Les Wendel se forgent un autre avenir

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Les Wendel se forgent un autre avenir
Les Wendel se forgent un autre avenir
Par Sébastien Julian - publié le 01/10/2013 à 16:02
En 1914, cette famille régnait sur un véritable empire industriel. Un siècle plus tard, les
Wendel, à la tête d'une holding financière, ont perdu de leur lustre mais pas tout à fait de leur
influence.
A Stiring-Wendel, le carreau des puits Simon 1 et 2.
© Jérôme Chatin / L'Expansion
En ce matin de septembre, la grisaille s'attarde sur les toits de Petite-Rosselle, une
commune de Lorraine située à deux pas de l'Allemagne. Daniel Deutsch, professeur à la
retraite, remonte les allées escarpées du cimetière municipal. Cet érudit incollable sur
l'histoire locale ne vient pas prier sainte Barbe, la patronne des mineurs, mais observer
le panorama. "D'ici, vous pouvez apercevoir la cité minière Saint-Charles-Bas,
construite en 1856 par les Wendel. A côté, l'école, ainsi que l'ancienne direction de la
cité houillère, construites également par les Wendel... Sur la colline juste derrière,
l'hôpital, lui aussi construit par les Wendel, en 1899..."
L'inventaire pourrait durer longtemps. A PetiteRosselle, les Wendel ont bâti la quasi-totalité du
patrimoine immobilier. L'église elle-même a été
financée par la famille en 1875 ! Mieux : les rues
portent encore le prénom des membres les plus
influents des Wendel : Guy, Maurice, Humbert,
François, Charles... C'est la même chose dans la
commune voisine, qui a même hérité du patronyme
familial : Stiring-Wendel.
Le symbole de la collusion entre affaires et politique
"Il faut remettre les nombreuses traces laissées par les Wendel dans leur contexte. Il y a
cent ans, ils régnaient sur un véritable empire industriel", explique l'historien Denis
Woronoff. A Petite-Rosselle, ils extrayaient le charbon qui servait de combustible pour leurs
usines sidérurgiques implantées dans la région. En 1913, quelque 20 000 hommes travaillent
ainsi pour la maison Wendel. C'est pour loger et fidéliser cette main-d'oeuvre que la famille
a fait sortir de terre des quartiers entiers.
Au sud de Petite-Rosselle, le "carré Wendel", véritable cathédrale industrielle, témoigne de
la puissance économique passée de la famille. Impossible de rater l'édifice, avec son
immense lavoir à charbon de 30 mètres de haut et ses trois puits surplombés par des
chevalements en métal de plusieurs tonnes. Aujourd'hui, une partie du site a été reconvertie
en musée. On y croise encore d'anciennes "gueules noires" venues montrer les lieux à leurs
petits-enfants. L'autre partie du site est à l'abandon, faute de fonds. Mais il faut imaginer, à
l'époque, le va-et-vient incessant des milliers d'ouvriers et des wagons à charbon, le
vacarme assourdissant des explosifs dans les tunnels...
"Les Wendel étaient alors tout-puissants", confirme Jean-Claude Holtz, le maire de StiringWendel, dont le bureau donne sur la place... Wendel. "Il était impossible de prospérer pour
qui s'opposait à la famille. Même les curés étaient à leur botte !" Quant au chef de famille
de l'époque, François de Wendel, c'était "Dieu le Père". Député de Briey (Meurthe-etMoselle) de 1914 à 1933, sénateur de 1933 à 1940, régent de la Banque de France et
président du Comité des forges - le lobby patronal des industriels de l'acier -, propriétaire du
Journal des débats à partir de 1926, François de Wendel incarnait à lui seul le capitalisme
triomphant, mais aussi la puissance occulte des 200 familles, symbole de la collusion entre
le monde des affaires et celui de la politique. De quoi entretenir la haine d'une partie de la
population, notamment à gauche.
"Peu d'hommes furent autant calomniés", confirme Denis Woronoff. Quoi qu'il en soit, son
pouvoir était bien réel. En 1925, sous son influence, la Banque de France refuse "une
avance" au gouvernement du radical Edouard Herriot, qui doit faire face aux demandes de
remboursement de bons du Trésor. Cette décision précipitera la chute du gouvernement. La
famille Wendel est alors à l'apogée de son influence et de sa puissance économique.
Un siècle plus tard, c'est encore un François qui dirige la famille. Mais, entre le François de
Wendel de 2013 et celui de 1913, les différences sautent aux yeux. Déjà, les Wendel ont
tourné depuis longtemps le dos à l'industrie. Ironie du sort : ce ne sont pas les guerres qui
ont mis fin à leurs affaires (la famille a toujours récupéré tant bien que mal ses actifs), mais
les nationalisations de 1978 menées par Raymond Barre. Celles-ci ont laissé un goût amer à
la famille. "Il n'y a pas eu d'indemnisation. Nous avons gardé 50 millions d'euros d'actifs.
Une broutille par rapport à ce qui existait avant", confie Priscilla de Moustier, dont le père a
mené les négociations avec l'Etat.
C'est à ce moment qu'Ernest-Antoine Seillière entre en scène, mèche au vent et diplôme de
Harvard en poche. Sous la houlette du baron, la maison Wendel devient peu à peu une
société d'investissement très rentable. En quelques années, sa valeur est multipliée par
cent, passant de 50 millions à 4,8 milliards d'euros de capitalisation. Voilà donc la fortune
familiale restaurée par "saint Antoine". Mais, en 2008, tout manque à nouveau de
s'écrouler.
Wendel s'est lourdement endetté pour entrer au capital de Saint-Gobain, dont le cours
s'effondre. Au même moment, Sophie Boegner, une cousine d'Ernest-Antoine Seillière,
dénonce le montage ultra-sophistiqué qui a permis à quinze membres du management,
dont le baron, de s'attribuer 4,7 % du capital du groupe, soit 342 millions d'euros nets
d'impôts. L'affaire tourne au vinaigre : les Wendel règlent leurs comptes par médias
interposés, le fisc s'en mêle et finit par mener plusieurs perquisitions en 2012, tandis que
d'anciens cadres de Wendel portent plainte contre leur employeur.
La famille a fait place à une équipe de gestion dédiée
Le groupe n'est pas encore totalement sorti de cette tourmente. Mais le calme semble
revenu dans l'hôtel particulier du IXe arrondissement parisien, QG des Wendel. Frédéric
Lemoine, ancien directeur financier de Capgemini, gère désormais les actifs de la famille. Et
même s'il lui a fallu en vendre une partie pour rembourser les dettes, l'escarcelle contient
encore 8 milliards d'euros d'actifs cotés réputés solides (Bureau Veritas, Saint-Gobain) et 1,2
milliard de participations dans des sociétés non cotées performantes (Stahl, Materis et
Orange-Nassau).
Dans les recoins du siège familial, quelques tableaux rappellent que les Wendel descendent
d'une grande lignée d'industriels. Mais les liens avec les barons du fer semblent bel et bien
rompus. "Si l'on compare le groupe familial d'aujourd'hui à ce qu'il était il y a cent ans, il est
difficile de trouver des points communs, convient François de Wendel. Nous sommes passés
de la sidérurgie à une société d'investissement ; la famille n'est plus aux manettes, car nous
avons une équipe de gestion dédiée. Par ailleurs, il y a cent ans, les héritiers Wendel étaient
peu nombreux. Aujourd'hui, nous comptons 1 050 actionnaires familiaux. L'influence
économique et politique de la famille a décru, c'est indéniable", admet le chef de famille.
Mais, même privés de leur pouvoir d'antan, les Wendel prospèrent toujours.
Ils gardent la main sur 35 % du capital de la société
d'investissement. Concrètement, 17 millions
d'actions transmises de génération en génération et
qui rapportent de précieux dividendes. Le baron
Jean-Maurice de Montremy avouait récemment
dans les médias qu'il touchait 5 000 euros par mois
nets d'impôts grâce aux "revenus des Wendel".
"C'est exagéré, réagit Priscilla de Moustier. Les
dividendes sont un plus, c'est vrai, mais ils ne sont
pas essentiels à l'existence. D'ailleurs, la plupart des
Wendel ont un travail, comme tout le monde." Il
n'empêche. Selon les calculs de L'Expansion, la
rente moyenne reçue par les 1 050 héritiers
atteindrait environ 2 500 euros par mois. De quoi
mettre du caviar dans les épinards. Les Wendel
peuvent également compter sur le patrimoine
familial, le "dur" (comme de la pierre), le "tangible"
(comme de la terre), transmis sans sortir de la
prestigieuse lignée.
Très tôt, la famille s'est lancée dans d'habiles mariages avec de grands noms de l'histoire de
France. Les La Rochefoucauld, Rohan, Maillé, Montalembert, Lussac... Du beau linge, du
glorieux blason. Il y a un siècle, ces alliances servaient à l'acquisition de propriétés foncières,
très utiles pour le développement des affaires. "Aujourd'hui, les mariages, n'obéissent à
aucune forme de stratégie", sourit François de Wendel. Aucune ? Pas sûr. Les Wendel
choisissent si bien leurs futurs époux ou épouses... Les enfants de Françoise de Panafieu,
une autre cousine d'Ernest-Antoine Seillière, auraient fait de très bons mariages, confie un
proche de la famille.
Le site intranet familial est un mini-réseau social
"Finalement, être membre de la famille Wendel, c'est être le maillon d'une chaîne
d'influence", note l'historien Marcel Gangloff. Chaque année, la famille entière investit les
splendides salons et terrasses du pavillon Dauphine pour l'assemblée générale du groupe.
Elle se retrouve aussi lors de dîners plus discrets, concoctés par le comité de "cohésion
familiale". Chaque fois, un thème sur mesure (l'histoire familiale, par exemple), ou des
questions très concrètes, un brin surannées, du style "Comment être de bons grandsparents ?" ou "Comment restaurer sa demeure familiale ?".
Sur le site intranet de la famille, on peut savoir qui est avocat, qui fait de l'équitation... "C'est
pratique pour les stages", confie une Wendel. La famille soutient aussi ses entrepreneurs
avec une bourse ou un prêt gratuit. "Nous gérons à la fois famille et entreprise", explique
Priscilla de Moustier. Et la famille, ce n'est pas forcément le plus simple. Les règlements de
comptes récents ont en effet laissé des traces. "Il y aura des blessures durables", confie un
membre de la riche parentèle. Alors, pour désamorcer les problèmes, Wendel fournit
désormais beaucoup plus d'informations à ses actionnaires familiaux.
Ceux-ci peuvent poser des questions en amont de l'assemblée générale, en petit comité. La
stratégie du groupe a également changé. Elle est beaucoup moins financière et plus lisible.
En revanche, pas question de rogner sur les performances. Les Wendel tiennent à leurs
dividendes...
Frédéric Lemoine, président du directoire de Wendel.
"Après le désendettement, nous pouvons à nouveau investir"
Vous êtes arrivé en 2009, en pleine crise. Quelles ont été vos priorités?
Quand je suis arrivé, il fallait redonner confiance. Le
cours de Saint-Gobain, qui était à l'époque notre
principal actif, avait chuté de 72 à 14 euros, mettant le
groupe dans une situation d'endettement très
inconfortable. Il y avait aussi des montages financiers
très complexes qui n'avaient pas été suffisamment
expliqués. J'ai donc été voir les patrons de banque
pour clarifier la situation. Il a fallu revendre des actifs
pour rembourser les dettes et aussi allonger les
échéances de remboursement. Nous avons cédé nos
participations dans le gaz et le pétrole en mer du Nord,
les connecteurs (Deutsch) et le matériel électrique
(Legrand). Notre dette brute a été réduite de 4,4
milliards d'euros en quatre ans. Après cette cure
nécessaire de désendettement, nous pouvons à
nouveau bouger, investir. Les dividendes sont en
croissance : en 2008-2009, ils étaient de 1 euro par
action. Aujourd'hui, nous sommes à 1,75 euro.
La période précédant votre arrivée a été marquée par des excès financiers. Aujourd'hui, le
groupe veut tourner la page. Est-ce la fin de l'"argent fou" chez Wendel?
C'est vrai, les normes d'endettement du groupe ont explosé entre 2005 et 2007. Concernant
Saint Gobain, il y a eu erreur de méthode : l'entrée dans le capital avait été conçue de
manière trop agressive même si le choix de Saint Gobain était justifié. Nous ne procéderions
pas de la même façon aujourd'hui. En revanche, le risque fait clairement partie de notre
métier. Nous avons prévu d'investir 2 milliards d'ici 2017 dont un tiers dans les zones
émergentes. Nous avons d'ores et déjà investi 276 millions de dollars dans une société
panafricaine spécialisée dans les infrastructures télécoms en Afrique. Ce n'est pas vraiment
une gestion de père de famille.