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4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4DOSSIER
6LIVRES ET LES IDÉES
« Cette petite
conjonction SI »
BERNARD CAzES
L
e dictionnaire Robert définit l’uchronie comme « la reconstruction historique d’évènements fictifs », en ajoutant que c’est
un mot « plus rare et didactique que utopie ». C’est aussi un mot… dont le sens est différent. Depuis Thomas More, une
utopie désigne une société idéale qui n’existe nulle part, mais mériterait d’exister tant elle est parfaite, alors qu’une uchronie réécrit un fragment de l’histoire passée, et essaie de voir quel serait l’impact de cette réécriture. Comme dit fort bien Valéry
(dans « Discours de l’histoire ») en partant de « cette petite conjonction SI » qu’il jugeait « pleine de sens » : « SI Robespierre
l’eût emporté ? SI Grouchy fût arrivé à temps sur le terrain de Waterloo ? SI Napoléon avait eu la marine de Louis XVI et
quelque Suffren ?». Mais, malgré l’origine française du mot (le philosophe Renouvier le créa en 1876), le genre uchronique a
été surtout pratiqué dans le monde anglo-saxon : entre 1997 et 2004, pas moins de quatre recueils d’uchronies ont été publiés .
Le recueil de Roberts est le plus récent. Son introduction oppose de bons arguments aux critiques portées contre l’histoire à
l’irréel du passé (ou « contre-factuelle »). Sans nier le poids de « la nature des choses », comme dit Montesquieu, il plaide avec
intelligence pour que les historiens prennent aussi au sérieux les « accidents de la fortune ». Malheureusement les « irréels du
passé » qu’il prend comme exemples sont pour la plupart peu parlants, et ont des retombées faibles ou nulles : le train de l’histoire se retrouve quasiment au même terminus que précédemment !
Il y a heureusement quatre exemples où le sens de l’histoire est sensiblement modifié : en septembre 1812, Napoléon s’avise juste
à temps qu’il vaudrait mieux se replier avant l’hiver, quitte à revenir l’année suivante pour vaincre la Russie et contraindre
l’Angleterre à la paix ; en juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand n’est que légèrement blessé à Sarajevo, ce qui, par un détour
complexe que je vous laisse découvrir, aboutit à un partage de l’Empire ottoman entre l’Angleterre et la Russie ; en avril 1917,
Lénine est assassiné à son retour en Russie par un certain… Lev Harveivic Oswalt (sic), et Kerenski en profite pour étaler ses
qualités d’homme d’Etat et faire entrer son pays dans la modernité sociale-démocrate ; enfin, en octobre 1941, Staline se décide
à fuir Moscou pour finir assassiné par Beria et ses affidés et être remplacé par Molotov, lequel réussira à mener la Russie à la victoire pour régner ensuite en dictateur jusqu’à 96 ans, sans avoir pu empêcher qu’après sa mort ne se produisent la chute du Mur
et la disparition de l’URSS : y a-t-il en uchronie des fins que l’on a du mal à éviter ?
J’ai gardé pour la fin une uchronie peu banale car rédigée à chaud, presque en même temps que le non-événement – la victoire
d’Al Gore – dont elle postule l’existence. Ce texte, rédigé par un ancien speechwriter de Bush Jr, est évidemment très orienté.
Il nous montre Gore et ses conseillers sous un jour caricatural, ce qui est discutable : après tout, l’uchronie n’est pas censée faire
rire, mais faire réfléchir. Elle est également supposée rester crédible, règle qui n’est pas respectée ici, lorsque l’on voit Gore
ordonner une étude d’impact environnemental avant toute action militaire, interdire de toucher à l’Irak pour ne pas faire de peine
à Chirac, ou envisager de rendre l’Espagne à la Syrie histoire d’effacer les humiliations passées… Il y a plus grave : ce texte a été
écrit visiblement en pleine euphorie de la phase militaire de la guerre d’Irak. Lorsque nous lisons certains propos censément
ridicules prêtés à Gore, du genre : « il ne faudrait pas aliéner nos alliés ou dresser contre nous l’opinion musulmane », on espère
qu’aujourd’hui M. David Frum, puisque tel est son nom, y regarderait à deux fois avant de s’en gausser. Non, décidément,
l’uchronie et les Guignols de l’Info ne font pas bon ménage.
N. Ferguson (dir.), Virtual History (Londres, Papermac, 1997).
R. Cowley (dir.), What If ? (Londres, 1999) et More What If ? (id. 2002).
A. Roberts (dir.), What Might Have Been (Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2004).
Sociétal N° 45
g
3e trimestre 2004