Zaha Hadid - Université du Temps Libre

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Zaha Hadid - Université du Temps Libre
disparitions | 15
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SAMEDI 2 AVRIL 2016
Zaha Hadid
Architecte, Prix Pritzker
L’
architecte anglo-irakienne Zaha Hadid est
morte le 31 mars à
Miami, victime d’une
crise cardiaque. Elle était hospitalisée pour une bronchite. Zaha
Hadid avait 65 ans et, après de
nombreux autres honneurs, elle
avait reçu la médaille d’or décernée par l’Institut royal des architectes britanniques (RIBA). « Zaha
Hadid est une force formidable et
influente à l’échelle mondiale en
matière d’architecture », avait
alors souligné Jane Duncan, la
présidente du RIBA, qualifiant
son travail d’« extrêmement expérimental, rigoureux et exigeant ».
Après s’être imposée dans le
monde entier, appelée à construire sur tous les continents, elle
vivait une période plus difficile.
Première femme et première musulmane à avoir reçu le prestigieux prix Pritzker en 2004, elle
venait de se voir recaler pour son
projet de stade olympique à Tokyo. Véritable star, elle était suivie
de près par les médias. Elle avait
fait ainsi l’objet de vives attaques
pour des propos qu’elle aurait tenus sur les ouvriers morts sur les
chantiers lancés pour la Coupe du
monde de football 2022 au Qatar.
Née le 31 octobre 1950 à Bagdad,
en Irak, son éducation aurait
d’abord été confiée à des religieuses françaises, ce qui ne transparaissait guère, ni dans son usage
de la langue de Molière ni dans la
carrière fantasque et fantastique
de cette femme au statut de pop
star, au physique fellinien, à la
voix sombre et chaude. En 1960,
son père, Muhammad Hadid, riche industriel et politicien libéral,
l’envoie en Suisse avec ses deux
frères. D’où elle repart bientôt
pour commencer des études de
mathématiques à Beyrouth. Comment imaginer alors qu’une
femme puisse devenir architecte ?
L’idée n’est pas incongrue à la
prestigieuse école de l’Architectural Association (AA), à Londres,
« l’Académie des Frankenstein »,
pour le prince Charles, défenseur
d’une très classique urbanité.
Elève de Rem Koolhaas
En 1972, Zaha Hadid s’y choisit
comme professeur et maître à
penser Rem Koolhaas, qui, lorsqu’elle obtiendra son diplôme
en 1977, parlera d’elle comme
d’une « planète à l’inimitable orbite ». Il dira plus tard de son travail : « Ce qu’il y a d’unique dans
son œuvre, c’est la combinaison
d’une énergie énorme et d’une infinie délicatesse. » Elle-même définit ainsi son mouvement spatial :
« Je me suis sentie limitée par la
pauvreté du traditionnel principe
de dessin architectural et j’ai recherché de nouveaux moyens de
représentation. »
En parallèle à sa carrière d’architecte, elle avait enseigné dans les
plus prestigieuses institutions internationales, dispensant son savoir à l’AA, ou à l’Ecole supérieure
de design de l’université Harvard,
à l’Ecole d’architecture de Chicago, à l’Université des arts appliqués de Vienne.. Se faisant alors
théoricienne, elle se montrait
peut-être moins laconique. On retiendra d’elle des sentences
comme : « L’architecture est
d’avant-garde lorsqu’elle est tournée vers les usagers qui sont trop
souvent oubliés. » Ou encore :
« Une architecture d’avant-garde
transforme l’espace public en espace civique. »
Du nouveau musée d’art contemporain de Rome (le MAXXI),
ouvert en 2010, à l’Opéra de Canton, inauguré le 25 février 2011, de
Cardiff (encore un opéra) à Leipzig
(l’usine de voitures BMW), de Cincinnati (encore un centre d’art) à
Manchester (une salle de concerts), l’architecte Zaha Hadid,
dont les volumes suscitaient in-
quiétude ou horreur jusqu’à la fin
du XXe siècle, a imposé sa vision
de l’architecture à peu près partout, même en Angleterre, sa seconde patrie, qui avait commencé
à l’accepter longtemps après Bâle,
Strasbourg, Pékin, Séoul, Taïwan,
Naples, Milan, Barcelone, Rabat
et, en France, Montpellier (centre
administratif Pierresvives) et
Marseille (tour CMA-CGM). Paris
l’ignorait – à l’exception du pavillon Chanel, venu de Londres et
remonté au pied de l’Institut du
monde arabe –, ce qui n’a pas empêché l’inévitable éclosion de
quelques sous-produits plus ou
moins inspirés des galbes de Zaha
Hadid, machines molles parfois
réunies par la critique sous l’appellation d’école Zorglub, ce personnage de BD joliment décrit par
Wikipédia comme une « délirante
modernisation du classique savant fou ». Zaha Hadid était un
peu délirante, sûrement moderne, certainement pas folle.
En vérité ses dessins, éclatés, déchirés, rassemblés, colorés sur
fond noir, font d’elle une artiste
conceptuelle, petite-fille énervée
des suprématistes russes, qu’on
imagine mal passer des murs
d’une galerie aux trois dimensions de l’architecture.
Si l’on avait pu faire d’elle une
des principales figures du déconstructivisme, un courant qui refuse l’ordre linéaire de l’architecture moderne, son style reposait
très librement sur l’utilisation de
lignes tendues et de courbes forcées, de formes pointues et de
plans superposés qui donnaient à
ses créations complexité et légèreté.
Illustre provocateur lui-même,
maître à penser de la scène urbaine internationale, visionnaire
adulé des uns et détesté des
autres, grand découvreur de talents susceptibles de lui être confrontés, Koolhaas avait fait d’elle
une des collaboratrices de l’OMA,
l’Office for Metropolitan Architecture, l’agence qu’il a fondée avec
Elia Zenghelis en 1975 à Rotterdam. Mais Zaha Hadid devait se
séparer de son mentor dès 1979
pour créer sa propre agence. Et apprendre à manger de la vache enragée qu’elle faisait partager à un
entourage principalement mâle,
et soumis.
La femme ressemblait à son
œuvre : un physique improbable,
tripartite, comme on dit des colonnes ou des gratte-ciel de l’entre-deux-guerres, et qu’elle assumait superbement : deux jambes
sous-dimensionnées par rapport
à un buste taurin, posées sur des
chaussures volontiers fantaisistes. Le tout était surmonté d’une
tête empruntée à quelque déesse
d’Asie mineure. Chevelure abondante, visage étonnamment expressif encadrant des yeux aussi
propres à jeter des éclairs qu’à
prodiguer passion, humour et
une forme de tendresse pour les
lions des arènes.
Surtout lorsqu’ils s’étaient éloignés d’elle, ses collaborateurs (ils
sont désormais plus de 400 dans
l’agence) lui prêtaient un caractère terrible qui ne supportait pas
les ratés. Ses clients apprenaient
vite à accepter son intransigeance
et à supporter ses caprices. La
presse, elle, poireautait des heures durant en attendant un entretien pourtant soigneusement
fixé. A bien y regarder cependant,
ce comportement dilatoire par
rapport aux mots semble relever
d’une forme de timidité, qu’on retrouve aussi chez Koolhaas : comment éviter d’exprimer des pensées qui seront gravées dans le
marbre, quand vos idées sont par
essence changeantes et profondément liées aux intuitions du dessin, de la main ?
Depuis 1988, Zaha Hadid était
parvenue à contourner le pro-
Le Centre aquatique
de Londres conçu par
Zaha Hadid pour les Jeux
olympiques de 2012.
JOHN WALTON/AP
blème : elle avait pris comme
principal partenaire de l’agence
qui porte son nom l’architecte,
professeur et théoricien Patrik
Schumacher. Son discours est
l’un des plus austères, auprès duquel les pensées de Schopenhauer
ou de Derrida semblent d’aimables bavardages.
Grand inventeur de néologismes, il a récemment épaté la Biennale de Venise avec le concept de
« paramétricisme », nouveau style
architectural, propre à définir celui de Zaha Hadid. « Après le modernisme, le postmodernisme et le
déconstructivisme », il « vise à
créer des champs permettant d’exprimer la complexité, un urbanisme polycentrique et une architecture, dont les couches soient à la
fois denses et continuellement différenciées ». Schumacher a également enseigné à l’Architectural
Association et est couramment
traduit en chinois. En fait de style,
il s’agit d’abord de faire avaler aux
ordinateurs des paramètres, formels, techniques, humains, qui
leur sont peu familiers, pour recueillir à la sortie des modèles
constructifs bien éloignés des canons de l’Antiquité.
Gestuelle sensible et sensuelle
Peut-être est-ce cela, Zaha Hadid,
mais, au-delà des mots, son aventure architecturale semble plus
proche d’une gestuelle sensible et
sensuelle que d’un programme
théorique, si subtil soit-il.
Cette aventure avait commencé
étrangement sur les marches
orientales de la France. Après
deux essais décoratifs à Londres
et à Sapporo, elle construit
en 1994 la caserne de pompiers
des usines de meubles Vitra à Weil
am Rhein, en Allemagne. Spectaculaire, l’édifice commandé par
Rolf Fehlbaum, PDG de Vitra et
grand collectionneur d’architecture, donnait cependant le mal de
mer aux soldats du feu et avait été
converti depuis en présentoir à
meubles et en bureaux.
A Strasbourg, en 2001, elle dessine le terminus de tramway de
31 OCTOBRE 1950
Naissance à Bagdad
1977 Diplômée
de l’Architectural
Association à Londres
1994 Conçoit la caserne
de pompiers des usines
Vitra en Allemagne
2004 Première femme à
remporter le prix Pritzker,
le « Nobel d’architecture »
2010 Musée d’art
contemporain de Rome
(MAXXI)
2011 Opéra de Canton
2015 Reçoit la médaille
d’or de l’Institut royal des
architectes britanniques
31 MARS 2016 Mort
à Miami (Floride)
En 2013.
JASON ALDEN/
EYEVINE/
BUREAU233
Hœnheim, à la fois édifice et occupation urbaine, dont les pieds déjantés, comme ceux de Vitra, ont
d’abord inquiété le public qui, ici
comme ailleurs, s’y est finalement fait. Le vocabulaire plastique de Hadid était peu à peu entré
dans les images tolérées, puis acceptées, aimées enfin comme le
sont celles de Frank Gehry, autre
prix Pritzker, et de tous les architectes « formalistes ». Pour Zaha
Hadid, le Pritzker était arrivé
en 2004, et depuis les commandes ont afflué selon une courbe
exponentielle. A l’instar des
grands noms de la mode et du cinéma, elle était désormais traitée
en star. On l’appelait aussi « la
diva », ce qui avait le don de l’exaspérer. Ses fans le savaient, qui
l’ont accueillie un jour avec des
tee-shirts portant l’inscription :
« Me traiterait-on de diva si j’étais
un mec ? »
Hadid aura appartenu à un mo-
ment particulier de l’architecture
qui permet à la construction
d’échapper, au moins en apparence, à la tyrannie de la pesanteur et aux impératifs de l’angle
droit. L’informatique, autant que
les nouveaux matériaux, a rendu
possibles des projets et des formes qui avaient naguère semblé
des insultes à la raison. Les formes
que l’architecte anglo-irakienne
imaginait ont ainsi pu passer du
rêve à la réalité grâce aux travaux
d’ingénieurs tels que Cedric Price
(1934-2003), rencontré au début
de sa carrière, ou à ceux de
l’agence Arup. Après le Poème de
l’angle droit, suite de lithographies publiée en 1955 par Le Corbusier, voici donc advenu, avec
Zaha Hadid et quelques autres architectes, le temps des poètes de
l’espace courbe, dans le droit fil,
après tout, des théories d’Einstein. p
frédéric edelmann

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