Le temps des immigrés

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Le temps des immigrés
Les débats de l’Obs
PAGES RÉALISÉES PAR FRANÇOIS ARMANET ET GILLES ANQUETIL
La population française ne surmontera son vieillissement que grâce à l’immigration, révèle le directeur de l’Ined dans un essai qui bouscule les idées reçues
Le temps des immigrés
par François Héran
Berti Hanna-Rea
Le Nouvel Observateur. – Comment analysez-vous la loi de
juillet 2006 sur l’immigration ?
François Héran. – Je ne prends pas parti pour ou contre la
loi – c’est l’affaire du débat politique. J’observe que cette loi implique de surveiller, sur un tableau de bord complexe, la balance de la migration « choisie » et de la migration « subie », tout
en réduisant le solde migratoire global (c’est-à-dire l’excédent
annuel des entrées sur les sorties). Le législateur se fait fort de
maintenir la migration familiale et la demande d’asile sous le
niveau de la migration de travail ou d’études dûment sélectionnée. Le problème est qu’on ne connaît aucun pays qui y soit
parvenu. L’Espagne a mis en place depuis 1993 un système
pour sélectionner et recruter les travailleurs immigrés en fonction des besoins locaux de l’économie. Mais c’est une lourde
bureaucratie pour un maigre résultat : 11 000 élus chaque
année ! Effort rendu caduc, dans le même temps, par l’opération massive de normalización décidée en 2005 par le gouvernement et qui régularisait 573 000 personnes. Même
phénomène en Italie.
Le Canada et la Suisse ont été plus obstinés : ils poursuivent
cet objectif depuis plus de trente-cinq ans, l’un par une sorte
de concours à « points », l’autre en tentant de faire coïncider
l’offre et la demande d’emplois. Or un examen attentif révèle
qu’ils ne sont jamais parvenus à faire passer l’immigration
« subie » sous le seuil de l’immigration « choisie » : il leur a fallu
respecter le droit international, admettre la migration familiale,
accueillir les réfugiés, accepter que les migrants temporaires se
fixent, convenir que les besoins de recrutement des métiers et
des régions ne commandent qu’une minorité des flux migratoires. En définitive, et c’est un grand paradoxe, la Suisse et le
Canada accueillent deux fois plus d’immigrés que la France.
Ce n’est pas parce que vous sélectionnez qualitativement vos
immigrants que vous réduisez nécessairement la migration de
peuplement.
Au fond, s’il fallait qualifier la loi de 2006, je dirais qu’elle n’est
pas « populationniste », mais « nativiste » : les Américains appellent ainsi une politique qui privilégie la croissance autochtone de la population. Le débat parlementaire de mai 2006 a
révélé un autre objectif de type souverainiste : mettre fin au
sentiment d’impuissance des Français devant l’immigration en
assurant notre souveraine maîtrise sur l’évolution démographique du pays. Plusieurs députés ont expliqué que l’enjeu était
l’identité du pays légué à nos enfants. Mais est-ce que ce désir
de maîtrise est compatible avec les données de base de l’évo72 ● LE NOUVEL OBSERVATEUR
Normalien, agrégé
de philosophie,
François Héran
dirige l’Institut
national d’Etudes
démographiques
(Ined). Il est
notamment
l’auteur
d’« Immigration,
marché du travail,
intégration » (La
Documentation
française, 2002) et
publie le 11 janvier
à la République
des Idées/Seuil :
« le Temps des
immigrés. Essai sur
le destin de la
population
française ».
lution démographique ? La réponse est négative. Au moment
où le Parlement votait la loi sur l’immigration, en juillet 2006,
l’Insee publiait des projections dont le scénario central renferme une révélation de taille : d’ici à une génération, la migration sera le principal, voire l’unique facteur de croissance de la
population française.
N. O. – Quel est l’avenir démographique de la France ?
F. Héran. – En prolongeant les tendances actuelles de la mortalité et de la fécondité sur les trois prochaines décennies, l’Insee
vient de montrer qu’à compter de 2030 la mortalité frappera
d’abord les baby-boomers, si bien que le nombre des décès excédera celui des naissances. Le solde naturel de la France, très
important aujourd’hui, fondra comme neige au soleil. Du
coup, c’est la migration qui assurera en priorité la croissance de
la population, comme c’est déjà le cas chez nos voisins. Or rien,
dans les débats actuels, ne nous prépare à cette perspective.
Dans mon livre, je fais deux hypothèses de sens contraire pour
bien baliser la question. Supposez d’abord que, par un formidable effort de régulation, la France divise par deux son solde
migratoire, en le ramenant de 100 000 migrants net par an à
50 000. Cela retarderait seulement de cinq ans le moment fatidique où l’immigration deviendra le premier facteur de croissance de la population. Une politique de contrôle des flux n’est
pas de taille à inverser cette lame de fond. En démographie,
tout n’est pas possible.
Faites maintenant la supposition inverse : doublez le solde migratoire de la France en le portant à 200 000 migrants net, pour
être sûr de tenir compte de l’immigration irrégulière et ne pas
inclure les entrées-sorties des nationaux. Le solde migratoire
serait donc tout proche du solde naturel, qui est à 230 000.
Avec la chute rapide de ce dernier, la migration deviendra la
première source de croissance de la population non plus dans
une génération mais dans quelques années ! L’idée d’affirmer
notre souveraine maîtrise en reléguant l’immigration à l’arrièreplan devient encore plus irréaliste.
N. O. – Est-il donc impossible de réguler l’immigration ?
F. Héran. – Qu’on le veuille ou non, la place de l’immigration
dans notre peuplement dépend aussi de la mortalité et de la fécondité. S’ajoute à cela le respect des droits de l’homme, qui
n’est pas une incongruité imposée du dehors mais la reconnaissance des mécanismes élémentaires du renouvellement des populations : les hommes et les femmes veulent former des
couples, avoir des enfants, vivre avec eux ; ils préfèrent la stabilité à l’instabilité et tous ne coupent pas forcément les liens
Juin 2006, à Paris : 1 000 étrangers patientent pour déposer une demande de régularisation
Pierre Verdy-AFP
avec le pays d’origine. Réguler l’immigration est possible en termes de formation, d’initiation aux valeurs civiques, de contrat
de développement avec les pays d’origine, de mixité sociale, de
redistribution spatiale, mais cette régulation qualitative n’est pas
synonyme de régulation quantitative.
Prenez l’exemple de la migration familiale. Le recensement de
janvier 2005 a montré que les immigrés installés en France
comptaient 2,5 millions d’hommes et 2,5 millions de femmes.
C’est le résultat de décennies de regroupement familial. Il est
légitime de lutter contre les abus (fraudes sur l’identité, mariages de complaisance, mariages forcés, études fictives). Mais on
aura beau réduire ainsi les flux de quelques dizaines de milliers
de personnes par an, comment imaginer qu’on revienne au
temps des recensements de 1968 et 1975, quand les immigrés
d’âge actif comptaient 150 hommes pour 100 femmes ?
En fait, la question de l’intégration des migrants et de leurs descendants est comparable à celle qui s’est posée chaque fois qu’il
a fallu absorber un surcroît imprévu de population : naissances du baby-boom (dont les enquêtes ont montré qu’un quart
n’étaient pas désirées), rapatriés, nouvelles générations d’élèves et d’étudiants, augmentation du nombre des personnes
âgées et, désormais, des personnes dépendantes. La résignation
irresponsable aurait consisté à s’abriter à chaque fois derrière
l’argument des capacités d’accueil limitées. Mais la France a fait
le contraire : elle a relevé le défi des populations nouvelles. Une
partie de mon livre creuse cette analogie : que se passerait-il
si nous transposions au vieillissement inévitable ou « subi » les
raisonnements appliqués à l’immigration ? Le plan Vermeil de
Régis Debray a développé cette idée, dans le registre de l’humour noir. Mais il s’est trouvé des philosophes américains et
britanniques pour la prendre au sérieux. J’y consacre un développement, comme un coup de sonde dans notre inconscient
démographique.
N. O. – Quelle est la réalité de l’immigration actuellement ?
F. Héran. – Il faut dissiper une grande confusion : ce qui prévaut en France, ce n’est pas l’intrusion massive des migrants
« Un quart
d’entre nous
ont un grandparent
immigré. Un
tiers, si l’on
remonte
d’une
génération. »
mais l’infusion durable. Nous sommes un vieux pays d’immigration, le seul grand pays d’Europe à connaître depuis le
XIXe siècle des flux à la fois persistants et modérés, à de rares
interruptions près : la crise des années 1930 ou celle du choc
pétrolier en 1974, ce qui fait que nous avons plus d’enfants et
petits-enfants d’immigrés que la plupart de nos voisins. Un
quart d’entre nous ont déjà au moins un grand-parent immigré. Sans doute un tiers, si l’on remontait d’une génération.
Pour autant le solde migratoire estimé par l’Insee pour la métropole reste modéré : 1,5‰ seulement (sachant que 1‰, c’est
60 000 migrants net pour 60 millions d’habitants). Même si
l’on décidait de doubler ce chiffre en le portant à 3‰, ce qui
serait une énorme correction, nous serions encore vers le bas
du tableau européen : le Royaume-Uni est en passe de revenir à 5‰, après l’afflux récent d’un demi-million de travailleurs
venus des nouveaux Etats membres, l’Italie dépasse 10‰ et
l’Espagne… 15‰ ! Il faut bien comprendre qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une immigration massive pour que la composition de la population change en profondeur. Pour produire
ce résultat, il suffit d’une infusion modérée mais qui persiste des
décennies, aidée par ce puissant mélangeur que sont les mariages mixtes. A l’heure actuelle, la moitié des enfants d’immigrés sont issus de couples mixtes.
N. O. – « Le brassage des populations est en marche et rien
ne l’arrêtera. » Pourquoi employez-vous « brassage » au lieu
d’« intégration » ?
F. Héran. – Assimilation, intégration, inclusion sociale, métissage, diversité : c’est à débattre, effectivement. « Brassage » me
sert à planter le décor et nous aide à sortir de l’illusion selon
laquelle la France pourrait construire son avenir en laissant à
l’immigration le moins de place possible. On ne réglera rien en
niant ou en refoulant la réalité. Etre responsable aujourd’hui,
pour le savant comme pour le politique, c’est reconnaître qu’il
nous faudra croître et vieillir avec l’immigration.
Propos recueillis par
THIERRY GRILLET
4-10 JANVIER 2007 ● 73

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