Anachronisme, dissidence et botanique : de la verdure chez

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Anachronisme, dissidence et botanique : de la verdure chez
FRANÇOIS GAGNON - ANACHRONISME, DISSIDENCE ET BOTANIQUE 10
Anachronisme, dissidence et botanique :
de la verdure chez Marie-Victorin et Jacques Brault
François GAGNON
Département d’études littéraires, Faculté des arts
Université du Québec à Montréal
RÉSUMÉ
Le présent article part du principe que la flore spontanée d’une région représente un échantillon d’une
dissonance brute, dont le temps (anachronique) et le sol (dissident) instaurent une poésie durable, qui
peut être jardin ou brin de verdure. Le renommé botaniste et écrivain frère Marie-Victorin indiquait
ainsi, en commentant son propre travail de nomenclature végétale, et comme en écho à la stupéfaction
des premiers européens devant le Tsuga canadensis (la pruche dite « du Canada ») : « la seule
ressource de l’auteur de la Flore laurentienne était donc de franciser le moins mal possible, en évitant
les contresens, et les assonances les plus désastreuses, des noms scientifiques souvent aussi dépourvus
de sens que d’euphonie… » C’est dire que le terreau laurentien abrite de nombreuses strates culturelles,
dont la cohabitation ne va pas sans disharmonie. Pour rendre compte d’une telle expérience hétérogène,
il s’agira d’abord d’expliciter une méthode historique axée sur l’anachronisme. Georges DidiHuberman (« l’anachronisme traverse toutes les contemporanéités ») et Jacques Rancière (« la
remontée du temps des dates vers ce qui n’est pas le temps des dates ») seront mis à contribution pour
aborder la temporalité sylvicole en tant que patrimoine, discorde et prodigalité. Dans un deuxième
temps, il s’agira d’illustrer cette méthode en deux exemples ou récits dissidents, élaborés à partir de la
littérature laurentienne : le frère Marie-Victorin, considéré comme révolutionnaire et partisan de la
guérilla jardinière ; et Jacques Brault, promoteur de la désertification, horticulteur, clochard et poète de
« la rengaine des arbres qui se défeuillent ».
MOTS-CLÉS
Anachronisme ; flore laurentienne ; poésie ; Jacques Brault ; frère Marie-Victorin
1. DÉCALAGE
Pour aborder la notion de dissonance, j’ai retenu deux termes – anachronisme et dissidence – qui
supposent une notion commune de décalage, comme un écart, un dérèglement lié au temps et au sol de
la Laurentie 1 . Cet horizon botanique est une perspective parmi d’autres, évidemment, mais on
conviendra que le découpage phytologique, c’est-à-dire la répartition de la flore sur le territoire, s’avère
1
Ou plus précisément, de la région phyto-géographique laurentienne, c’est-à-dire l’ensemble de l’estuaire et de
la plaine du Saint-Laurent, avec une partie du Bouclier canadien, jusqu’à la frontière boréale, à 50 degré nord, et
avec, au sud, les premiers massifs des Appalaches (Marie-Victorin, 1964 : 30-31).
11
une politique souvent moins absurde que les frontières administratives des États, des langues ou des
religions. Les notions d’anachronisme et de dissidence témoignent de la diversité problématique du
« vivre-ensemble » dans la mesure où elles établissent le socius botanique comme champ exploratoire
de la discorde (par exemple le cas typique d’une sapinière à bouleau jaune ou encore le Mont-Royal
« envahi » par l’érable de Norvège au détriment de l’érable à sucre, du frêne rouge et des trilles locales)
et considèrent la forêt comme le lieu d’une cohabitation aléatoire, géologiquement nécessaire,
inévitable, à la fois hostile et généreuse.
Le présent article explore la possibilité d’investir un temps et un paysage sylvicoles. Il s’agit en
quelque sorte d’un essai de botanique poético-anarchique, hilare, qui part du principe que la flore
spontanée d’une région représente un échantillon d’une disharmonie plus vaste. Le pays laurentien
devient dans cette perspective le théâtre d’une dynamique sans cesse en mouvance, parfois violente,
sinon patiente, ouverte aux cultures et semences étrangères : d’où les virtualités vitales ne sont
nullement épuisées par le développement actuel des forêts publiques ou privées (il est toujours possible
de rêver vert). Mais précisons qu’établir une spatio-temporalité arboricole n’est pas assimilable à un
simple recensement d’individus regroupés en familles, ordres et sous-genres, en plantes herbacées ou
ligneuses, feuilles caduques ou persistantes, etc. Une classification trop rigoureuse s’avère souvent
artificielle, voire superflue, car déjà mise en déroute par les plantes hybrides, les endémiques, les
pathologies naturelles, les anomalies racinaires dues au socle recristallisé du territoire raboté
constamment depuis les dernières glaces de l’âge dévonien… Faire avant tout de la verdure un enjeu
poétique, c’est par contre ce que le frère Marie-Victorin laissait déjà sous-entendre, dès 1935, dans son
fameux manuel de botanique, la Flore laurentienne :
Sur ce squelette qu’est généralement une flore, nous avons voulu mettre un peu de chair et de peau, faire
courir dans ce grand corps les effluves de la vie. Les espèces végétales sont situées dans un système
d’antécédences temporelles et spatiales. Le cycle vital de chacune d’elles est une histoire qui se raconte, et
toutes ces histoires s’enchaînent, s’engrènent, s’équilibrent […]. Enfin, les plantes ont mille points de
contact avec l’homme, s’offrant à lui, l’entourant de leurs multitudes pour servir ses besoins, charmer ses
yeux, peupler ses pensées : elles ont en un mot une immense valeur humaine (Marie-Victorin, 1964 : 8).
Alors, pour expliciter cette valeur poétique inhérente à la flore, je vais dans un premier temps aborder
la notion d’anachronisme et expliquer son rapport avec les boisés, les plates-bandes et les terrains
vagues. Hors du temps linéaire et de la simple succession des dates, la notion d’anachronisme devient
une question de méthode pour mieux comprendre la diversité « sociale » de la Laurentie (sociale car
botanique : les plantes devant compter comme des individus, à part entière). En deuxième partie,
j’utiliserai cette vision décantée du temps pour illustrer le concept de « dissidence botanique » en
prenant pour exemple deux auteurs laurentiens, soit le frère Marie-Victorin et Jacques Brault. Ce sont
deux auteurs bien connus des milieux littéraires, mais que je vais aborder ici dans une perspective sans
doute inusitée…
Mais avant d’aller plus loin, une autre remarque s’impose. Si je mentionne la région
laurentienne, ce n’est pas tant pour m’en tenir à une zone géographique stricte, fixée et clôturée une
fois pour toute. Il s’agit au contraire, en passant par l’aspect local, de souligner l’universalité de la
diversité botanique. C’est dans ce sens je crois qu’on peut comprendre certaines déclarations du
philosophe, poète et arpenteur américain Henry David Thoreau, par exemple ce début d’un discours
prononcé à la foire de Concord le 20 septembre 1860 : « Tout le monde est en droit de venir au comice
agricole, même un transcendantaliste » (Thoreau, 2012 [1860] : 61). En fait, suite au « printemps
érable » de 2012 et divers autres mouvements de contestation au Québec ou ailleurs, le principe de
« désobéissance civile » de Thoreau a souvent été mentionné. La plupart du temps avec justesse, je le
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pense, car Thoreau souhaitait être « l’avocat de la vie sauvage » et se disait effectivement opposé à la
société industrielle et à la culture « policée » (Thoreau, 2013 [1851] : 21). Cependant, il me semble que
la contrepartie écologique (fondamentale pour Thoreau) de la désobéissance civile a souvent été
oubliée : si manifester dans les rues est nécessaire, manifester dans les rangs de campagne et les
chemins de terre serait peut-être plus efficace, ou du moins plus conséquent et durable. C’est que pour
Thoreau la meilleure manifestation, tout comme la meilleure éducation, était encore de quitter la ville
pour aller simplement marcher en forêt. En effet, c’est à une véritable conversion du regard que
Thoreau invite, comme à un apprentissage gratuit, en évoquant par exemple les valeurs pédagogiques
des couleurs d’automne :
On devrait vraiment planter des arbres le long de nos rues en pensant à leur splendeur automnale. Je ne suis même
pas sûr que l’idée ait effleuré l’esprit des membres de la Société arboricole. Ne croyez-vous pas que le fait d’avoir
été élevé sous les érables fasse une différence pour les enfants ? Des centaines de regards s’abreuvent de cette
couleur, et même les mauvais élèves sont attrapés et éduqués par ces maîtres, du moment où ils font l’école
buissonnière (Thoreau, 2012 [1862] : 42).
Il y en aurait encore long à dire sur Thoreau et ses réflexions écologiques avant-gardistes, qui sont
d’une actualité sans doute plus cruciale encore qu’elles pouvaient l’être il y a 150 ans (je pense entre
autre à la nécessité de créer des parcs naturels pour préserver le patrimoine forestier ou le besoin de
fonder une nouvelle école de philosophie à partir des fonds d’orme et des pépinières2), mais l’espace
manque ici pour développer davantage et il faut maintenant expliquer le concept d’anachronisme, car
son lien avec la verdure n’est peut-être pas si évident à saisir du premier coup.
2. HISTOIRE, ANACHRONISME ET « BOIS BUCK »
L’anachronisme est depuis toujours relié à la science historique comme étant un défaut
d’argumentation : c’est le péché capital contre la rigueur méthodique et la vraisemblance la plus
élémentaire. Pour la majorité des historiens, il faut évidemment éviter à tout prix d’introduire une
notion que l’époque ancienne étudiée est censée n’avoir pas connue. Un exemple souvent rapporté de
l’anachronisme fautif, voire absurde, est le célèbre « César tué d’un coup de browning » de Lucien
Febvre (cité par Didi-Huberman, 2000 : 29). Sinon, de façon plus sérieuse, on reprochait fréquemment
aux historiens marxistes d’appliquer la notion de « lutte des classes » indifféremment à la Grèce
antique ou à la société industrielle. Ceci dit, depuis les deux dernières décennies surtout, quelques
penseurs, historiens ou philosophes, ont valorisé l’anachronisme comme méthode de réflexion. Nicole
Loraux, par exemple, spécialiste de l’Antiquité, a signé en 1993 un « éloge » de l’anachronisme où elle
prône un usage « contrôlé » de l’anachronisme, ceci en vue d’explorer de nouvelles voies de
temporalité. Il s’agit alors de traiter « hors temps » et à titre de « fiction heuristique » certaines
représentations historiques3. Aussi, Georges Didi-Huberman, historien de l’art, insiste fortement sur la
valeur épistémologique et dialectique de l’anachronisme. Il affirme par exemple, en évoquant l’art du
« dripping » de Jackson Pollock pour décrire une toile médiévale de Fra Angelico :
2
« Je pourrais passer le crépuscule de l’année parmi les ceps de phytolaque. Et peut-être que de ces bosquets
émergeraient enfin une nouvelle école de philosophie ou de poésie » (Thoreau, 2012 [1862] : 27).
3
« En établissant le répétitif aux interstices du temps historique bien élevé, dans ces retours, ces renversements
et ces suspens qui donnent au conflit sa temporalité, Thucydide ne suggère-t-il pas la nécessité de penser un
autre temps à l’intérieur de la trame temporelle de son récit ? » (Loraux, 1993 : 37)
13
l’émergence de l’objet historique comme tel n’aura pas été le fruit d’une démarche historique standard –
factuelle, contextuelle ou euchronique –, mais d’un moment anachronique presque aberrant, quelque
chose comme un symptôme dans le savoir historien. C’est la violence même et l’incongruité, c’est la
différence même et l’invérificabilité qui auront, de fait, provoqué comme une levée de la censure,
l’émergence d’un nouvel objet à voir (Didi-Huberman, 2000 : 21 ; l’auteur souligne).
Pour Didi-Huberman, les fissures et les désaccords dans le temps chronologique garantissent
l’efficacité de la compréhension beaucoup plus qu’une simple concordance des temps, puisque le
temps, justement, n’est jamais qu’un agencement d’anachronismes subtils, un montage de durées et de
rythmes hétérogènes.
C’est dans ce sens que l’anachronisme devient un outil prometteur pour reconnaître la
dissonance dans la pluralisation croissante des sociétés : pour réaliser qu’une culture riche et vivante
est forcément une coexistence dysfonctionnelle constructive. Pour bien saisir cette idée, je voudrais
cette fois citer un article du philosophe Jacques Rancière qui affirme à propos de l’anachronisme et de
« la vérité » en histoire : « le règlement du temps dont l’histoire a besoin, pour assurer son régime de
scientificité, est une affaire philosophique qui n’est pas réglée philosophiquement mais poétiquement »
(Rancière, 1996 : 63). Le poétique est entendu ici comme tekhnè, comme une production de l’histoire
où les « anachronies » peuvent être des mots, des évènements ou des significations qui prennent le
temps à rebours et qui sont « doués du même coup de la capacité de définir des aiguillages temporels
inédits, d’assurer le saut ou la connexion d’une ligne de temporalité à une autre » (Rancière, 1996 : 67).
C’est par l’usage positif, subversif et poétique, de ces aiguillages et de ces sauts « qu’existe un pouvoir
de "faire" l’histoire » (Rancière, 1996 : 68). Ainsi, l’anachronisme « ne concerne pas la simple
remontée d’une date vers une autre date. Il concerne la remontée du temps des dates vers ce qui n’est
pas le temps des dates » (Rancière, 1996 : 54 ; l’auteur souligne). Autrement dit, la dissonance ou
l’hérésie temporelle consiste à introduire du temps autre, qui ne relève pas du temps dominant
(historique, capitaliste, taux horaire…) dans la vie commune : soit par exemple le temps artistique, le
temps méditatif, le temps sexuel ou encore, le temps végétatif.
C’est là où je veux en venir : prendre le temps monétaire à rebours en reconnaissant l’efficacité
autre d’une temporalité sylvestre. Ainsi, concrètement, lors d’un plan d’aménagement forestier où par
la réalisation d’une « coupe de succession » l’étalage dominant de feuillus à faible valeur économique
(peupliers, faux-trembles) est abattu pour favoriser la croissance de la régénération des jeunes résineux
qui seront alors profitables, mais quelque quarante ans plus tard… Ce travail en soi n’est pas
« payant », est manuellement très ardu et nécessite un temps fou, mais la promesse d’une forêt viable et
durable s’avère autrement fructueuse : le temps monétaire est ici battu en brèche par la verdure, par le
temps poétique de la verdure.
Nul besoin alors d’établir une typologie détaillée des âges respectifs des conifères et feuillus
laurentiens, on comprend aisément qu’une forêt n’est jamais homogène, qu’elle est le fruit d’une
dynamique sauvage, chaotique, mais néanmoins harmonieuse. Un temps arboricole est
« anachronique » dans la mesure où il est polyrythmique : la croissance annuelle d’une feuille se
combinant au tremblement tectonique séculaire qui forme et déforme le sol nourricier. En fait,
l’anachronisme appliqué à la forêt laurentienne permet de vérifier la formule de Didi-Huberman :
« l’anachronisme traverse toutes les contemporanéités » (Didi-Huberman, 2000 : 15). Exemple : le
district gaspésien, où se trouve la juxtaposition d’une flore ancienne, c’est-à-dire des reliques pré- ou
inter-glaciaires propres à la cordillère des Andes et certaines d’origine arctique-alpine, avec une flore
jeune et « agressive » venue du sud sur les dernières marches de la retraite glaciaire, avec enfin des
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éléments endémiques ou autochtones, comme l’amélanchier de Fernald ou le saule obtus (MarieVictorin, 1964 : 39-40).
Le terreau laurentien abrite ainsi de nombreuses strates culturelles dont la cohabitation ne va
pas sans disharmonie. L’onomastique à elle seule témoigne d’un véritable enjeu. Par exemple,
l’essence connue localement sous l’appellation « bois barré », « bois buck » ou « bois d’orignal » (en
anglais striped maple ou moosewood, « moose » dérivation de l’algonquin « mousou » : « mangeur de
branches ») est en fait scientifiquement reconnue comme étant Acer pensylvanicum, soit l’érable de
Pennsylvanie. Cette essence s’étend partout en Laurentie, sorte de grand chiendent poussant en grappes
et tiges folles, ce qui est très décoratif, mais empêche l’éclosion d’essences plus profitables. Cependant,
le bois buck n’y a aucune valeur marchande puisque le climat nordique ne permet pas son
développement maximal, contrairement aux forêts plus au sud, où l’Acer pensylvanicum s’avère un
arbre imposant.
Le décalage botanique permet donc de vérifier une fois de plus les thèses de Georges DidiHuberman : en chaque objet historique, même en un seul tronc d’arbre, plusieurs temporalités se
rencontrent, entrent en collision, bifurquent et s’enchevêtrent les unes aux autres4.
On peut imaginer aussi quelle pouvait être la stupéfaction des premiers Européens débarqués
sur le sol laurentien et confrontés à une diversité inédite, une multitude florale ordonnée et pourtant
sans nom dans leur langue. C’est pourquoi le frère Marie-Victorin, en commentant son propre travail
de catalogage et de nomenclature végétale, affirmait par exemple à propos du Tsuga canadensis (la
pruche dite « du Canada ») :
l’attribution de noms techniques français pour les espèces laurentiennes se heurte à l’épineux problème,
proprement colonial, de cerner les contours biologiques infiniment nuancés d’un vaste pays extraeuropéen au moyen d’un rigide instrument linguistique, ajusté par des siècles d’usage aux contours
biologiques d’un milieu européen, limité et combien différent. […] Beaucoup de nos espèces
appartiennent à des genres strictement américains, dont la langue française, et par suite le dictionnaire,
n’ont jamais pu s’occuper. […] La seule ressource de l’auteur de la Flore laurentienne était donc de
franciser le moins mal possible, en évitant les contresens, et les assonances les plus désastreuses, des noms
scientifiques souvent aussi dépourvus de sens que d’euphonie… (Marie-Victorin, 1964 : 7).
En contrepartie, Marie-Victorin célébrait le génie poétique du peuple qui offrait aux plantes des
noms splendides : bourreau des arbres, catherinette, bois de plomb, épinette, bleuet, bois d’enfer, bois
inconnu, thé des bois, etc.
4
Voir de plus la fascinante étude de l’anthropologue Tim Ingold sur la « temporalité du paysage », joliment
complétée par l’analyse d’une toile de Bruegel où l’on peut voir des moissonneurs se reposer à l’ombre d’un
arbre : « Yet in its branching structure, the tree combines an entire hierarchy of temporal rhythms, ranging from
the long cycle of its own germination, growth and eventual decay to the short, annual cycle of flowering, fruiting
and foliation. At one extreme, represented by the solid trunk, it presides immobile over the passage of human
generations ; at the other, represented by the frondescent shoots, it resonates with the life-cycles of insects, the
seasonal migrations of birds, and the regular round of human agricultural activities » (Ingold, 2000 : 204).
15
3. DISSIDENCE BOTANIQUE
Si l’anachronisme végétal permet donc de saisir autrement la diversité d’une culture, il reste maintenant
à utiliser cette vision décantée du temps pour aborder les ouvrages du frère Marie-Victorin et de
Jacques Brault. On retrouve effectivement chez ces deux auteurs la conscience d’un horizon propre à la
Laurentie qui peut s’exprimer par une dissidence botanique, voire une souveraineté sylvicole
(« anarchie resplendissante » dirait Borduas). La dissidence botanique s’avère une alliance entre la
désobéissance civile et le jardinage : une sape champêtre dans la nausée urbaine. La vie et l’œuvre de
Marie-Victorin et de Jacques Brault sont exemplaires de cette sédition florissante, véritable révolution
s’accomplissant par l’allitération des épinettes… Puisque le cadre restreint de cet article ne permet pas
une analyse détaillée de la vie scientifique et littéraire des deux auteurs, je me contenterai d’un bref
survol pour chacun en indiquant les points saillants de leurs biographies. Il faut cependant avertir le
lecteur que cette deuxième section puise autant aux racines littéraires qu’à la « lecture-fiction », un peu
à la manière de Victor-Lévy Beaulieu dans Monsieur Melville5. Autrement dit, tout ce qui suit n’est pas
forcément faux… (si l’anachronisme s’expose parfois comme incongruité, ou comme « image-malice »
selon Didi-Huberman, il s’agit alors dans cette section de travestir l’histoire, d’anachroniser les faits
littéraires pour que de ce choc surgisse un brin de poésie ou de verdure, un « faux » historique en
quelque sorte plus signifiant que l’Histoire même).
J’ai déjà cité le frère Marie-Victorin. Né Conrad Kirouac, le 3 avril 1885 à Kingsey Falls, au
centre de la Laurentie, il rejoint l’ordre des Frères des Écoles chrétiennes en 1901 et devient par la suite
professeur de botanique à l’Université de Montréal, en 1920. Il fonde à ce moment l’Institut botanique
de Montréal, deux ans plus tard la Société canadienne des sciences naturelles, puis le fameux Jardin
botanique en 1931. Outre ses ouvrages scientifiques, on lui doit une œuvre littéraire riche et variée : de
la prose poétique des Croquis laurentiens à la narration colorée et truculente des Récits laurentiens, en
passant par des articles polémiques où il livre des réflexions avant-gardistes et parfois virulentes contre
la stagnation politique et intellectuelle au Québec de l’entre-deux-guerres. Il écrit par exemple dans Le
Devoir du 25 septembre 1925 (après un séjour en Gaspésie et sur la Côte-Nord où il ressort très indigné
de la pauvreté et de l’état de soumission de ses compatriotes Canadiens français) un article intitulé « La
province de Québec, pays à découvrir et à conquérir. À propos de culture scientifique et de libération
économique » :
Nous ne serons une véritable nation que lorsque nous cesserons d’être à la merci des capitaux étrangers,
des experts étrangers, des intellectuels étrangers : qu’à l’heure où nous serons maîtres par la connaissance
d’abord, par la possession physique ensuite, des ressources de notre sol, de sa faune et de sa flore. Pour
cela, il nous faut un plus grand nombre de physiciens et de chimistes, de biologistes et de géologues
compétents (Marie-Victorin, 1996 : 67-68).
Si la vie savante et littéraire de Conrad Kirouac est bien connue, toutefois on souligne rarement
ses activités militantes (de jeunesse, avant qu’il ne rejoigne les ordres religieux). Il aurait par exemple
participé aux actions d’éclat du groupe Jeune-Laurentie, au cours desquelles il aurait posé des bombes
artisanales dans les carrioles pour protester, disait-il, contre l’industrialisation sauvage. Il aurait
5
« La biographie ne peut pas dire ce que Melville a été. Ça ne peut que rester vague même et surtout si ça
semble bien parler. C’est pourquoi Melville, tout comme moi, ne peut que basculer du côté de la fiction. Quand
il m’arrivera de parler de lui, ou bien encore de Walt Whitman, de Nathaniel Hawthorne ou du capitaine Cook, il
sera important d’avoir cette précision à l’esprit. Peut-être cela est-il arrivé, peut-être les livres dont je parlerai se
sont-ils écrits. Mais je n’en serai jamais certain » (Beaulieu, 2011 [1978] : 20).
FRANÇOIS GAGNON - ANACHRONISME, DISSIDENCE ET BOTANIQUE 16
également passé une nuit en prison (celle du 4 au 5 juin 1901) pour avoir participé à une manifestation
avec les Mohawks de Kanesatake lors du blocage du pont entre Montréal et Longueuil ; évidemment il
ne s’agissait pas alors du pont Jacques-Cartier, inauguré seulement en 1930, mais bien du pont de glace
qui reliait le vieux Longueuil à Montréal. L’auteur laisse d’ailleurs un nostalgique témoignage de cette
jeunesse contestataire dans ses Croquis laurentiens, où il invite la population montréalaise à se
promener dans les rues « pittoresques » de Longueuil et le long de sa berge avant qu’il ne soit trop tard
et que la glace ne fonde définitivement :
Si vous aimez à vous caresser les yeux des nuances fanées du passé, et si l’âme des choses révolues parle à
la vôtre, hâtez-vous de contenter ce caprice d’un autre âge avant que, happées par les concasseurs, les
dernières pierres des dernières vieilles maisons n’aillent se résoudre en macadam pour les pneus des autos
(Marie-Victorin, 1982 [1920] : 31).
En fait, on peut classer Marie-Victorin parmi les précurseurs au Québec de la dissidence
botanique (parfois appelée « guérilla jardinière » ou « urbanisme tactique »). Le principe est simple :
prendre d’assaut avec pelles et brouettes un coin de terre en friche, une ruelle mal nettoyée ou
n’importe quel terrain vague pour y faire pousser des fleurs, des légumes et des arbustes décoratifs qui
serviront à combattre pacifiquement l’invasion du béton dans les espaces publics. Appliqué à petite
échelle, cela procure sans doute quelques tomates et poivrons aux passants, mais à grande échelle on
obtient ainsi le Jardin botanique… Cette enclave de verdure est certainement une clé pour comprendre
la véritable indépendance du territoire, qui est rarement politique, mais bien agricole et botanique.
Entre la révolte et l’horticulture il n’y aurait donc qu’un petit pas à franchir, c’est-à-dire, le plus
souvent, un bon coup de pelle.
Concernant Jacques Brault, né en 1933, cet écrivain discret est surtout reconnu pour sa poésie
fragile, intimiste, ainsi que pour ses essais sur la littérature où l’effacement tient lieu de plénitude.
Proche des pensées taoïste et zen, Brault reconnaît l’efficacité des jardins comme lieux de méditation,
même s’il s’agit la plupart du temps de jardins minimalistes, de cailloux, d’hémérocalles et de quelques
broussailles rachitiques, éventées, sur le bord de l’agonie. Jacques Brault demeure réservé sur ses
origines laurentiennes, il préfère de loin l’anonymat. Sur sa vie, on connaît très peu de faits avérés. On
sait qu’au courant des années soixante, avant de se mettre activement à l’écriture, il aurait milité pour
un environnement sans fumée, sans pétrole ni machinerie lourde, ce qui en fait un promoteur de la
désertification, de « la rengaine des arbres qui se défeuillent » comme il écrit dans Moments fragiles
(Brault, 1984 : 81). « Mon chemin s’est défoncé à bien des tournants », dit-il encore, « et les peupliers
jaunis tremblent » (Brault, 1984 : 52). Admirateur inlassable des petites choses et des chemins
forestiers, Brault embrasse l’écriture poétique comme résistance à l’activité mondaine, résistance
forcément inactuelle, anachronique. La « doctrine de la forêt » est pour lui un détachement souverain,
une nuit mystique, « illumination fortuite », « fugue du chat » et « étiolement du géranium » (Brault,
1996 : 54, 61).
Loin de toute luxuriance, la Laurentie de Jacques Brault s’avère un territoire de buissonnement
et d’ensauvagement, d’itinérance où toujours le talus menace les chemins de grands-routes. La
dissidence botanique pour ce poète des bois brûlés tient lieu d’existence fugace : un « vivre ailleurs »
qui exprime le refus de la carrière sociale et qui trouve refuge dans les « failles du "vivre-ensemble"
contemporain » (Lapointe, 2012 : 81) – ce qui peut être un banc de parc, une nuit de novembre, le
champ de l’épouvantail ou sinon une « ruelle hérissée de barbelés où l’âme se clochardise » (Brault,
1990 : 47). Le jardin devient alors une errance, dans le silence et le dénuement, un lieu de maigre
verdure :
17
et va sans crainte plus rien en ce monde
n’a de sens hormis à mes pieds
une touffe de fougère qui a besoin d’ombre
la mienne pour vivre pourquoi pas (Brault, 1997 : 11).
La carrière de Jacques Brault s’interrompt brusquement à l’aube des années 2000, alors qu’il
disparaît de la vie publique. Certains croient qu’il erre comme un vagabond au parc Lafontaine,
d’autres supposent qu’il se nourrit exclusivement de racines et de baies qu’il trouve autour du mont
Orford. Il écrivait déjà, prophétiquement, en mai 1970 : « clochard depuis sa retraite anticipée »…
(Brault, 1972 : 185). La vérité est sans doute ce qu’il annonce dans l’un de ses derniers livres, Au fond
du jardin, où il écrit : « Graine de pavot, grain de songe ; courbe d’horizon, phrase courbe. Pour cet
écrivain une forêt constitue un ombrement d’âme ; bien plus : écouter le silence au jardin, c’est devenir
ce silence au point d’entendre au milieu d’une rocaille se déplier un pétale de pivoine » (Brault, 1996 :
15).
4. CONCLUSION
Pour conclure, je rappellerais simplement que la forêt envisagée comme lieu anachronique, c’est-à-dire
un lieu où s’entremêlent différentes temporalités, lieu incongru, lieu calme, havre de feuillages et
d’épines, ou lieu discordant propre aux rebelles des bois (marcottage, bouture et pousses de lauriers
roses en guise d’AK-47) –, bref la forêt considérée comme universelle dissonance permet de
comprendre autrement la richesse d’une culture. Le territoire de la Laurentie relève à la fois d’une
temporalité fruitière, mais aussi d’une temporalité humaine, autochtone ou native, accueillante aux
domaines étrangers, et de cette collaboration entre les espèces humaines, végétales, animales ou
minérales, magnétiques du moins, peut naître une tension bénéfique : une dissonance favorable au
« vivre-ensemble ».
La verdure s’avère une inspiration majeure dans l’élaboration d’une littérature proprement
laurentienne. Marie-Victorin et Jacques Brault sont au cœur de cette prise de conscience. Attentifs à
« ce que disent les fleurs », ils rédigent une littérature engagée en faveur d’une canopée prospère :
fleur d’un jour l’hémérocalle dès lors
épouse l’instant fauve et se décline
offerte au temps qui fabrique les ruines
et l’endormissement de la douleur (Brault, 1997 : 36).
Pourtant la conception de la verdure chez ces deux écrivains est fort différente : luxuriance pour
Marie-Victorin, désert quasi-mystique pour Jacques Brault. L’inspiration est diverse mais le territoire,
commun ; et s’y ajouterait aussi un peu de la toundra de Joséphine Bacon, de la savane de Joël Des
Rosiers, de la forêt vierge folle de Giguère et de l’Huronie et des cèdres asquata de Gabriel Sagard…
C’est dans ce cadre florissant que la dissidence botanique, littéralement, entrevoit la révolution
culturelle comme un craquement du béton sous les attaques répétées des racines, des arbrisseaux
décoratifs et des herbes folles. (Aussi, la nuit, je mijote des orchidées Molotov et me livre secrètement
à une forme souterraine de terrorisme, je plante des marguerites dans les plates-bandes désolées et tel
ce jardinier inconnu, anarchiste et amateur de roseraies, je crois fermement que pour le forestier
clandestin, toute aulnaie devient Sherwood.)
FRANÇOIS GAGNON - ANACHRONISME, DISSIDENCE ET BOTANIQUE 18
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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mot et le reste.
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forêt. Marseille : Le mot et le reste.
NOTICE BIOBIBLIOGRAPHIQUE
François Gagnon est né au Bas-Saint-Laurent. Abatteur, ébrancheur, reboiseur, il détient en outre une
maîtrise en histoire médiévale (« Le Corrector sive Medicus de Burchard de Worms (1000-1025) :
traduction et commentaire ethno-historique ») et poursuit actuellement un doctorat en études littéraires
sur la poésie québécoise (« Expérience du vide chez Hector de Saint-Denys Garneau, Jacques Brault et
Jean-Marc Desgent », sous la direction de Pierre Ouellet). Il est également assistant de recherche à la
Chaire de recherche du Canada en esthétique et poétique. Il a publié des poèmes et des essais dans les
revues Les écrits (nos 137 et 140) et Qui vive (nos 2 et 3), ainsi que dans l’ouvrage collectif
L’emportement (VLB éditeur, 2012).