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Gérard-Georges Lemaire
Kafka et Kubin
Les Essais
Éditions de la Différence
Toujours en mémoire de Patrizia Runfola,
la muse qui me guide encore dans les rues de Prague.
AVANT-PROPOS
George Steiner l’a souligné avec justesse : « Comme
le font les très grandes œuvres dans le domaine de la
langue, dans les arts ou en musique, la fiction de
Kafka invite au déchiffrement et fait de cette invitation un traquenard. Si fin que soit le critique, et quelle
que soit la force de son système [...], les lectures proposées sont presque ridiculement insuffisantes1. »
Mais, contrairement à ce qu'il affirme dans son brillant
essai, je ne crois pas que le « volume cumulé de l'interprétation » ait épuisé l'entreprise littéraire de l'écrivain pragois. Je suis plutôt persuadé qu'elle a
constitué une multitude de filtres, d'écrans, de lentilles déformantes, qui en rend la lecture improbable, hasardeuse et parfois même agaçante.
Kafka a laissé la plus grande partie de ses travaux
en suspens, n'ayant pas la force ou l'envie de les terminer. L'essentiel de ce que Max Brod a conservé de
lui, à de rares exceptions près, ce sont des fragments,
et parfois des fragments assemblés qui ne parviennent toujours pas à former un ouvrage qui boucle sa
boucle, dans le sens classique de la construction romanesque.
1. George Steiner, De la Bible à Kafka, traduit par PierreEmmanuel Dauzat, Paris, Bayard, 2002.
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KAFKA ET KUBIN
Je ne compte pas apporter ma pierre à la gigantesque et babélique construction critique qui
représente aujourd'hui l'une des plus faramineuses tentatives de pénétrer dans l'intimité d'un créateur hors du commun. Ce livre est une petite suite,
ou plutôt quelques variations sur un thème, qui
part d'une constatation surprenante quand on songe
un instant à l'immense délire d'interprétations et
d'extrapolations dont il a été l'objet au fil du siècle passé : Franz Kafka avait l'étoffe d'un artiste
et l'occasion d'affirmer ce don, et cette intelligence
esthétique s'est présentée à lui ; il s'est dérobé, à
tort ou à raison, et a préféré se consacrer exclusivement à l'écriture, faisant du dessin un passetemps dont il a minimisé la valeur. Assez
étrangement, cette dimension fondamentale de sa
biographie, ce choix décisif (et définitif) est ignoré
par ses plus grands biographes (même Max Brod,
qui a pourtant été le premier à avoir l'intuition de
son talent graphique et qui a tout fait pour qu'il se
réalise, le passe sous silence ou évite de l’évoquer). Cette amnésie fait partie de la mythologie
qu'on a construite à son sujet, comme si Kafka devait correspondre à l'image qu'on a voulu donner
de lui.
Kafka a cultivé des relations avec quelques artistes. La plus singulière de toutes est celle qu'il a
eue avec Alfred Kubin et dont il rend compte dans
son Journal, en se gardant bien, pour des raisons à
jamais inconnues, de parler et de ses dessins et de
son roman, L’Autre Côté, paru trois années avant
son séjour à Prague à la fin de 1911 et au début de
1912.
AVANT-PROPOS
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Des liens existent entre ces deux hommes. Des
liens qui se sont traduits d'une façon le plus généralement inattendue. Patrizia Runfola, dans son important ouvrage sur la culture dans la capitale de la
Bohême, a bien mis en relief cet extraordinaire foisonnement créatif qui a eu lieu des années dix aux
années trente1.
Kafka et Kubin : une première passion les unit –
celle de plonger dans la sphère des rêves, de les
consigner avec minutie au réveil et d'en tirer d'inépuisables ressources pour l'architecture de leurs
œuvres respectives, comme si le rêve éclairait avec
une force inestimable cette réalité qui finit toujours
par se dérober en tout ou en partie.
En 1933, Alfred Kubin répond à un questionnaire
sur le rôle de l'inconscient dans son processus créatif. À la première question, quand on lui demande ce
qui rattache ce processus à l'inconscient, il déclare :
« Au moment de la conception originelle, je crée à
partir d'une impulsion obscure, mais dans la phase
d'achèvement, un travail de la main et de l'œil beaucoup plus précis et subtil est requis, un travail dans
lequel je me soumets absolument et avec une extrême souplesse au contrôle de la conscience2. » Déjà
en 1929, Kubin avait répondu avec humour et ironie
à un autre questionnaire : « – Quel est le rêve que
vous n'avez pas réalisé ? – Je n'ai pas encore réalisé
mon souhait de rencontrer un veau lunaire3. »
1. Patrizia Runfola, Prague au temps de Kafka, traduit et
présenté par Gérard-Georges Lemaire, Paris, La Différence, 2002.
2. Alfred Kubin, Le Travail du dessinateur, traduit et postfacé
par Christophe David, Paris, Allia, 1999, p.103.
3. Ibid., p. 80.
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KAFKA ET KUBIN
Dans les écrits de Franz Kafka, le rêve tient une
place majeure. Au point même qu'une anthologie a
pu paraître en Italie pour rassembler le nombre considérable de passages de son Journal, de ses lettres, de
ses fragments narratifs qui relatent des séquences oniriques plus ou moins longues et détaillées. Il suffit
de lire ce qu'il écrit à sa fiancée, Felice Bauer, la nuit
du 22 au 23 janvier 1913 : « Très tard, chérie, et pourtant je vais aller me coucher sans le mériter. Il est
vrai que ce ne sera pas non plus pour dormir, mais
seulement pour rêver. Comme hier, par exemple, où
je me voyais en rêve courir vers le parapet d'un quai,
saisir deux écouteurs de téléphone qui se trouvaient
par hasard sur l'appui et exiger sans relâche exclusivement des nouvelles de "Pontus", tandis que dans
le téléphone je n'entendais rien de rien, sauf un triste
et puissant chant sans paroles et le mugissement de
la mer. Je comprenais bien qu'il n'était pas possible à
des voix humaines de se frayer un chemin à travers
ces sons, cependant je n'y renonçais pas et je ne partais pas1. » La relation du songe passe, dans cette
missive, avant toute autre chose, à commencer par
le roman sur lequel il travaille, une crise sentimentale avec la jeune femme et son propre sens des affaires, qu'elle paraît mettre sérieusement en doute.
Il existe chez Kafka une terrible, une éprouvante
difficulté à écrire, dont il parle à plusieurs reprises.
Ainsi confesse-t-il le 16 décembre 1911 : « Cette peur
d'écrire s'exprime toujours de la même manière : je
trouve accidentellement, sans être assis à mon bureau, des phrases de début qui se révèlent aussitôt
1. Franz Kafka, Sogni, édition établie et préfacée par Gaspare
Guidice, Palerme, Sellerio, 1990.
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inutilisables, sèches, interrompues bien avant la fin
et qui, de leurs fractures saillantes, me désignent un
triste avenir1. » Le même jour, son humeur change
brusquement et il se prend d'enthousiasme pour la
rédaction de ses mémoires intimes, tout en insinuant
le doute et en mettant en avant les obstacles qui se
dressent sur son chemin : « Quoi qu'il en soit, je céderai à mon désir d'écrire une autobiographie à l'instant même où je serai libéré du bureau. [...] Je ne
peux concevoir d'autre transformation exaltante, et
celle-là est elle-même terriblement invraisemblable.
Mais, si elle avait lieu, écrire une autobiographie serait une grande joie, puisque cela se ferait aussi facilement qu'une transcription de rêves2... »
Kafka ne peut donc pas rester indifférent devant
les planches fantasmagoriques de Kubin et devant
son roman, L'Autre Côté, qui décrit un microcosme
qui doit nécessairement le fasciner – même s’il feint
de l’ignorer ou oublie d’en parler : le Traumreich –
le Royaume des rêves. Et il ne peut que croiser le
parcours pour le moins extravagant de son grand aîné,
Gustav Meyrink, qui fait dire à son héros, dès la première page de son chef-d'œuvre, Le Golem : « Ni
éveillé ni endormi, je glisse dans une sorte de rêve
où ce que j'ai vécu se mêle à ce que j'ai lu et entendu,
comme se mêlent des courants de teintes et de limpidités différentes3. »
Paris, 2002
1. Franz Kafka, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », III, p. 182.
2. Ibid., p. 184-185.
3. Gustav Meyrink, Le Golem, traduit par Denise Meunier,
Paris, Stock, 1969.
I
UN EXERCICE SECRET DE L’ART
Dans sa célèbre et incontournable biographie de
Kafka, Max Brod évoque la chambre de son ami pendant leurs études universitaires. Ils y étudient alors
ensemble Platon, et Brod s'emploie à décrire cette
pièce où ils ont lu avec passion les livres de Gustave
Flaubert. Cette description met l'accent sur les rares
œuvres d'art que Franz y a installées : « La plupart
du temps, ces lectures avaient lieu dans la petite
chambre de Kafka, dans la maison paternelle
(Zeltnergasse), parfois aussi chez moi. Au-dessus du
bureau de Kafka était suspendue une grande reproduction de Hans Thoma. À côté, appliqué au mur, le
moulage jaunissant d'une petite statue antique : une
ménade brandissant un quartier de viande, une cuisse
de bœuf. Autour du corps sans tête dansaient les plis
délicats de la robe. Je revois encore ce décor qui
frappa si souvent mes regards1. » Ce détail – la gravure du peintre allemand – est si important à ses yeux
qu'il n'oublie pas de le mettre en exergue (comme
d'ailleurs le petit moulage) quand il reconstitue la
chambre de Garta (le pseudonyme transparent de
Kafka) dans son roman Le Royaume enchanté de
1. Max Brod, Franz Kafka, souvenirs et documents, traduit
par Hélène Zylberberg, Paris, Gallimard, 1945, p. 69.
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KAFKA ET KUBIN
l'amour (Zauberreich der Liebe), publié en 1928,
quatre ans après la mort de son compagnon : « Sa
chambre a quelque chose de provisoire. L'ameublement y est très simple : un lit, une armoire, un vieux
bureau, peu de livres, beaucoup de feuillets éparpillés.
L'ensemble ne manque pas de confort, mais ceux qui
tiennent à un luxe intérieur élégamment conventionnel ne s'y sentiraient pas très à l'aise. Sur les murs nus,
deux tableaux paraissent suspendus là par hasard,
répondant sans doute au goût du locataire précédent
plus qu'à celui du locataire actuel. L'une de ces gravures représente un laboureur et des champs aux
sillons interminables. L'autre un moulage de plâtre
d'un petit relief antique : une ménade aux voiles flottants danse en brandissant un os d'animal1. »
Cette gravure de Thoma est issue, fort probablement, d'un numéro de la revue bimestrielle
Kunstwart. Celle-ci a été créée par Friedrich Nietzsche et a vu le jour en octobre 1887 sous la direction
de Ferdinand Avenarius. Destinée à défendre l'art et
la culture allemandes, elle parle aussi bien de poésie
que de théâtre, de musique, des arts plastiques et des
arts appliqués. Elle diffuse les œuvres de Karl Haider
et de Ludwig von Hofmann, mais aussi de Franz von
Marées et du Suisse Ferdinand Hodler ; elle invite
rarement des artistes étrangers, tel Puvis de Chavannes. Des écrivains de renom ou de jeunes talents y
ont parfois droit de cité, comme Detlev von Liliencron, Stefan George, Hugo von Hofmannsthal (dont
la lecture n'est pas sans effet sur le jeune Kafka) et
1. Max Brod, Le Royaume enchanté de l'amour, traduit par
M. Metzger, préfacé par Denis de Rougemont, Paris, Viviane
Hamy, 1990, p. 69.
UN EXERCICE SECRET DE L’ART
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Friedrich Hebbel (qui l'impressionne beaucoup), lesquels l’attirent davantage que les puissants maîtres
à penser de la littérature germanique d'alors que sont
César Flaischlen et Georg von Ompteda. À la fin de
ses études secondaires, Kafka est un grand lecteur
de Friedrich Nietzsche et un admirateur fervent de
ses théories (« Kafka venait alors de Nietzsche1 » fait
observer Brod dans Une vie combative, tandis que lui,
il se passionne pour la philosophie de Schopenhauer).
L'esprit de Kunstwart lui inspire ses premiers textes
et la revue est l'une de ses références principales,
ainsi qu’en témoigne cette lettre à Oskar Pollak, datée du 4 février 1902, son grand ami au lycée allemand, qui lui en impose par son sérieux et ses
opinions bien tranchées : « Si nous essayions d'écrire
la chose, nous serions plus légers que lorsque nous en
parlons – nous pourrions nous entretenir sans honte
des cailloux de la rue ou du Kunstwart, car alors le
meilleur serait en sûreté2. » Il lui fait lire ses poèmes
(en particulier celui du 9 décembre 1903, où le mouvement, suspendu dans la première strophe comme
dans un tableau, n'est rétabli que dans la troisième et
dernière, qui est un hymne au pont Charles). Mais si
l'on peut deviner les influences qui se dégagent des
sommaires de la revue, il est impossible de savoir ce
qui l'a passionné dans la sphère esthétique.
Hans Thoma, fils de menuisier, originaire du
duché de Bade où il est né en 1839, se destine très
tôt à la carrière artistique. D’abord lithographe, il
1. Max Brod, Une vie combative, traduit par Albert Kohn,
Paris, Gallimard, 1964, p. 187.
2. Franz Kafka, Œuvres complètes, III, p. 557.
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KAFKA ET KUBIN
approfondit son expérience artistique entre Carlsruhe
et Dusseldorf, puis se rend à Paris où il entre dans
l'atelier de Courbet en 1868. Il devient rapidement
l'un des chefs de file du réalisme en Allemagne, ce
qui ne l'empêche pas de réaliser des compositions
mythologiques dans le goût germanique qui ne comptent pas parmi ses grandes réussites. Mais, reconnu
comme un des maîtres de la peinture allemande, il
est nommé membre honoraire de l'Académie des
Beaux-Arts de Munich en 1890. L'essentiel de sa
production exalte le monde rural et la nature dans le
sens de l'hermat, la terre natale. On ignore pourquoi
Kafka a choisi cette reproduction plutôt qu'une autre.
Peut-être ses origines campagnardes (son grand-père
n’était qu'un modeste boucher de province parlant
le tchèque) l'ont-elles incité à faire ce choix. Mais ce
n'est là que pure conjecture.
Ce que Brod tient à faire observer est que Kafka
s'est abonné à Kunstwart entre 1900 et 1904 sous
l'influence de son ami Oskar Pollak, qui, après de
très brèves études de chimie (en compagnie de
Kafka, qui y renonce aussitôt), va s'orienter vers
l'histoire de l'art. Il s'imposera en tant que spécialiste de l'art baroque et, lorsqu’il mourra sur le front
de l’Isonzo, laissera derrière lui le manuscrit d'un
ouvrage important : L'Activité artistique sous le
pape Urbain VIII, une étude sur Pietro da Cortina
et de nombreux travaux, dont une vie de Baglione.
Oskar Pollak a été le premier destinataire des
écrits de Kafka, comme en témoignent les lettres
que ce dernier lui a adressées. Il a été également
son premier critique, et un critique assez sévère,
car très éloigné de sa vision singulière du monde.
UN EXERCICE SECRET DE L’ART
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Pollak a vite disparu du cercle de ses intimes : précepteur en Bohême, il est allé étudier à Rome, où il
gagnait sa vie comme guide touristique. Rien dans
leur correspondance ultérieure ne concerne l'art.
Dans une lettre écrite entre le 11 et le 12 février
1913, Kafka décrit la promenade qu'ils ont faite lors
de leur rencontre à Berlin, il raconte longuement
(et d'une manière assez étrange) leurs positions respectives, finissant par lui confesser son impossibilité à évoquer ce moment : « Dieu ! qu'il est difficile
de décrire sur le papier le subterfuge que j'ai utilisé
pour ne pas te donner le bras [...] ; j'aurais pu te
montrer quand nous marchions sur le Graben, mais,
à ce moment-là, ce n'était pas à cela que nous pensions. [...] Tu pressais le pas en te dirigeant vers
l'hôtel, moi j'avançais en trébuchant sur le bord du
trottoir à deux pas de toi. Mais comment faire pour
te décrire la façon dont nous marchions en rêve1 ! »
Pour mieux se faire comprendre, il exécute deux
petits croquis maladroits et il poursuit : « Mon dessin te plaît-il ? Tu sais, dans le temps j'étais un grand
dessinateur ; seulement j'ai fait mon apprentissage
chez une mauvaise artiste peintre, qui m'a enseigné
un dessin académique et m'a gâché tout mon talent. Tu te rends compte ! Mais attends, je t'enverrai sous peu quelques vieux dessins pour que tu aies
de quoi rire. À cette époque, ces dessins m'ont donné
plus de contentement que n'importe quoi2. » Aucun
des biographes de Kafka ne fait franchement allusion à sa tentation pour l'art et à son goût prononcé
pour le dessin, même pas Brod, qui pourtant aime
1. Franz Kafka, Œuvres complètes, IV, p. 284.
2. Ibid., p. 285.
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KAFKA ET KUBIN
tant ses dessins qu’il les collectionne avec passion
dès leur première année d'études à la faculté de droit,
quand ils préparent leurs examens de conserve : « Il
pouvait nous transmettre les cours polycopiés sur le
droit autrichien concernant les montagnes ou le droit
civil. Ils étaient ornés de dessins pleins d'imagination dans les marges. Soigneusement, je découpais
tout autour ces créations burlesques et je débutai ainsi
une collection de dessins de Kafka1. »
On n'ignore cependant pas qu'après son voyage
dans les îles de Norderney et d’Helgoland, dans la
mer du Nord, pendant le mois d'août (un cadeau de
son père pour son baccalauréat, l'Abitur), il s'inscrit à l'Université Ferdinand-Charles pour étudier
le droit (en ayant, croit-on – rien n'est probant en la
matière –, renoncé à la philosophie, et après une
expérience de quelques semaines à la faculté des
sciences). Mais, en 1901 et en 1902, il étudie parallèlement la littérature allemande auprès d'August
Sauer (qui le déçoit profondément : il s'en ouvre
d'ailleurs à Pollak) et l'histoire de l'art. Est-ce à ce
moment qu'il apprend le dessin ? S'est-il vraiment
inscrit à l'Académie des Beaux-Arts, comme d'aucuns
le prétendent ? Aucune trace écrite ni aucun témoignage ne le confirment. En tout cas, il abandonne
l'apprentissage de l'art, sous quelque forme que ce
soit, en 1903. Il semble qu'il ait écrit en 1904 la première version de Description d'un combat.
Il n'en continue pas moins à dessiner. Sans projet, sans ambition précise, en dilettante, presque
par inadvertance. Car tout son intérêt semble se
porter sur la littérature (par exemple, en 1904, dans
1. Max Brod, Une vie combative, op.cit., p.185.
UN EXERCICE SECRET DE L’ART
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sa correspondance avec Pollak, il se déclare passionné par les Mémoires de Marc Aurèle, le Journal de Goethe et le Journal de Hebbel). Il achève
brillamment ses études de droit. Et quand il songe
à une future carrière, il n'a qu'une certitude : ne rien
faire, professionnellement, qui puisse, de près ou
de loin, avoir partie liée avec le monde des lettres.
S’il ne veut plus considérer le dessin que dans
une optique de dilettante, il le pratique de façon
compulsionnelle pendant ses heures de travail.
Gustav Janouch le surprend en train de s'appliquer à
dessiner et Kafka lui explique aussitôt qu'il ne s'agit
que d'un passe-temps sans importance : « Il était assis à sa table, courbé sur une double feuille in-octavo
de papier administratif grisâtre. Il tenait à la main un
long crayon jaune. Lorsque je m'approchai, il posa
le crayon sur le papier, qui était couvert de silhouettes bizarres, esquissées dans le désordre. Je demandai à Kafka s'il dessinait et il me répondit avec un
sourire d'excuse : "– Non, ce ne sont que des gribouillages. – Puis-je voir ? Vous savez que je m'intéresse au dessin. – Mais ce ne sont pas des dessins
que je puisse montrer, ce ne sont que des hiéroglyphes personnels, donc illisibles." Il prit la feuille et,
des deux mains, la froissa en boule, puis la jeta dans
la corbeille à papier. [...] "Mes personnages n'ont pas
de véritables proportions spatiales. Ils n'ont pas d'horizon qui leur soit propre. La perspective des personnages dont je tente de saisir les contours se trouve
en avant du papier, à l'autre extrémité du papier, celle
qui n'est pas taillée ; elle se trouve en moi1." » Tout
1. Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, traduit par
Bernard Lortholary, Paris, Maurice Nadeau, 1978, p. 42-43.
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KAFKA ET KUBIN
en minimisant ses crayonnages, il fournit donc à son
interlocuteur quelques indices sur leurs caractéristiques et leur spécificité insolite. Ce commentaire paradoxal insiste sur leur absence de réalisme et sur le
fait qu'il s'agit d'abord de pictogrammes projetant une
vision purement intérieure. Et quand Janouch insiste
pour comprendre le sens de ces dessins et le sens de
leur rejet par Kafka, ce dernier lui fournit une explication – celle de son renoncement (visiblement à
contrecœur) à cette pratique artistique : « Regardez
mes gribouillis. Il serait absurde que je continue à
piquer votre curiosité. [...] Oh, non. Ils ne sont pas si
anodins qu'ils en ont l'air. Ces dessins sont les traces
d'une passion ancienne, profondément ancrée. Voilà
pourquoi je tentais de les cacher. [...] La passion n'est
naturellement pas sur le papier. Il n'en porte que les
traces. La passion est en moi. J'ai toujours désiré savoir dessiner. Je voulais voir et fixer ce que je voyais.
Voilà ma passion. [...] Mes dessins ne sont pas des
images. Ce sont les hiéroglyphes d'un langage personnel1. » Janouch ne peut que constater que « ses
dessins étaient à ses yeux une chose privée, encore
plus intime que ce qu'il écrivait2 ».
Quand il se rend à Paris pendant l'été 1911 en
compagnie de Brod, Kafka entreprend la visite du
musée du Louvre. Il note avec concision : « Rassemblement des visiteurs avant l'ouverture du Louvre.
Les jeunes filles s'asseyent entre les hautes colonnes, lisent le Baedecker, écrivent des cartes postales3. » Son Journal contient un récit très succinct
1. Ibid., p. 44-45.
2. Ibid., p. 43.
3. Franz Kafka, Œuvres complètes, III, p. 75.
UN EXERCICE SECRET DE L’ART
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de leurs longues déambulations devant les Mantegna, les peintres de l'école florentine de la Renaissance, les œuvres du Tintoret ou de Rubens. Ils
parcourent la Grande Galerie d'où la Joconde est
absente, volée deux semaines plus tôt – vol dont
Guillaume Apollinaire est malencontreusement accusé. Son carnet in-quarto contient deux croquis :
un portrait (celui de Beatrice d'Este) et une jambe de
cheval, de Léonard de Vinci. Ce sont les seules allusions au peintre mort dans les bras de François Ier. Et
les seules notations graphiques exécutées pendant
cette longue exploration du musée. La courte liste
de tableaux (neuf au total) et, plus tard, l'évocation
de la Vénus de Milo et du Gladiateur Borghese nous
donnent une vague idée de ce périple dans ce sanctuaire de l’art.
Dans sa correspondance, dans son Journal et dans
les marges de ses manuscrits, Kafka se contente d'esquisses très rudimentaires pour ne pas dire enfantines, qui, sauf exception, n'ont pas grand-chose de
commun avec les dessins que Max Brod a publiés
dans sa biographie. Quand il voyage avec ce dernier
en Allemagne au cours de l'été 1912, ils se rendent à
Weimar pour voir la maison de Goethe. Lors de leur
première visite au pavillon de l'Étoile, il note : « Je
me suis assis devant, dans l'herbe, et j'ai dessiné1. »
Les deux dessins sont presque enfantins et assez maladroits. Ils ne visent aucun effet artistique, se contentant de conserver la mémoire succincte de ce lieu
qui a été le but de leur escapade. Et jamais après
cette date il ne donnera à son compagnon l'occasion
de le voir dessiner d'après nature.
1. Ibid., p. 263.
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KAFKA ET KUBIN
Fait marquant, Kafka détruit ostensiblement la
plupart de ses « griffonnages » devant les témoins
de leur exécution, et il se garde soigneusement de
les montrer en dehors de son cercle d'intimes. Remarquons que l'extrême difficulté que Kafka a pu
éprouver à publier ses nouvelles, à mener ses romans jusqu'à leur achèvement, sa volonté de ne pas
laisser de traces écrites derrière lui, contraste étonnamment avec le plaisir immense qu'il prend à lire
ses œuvres en public, au point d'être réticent quand
un acteur réputé lui propose de les réciter au cours
d'une soirée. Le plaisir que Kafka prend à dessiner
(comme celui qu'il prend à écrire, en dépit des efforts et même des souffrances que cet exercice comporte) doit, lui, toujours être nié et faire l'objet d'une
sanction qu'il s'inflige à lui-même1 ou d’une négation.
1. Voir Gérard-Georges Lemaire, Franz Kafka à Prague,
Paris, Éditions du Chêne, 2002.
DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
Les Cafés littéraires, 1997.
Soto, monographie, 1997.
« La Chasse au Snark », de Lewis Carroll et Júlio Pomar, 1999.
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
Le Colloque de Tanger I et II, Christian Bourgois, 1976 et 1980.
Pictura loquens, Christian Bourgois, 1986.
Les Mots en liberté futuristes, Jacques Damase, 1986.
Le Salon, Henri Veyrier, 1988.
Les Préraphaélites, Christian Bourgois, 1989.
Un thé au Bloomsbury, Henri Veyrier, 1990.
Telve, Christian Bourgois, 1992.
Futurisme, Éditions du Regard, 1995.
Théories des cafés, Éditions de l’IMEC/Éric Koehler, 1997.
Cafés d’artistes à Paris, Plume, 1998.
Cafés d’autrefois, Plume, 2000.
L’Univers des orientalistes, Place des Victoires, 2001.
Franz Kafka à Prague, Éditions du Chêne, 2002.
Métamorphoses de Kafka, Musée du Montparnasse/Éric Koehler,
2002.
© SNELA La Différence, 47 rue de la Villette, 75019 Paris, 2002.