les danseurs de salons européens que par des compositeurs comme Igor Stravinski, pour devenir « compatible » et s’intégrer à un style « Art déco » des années 20. Celui-ci est tout en séquences discontinues, mouvements anguleux et rigidité mécanique. Le style relationnel y est plus déluré, canaille, « apache », cosmopolite, libéré des manières gentilles, angéliques, alanguies de la belle époque, des courbures interminables de la Valse, de Horta et des poses innocentes à la tête penchée des couples galants. Il est cependant probable que le succès de l’art nègre, de musiques et danses « exotiques » telles que Cake-walk, Ragtime, Tango, Charleston et autres danses réputées « folles » n’aurait rien eu de comparable sans la possibilité de les percevoir comme « désarticulées », mécaniques (selon les termes de Stravinski) ou plutôt « machinisables » par les nouvelles esthétiques constructivistes, cubistes, du Bauhaus à un moment où l’on divinisait le progrès des machines, du « fonctionnel » et donc des nouvelles exigences taxiques du travail en usine. 1.2. modes et stylisations des motricités: Qui créent les modes ? L’initiative de la création esthétique d’un nouveau style n’est pas l’apanage des élites sociales mais également de groupes marginaux. En cela notre point de vue va à contrecourant de nombreuses théories. On sait que pour Bourdieu, les enfants des classes dominantes (les « héritier »), disposent d’un capital culturel incorporé (habitus) plus élevé. Celui-ci oriente la disposition de leurs membres vers un souci plus marqué pour la forme, le style, l’esthétique que pour le contenu des communications et des biens culturels. Ce souci esthétique serait une « seconde nature »; ce raffinement du goût, et singulièrement pour les formes les plus « spirituelles » de l’expression artistique comme la musique, leur serait « chevillé au corps », tout comme leur « dégoût pour les goûts des autres ». Comme le pensait déjà Simmel, les changements, en particulier de la mode, seraient générés à l’intérieur de ces classes dominante par les « prétendants », les « status seeker » (les chasseurs de statuts), représentés par les couches ascendantes et les jeunes élites dans une perpétuelle préoccupation de « distinction » dans les deux acceptions du terme : pour être « distingué » et pour se distancer des classes inférieures (qui, elles, tentent de les copier dès que possible. Pour Bourdieu comme pour Adorno, les couches populaires n’apprécieraient comme musiques sophistiquées que des formes popularisées, édulcorées, abatardies: « gezunkenes Kulturgut » (le bien culturel dégénérées) et de l’étendre autour d’eux avec le temps en l’imposant comme modèle aux classes suivistes (de la mode et des classes dominates). Or cette théorie marxiste n’est pas un bon modèle d’intelligibilité : elle néglige le processus inverse que nous observons: ce sont précisément les enfants d’immigrés, les descendants d’esclaves qui ont inventé le plus de styles musicaux, chorégraphiques et vestimentaires. Il ne faut pas confondre ces créateurs populaires et les « people » et les « branchés » qui ne créent pas mais qui veulent être les premiers à adopter une « nouveauté ». Il nous apparaît que cette pulsion créatrice de soi et de son propre monde peut arriver à s’exprimer à divers degrés non seulement chez certaines élites mais chez des individus interagissant dans des situations et des contextes où la communication expressive (et le « code restreint » dont parle Bernstein) a plus de chance d’être valorisée que la communication instrumentale (et les codes élargis) que ces individus contrôlent mal et dans laquelle ils partent perdant s’ils se mesurent avec les élites. Ces milieux « expressiogènes » ont donc plus de chance de se trouver où la communication instrumentale et le travail sont moins valorisés que certaines formes d’attitudes et de comportements exaltant l’honneur, la reconnaissance et l’image identitaire, où l’être est plus valorisé que le faire en général, où l’aspect est plus immédiatement valorisé et monnayable que l’activité productrice. Rapport au temps= rapport social : Plaisirs différés et plaisirs immédiats : Faire ou être : Prospérité ou honneur : Création utilitaire ou expressive, Se réaliser par le travail (ouvrier, bourgeois) ou par la musique & la danse (esclave noble) Ainsi, au sein d’une société qui sort de l’esclavage les individus n’investissent guère l’avenir et recherchent le plaisir immédiat et l’évasion, dans tous les sens du termes. Ceci favorise une créativité expressive et ludique. Cette créativité est d’autant plus compréhensible chez les anciens esclaves qu’elle permet de court-circuiter les formes culturelles maîtrisées par l’élite, puisque la création impose ses propres règles. Ce n’est pas dans le milieu puritain bourgeois où l’on prône le plaisir différé et l’engagement dans la transformation du monde que l’on va valoriser l’invention de danses provocantes et l’exhibition d’extravagances et de luxes vestimentaires. Par contre les formes d’évasions comme la danse, l’ébriété, la transe et les expressions charismatiques religieuses ont proliféré parmi les populations d’anciens esclaves au point que la plus grande partie des styles musicaux et chorégraphiques nés sur le continent américain sont l’œuvre de ces populations. Elles ont donc un point commun avec celles des cours et les salons non seulement dans l’Europe baroque (modèle versaillais et étude de N.Elias) mais partout où des « classes de loisir » (Veblen) valorisent le non-travail. Le jeu des interactions sociales y privilégie l’expression de l’habileté ludique, la virtuosité de l’esprit et du style au détriment de la performance utilitaire. Le rejet des contingences et de la mesquinerie routinière y aboutit aussi à des ascèses mystiques. La convergence esthétique et la complicité sociale de ces classes de loisir pourtant aux antipodes de l’échelle sociale, Cette complicité dans l’encanaillement a permis la création mixte de styles comme le Fado, la Canzone napoletana, les « Magyar notak » le Danzon, la musique et la danse « Intore » au Rwanda. Dans tous ces cas une élite oisive appréciant le geste et la dépense gratuite rencontre des artistes audacieux d’un « outgroup »socialement marginal (juif, tsigane, pigmée, azmari, black USA) qui entend également affirmer sa propre supériorité dans l’expression d’une sensibilité, d’un « feeling », d’une « soul » charismatique que « seul pouvait leur accorder leur destin.(ou une force céleste).. ». C’est la rencontre entre étudiants nobles et aventuriers des ports portugais, de chanteurs juifs et des élites musulmanes dans la Méditerranée d’avant-guerre, de la gentry hongroise et des tsiganes, des batwa et des batutsi, des jazzmen noirs et des gangsters juifs et italiens au grand scandale des strates industrieuses bourgeoises, ouvrières ou paysannes, scandale qui entretient d’ailleurs l’animosité à l’égard de ces « parasites ». Il est d’ailleurs symptomatique que les modes vestimentaires les plus dépensières furent non seulement le fait des nobles mais aussi des africains américains et des latinos (zooties et pachucos), des immigrés antillais à Londres pendant les années cinquante et des jeunes kinois (sapeurs) des années quatre-vingt. 1.3.Transferts sociaux de motricités et de musique: comment expliquer le succès d’une danse et d’une musique d’une autre classe ou d’une autre ethnie que la sienne ? Esthétiques socialement mixtes & modes internationales -Exemple de la danse au RWANDA : Comment expliquer la coopération entre les musiciens twa (ou « faux pygmées ») et les danseurs tutsi pages de la cour, dans les royaumes interlacustes d’Afrique orientale ? Les deux castes avaient d’ailleurs des relations à plaisanteries entre elles comme au sein de chacune d’elles alors que ce type d’attitude n’avait guère cours avec les hutu de la paysannerie. En réalité, la musique et la danse des « Intore » n’aurait pu se créer sans la rencontre des ex-chasseurs et des ex-pasteurs, devenus oisifs à la cour. On retrouve les taxismes (techniques du corps) des chasseurs pygmées qui mimaient la dance nuptiale des grues couronnées et d’autres oiseaux qu’ils chassaient. Le clan tutsi des Niguinya dont était issu la famille royale prit la grue comme emblème. Les jeunes pages adoptèrent la danse des pygmées mais introduisirent les taxismes pastoraux et guerriers en lui conférant la « majesté d’allure des vaches » et en jouant de la lance et du bouclier avec une esthétique nouvelle de virilité et de défi guerrier. Ce style reprend le même jeu moteur, mais en investissant la tension musculaire au niveau des articulations du cou et des membres, reprenant les taxismes des parades à la cour, de la lutte au bâton et du maniement de la lance avec le bétail. Toutes formes d’ondulation et de rotation du bassin sont bannies. Celles-ci, omniprésentes dans les rites de fécondité et les danses populaires des cultivateurs bantous, constituent le contremodèle esthétique. Inversement, les pygmées avaient adopté les trompes en corne de vache des tutsi pour les accompagner. Ainsi ces deux castes extrêmes des sociétés de cour des grands lacs ont participé à la création et à la survie d’un style commun en opposition avec celui des cultivateurs. -Exemple des Big Bands de Jazz est la rencontre entre musiciens noirs de jazz, gangsters juifs et italiens (mécénat fabuleux décrit par Morris, 1988) et jeunes élites blanches. Après sa période critique de création, le jazz s’est d’ailleurs popularisé parmi les jeunes blancs des classes moyennes américaines d’avant 1940 et chez les étudiants des couches aisées du genre « oxbridge » en Angleterre et de Saint-Germain des Prés en France. Ainsi donc la connivence est moins une affaire de sensibilité de classe sociale (l’hexis ou habitus corporel propre à une catégorie sociale) que la rencontre de jeunes de strates différentes mais disposant de loisirs, par luxe ou par inactivité, et voulant les utiliser non pas en bricolant ou en étudiant mais en s’amusant. Becker (1963) à la fois jazzman et sociologue a décrit le mépris des musiciens de jazz à l’encontre des « caves » qui n’ont aucun sens du rythme et des musiciens « commerciaux » qui se prostituent à ces béotiens en matière de rythme et de jazz. Cette attitude « d’outsiders » ressemble à la fois à celle de « parfaits » d’une secte et à celle que les nobles avaient pour les marchands et les hommes de peine qui doivent travailler pour n’être que ce qu’ils sont: des êtres « sans goût et sans grandeur ». Pourtant, ce n’est pas dans l’aristocratie que se recrutait cette élite des musiciens mais parmi les noirs les plus pauvres et les jeunes des classes moyennes blanches. L’étude des musiques populaires nous à amené à considérer l’évolution des courants de styles de musiques de danse comme parallèle, à la fois, 1°) à celle des schémas procéduraux des mémoires motrices collectives, 2°) à des changements sociaux 3°) à des besoins périodiques de la part de générations d’adolescents de révolte identitaire et de transformation concomitante de soi et du monde sur le plan formel, aspectuel et relationnel (autrement dit sur le plan esthétique). 2. LA VOIX : LES TIMBRES, DE VOIX ET D’INSTRUMENTS : mises en aspects sonores DES REPRESENTATIONS COLLECTIVES En assumant esthétiquement un timbre, une pose de voix ou d’instrument, le musicien se positionne psychologiquement (position au sens de l’analyse transactionnelle parent, adulte, enfant...), culturellement (les formes de voix constituent des indices d’appartenances et des traces d’expériences socialement (souci de se distinguer, de gommer ou d’affirmer son origine sociale). Le théâtre chanté se prête très bien à l' étude des rapports entre types de rôles et types de voix chantées. La différenciation est codifiée surtout selon l' âge et à la fonction dans l' opéra chinois, les rôles psycho-sexuels et sociaux dans l' opéra romantique européen. 2.1.MUSIQUE RELIGIEUSE & SAVANTE (« classique ») EUROPEENNE -Exemples de voix d’opéra dans la musique populaire napolitaine (canzone)et dans les « rancheras » mexicaines Pour Bernard Shaw, l' opéra italien se résumait à une "histoire de baryton qui veut empécher le ténor de coucher avec la soprano". Pour Dominique Fernandez, critique et écrivain féru d' opéra, celui-ci représente le psychodrame de tout un peuple: Le peuple italien, république des fils aux prise avec l’autorité des pères s' opposerait au culte des chefs en Russie. Il fait observer que dans le public italien, les hommes s' identifient plus facilement aux rôles tenus par les ténors alors que les Russes leur préfèrent les barytons et basses censés évoquer la responsabilité et le pouvoir parental et politique. Si nous écoutons différents genres musicaux au sein d' une même culture, et à plus forte raison au sein de cultures différentes, nous sommes frappés autant par la variété des timbres que celles des structures mélodiques et rythmiques. Dans les musiques populaires, le timbre vocal et instrumental est un ingrédient essentiel de l' ethos et constitue un attrait (un "hook") recherché pour lui-même au même titre que le rythme ou la mélodie L' Europe a développé une méthode sophistiquée pour mémoriser les tons en les transcrivant sur une partition et l'Inde pour caractériser et diversifier les différents rythmes par un système syllabique. Aucune culture n' a pu élaborer un système précis de classification, de mémorisation et donc de reproduction de différents timbres. Tout au plus certaines comme la culture maure disposent-elles d' une dizaine de termes pour désigner les façons de pincer la corde et donc de distinguer les sons en fonction des types d'attaque. En Europe se sont développés les architectures verticales des mélodies, les harmonies et les contrepoints. La musique savante religieuse et de concert s' est mentalisée en abstraction intellectuelle avec l’imposition de son écriture puisque l' interprète doit idéalement retrouver les intentions de l' auteur et exécuter un programme encodé sur une partition "avec bon goût et inspiration" autrement dit sans initiatives intempestives et sans s' écarter des timbres standards communément admis par les écoles de chant. La méconnaissance du timbre a été la conséquence directe de la prépondérance de l' écriture dans le processus de création musicale. Les deux phénomènes nous apparaissent concomitants de celui plus vaste de la rationalisation occidentale. Celui-ci a connu ses grandes progressions à l' époque de la Grèce classique, des ordres mendiants (dominicains et franciscains) et du Gothique, de la Renaissance, du Classicisme des Lumières et de l' ère industrielle. En effet, durant ces périodes, des courants de sensibilité vers l' abstraction, soutenus par des philosophes et des théoriciens se référant à Platon ont eu tendance à délaisser la couleur au profit du dessin, la rhétorique au profit de la logique et le timbre au profit de l' architectonique. Le timbre comme la couleur et l' effet rhétorique (l’art de l’expression pour convaincre) s' est trouvé relégué au rang des « artifices ». Platon a poussé très loin le goût aristocratique d’une société esclavagiste dévalorisant le travail manuel: celui de l’abstraction et du mépris de la matière. La ligne abstraite du dessin, de la géométrie ou de la mélodie écrite était donc considérée supérieure à la surface matérielle colorée, au timbre, aux distances concrètes mesurées par l’esclave arpenteur. Il considérait la couleur comme l' illusion par excellence, comme « le fard que les femmes utilisent pour cacher leur laideur », il méprisait tout autant les effets de voix des poètes et des sophistes. Le clergé chrétien et les élites occidentales ont conservé ce mépris pour la matière, pour le concret et la pratique. Ce ne fut pas le cas en extrême orient où les principaux courants de pensée ont mis l' accent sur la pratique et sur le concret. L' occident euclidien et platonicien a inventé la ligne sans épaisseur la plume et le crayon alors que l' orient utilise le pinceau qui encre des surfaces. Ici, la musique est écriture du temps, et là vibration de l' espace. 2.2.HISTOIRE DES IDENTITES « BLACK » aux USA -Exemple du théâtre des « Black Faces » aux USA Tout le développement des styles musicaux et chorégraphiques, proclamés spécifiquement « noirs », est marqué par l’histoire des « minstrels shows » . Le style identitaire affirmé dans la musique noire américaine s’est nourri de facéties et de jeux chorégraphiques et musicaux mis en scène par des « black faces », des artistes blancs barbouillés de cirage. Ils servirent de modèles à des minstrels noirs prenant la relève des blancs. Mais ce ne furent pas seulement ces émules noirs qui adoptèrent les styles de personnages comme « Jim Crow » et « Zip Coon » inventés par les créateurs blancs. La plupart des musiciens noirs et des danseurs de claquettes se conformèrent à cette « exodéfinition » (par l’extérieur) ou « hétérodéfinition » (par « l’autre » groupe ethnique) puisque des noirs imitaient une imitation blanche des noirs (censés d’ailleurs singer les blancs comme c’était le cas pour Zip Coon). Ainsi Fats Waller et Louis Armstrong n’hésitèrent pas à faire rouler les yeux comme des billes, à prendre des mimiques exagérées et à amplifier les trémolos comme les personnages des minstrels shows. Quand Miles Davis rejeta les expressions clownesques et les chevrotements à la trompette, réputés « noirs », il fût taxé « d’imitateur de blancs » et fit une bonne partie de sa carrière en compagnie de musiciens blancs comme Gil Evans et d’autre artistes de la mouvance « cool ». Mais les styles musicaux, censés représenter l’identité groupale « authentique », ne se réduisent pas à un jeu de forces dans le temps court. Les réélaborations intragroupales de représentations et de définitions intergroupales et donc les perceptions de l’altérité et de l’identité groupale, dépendent non seulement des interactions sociales quotidiennes, mais également des changements culturels lents comme l’évolution des croyances religieuses. Les conceptions religieuses de « l’autre monde », du « tout-Autre » métaphysique qu’est Dieu, interviennent dans le relationnement de l’homme à son Dieu, au reste du monde, aux autres, à l’autre sexe. -Exemple de musique « cool » : le timbre de la trompette de Miles Davis Comment le choix par M.Davis d’un jeu de trompette sans trémolo est un acte politique ? Quand Miles Davis 1)rejette les mimiques, les trémolos et le timbre « dirty » de Musiciens noirs comme Louis Armstrong qui évoquent les personnages des black faces créés par les blancs 2) impose, à la place, un son dépouillé et de longues notes imperturbables, il propose une autre représentation sociale du blues du jazz, de l’identité des noirs américains et de leur « soul », autrement dit une autre « définition de la situation » des rapports noirs-blancs. Donc : Sa visée esthétique est bel et bien militante et transformatrice des relations existantes. A un stade préconscient, avant même que l’on puisse l’expliciter, tout acte musical est un élan de transformation ou de confirmation d’un style relationnel. 2.3.COMPARAISON : RELIGIONS ORIENTALES & OCCIDENTALES EXEMPLES 2.3.1en ASIE : VOIX DE GORGE « voix autres » des esprits et des bêtes Une société ne se limite pas à un système de relations entre des hommes vivants. Au cours des rituels de présentation de soi ou des prestations artistiques, les individus projettent des images sur autrui, sur eux-mêmes, sur les projections d' autrui sur eux-mêmes, sur leurs animaux domestiques et autres prothèses sociales, parfois même sur leur ordinateur comme les enfants sur leurs poupées ou les croyants sur des êtres invisibles, esprits ou divinités. Dans une société où règne un consensus sur la réalité de leur existence, les vivants considèrent non seulement que les esprits participent à la vie sociale mais que leurs rôles et statuts y sont primordiaux et que sans leur existence, la société verrait ses structures, ses institutions et ses objectifs collectifs remis totalement en question. Au cours de rituels allant des transes possessionnelles aux formes théâtrales plus stylisées, ces êtres peuvent se manifester, s' exprimer par la voix du chaman, du possédé, de l' officiant liturgique ou de l' acteur-chanteurdanseur sacré. La voix de ce médium, vicaire de l' être spirituel est sensée subir une déformation puisque l' interprète n' est plus qu' une enveloppe matérielle mise à la disposition de l' esprit et à ce titre, une épiphanie de celui-ci. Par exemple, dans le théâtre noh qui s' est développé au cours du moyen âge japonais en même temps que le bouddhisme zen, les personnages principaux sont ou ont des qualités surnaturelles. Héros mythiques, fantômes, dieux ou démons, ils s' expriment par des voix "intérieures" ("uragoe") et par une technique de modification des cavités pharyngée et buccale qui a pour effet de "postérioriser les voyelles ".Les "a" ont tendances à devenir des"o", les "i", des "u",etc...Akira Tamba a montré la parenté de ces phonations et celles des offices bouddhistes, parenté qui se manifeste jusque dans les cris qui émaillent les prestations et qui ressemblent nettement aux "kïai" des moines qui sont utilisés également dans les arts martiaux d' inspiration zen. Mais cette voix de gorge sensée exprimer l' intériorité, la profondeur et l' ataraxie a aussi une histoire tout au long du parcours de la pénétration bouddhiste en Asie. Dans la plupart des régions où cette religion s' est imposée, étaient pratiqués des rites au cours desquels le chaman utilise de telles techniques vocales. On peut ainsi comparer les vocalisations des moines avec les « ulzyau » et « khömiz » ou chants de gorge des chamans des monts Altaï, de l' Oural, de Mongolie, de Tuva et du Tibet. Or ce qui constitue un archaïsme dans beaucoup de chants chamaniques, ce sont les formes empruntées originellement aux rites sacrés qui précèdent les chasses ou les autres activités où l'homme entend s'assurer une domination magique sur l'animal ou la réactualisation d'un lien mythique avec un animal totémique. Cela peut expliquer comment les vocalisations les plus archaïques desquelles procèdent les expressions religieuses les plus solennelles, sont à animaux que l'on mettait en scène au cours des rites rapprocher des imitations sonores d' d'envoûtement. Il ne faut donc pas s'étonner, en particulier des ressemblances entre les expressions des populations pastorales et celles des animaux de leur cheptel paradoxe que l' accès au spirituel puisse passer par le mimétisme animal. C' est le cas des chansons populaires japonaises, les "enka" issues de la modernisation du pays à l' ère Meiji qui avaient tout d' abord une forme occidentale au XIXème siècle et qui ont intégré, par la suite, des expressions du ' gidayu bushi". C' est le style narratif du théâtre de marionnettes "bunraku" qui a d' ailleurs influencé aussi celui du kabuki. Or ce style qui porte le nom de son codificateur Gidayu Takemoto emprunte lui-même l' essentiel au chant inspiré d' expressions sacrées antérieures au Bouddhisme. 2.3.2. EN AFRIQUE…..ANIMISME & SOUFFLES RAUQUES Des phénomènes semblables se retrouvent en Afrique. Des voix de masque ou autres distorsions vocales sensées être des voix d' esprits surnaturels quittent le contexte rituel traditionnel pour s' insérer dans les chants du répertoire populaire. Un exemple saisissant est le "mpaqanqa" sud africain, prodigieux mélange de techniques vocales issues de deux traditions spirituelles pourtant bien éloignées. Un des groupes les plus célèbres est" Mahlathini et les Mahotella Queens" : le choeur des femmes rappelle très nettement les chorales protestantes alors que Mahlathini, le soliste masculin "grogne" de sa voix de gorge. Le tout est accompagné par les guitares électriques. Au niveau de la Corne de l' Afrique, c' est plutôt la tradition du chant chrétien copte qui a marqué le chant populaire. Ici aussi une pose de la voix très grave et nasale sur la gorge pourrait avoir une origine animiste mais elle est systématiquement utilisée pour la lecture des psaumes et autres textes de la bible avec accompagnement d' une harpe "bagana" tout aussi grave et bourdonnante au point qu' on se demande parfois, devant un tel mimétisme, qui de la voix ou de l' instrument a imité l' autre. De nos jours, les chants d' amour éthiopiens en langue Amhara utilisent d' autres techniques des chants religieux chrétiens et détournent en quelque sorte au profit du lyrisme les outils vocaux du pathos narratif de l' épico-religieux. C' est d' ailleurs ce qui donne au chant éthiopien un caractère qui n' est pas sans rappeler celui des arias de l' opéra romantique européen. Dans les exemples cités, le répertoire des techniques vocales expressives du chant théâtral épique ou lyrique, trouve énormément de ressources dans celui des cultes, autrement dit, la richesse expressive d' une tradition de chant pour évoquer des relations entre deux êtres vivants comme dans la chanson d' amour puise dans les techniques de distorsion de la voix parlée sensées convenir à la médiation avec le "tout autre". EXEMPLES des 2.3.3.VOIX de RELIGIONS du LIVRE: Les voix angéliques claires et suaves Dans les exemples que nous avons cités d' Extrême Orient et d' Afrique, les voix étranges, étrangères au profane, de démons et d' esprits se veulent souvent aussi terrifiantes que leurs masques. Par opposition à ces voix de démons, la Méditerranée a vu s' épanouir une riche tradition de voix angéliques dont l' origine est à chercher du côté de l' ancienne Perse, pays de la pensée dualiste où s' est développée la croyance aux anges, aux purs esprits du bien et du mal. Cette recherche de la pureté absolue y a marqué tour à tour l' esthétique hellénistique byzantine et arabe et s' est étayée philosophiquement sur les courants néoplatoniciens et la mystique soufi. Esthétiques orthodoxes, catholiques, & protestantes Les voix de castrats sont apparues comme celles qui étaient les plus pures, les moins liées au corps, à la chaire, au sexe. De Byzance au monde arabe, de l' Espagne musulmane les castrats sont passés à Rome pour les offices divins mais l' école de Naples a très vite concurrencé celle d' Espagne. La divinité et la royauté de droit divin pouvaient donc être représentées par des tessitures extrêmes, par la voix la plus élevée qui symbolise la pureté de l' esprit (et non la contingence) la voix de tête (et non celle de la poitrine ) ou comme à Byzance, par une voix de basse qui symbolise le pouvoir du mâle dominant, la protection et la punition paternelle. En fait, la divinité ayant à la fois l' attribut de la pureté et du pouvoir, a l' embarras du choix pour s' exprimer. Cependant l' imaginaire religieux est différent dans les clergés de Rome et de Constantinople. Le monde orthodoxe a une longue tradition de césaropapisme,1 le pouvoir politique a un fondement religieux ou idéologique. L’empereur, le tsar ou le secrétaire général du comité central du parti communiste s' identifie sinon au représentant de Dieu ou au mâle dominant du moins à ce que l' analyse transactionnelle qualifierait de rôle « parent ». La barbe et la voix basse conviennent donc mieux à un clergé marié et qui proclame surtout la gloire du Dieu, père tout puissant et du christ ressuscité d' entre les morts. Alors que le clergé célibataire s' identifie plus facilement à un christ pré-pubère, vénérant d' avantage l' enfant jésus et sa mère (Gesu bambino e la madona). Les chants des moines ont un caractère asexué. Enfants et adultes apprennent à chanter à l' église avec des voix de tête sans la moindre aspérité, même les gestes du chef de la chorale sont tout en rondeur. L' opéra baroque a hérité des techniques de chant et de l' esthétique religieuse et a confié aux castrats les rôles de Dieux, de rois et de héros. Les vocalises, la coloratura dans lesquelles les castrats excellaient renforçaient l' impondérabilité et la subtilité des rôles concernés. C' était donc la qualité spirituelle, aérienne détachée des contingences sublunaires qui était leur principal attribut et non le poids de leur pouvoir, de leurs actes et de leur responsabilité. Si la voix a un timbre riche en harmoniques, si l' interprète chante de la poitrine, de la gorge ou du nez, bref s' il donne du corps à son timbre, le public romantique considère qu’il y met de la chair et de la sensualité. Mais s’il parvient à maintenir une voix de tête ou tout au moins imposer l' homogénéité à une voix claire, semblable à la voix d' un enfant tout en inhibant ses expressions passionnelles, il peut alors, faire oublier son corps, ses désirs charnels et faire croire à son innocence (Cf. les chanteurs des offices catholiques mais aussi des séducteurs sans agressivité des années quarante comme Tino Rossi). C' est à peu près ce que fait le chien qui rentre la queue entre les jambes pour empêcher l' odeur de ses glandes de se répandre et de faire affront au mâle dominant qui lui, ne se privera pas de dresser la queue. L' opéra se « ténorise et se sopranise » dans les pays catholiques et singulièrement en Italie où la chanson populaire, et particulièrement la canzone napolitana reprend les mêmes archétypes de séduction. L' Europe, selon qu' elle soit catholique ou protestante a diversement influencé les styles vocaux des musiques populaires dans les villes modernes de l' Amérique et de l' Afrique. Dans la mer des Caraïbes, le chant liturgique catholique, l' opérette française et la zarzuela, son émule espagnole ont fait la part belle aux ténors. Ceux-ci dominent la scène de la musique populaire des îles mais,- et la chose mérite d' être relevée,- c' est loin d' être le cas des sopranos chez les femmes où les timbres et les tessitures les plus populaires sont assez proches des hommes au point qu' on peut les confondre. Il est d' ailleurs symptomatique que dans l' histoire de la chanson populaire cubaine, Celia Cruz, la chanteuse la plus célèbre ait une voix plus grave et plus sombre que celles des interprètes masculins les plus fameux comme Benny More, Pablo Milanes ou Carlos Embale. EXEMPLES comparatifs TIMBRES des tambours AFRICAINS &CUBAINS La percussion afro-cubaine a connu, si l' on peut dire, une mutation dans le sens de la christianisation des tessitures. En effet, dans les styles d' Afrique occidentale introduits en Amérique, le tambour qui jouait les variations et assurait ainsi un rôle dominant de soliste était le tambour "femelle", la "hembra", c' est à dire le gros tambour des basses fréquences tandis que le rythme de base était assuré par un petit tambour "mâle". Or dans les villes cubaines, c' est au processus inverse qu' on a assisté. Suivant en cela la répartition des rôles entre chanteurs dans les églises et dans les opéras, ce sont les tambours aigus qui sont devenus les solistes, baptisés d' ailleurs "quinto" sans doute parce que, à l' église, le soliste chantait une quinte audessus du choeur. EXEMPLES de musiques de la RD du CONGO L'évolution de l’esthétique des timbres des chanteurs populaires en Afrique est aussi révélateur des changements dans les modes de représentation des rapports entre sexes dans la famille, la société et l' imaginaire religieux. Au Congo belge, les musiciens de Léopoldville se sont inspirés des styles cubains et napolitains. Le "son" et la rumba connurent un succès considérable et un style local de rumba vit le jour. La rupture esthétique avec les styles instrumentaux et vocaux traditionnels fut flagrante. Tino Rossi fit un véritable malheur grâce à ses films et ses disques. Ses émules congolais s’appelaient d' ailleurs "les Tinos", Tino Mambo, Tino Baroza, Rossi Gnol, etc...Mais on est en droit de se demander pourquoi son succès dans la population africaine dépassait celui qu' il avait chez les Belges et pourquoi son étoile était la seule à briller au firmament des crooners importés. En quoi son style vocal supportait-il mieux le climat ? Ce ne fut certainement pas le fruit d' un matraquage promotionnel, d' autant que le séducteur corse avait tellement peur de l' avion qu' il n' osa jamais faire le voyage au pays de ses adorateurs. La réponse est à chercher tout d' abord du côté du rôle social de l' éducation religieuse. Les écoles, d' abord exclusivement, ensuite majoritairement catholiques scolarisaient une masse de jeunes nettement plus importante que dans les autres colonies d' Afrique. Mais la formation s' est longtemps arrêtée à l' école moyenne, soit jusqu' à 14 ou 15 ans. Les cours de chant essentiellement axés sur la liturgie s' adressaient donc à des voix avant ou à l' aube de la mue et le modèle était le chant choral du type des "petits chanteurs de Vienne" ou des "petits chanteurs à la croix de bois. Par une sorte rétroaction à la Pigmalion, les fruits verts et chastes de "Missa Louba", Missa Kwango, etc...connurent un franc succès en Europe dès les années 50 (et jusqu' en 1970 avec la bande du film anglais "If"). Pour l' adulte congolais, l' émission vocale en "voce finta" appris à l' école était une preuve de la scolarisation et donc un attribut ostentatoire du niveau social, au même titre que le furent avant l' indépendance, les objets qu' il fallait acquérir pour obtenir de l' administration la fameuse carte d' "évolué" qui donnait alors accès à certains hotels et lieux réservés de la ville européenne. Inversement, une voix chantée rauque était un indice de ruralité, d' animisme, d’analphabétisme pour ne pas dire de sauvagerie. Quand j' avais émis le souhait de voir se constituer un groupe de musique traditionnelle dans l' école, j' ai essuyé un refus poli mais résolu: "Nous voulons bien vous faire plaisir mais en tous cas pas jouer devant les petits. Nous n' avons pas fait autant d' années d' étude pour jouer des instruments d’analphabètes". En particulier ce qu' ils rejetaient avec dégoût, c' étaient les sons "grésillants". Ces vibrations additionnelles dont les musiciens traditionnels de la plupart des contrées de l' Afrique sont si friands constituaient bien des indices que ces instruments provenaient "de la brousse". La voix légère, et les sons "clean" du jeu de guitare électrique, du saxo (à l' opposé de celui des musiciens de jazz) ne conférait pas seulement une identité "civilisée, elle ne s' inscrivait pas seulement dans le cadre d' une stratégie sociale d' excellence culturelle et de distinction au sens où l' entend Bourdieu ; elle participait à un élan de pureté morale, de piété et donc de qualité éthique autant qu' esthétique. Il y avait dans cet acte de chanter sans poitriner, une sorte d' attitude qui relève de la mystique chrétienne de l' élévation vers les cieux divins. Le fait même de l' engouement et de l' imitation du modèle congolais dans toute l' Afrique est hautement significative de la nouvelle donne sociale et sexuelle dans l' ensemble des villes du continent. L' adoption générale de la voix de ténor n' est pas une mutation esthétique innocente ; elle révèle un nouveau système de rapports et de positionnements respectifs où les hommes sont moins des modèles de virilité et davantage des enfants à la fois séductrice et accablant les femmes de reproches. 3 LA CREATION COLLECTIVE Dans quel contexte les musiques populaires sont elles apparues? : 3.1. Dans des périodes transitoires « loin de l’équilibre ». (au XIXème & XXème) : La forme définitive de la Valse survint en pleine transition économique, urbaine, politique, sociale et culturelle, entre la restauration post-napoléonienne et la révolution de mars 1848. Le Jazz et le blues connaissent ses étapes de création et de développement à des moments critiques, dans des contextes de crise de la guerre de sécession et des grandes mutations urbaines de la Nouvelle Orléans, de Chicago, de Harlem, etc... Le Tango est né et a vécu pendant le grand conflit entre la capitale où vit la majorité de la population constituée essentiellement d' immigrés d' un côté et des provinces dirigées par les éleveurs et les grands propriétaires créoles de l' autre. Le Tango a vécu a…u rythme des dictatures et du péronisme entre un pays colonial et une société postindustrielle. Le Rebetiko a vu le jour en plein bouleversement des structures de la Grèce après l' exode des populations chrétiennes de Turquie. 3.2 .Au cours de grands changements démographiques . Tous les styles surviennent après une immigration massive ou une modification démographique importante dans certains quartiers des grandes villes. Ce ne sont pourtant pas les étrangers qui en sont les créateurs mais leurs enfants. Immigration massive des campagnes voisines ou de pays étrangers: Seules sont touchées des villes en situation de "non équilibre" démographique engendré par une immigration des régions rurales ou /et de l' étranger. Déséquilibre du rapport hommes- femmes (sex-ratio) La plupart des migrants étaient du même sexe. D’abord des hommes, puis des employées de maison et des prostituées. Cette situation s' accompagnait jusqu' à la seconde moitié du XXéme siècle souvent et donc d' une série d' autres phénomènes qui affectent la vie sexuelle, le temps libre, les valeurs d’individus issus en grande partie du monde rural comme le développement de la vie nocturne, la prostitution, le jeu, l' alcool, (puis la drogue), les compétitions interethniques, l’organisation de la criminalité en réseaux, etc.... Juxtaposition spatiale mais isolement culturel réciproque des différents groupes migrants avec « arrêt sur image » de traditions clichées au moment du départ migratoire: Malgré les origines diverses des immigrants, on ne peut guère parler de "métissage" culturel ni même de créativité artistique particulière de la part de ceux-ci sauf quand il s' agit d' immigrants qui apportent une culture et une technologie bénéficiant des faveurs de la mode et d' un plus haut degré de légitimité : huguenots et brabançons à Londres au XVIéme, coloniaux et militaires (en particulier les G.I.s pendant les années quarante en Europe et singulièrement dans le sud de l' Angleterre.) Les enfants d'étrangers constituent par contre une partie très importante de ceux qui participent à la création esthétique collective 3.3. Dans des ports et autre lieux urbains de confluence de transports: trafics maritimes, fluviaux, ferroviaires, routiers Les villes incubatrices de nouveaux styles ne sont pas nécessairement les plus importantes sur le plan démographique, politique ou économique mais celles qui disposent ou constituent d' importants centres de rencontre, de passage, voire de simple transit comme les villes frontières entre les U.S.A. et le Mexique où est né le style "Texmex". La plupart des danses urbaines sont nées dans des ports de mer ou de fleuve. Les autres se situent dans les abords immédiats de gare de chemin de fer ou de bus comme à Bamako, Kinshasa et Tel Aviv (on y appelait d' ailleurs "station music" l' actuelle "musika mizrahit"). C’est en effet dans ces lieux de transbordement que se croisent et s’installent le plus souvent de nombreux immigrants et leurs enfants, mais aussi qu’abondent les débits de boissons, bars et bordels fréquentés par les musiciens et les danseurs. Zones "interstitielles" « liminaires » ou de transition D' une manière générale des quartiers proches des nœuds de communication précités mais en dehors des nouvelles zones de développement urbain où l' habitat vieilli et déprécié attire des immigrants récents (école de Chicago Burgess, Thrasher) et où une « culture des herbes folles » comme on dit au Japon (Pons,1999), une créativité criminelle et musicale est facilitée par l' existence de grands bâtiments délabrés peu coûteux ou abandonnés et donc «recyclables»: a) Les "quartiers chauds" « tréfonds charnels de l’existence collective » (Chevalier,1980) du Pirée (Rebetiko), de" La Boca" de Buenos Aires (Tango), de "Storyville" à La Nouvelle Orléans (Jazz), d' Alfama à Lisbonne (Fado), de Mohamedia à Casablanca (Style Nouvelle vague Nass el Ghiwane, Jil Jilala,...) de Derb-Haï Nasr, Haï-Si-Salah, Sidi-el-Houari à Oran (Raï), la rue große Freiheit dans le quartier St Pauli à Hambourg, etc... sont les lieux cosmopolites de rencontre des prostituées, des musiciens et de leurs clients. b) des vieux quartiers avant que "la bohème" ne les mettent au goût du jour (Soho à Londres) c) des quartiers dégradés envahis par les jeunes (Westside, Bronx à New York...) 3.4. « Non congruence" de statuts des populations innovantes: Ce ne sont pas exclusivement des enfants de travailleurs étrangers qui sont les créateurs mais des "outsiders" de toutes sortes . Ce peuvent même être des enfants de la gentry hongroise révoltée et chassée de ses terres par les troupes autrichiennes de Marie Thérèse qui s' acoquinèrent avec des tsiganes pour créer la "mélodie magyar".(Magyar nota). C’est d’ailleurs pour une bonne part cet inconfort ressenti par ces individus et provoqué par la non congruence entre les modes de ressentir dominants et celui de leur vécu qui expliquent ce besoin pressant de concocter un autre style relationnel. 3.5. Contexte de « débrayage » des normes et extraconjugalité : Les bars, salles de danse et bordels sont la plupart du temps les cellules culturelles où des "outsiders" et des travailleurs masculins ont l' occasion de rencontrer des femmes disponibles. Après 1945 en Europe et aux USA, les dancings vont offrir aux adolescents des possibilités de flirter et de faire, entre eux, l' apprentissage plus précoce des approches sexuelles. Ces contextes de «débrayage des normes» permet d’expérimenter des comportements purement ludiques et des expressions plus audacieuses. En matière musicale et chorégraphique, les individus ne sont pas tenus par des normes comme en milieu hiérarchisé sous autorité familiale ou professionnelle. 3.6. Contexte régressif: -Nuit. La musique populaire est associée à des activités "non publiques" et en dehors du cadre du monde du travail sans être nécessairement délictueuse et la nuit s' en fait en quelque sorte la complice. Le monde de la nuit est un peu comme celui du carnaval un cadre où le groupe s’autorise l’inversion des rôles et des valeurs. -Drogues et alcool : Elles sont associées au monde du Jazz, du rebetiko (qui était joué dans les "teke" caves pour fumer le haschich ), du rock, de la House, du reggae (musique et "ganja" permettent à l' homme exilé dans la "Babylone" de ne point s' y enraciner mais de préparer le retour à la mère Afrique) aux formes musicales des mystiques soufis, seuls défenseurs de la musique en monde musulman, de la danse, de la transe possessionnelle, bref des moyens que prônait Platon pour s' élever du " monde de la caverne" 3.7. Milieu composite: Tout style emblématique, quel que soit le type de stratégie identitaire se développe toujours en fonction de l'autre milieu. Tout style "original" peut ainsi se définir par ses oppositions contrastées ou par ses transformations transgressives de celui "des autres». Les styles «noirs» et «blancs» des U.S.A sont différenciés et polarisés tout en se copiant. Chacun de définir la situation en transformant ce qu’il emprunte en fonction de la perception que l’autre pourrait avoir de lui. Les mises en spectacle dans les «rues choeurs», sur les planches ou au cinéma illustrent ces jeux transactionnels pour imposer une position identitaire à travers un style moteur. Là où la fracture intergénérationnelle est particulièrement saillante, le même type de jeu de miroirs déformants oppose le style «chaabi» des cheikh (vieux) et le style «raï» des «cheb» (jeunes). BIBLIOGRAPHIE Adorno, T., Introduction à une sociologie de la musique, Francfort 1962- Contrechamps, Genève 1994. Bajoit, G.& Franssen, A., Les jeunes dans la compétition culturelle, Puf, Paris,1995. Bastide, R., Les Afriques noires, Payot, Paris, 1967 Bausinger, H., Volkskunde, Koch’s Verlag Berlin, Darmstadt, Wien,1971. Blacking, J. Le sens musical, éd angl.1973, Minuit, Paris,1980. 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