Le dossier d`enquête est constitué d`un ensemble de
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Le dossier d`enquête est constitué d`un ensemble de
La main blessée Fémis 2007 Auteur Julien.M Chapitre Premier : Comment m’est venue l’idée du sujet pour le concours de la Fémis 2007. Il y a quelques mois… un reportage télé sur une clinique spécialisée chez les musiciens à Paris. On y voyait des instrumentistes se faire bichonner par des médecins, comme s'ils étaient de grands sportifs. Le concept m’a surpris, bien qu’il soit vrai que les musiciens professionnels travaillent aussi durement que certains athlètes. Et puis cheminant dans le milieu musical, je suis forcé de constater qu'il y a effectivement de nombreux blessés. Beaucoup n’ont d’ailleurs pu reprendre leur passion, il était devenu dangereux pour leur santé de pratiquer cet art. On dit que la musique adoucit les mœurs, que des séances d’écoute, comme en musicothérapie, soulagent le corps et l’esprit. La musique a de grandes vertus qui nous dépassent, mais avant d’arriver à nos oreilles et de nous transporter, elle peut devenir le calvaire de ceux qui la font vivre. Ce reportage a refait brusquement surface quand j’ai eu connaissance des thèmes du concours Fémis 2007. L’un d’eux retint mon attention : La main. Musicien et cinéphile, je ne pouvais qu’essayer d’enquêter dans un domaine qui me passionne, de traiter des questions et des thèmes dont j’aimerais parler dans mon cinéma. Mon choix est fait, ce sera la musique. J’enquêterai sur la main blessée du musicien. Chapitre Deuxième : Comment les mains du musicien sont devenues ma fixation Instrumentiste : Musicien qui joue d’un instrument. Pour l’instrumentiste, ses mains sont ce qu’il a de plus précieux. Il les chérit autant que son instrument de musique. N’avez-vous jamais remarqué qu’un instrumentiste professionnel est toujours un piètre cuisinier ou encore un bricoleur lamentable ? Et de fait, cela n’est aucunement dû à un dysfonctionnement cérébral spécifique à ces gens-là, ni à une paresse excessive. C'est uniquement parce que ces terrains sont pour leurs mains de vrais champs de mines. A tout moment, un couteau, un marteau risque de dévier sa trajectoire et de mutiler l’être cher. Le seul remède serait d’apprendre à cuisiner ou bricoler avec des gants de boxe, comme Coluche l’a réalisé avec le violon. L’image n’est d’ailleurs pas si saugrenue. Coluche joue t-il pour la performance ou pour nous dire qu’avec l’instrument il faut savoir prendre des gants (de boxe). La musique est un combat de chaque instant et mieux vaut bien y être préparé. 2 Auteur Julien.M Fémis 2007 Chapitre Troisième : Comment l’instrument est devenu le meilleur ennemi de l’instrumentiste. Je commence mes recherches sur la toile. Les premières pages dévoilent l’interview d’AndréFrançois Arcier, médecin et président de l'association "médecine des arts". Son travail vise à monter « une sorte d'encyclopédie sur toutes les pathologies des artistes ». Cela ne concerne plus seulement les musiciens mais tout ceux qui pratiquent un art (Peintre, écrivain, sculpteur… réalisateur ?). Les premiers chiffres tombent en ce qui concerne les musiciens : « Il faut savoir que ces pathologies sont extrêmement fréquentes : deux tiers des musiciens, par exemple, vont souffrir dans leur vie des membres supérieurs ou de la main, et certains devront même interrompre leur activité. ». Premier constat : Plus de la moitié des musiciens est concernée, la main est fortement touchée et pour certains, le mot « Fin » s’écrit sur la partition. Il me reste trois semaines pour enquêter sur le sujet. Je fréquente énormément les musiciens et trop rarement je les ai entendu se plaindre physiquement. Si les chiffres sont exacts, alors le sujet semble tabou. Je prends ma pipe, ma loupe, élémentaire mon cher Watson. Chapitre Quatrième : Comment je me suis glissé dans la peau de Sherlock Holmes. Au commencement d’une enquête, il est judicieux de rendre une petite visite à ses indics. De bons indics sont des relations particulières qui s’entretiennent avec le temps. On y met d’abord du sien en exécutant gracieusement de petits services. Et un jour on débarque et on demande l’addition. Je suis passé à la caisse des médiathèques du coin. Je connais bien les gens qui y travaillent, il y a quelques mois j’étais l’un d’eux. On ne le sait que trop peu, mais le personnel des médiathèques est digne du Quai des Orfèvres. Demander quel auteur a écrit tel roman et on vous donnera tous ses livres ainsi que ceux de ses nègres. Au rayon disco, c’est du même calibre. Mon premier contact n’a pas été choisi au hasard. Denis, 40/45 ans, des cheveux bouclés parsèment son crâne et lui confèrent un air érudit Il est musicien comme beaucoup de ses confrères à ce poste. Son truc c’est la contrebasse. Je m’approche, hésitant, car je ne sais pas trop ce que je recherche. Je lui explique le topo, le dossier si important pour mes études et connaître ce qu’il se dit sur les musiciens qui souffrent des mains. Tout va très vite dans son esprit. Il se rappelle avoir lu il y a quelques mois un article sur un pianiste célèbre : Leon Fleisher. On ne retrouve pas la revue, peu importe, sa truffe flaire déjà une autre piste. Un petit livre qu’il a récemment commandé, « Physiologie et art du violon » dans lequel on analyse les différentes 3 Auteur Julien.M Fémis 2007 postures du violoniste. C’est un début. Il m’explique qu’il existe encore peu de livres sur le sujet, ces questions-là commencent seulement à entrer dans le débat public. Peu satisfait pour l’instant de ses trouvailles, il m’emmène vers les disques. « Le batteur de ce groupe est un pote. Il a eu des tendinites à répétition. En ce moment il n’est pas joignable il vient d’avoir un accident de moto. Lui est célèbre, il vit en Bretagne. J’ai appris en lisant un livret qu’il avais arrêté la guitare à cause d’une main fatiguée ». La première rencontre n’est pas toujours celle qui vous ouvre la voie. Il revient sur le grand pianiste américain Leon Fleisher. Denis recherche des informations le concernant dans un livre. « Voila, sa carrière a été interrompue pendant 10 ans alors qu’il jouait au plus haut niveau. Sa main droite était comme paralysée. Il a joué quelques partitions pour main gauche et a subi une longue et pénible rééducation ». Je renifle la bonne affaire. Quelle a été son handicap ? Est- ce courant ? Comment a-t-il réussi à tenir 10 années ? Quand un musicien ne peut plus jouer, c’est tout son environnement qui est remis en cause. J’apprends que le réalisateur Nathaniel Kahn (My architect) s’est déjà intéressé au sujet dans son court-métrage documentaire « Two hands », consacré à Leon Fleisher. Denis devine que le sujet m’intéresse. Il souhaite m’avertir rapidement « peu de musiciens aiment à confier leurs tracas ». Connaissant la profession, j’approuve la remarque et le laisse renseigner un autre lecteur animé par les tubes dance des années 90. Denis ne rechignant devant rien, repart de plus belle au milieu de ses milliers d’heures de musique. Une dernière recherche, avant de m’éclipser, m’amène au roman de Patrick Grainville intitulé « La main blessée ». C’est ce même titre que j’avais inscrit quelques jours auparavant, en haut de ma page blanche. Ce roman décrit un mal dont l’auteur souffrait : la crampe de l’écrivain. Il écrit, à la manière de Maupassant, que des diableries ont pris le contrôle de sa main. Cela ne concerne que les trois premières pages, le reste du roman semble centré sur un homme cherchant à s’approprier une lesbienne. La question que je me pose, c’est si cette « crampe de l’écrivain » serait l’équivalent des problèmes de Leon Fleisher. Non loin de là, se trouve une autre médiathèque. À la discothèque c’est Sylvie. Clarinettiste classique, mère de 3 enfants. Sa collègue Isabelle est en vacances. Ancienne batteuse jazz, elle a laissé l’instrument suite à des problèmes d’audition. Elle travaille en médiathèque pour continuer à vivre sa passion musicale d’une toute autre façon. Je ne lui demanderai aucun témoignage, son histoire est trop difficile à remuer et je sens bien qu’elle n’en aura pas la force. J’attaque, un peu mieux préparé, mon explication à Sylvie. Je commence par évoquer Leon Fleisher et lui demande si elle connaît des cas similaires dans son entourage. Bonne pioche, il semble qu’un ami clarinettiste professionnel aurait arrêté deux années son activité pour cause d’auriculaire droit bloqué. Mauvaise pioche, elle essaiera de le joindre et je n’aurai aucune suite de sa part. 4 Auteur Julien.M Fémis 2007 Sylvie me confirme avoir eu de nombreux problèmes liés aux mains, tant la complexité de certaines œuvres classiques deviennent parfois insoutenables à travailler. Son petit dernier joue de la trompette et a connu des problèmes à une main. Ils sont allés consulter à la clinique de la main et les chirurgiens ont préconisé une opération. A côté, elle en a discuté avec son professeur d’instrument, qui l’a orienté vers la clinique du musicien. Sylvie n’en connaissait pas l’existence. Au terme de deux séances avec un kiné, son fils ne ressentait plus aucune douleur. Elle en profitera pour gommer des petites lésions dont elle souffrait. L’homme lui a énormément plu dans son extrême gentillesse, sa manière d’écouter les problèmes, de se mettre au niveau de celui qui est en face de lui. Rapidement elle semble persuadée, « c’est la personne que tu dois contacter ». Après l’élogieuse célébration du monsieur, je n’espère plus qu’une chose, le rencontrer au plus vite. Il se nomme Marc Papillon, un des rares noms dont j’ai eu connaissance sur le Web. Son nom est associé avec ceux des plus grands dans le domaine. Je me rappelle avoir lu, qu’il participe à de nombreuses conférences dans le monde et que beaucoup le consultent. Sylvie me propose son numéro de portable. Je décline l’offre, préférant passer par son cabinet. Ce que je fais une heure plus tard, obtenant facilement de sa part un rendez-vous pour lui poser des questions. Je n’ai pas eu l’occasion de lui parler de mon projet tant il avait l’air occupé. Il semble libre et enchanté de parler de ses travaux. Néanmoins je devrai attendre 5 jours avant de le rencontrer… peut-être le temps pour moi de savoir au fond ce que je recherche exactement. Chapitre Cinquième : Comment j’ai trouvé le véritable sujet de mon enquête. Si j’ai le spécialiste, je n’ai pas encore le patient. Je passe le mot autour de moi : « Recherche toute personne ayant des informations sur un musicien blessée en pratiquant l’instrument ». Je trie dans les personnes qui répondent. Je m’intéresse avant tout aux mains, puis à une spécificité dont j’ignore le nom. Celle qui a affecté Leon Fleisher. Je recherche sur le Net des informations. Un premier témoignage de Fleisher intitulé « la musique avant toute chose »: Le pianiste virtuose commence très tôt la pratique intensive de son instrument. C’est la seule solution pour être un des plus grands. A 16 ans il joue avec le New York Philharmonic, les premiers prix s’enchaînent, « l'ascension de Leon Fleisher a été météorique ». Tout va pour le mieux entre concerts et enregistrements aux quatre coins de la planète. Arrive le drame, une main droite paralysée à 37 ans. La cause: des répétitions quotidiennes intensives et mal dosées. Le voila remercié après plus de trente années de bons et loyaux services. Dépression, comment ne pas déraisonner quand la musique vous claque la porte au nez ? « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Leon ne va pas bien et cela se comprend. Au même moment, d’autres recherches, me permettent de mettre un nom sur le syndrome « dystonie de fonction ». 5 Auteur Julien.M Fémis 2007 Dystonie : Groupe de maladies caractérisées par des troubles moteurs. Elle est définie par des contractions musculaires intenses et involontaires qui provoquent des attitudes et des postures anormales de tout ou partie du corps, accompagnées ou non de mouvements anormaux tels que des tremblements Il existe plusieurs types de dystonies répertoriés. Celle dite « de fonction » est principalement liée aux musiciens. La crampe de l’écrivain est aussi une dystonie de fonction. Je laisse place à l’expert dont je tiens mes premières infos. Il se nomme Raoul Tubiana. Avec son compagnon de route Philippe Chamagne, ils créent en 1975 une consultation pour musiciens. Chamagne se spécialise dans la rééducation. C’est à eux que l’on doit les premières études sur le sujet. Tubiana décrit sur une page Internet les différentes pathologies qui existent chez le musicien. Je cite le maître à propos de la dystonie de fonction : « C’est l’affection la plus redoutée des musiciens car elle entraîne des troubles du contrôle des mouvements pouvant interrompre leur carrière, parfois définitivement. Elle est caractérisée par l’apparition de contractions musculaires et de mouvements involontaires, dont la singularité est de n’apparaître qu’à l’occasion d’un acte particulier bien déterminé. C’est ainsi qu’au cours d’une partition, souvent à l’occasion d’un passage difficile exigeant une grande vélocité ou une modification du rythme, un ou plusieurs doigts, souvent l’annulaire ou l’auriculaire restent fléchis, ou se redressent involontairement. Chez les instrumentistes à vent, ce sont les muscles péri-buccaux qui restent contractés. Il s’agit d’une affection neurologique localisée (en anglais « focal dystonia ») liée à une occupation exigeant la répétition rapide de mouvements identiques. Ces dystonies de fonction se rencontrent aussi chez les télégraphistes, chez les écrivains, etc. Ces troubles sont improprement désignés sous le terme de " crampes ". Or les crampes sont des contractions musculaires douloureuses et paroxystiques, alors que les " crampes des musiciens ", comme d’ailleurs celles des écrivains, ne sont en principe ni douloureuses, ni maximales » On comprend mieux ce dont Leon Fleisher a fait les frais. La dystonie de fonction touche les instrumentistes qui jouent les partitions les plus complexes mécaniquement parlant. Pour exemple, le répertoire classique que joue Fleisher. Ceci lié à la répétition rapide de mouvements identiques. C’est le cas de la main droite du pianiste classique, dont les mouvements imposés nécessitent cette vélocité. Tubiana poursuit : « Le début est progressif et survient habituellement chez un musicien confirmé. Chez certains ce sont les spasmes qui prédominent, chez d’autres des mouvements involontaires parfois accompagnés de tremblement. Fait particulier, les troubles moteurs sont déclenchés par la même séquence au cours de la partition et disparaissent habituellement lorsque le sujet ne joue pas de son instrument. Les efforts conscients que fait le musicien pour contrôler ses doigts ne font qu’augmenter les troubles. Aussi, les musiciens d’orchestre préfèrent-ils " tricher " en évitant les passages à risque, ce qui évidemment est beaucoup plus difficile pour les solistes » 6 Auteur Julien.M Fémis 2007 Je commence à saisir la chose. La dystonie de fonction n’est pas donnée à tout le monde. Elle est réservée aux plus grands. Il faut avoir travaillé d’arrache-pied pendant des années pour se l’approprier. C’est la maladie du virtuose. Un trophée que l’on n’expose pas sur la cheminée mais que l’on a constamment sur soi. C’est aussi le revers de la médaille. La rançon du succès est chère à payer. Ce qui est curieux dans notre histoire de dystonie, c’est qu’elle n’apparaît qu’en présence de l’instrument. Comme si le cerveau n’était plus mélomane. Une partie du subconscient ne veut plus entendre parler musique. Il en a trop eu dans les oreilles. Et le plus terrible, c’est que le conscient n’est plus, je veux dire qu’il est inconscient et dangereux de persister quand les symptômes se font ressentir. C’est le comble pour un musicien chevronné que d’avoir une difficulté d’exécution dans son jeu, car son seul recours sera une pratique toujours plus intensive de l’instrument. Il met en œuvre inconsciemment sa sortie de scène. Et une fois le rideau tombé, la dépression lève le masque. Tubiana le traduit ainsi : « L’origine de ces dystonies si particulières a fait l’objet de nombreuses discussions sur son caractère organique et névrotique. Ces troubles sont si singuliers et l’anxiété des patients est parfois si prononcée qu’on a pu mettre en cause l’état psychique des patients. Mais il faut comprendre le désarroi de ces musiciens dont la maîtrise des doigts, si laborieusement acquise, fait brusquement défaut. On s’accorde maintenant à considérer que les troubles dépressifs parfois rencontrés sont en majorité réactionnels et explicables par les défaillances manuelles qui mettent en cause leur carrière. » Triste sort de celui qui a tant donné de soi pour le bonheur des autres. Philippe Chamagne aurait examiné 400 cas de dystonie chez les musiciens depuis 1975. Dans l’ensemble des affections professionnelles constatées des musiciens, le chiffre oscille entre 8 et 11%. La dystonie prédomine nettement chez l’homme et l’âge moyen se situe autour de 38 ans. C’est le cas de Leon Fleisher. Une classification par instrument est réalisée : « La distribution de nos cas selon l’instrument utilisé montre que les pianistes et les instrumentistes à corde prédominent largement : 142 pianistes, 105 guitaristes, 86 violonistes, 8 altistes, 8 violoncellistes et contrebassistes, 4 accordéonistes, 2 harpistes. Mais seulement 24 instrumentistes à vent, dont 2 présentaient une atteinte des lèvres ; ce petit nombre tient probablement à notre spécialisation en chirurgie de la main peu attractive pour cette catégorie d’instrumentistes. Nous avons aussi traité 10 percussionnistes et même 3 chefs d’orchestre ! » Etant pianiste et chef d’orchestre, âgé de 37 ans lors de la paralysie, ainsi que le reste des constatations énoncées plus haut, Leon Fleisher était tel Carl Lewis pendant les Jeux de 84 : difficile de ne pas finir sur le podium. 7 Auteur Julien.M Fémis 2007 Par ailleurs, notons que les 3 instruments les plus concernés (piano, guitare, violon) semblent être les plus exigeants et astreignants à jouer. J’émets l’hypothèse que ce n’est pas l’instrument en soi, mais sa fonction dans la musique ou l’orchestre, qui est peut-être une des causes de ce traumatisme. Ce sont des instruments solistes et sont par conséquent mis en avant pour jouer les partitions les plus complexes. Revenons à Leon Fleisher. Après 2 années de dépression, il en vient à la conclusion que la chose la plus importante dans sa vie n'est pas tant de jouer avec ses deux mains que la musique ellemême « J'ai réalisé que j'étais un musicien. Ma vie était consacrée à la musique et je devais trouver d'autres façons de la servir. ». Au cours des années 70, il choisit de diriger des orchestres, découvre la littérature pour la main gauche et s’y consacre avec passion. « Je n'ai cessé de jouer que pendant deux ans. Ma carrière ne s'est jamais vraiment arrêtée : j'ai simplement choisi de défendre un nouveau répertoire ». Il ne cesse pour autant de se battre contre la paralysie de sa main droite. Il passera par l'acuponcture, l'hypnose, la myothérapie (un massage profond), les injections de stéroïdes et même, en 1981, la chirurgie. Il faudra attendre 1995 et une technique de massage profond appelé le rolfing, pour que sa main s’assouplisse progressivement. Le pianiste n'avait jamais abandonné le rêve de jouer à nouveau à deux mains : « Ce fut une récompense merveilleuse de réussir enfin à produire avec ma main droite ce que je voulais. » Depuis, on peut le retrouver sur les plus grandes scènes du monde, derrière son piano. Si je parle autant de Leon Fleisher, c’est parce qu’il est le musicien atteint de dystonie le plus médiatisé. La déclaration de sa pathologie correspond avec les premières études sur le sujet. Il aura donc connu tous les traitements possibles pour retrouver l’usage de sa main. La ténacité et le courage dont il a fait preuve, durant plus de trente années, en ont fait la coqueluche de la musique classique. Je ne pense pas avoir le temps et la chance de rencontrer Leon Fleisher dans le cadre de mon enquête. A deux semaines de l’échéance, je ne désespère pas de trouver un musicien qui souhaitera me conter son histoire de dystonie. Mes deux principales pistes sont un ancien professeur de mon université (Mr Ianco) et le spécialiste Marc Papillon, qui j’espère pourra m’aiguiller sur la personne idéale. Parenthèse : Leçon de cinéma avec Raoul Coutard à la Cinémathèque Française. En attendant d’en connaître un peu plus sur le sujet, je décide de passer mon samedi à la cinémathèque. Dans la grande salle, beaucoup de monde s’est déplacé pour écouter celui qui captait l’image comme personne à son époque. Des directeurs de la photo en vogue occupent les premières rangées. Tout le monde s’impatiente et les applaudissements se font entendre à son entrée. Raoul Coutard se place sous l’écran, au milieu de la scène. Je suis dans les places du fond et pourtant un détail attire très vite mon attention. La main droite de Raoul perd la boussole. Quand il prend la parole et que son attention est ailleurs, sa main ne semble plus lui répondre. Elle s’agite, tremble, c’est peut-être Parkinson. En voila un sacré sujet, l’inventeur d’un style, qui 8 Auteur Julien.M Fémis 2007 savait manier la caméra en toute situation, ne peut certainement plus contrôler ce qui a fait sa force. 40 ans de cinéma intensif, demandant la plus grande précision manuelle, peuvent-ils conduire à des pathologies de la main ? Et si, comme dans Hollywood Ending de Woody Allen, le cinéma pouvait menacer ceux qui le font. Fermons la parenthèse et retournons à nos musiciens. Chapitre Sixième : Comment j’ai rencontré un kinésithérapeute pour musicien. Très belle journée ensoleillée, en ce Mardi 10 Avril. Marc m’a fixé rendez-vous pour 18h. La clinique du musicien se trouve au 65 rue de l’Ourcq, non loin de la cité des sciences de la Villette. Pour éviter les embouteillages, je suis arrivé bien en avance. J’en profite pour sortir l’appareil photo et me balader le long des quais. Drôle de coïncidence, je croise sur ma route un tournage, de l’autre coté du canal. Avec l’objectif de mon appareil, je scrute la scène. La moyenne d’âge semble être de 25 ans. Ils sont tous très actifs et préparent un plan avec un side-car. C’est sûrement un tournage du CLCF (Conservatoire Libre du Cinéma Français) dont les locaux se trouvent 50 mètre un peu plus bas. Il y a 6 mois, j’avais demandé une brochure de l’école. Les tarifs d’inscription à l’année m’ont vite fait redescendre sur Terre. Je prends une photo, non sans imaginer être un jour à leur place. Après le pont, où se déroule le tournage, un attroupement de personne se forme. Toujours sur l’autre quai, se trouve policiers et dépanneuse, ainsi qu’un plongeur dans l’eau. Je regarde autour de moi et je détecte une scène bien cocasse. Des badauds scrutent le plongeur, téléphones en mains, guettant la moindre action. A gauche, le tournage qui ne se soucie guère de l’évènement. Dans mon dos, devant le studio Marcel Carné du CLCF, des jeunes sont en proie à un contrôle de police. J’ai l’impression de me trouver dans un studio de cinéma, aux milieux des plateaux de tournage. MOTEUR ! La dépanneuse extirpe une voiture du canal. 18h, je suis devant l’entrée de la clinique. La rue est très sale, des agents aspergent d’eau les trottoirs. Une fois la première porte franchie, le contraste est frappant. Je me trouve dans une petite cour très lumineuse, aux murs blancs, « Sonnez à l’interphone pour entrer ». Je repère celui de Marc Papillon, j’appuie la porte s’ouvre. Au fond d’un petit couloir, le spécialiste m’accueille. Je ressens immédiatement ce dont Sylvie m’a parlé. Habillé de vêtements très amples, baskets aux pieds, il me tend la main chaleureusement. Il doit avoir la trentaine, avec de très beaux cheveux fins et bouclés, un regard bleu et perçant : c’est ce que l’on peut appeler un bel homme. Il m’invite à rejoindre la salle d’attente, il aura du retard. Elle se trouve en bas d’un escalier design et une fois descendu, l’endroit ne manque pas de classe. Toute cette partie inférieure est creusée dans la roche, les lumières du plafond donnent un aspect monastique au lieu. J’inspecte les environs. Sur la gauche, une longue salle de conférence avec un piano droit disposé contre un mur. Face à l’escalier, une petite salle de repos avec micro-onde, frigo etc. A côté, des toilettes très chics avec une grande douche et une salle où repose du matériel assez étrange. 9 Auteur Julien.M Fémis 2007 Il est 18h30 quand Marc ouvre sa porte à l’étage. Sa consultation a pris du retard il s’en excuse. Il m’annonce que nous avons un quart d’heure pour nous entretenir. Je le prends aussitôt en photo, tout en lui expliquant la raison de ma venue. J’essaye d’aller au plus vite : Sur l’homme : Marc est contrebassiste et joue de plus en plus. Il a trouvé son train de vie, menant d’un côté sa musique et soignant de l’autre des musiciens. Jeune, il a longtemps hésité pour choisir sa spécialité. Sa passion était les rapports aux muscles chez les artistes, connaître le fonctionnement mécanique du corps. Il a réalisé un mémoire sur le sujet en côtoyant Philippe Chamagne (compère de Tubiana). L’année suivante, Marc décide de suivre Chamagne et d’apprendre en l’observant. Il effectuera ensuite plusieurs remplacements pour finir par obtenir un poste. La clinique du musicien est ici depuis 4 ans. On y trouve des kinés. Des stages et des conférences sont donnés aux professeurs de musiques, instrumentistes. Elle travaille en relation avec d’autres médecins généralistes, la clinique de la main et ses chirurgiens. Fin du premier entretien. On convient d’une suite le lendemain 17h par téléphone.Mercredi, derrière mon combiné, j’invite Marc à s’installer confortablement dans un fauteuil. Je le questionne une heure. Sur les pathologies des musiciens : Beaucoup prennent rendez-vous, dès lors qu’une petite gène apparaît. De plus en plus de musiciens consultent avant un concert ou un concours. Dans ce cas ils sont très stressés, il faut les rassurer, leur réapprendre les bons gestes les bonnes postures. Selon Marc, les musiciens classiques sont les plus exposés aux blessures car ils lisent des partitions. Leurs mains suivent ce qui est écrit, alors qu’en improvisation, ils vont jouer avec leur moyen. Les pathologies les plus fréquentes se divisent en 3 catégories : syndrome de surmenage musculaire (fatigue du muscle), inflammatoire (tendinite…), fonctionnement (dystonie). Il y a énormément à faire dans la conception des instruments. Seulement l’évolution est surtout bloquée par la demande du musicien qui est assez conservateur. Sur les mains : Beaucoup viennent pour des problèmes de mains. Les premiers symptômes proviennent généralement du dos. Si ils attendent trop longtemps avant de consulter, ce sont les extrémités qui sont touchées (mains pour les cordes, percussions, claviers). L’idée avec le musicien c’est d’éviter l’arrêt complet, chose que le corps médical n’a pas assimilé. Un médecin généraliste dira d’arrêter le jeu chez le musicien. Or si il ne joue plus, sa main ne sera pas forcément au repos car il l’utilise dans la vie de tous les jours. Il ne va pas remettre en question sa pratique instrumentale et reprendra un mois après, avec la même dynamique, et se réinstallera dans le même processus. Beaucoup se plaignent de tendinites ou autres qui reviennent. Quand c’est bien pris en charge, quand le musicien comprend bien qu’il a les capacités pour se soigner, la pathologie ne revient pas. L’idée c’est que le musicien reprenne le 10 Auteur Julien.M Fémis 2007 plus vite possible, alors à moindre dépense la moindre fatigue mais avec un geste juste. C’est la rééducation, retrouver un geste juste en tenant compte des règles physiologiques du corps humain. Sur la dystonie de fonction : C’est la pathologie compliquée. Le musicien est vraiment limité dans son jeu. Il est handicapé et n’assure plus son métier On la décrit dans la littérature depuis plusieurs siècles. Tubiana et Chamagne arrivent à représenter ce trouble fonctionnel et à établir un protocole de rééducation. Mais on ne saurait expliquer au niveau du cerveau le dysfonctionnement exact. On traite par une re-programmation d’un geste juste pour redonner au cerveau une commande juste qui correspond. Au niveau du cerveau, on est encore loin dans la compréhension du désordre, sachant qu’on ne comprend pas déjà tout au niveau de l’ordre. Le profil du musicien qui fait une dystonie de fonction, est celui de quelqu’un d’assez volontaire, d’exigeant et qui a au départ certaines facilités. Au début de son apprentissage, il emmagasine très vite sa technique instrumentale, sans se pencher clairement sur les règles physiologiques. Puis, étant tellement exigeant, jouant des répertoires toujours plus complexes, il va avec le temps désorganiser la commande au niveau du cerveau. C'est-à-dire, pour commander telle flexion de tel doigt à tel moment, ce doigt ne pas va répondre et partir en extension ou inversement. Pour le musicien c’est une énigme. Il n’a pas la compréhension de ce mouvement involontaire qu’est la dystonie. Il aura tendance à compenser son jeu, ce qui va accentuer le désordre au niveau de la commande juste, et au bout d’un moment de manière automatique, pour bouger un doigt l’autre va se lever. Il ne peut plus jouer. Au commencement, c’est un doigt qui loupe une corde ou qui n’aura pas l’intensité exacte. Le musicien essaye de contrer ça par une pratique plus intensive de l’instrument. Les amateurs n’en souffrent pas, ou alors ils jouent excessivement. Chez les musiciens, la pathologie commence à se faire connaître. Beaucoup la dépiste tardivement. Elle touche généralement un doigt, les cubitaux (quatrième et cinquième) sont les plus exposés. Mais ça peut être le pouce, ou l’index. Chaque dystonie est différente en fonction du déséquilibre que le musicien aura installé lui-même. Le plus dur, au début de la rééducation, c’est d’expliquer au musicien d’où vient cette pathologie et qui en est le responsable. C’est la remise en question de la technique instrumentale en ellemême, une acceptation du fait que c’est leur mode de fonctionnement, leur comportement, leur manière d’aborder l’instrument et la musique qui ont été la cause de cette dysfonction. Nombreux sont ceux qui ont du mal à accepter être à la base de cette déprogrammation. Et eux seul sont dans la capacité de réorganiser le tout. Le suivi psychologique est fortement conseillé. Les musiciens professionnels sont très émotifs et sensibles à leur métier. Après tant d’années de travail, ils vivent mal se retrouver au pied du mur. Et ce en seulement un ou deux ans, date d’arrivée des premiers symptômes. Marc reçoit tous les jours des nouveaux cas de dystonie. La clinique est spécialisée dans cette pathologie. Marc doit très vite discerner si, le musicien qui est en face de lui, aime assez la 11 Auteur Julien.M Fémis 2007 musique et son instrument pour endurer de longs mois de rééducation. La moyenne qu’il indique est de deux années pour retrouver son jeu. A cette première annonce, beaucoup ne semblent pas prêt et ne reviennent pas. D’autres le font à leur rythme et mettront bien plus de temps. Ceux qui acceptent, passent par plusieurs étapes de rééducation. Marc les fait travailler ainsi : Première étape : Compréhension de la dystonie de fonction. Deuxième étape : Enlever les tensions musculaires qui s’installent avec la pathologie, par la décontraction et re-tonification. Troisième étape : Remodelage des groupes musculaires. Certains sont ramollis, d’autres sont tendus. Il faut rééquilibrer les forces. Quatrième étape : Le plus rapidement, réintégration d’un geste sur l’instrument. Devant un miroir, le musicien réapprend les bons gestes. Compréhension de la cause de toutes ses tensions avec les mauvais gestes. Le taux de réussite de cette rééducation est pratiquement assuré si le musicien joue le jeu. Marc n’en démord pas, il est convaincu que la pathologie est rééducable. Cela dépend uniquement du concerné. Sûrement aussi de la qualité d’écoute du médecin. Au final, pas de rechute. Certains peuvent sentir de petites gênes revenir mais ils en reprennent vite le contrôle. Les musiciens qui arrivent au terme de ce long périple, jugent très bénéfiques les modifications apportées à leur jeu d’instrument. Leur musique est mieux maîtrisée, comprise et vécue. Parenthèse : Un tournage façon Fémis Mardi soir, au retour de mon premier entretient parisien, je me connecte sur un forum d’élèves de la Fémis. Une personne commente sa première journée de tournage, illustrée par des photos. Je reconnais immédiatement le side-car, le canal et les têtes que j’avais il y a quelques heures dans mon objectif. La coïncidence est trop grande. Le tournage se poursuit au même endroit Mercredi. Je décide de m’y rendre en début d’après-midi pour faire connaissance avec les élèves et les intervenants professionnels. Sur le plateau, on dirige et exécute dans la bonne humeur. Je découvre l’ambiance Fémis et je suis sous le charme. Celui qui réalise est en section son. Il m’explique comment ce passe sa première année. Je rencontre un bénévole qui, comme moi, participe au concours cette année. Lui en production. On s’abreuve d’informations sur ce que nous observons. On échange nos difficultés et nos craintes dans l’épreuve qui nous attend. Voila mes premiers contact sont des jeunes avec qui le courant est passé tout de suite. Un peu comme ça peut arriver en musique, avant de former un groupe. Chapitre Septième : Comment j’ai finalement obtenu la confession d’un instrumentiste touché par la dystonie de fonction. 12 Auteur Julien.M Fémis 2007 Jeudi 12 Avril : Après plusieurs tentatives infructueuses concernant le témoignage d’un musicien souffrant de dystonie, je me retrouve sans la moindre piste. J’avais eu il y a quelques jours, le numéro d’un ancien professeur de mon université. Je me souvenais qu’il travaillait dans l’édition musical et qu’il était lui-même un grand organiste. J’essaie en vain de le joindre. J’y parviens finalement ce jeudi. Monsieur Ianco s’emble très intéressé par mon enquête. Il me confie connaître beaucoup de musiciens blessés par l’instrument. Il n’a jamais entendu parlé de dystonie de fonction mais connaît le cas Leon Fleisher. Il se rappelle un grand pianiste français atteint des mêmes symptômes. Une main paralysée et 5 années avant de rejouer du piano. Il se nomme Michel Béroff. Il parcourt le monde et enseigne au CNSM de Paris (Conservatoire National Supérieur de Musique). Il me procure le numéro de son agent. Au téléphone, l’agent m’indique que Michel Béroff vient de rentrer en France. J’obtiens son email personnel mais je n’aurai aucune réponse. Le CNSM est fermé pour les vacances me voilà désarmé. Mon autre piste est Marc Papillon. Je lui parle de Michel Béroff et il me répond qu’il témoigne énormément lors de conférence et ne préfère pas me mettre en relation avec lui. Néanmoins Marc aurait peut-être quelqu’un pour mon enquête. Un guitariste souffrant de dystonie de fonction à la main droite depuis de nombreuses années et qui arrive au terme de sa rééducation. Vendredi, coup de fil de Marc « Il s’appelle Christian Bouté, tu peux l’appeler à ce numéro ». Je suis à une semaine de la date fatidique. Christian semble ravi de discuter avec moi. Il vit loin de Paris, mais propose un rendez-vous dimanche dans un bar à Vincennes. Dimanche Christian m’appelle, il ne sera pas présent. Après quelques relances, me voici mercredi 18 Avril. Il est 11h, Christian ne peut venir à Paris, on commence l’entretien par téléphone. Parenthèse : La main Il doit être dans les 7h du matin. Je suis dans mon lit et il y a encore quelques minutes je devais dormir profondément. Je prends conscience que j’ai la main gauche tendue en l’air, paume vers moi. Je la regarde et me rendors subitement. Mon enquête commence à me toucher inconsciemment. Aije peur de perdre cette main ? Chapitre Huitième : Comment j’ai fait la connaissance d’un concepteur de guitare ergonomique. 13 Auteur Julien.M Fémis 2007 Christian Bouté a 48 ans et enseigne la guitare dans un conservatoire. Il commence la pratique de l’instrument à 8 ans. A 17 ans il est au niveau pour entrer au CNSM en guitare classique. Durant cette période, Christian travaille comme un forcené 8 à 9h par jour son instrument. A l’âge de 20 ans, il fait une pause dans sa pratique intensive du jeu. Puis 10 années après, il décide de retrouver son niveau pour faire une carrière de musicien professionnel. Il reprend son programme établit à 17 ans et récupère le niveau en trois mois. Durant toutes ces années il ne connaîtra aucune pathologie. Les premiers symptômes se déclarent deux années plus tard, vers l’âge de 32 ans. Il travail de façon irrégulière entre les cours donnés et les journées de 8h d’instrument intensif. Les premières douleurs se font ressentir au niveau du dos et de l’omoplate. Quelques temps après, il repère des petites gênes dans des enchaînements de doigtés main droite. Pour lui, la seule réponse est un travail toujours plus intensif de ces mouvements. Au fils des mois, son jeu se dégrade petit à petit. C’est dans les gammes et les arpéges surtout que cela se produit. Il perd de la vitesse d’exécution. Jusqu’au jour où il pose ses doigts sur la guitare et que rien ne se passe. Plus une réaction. Il décide de prendre du repos mais rien n’y fait. Pour Christian, tout s’est aggravé très vite. En une semaine, la dystonie de fonction a paralysé sa main. C’est arrivé vers 34 ans, deux années après le mal de dos qui était toujours présent. La dystonie s’est déclarée au majeur de la main droite. Il ne pouvait plus pincer les cordes avec ce doigt. Le pouce a ensuite suivi, il lui était impossible d’ouvrir la première commissure. Le pouce et l’index restaient pratiquement collés. Il est alors gêné dans tous les gestes fins comme l’écriture. Selon lui, c’est sa pratique intensive de l’instrument qui l’a paralysé : « J’ai repris à fond sans savoir qu’il pouvait y avoir des risques. Il n’y a eu aucun signal d’alerte ». Il me parlera peu de cette période au niveau moral et psychologique. L’époque a été très dure à supporter « C’était l’horreur pendant toute cette période. Quand un musicien ne peu plus jouer, c’est l’enfer qui commence. Surtout quand on ne sait pas ce que c'est et que ça s’avère être beaucoup plus compliqué que ce qu'on pensait». Dans ses cours de musique, il ne joue plus. Il n’est même plus capable d’interpréter une partition pour débutant Une année s’écoule, baladé entre plusieurs médecins pour connaître ce dont il souffre. On est dans les années 1992-93 quand on lui présente Philippe Chamagne. Le professeur décrit son trouble comme étant une dystonie de fonction, et lui indique une période de 6 mois pour commencer à retrouver des gestes. Christian n’a jamais entendu parler de dystonie. Il se jette dans la rééducation mais perd confiance au bout de 6 mois. Rien ne s’est passé. Il quitte ce qu’il croit être un charlatan, car à côté de ça il fait la connaissance d’un bassiste atteint des mêmes troubles. Cette personne lui explique qu’elle a récupéré sa main après une longue pause. Ce que va faire Christian mais sans succès. Il se documente, lit les livres de Philippe Chamagne. Il comprend alors le message du spécialiste. La rééducation reprend deux ans plus tard. C’est un problème très courant chez les guitaristes classiques. Le problème, c’est l’instrument qui est mal conçu. Quand le musicien joue et fatigue, il a tendance à laisser reposer son bras sur l’angle de la caisse de résonance. Le bras et les muscles ne travaillent plus, c’est la main qui prend tout en charge. Déséquilibre des forces musculaires, la main peut être paralysée. 14 Auteur Julien.M Fémis 2007 Christian Bouté s’intéresse énormément au sujet. Il suit la formation médecine des arts et participe aux conférences avec Michel Béroff. L’idée d’une autre conception de la guitare classique lui vient. Il dépose le brevet d’un nouvel instrument. Des concepteurs et un grand luthier élaborent la guitare. C’est avant tout un instrument de prévention. Il permet de jouer tout en épousant la physiologie de l’instrumentiste. L’atout majeur est la suppression de l'arrête qui sectionnait le bras. Ce qui donne au bras droit une meilleure position. La guitare n’est pas réservée aux personnes atteintes de dystonie de fonction. Elle est au contraire conseillée aux débutants. Des professeurs de musiques l’essayent et commencent à la préconiser aux élèves. Après plus de dix années de rééducation, notamment au côté de Marc Papillon, Christian Bouté rejoue de la guitare. Il n’est pas a 100% de ses capacités et doute de les retrouver un jour. Son combat lui a donné une autre vision de la pratique instrumentale. Maintenant, il se bat pour faire connaître la dystonie de fonction et essaye de la combattre au plus tôt. Après 45 minutes en sa compagnie, je le remercie chaleureusement et lui souhaite bon courage pour la suite. Nos chemins se recroiseront peut-être. Chapitre Neuvième : Comment j’ai rencontré le guitariste du groupe « Les mains cassées ». Mardi 17 Avril : Entre la rédaction du dossier et l’attente d’un rendez-vous concret avec Christian Bouté, je décide d’aller tirer le portrait de Denis à la médiathèque. On m’annonce qu’il est en pause actuellement, il ne tardera pas. Je prépare une petite mise en scène et cherche un angle de prise de vue. Voila Denis, nous discutons un peu de mon dossier. Il m’a mis de côté le dernier enregistrement de Léon Fleisher « The journey ». Un disque salué par la critique (un double album sauf que sur le deuxième disque, il n’y a pas de musique. Léon nous parle de sa dystonie et de ses journées). Denis m’indique que le pianiste a évolué dans sa manière de jouer. On ressent beaucoup d’émotions à l’écoute du disque. Il maîtrise le répertoire avec beaucoup de finesse et de légèreté. « Souriez, vous êtes photographié », la photo prise, Denis repart à ses occupations. Je range mon petit désordre de mon côté, quand je ressens une présence dans mon dos. Denis souhaite me parler de sa main. Selon lui, c’est un juste retour des choses… Il y a 10 ans, il s’est pratiquement sectionné l’index de la main gauche. Un chirurgien l’a opéré d’urgence, ses chances d’en retrouver pleinement l’usage étaient minimes. Une longue rééducation a commencé. Il venait d’apprendre la guitare. Il n’a pas souhaité arrêter et a continué avec ses moyens, un peu comme Django Reinhardt a pu le faire. Le chirurgien fut étonné de ses progrès. Denis développait des exercices permettant de fortifier sa main. « Tu sais, tu prends mes mains en photo pour faire de moi une star, mais j’ai déjà été une star grâce à mes mains. Elles ont fait le tour du monde ». Il s’explique « Le chirurgien était tellement étonné qu’il a voulu me filmer dans ma pratique de la guitare. Depuis, je sais qu’il a projeté cette vidéo à Vancouver et dans d’autres grandes villes à l’occasion de conférences ». Deux ans après, il retrouve l’usage de sa 15 Auteur Julien.M Fémis 2007 main mais il lui faudra des années pour en récupérer toutes les sensations (main froide). Aujourd’hui, il ne reste qu’une cicatrice comme marque du drame. « Tu te rappelles le disque du pote batteur dont je t’ai parlé ? Celui qui a eu des tendinites à répétitions. Et bien avec un autre copain qui a connu des problèmes de main, on a monté un groupe qui s’appelait « les mains cassées » ». Je restais pantois. Je ne comprenais pas ses confessions de dernières minutes. Denis m’avoue que tout ceci est un souvenir très douloureux. Il n’aborde jamais le sujet. Je me rappelle ses conseils d’alors « peu de musiciens aiment à confier leurs tracas ». A ce moment là, Denis parlait aussi pour lui. Chapitre Dixième : Comment j’ai choisi de faire de la musique du cinéma. Les trois semaines que je viens de vivre ont été très intenses. Mon enquête m’a mené dans les travers de ma passion. J’ai pu constater les dégâts que peut faire la musique. Les témoignages très difficiles que j’ai obtenus, ont pu être possible grâce à ma connaissance du milieu musical. Peu de musiciens se confient après de tels moments de souffrance. Ceux qui le font, sont ceux qui ont repris. Je sais maintenant pourquoi, inconsciemment, j’ai traité ce sujet. J’arrive à un tournant de ma vie. Je suis actuellement élève dans l’un des meilleurs conservatoires français de jazz. Avec des heures de travail intensif par jour, je pourrai me présenter au CNSM et peut-être connaître une carrière de musicien professionnel. Pourtant, je ne crois pas aimer suffisamment la musique pour choisir une telle vie. Premièrement parce que comme j’ai pu le constater, le corps est mis à trop grande contribution. Je ne peux me lancer dans une si grande aventure, en sachant que tout peut-être remis en question dans dix ans. Faire autant de sacrifices pour une si grande incertitude… Je ne veux pas que la musique devienne une contrainte. Je veux la garder comme je l’aime. C'est-à-dire libre, spontanée, vivante. Et puis avant tout, j’aime le cinéma… peut-être même plus que la vie, comme pensait Truffaut. C’est une autre façon de vivre, un autre travail mais où l’on craint moins les dystonies de fonction. Si je dois mettre mon corps en péril, je préfère que se soit au service du cinéma, comme a pu faire l’acteur de Stanley Kubrick dans Orange Mécanique. On peut tout faire et tout vivre avec le cinéma. On peut réaliser des films sur la musique et ceux qui la font vivre. C’est ce cinéma que je souhaite tourner. Faire de la musique avec mes images Comme un réalisateur, je souhaite remercier tous les acteurs qui m’auront permis de réaliser cette enquête. J’ai passé trois semaines avec les acteurs d’un combat. Moi je retourne au cinéma alors que eux continuent coûte que coûte. 16 Auteur Julien.M Fémis 2007 Références : L’entretien d’André-François Arcier (Chapitre 3) http://www.linternaute.com/femmes/itvw/05/06arcier.shtml Un premier témoignage de Leon Fleisher intitulé « la musique avant toute chose » (Chapitre 5) http://www.scena.org/lsm/sm9-6/Leon-Fleisher-fr.htm Les Affections du Membre Supérieur chez les Musiciens par Raoul TUBIANA (Chapitre 5) http://www.maitrise-orthop.com/corpusmaitri/orthopaedic/mo69_limb_disorders/index_vf.shtml Le site où Christian Bouté expose sa guitare classique (Chapitre 8) http://www.evolutiomusic.fr/index.php En savoir plus : Le site de la clinique du musicien : http://www.cliniquedumusicien.com/ Le site de médecine des arts : http://www.arts-medicine.com/fr/indexfr.php?rub=0 Le site d’AMDAYS (association des malades atteints de dystonies) : http://amadys.dystonies.free.fr/ 17 Auteur Julien.M Fémis 2007 La main qui soigne les autres mains. Marc Papillon dans son bureau, à la clinique du musicien.Trop peu de lumière pour cette pellicule, les autres tentatives sont floues. 18 Auteur Julien.M Fémis 2007 Premier épisode d’une drôle de journée. Un tournage en arrivant sur les lieux de mon entretien, à la clinique du musicien. Le soir même j’apprends que c’était des élèves de la Fémis (des gens du forum se cachent sur le cliché) 19 Auteur Julien.M Fémis 2007 Deuxième épisode : Des badauds s’amassent près du canal. A ma gauche le tournage que je viens de quitter. A ma grande surprise, une voiture est tirée de l’eau. 20 Auteur Julien.M Fémis 2007 Troisième épisode : Au même moment, dans mon dos une autre scène se joue. Contrôle de police… devant le conservatoire libre du cinéma. 21 Auteur Julien.M Fémis 2007 Le tournage façon Fémis : Cette fois j’y retourne et je commence à prendre mes marques. Ici on film un cascadeur qui se jette dans les marches. Autour de moi les gens s’arrêtent et observent la scène qui se répète au grand désespoir de celui qui dévale l’escalier sur les fesses.Ce que j’aime particulièrement dans cette photo, c’est la scène qui se joue en bas. La prise de son sous l’escalier. C’est beau le cinéma… vu des plateaux. 22 Auteur Julien.M Fémis 2007 Denis discothécaire, et accessoirement guitariste des mains cassées. Au moment de la photo, il ne m’a pas encore confié son grand secret. Il y songe peut-être sur la photo. 23 Auteur Julien.M Fémis 2007 La main de l’enquêteur La main du musicien La main du photographe La main qui se tend la nuit La main du cinéaste Ma main 24 Auteur Julien.M Fémis 2007