Entretien avec Bertrand Bonello - CIEL, cinéma indépendant en ligne

Transcription

Entretien avec Bertrand Bonello - CIEL, cinéma indépendant en ligne
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9/10/06
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Si vous deviez imaginer ou créer une image pour résumer ce film…
Ce serait celle de deux femmes qui se ressemblent, peut-être deux sœurs. Elles
sont dans une pièce, probablement une chambre, de nuit. L’une est assise, l’autre
debout. Celle qui est assise porte une nuisette blanche. Elle-même est blanche, fantomatique, exsangue. L’autre est debout et en sang. Est-ce son sang à elle ? Je ne
sais pas, mais son visage, ses mains, ses vêtements en sont couverts. Elles ne se
regardent pas forcément. Ce sont deux héroïnes (ou une seule ?) qui ont traversé le
film pour se retrouver là, au bout de tout.
Il y a quelque chose d’assez sombre. Les fantômes… Le sang … Les morts…
Oui, c’est vrai. Je m’en rends compte en en parlant. Le film est traversé de bout en
bout par toutes ces choses.
Néanmoins, ça me semble beaucoup moins gênant que si c’était un film traditionnel. Parce que même triste et mélancolique, la musique peut être lumineuse. Le
côté léger et drôle de la musique ne m’intéresse pas, ne me touche absolument pas.
La musique doit éclairer mes zones d’ombre. Et pour les éclairer, ou les éclaircir,
il faut d’abord aller les chercher.
La distribution…
Je voulais poursuivre l’idée jusqu’au bout. Ça n’a pas de sens de dire que c’est mon
nouveau film si on ne le traite pas comme tel. De plus, pour un disque comme celuici, trouver aujourd’hui un petit label traditionnel pour le circuit traditionnel, c’est le
condamner d’entrée et puis, c’est une démarche qui ne m’intéresse pas. Je préfère
sortir un objet de son contexte pour qu’on le regarde différemment.
Là, il y a quelque chose de plus cohérent - et plus excitant - à le traiter comme un
film, même « petit » et intime. Même sans image.
C’est une expérience particulière. Qu’est-ce que vous en tirez ?
Je crois que j’aimerais bien faire des films qui, sans utiliser de musique, ressembleraient à cette musique. Mais ça me semble très difficile.
Là, j’ai l’impression d’avoir vaguement trouvé ce que je cherche à faire dans le cinéma depuis longtemps, d’avoir vaguement réussi à dire en musique ce que j’aimerais
dire en cinéma.
Je ne veux évidemment pas dire que c’est mon meilleur film, mais en tout cas celui
qui se rapproche le plus de ma sensibilité intime. C’est là la force de la musique, sa
supériorité sur le cinéma.
RECUEILLI PAR LAURIE MARKOVITCH A PARIS LE 15 AVRIL 2006
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Vous parlez de cet album comme de votre nouveau film…
Oui. Ce n’est pas une musique de film mais, pour moi, un film à part entière.
Si je le revendique comme tel, ce n’est pas une simple figure de style, mais réellement comme ça que je l’ai conçu et que je le ressens.
On a souvent dit que je faisais des films de musicien. Là, ce serait un album de
cinéaste.
Comment ça a démarré ?…
Au départ, ce sont des bouts de musiques enregistrés en attendant de tourner un
nouveau film, éventuellement destinés à figurer dans de futures bandes son…
Puis petit à petit, l’envie que ça fabrique quelque chose d’autonome, avec un début,
un milieu et une fin.
Les séquences se sont agencées les unes par rapport aux autres, le travail de structure et de montage a été le même que s’il y avait des images, avec les mêmes questionnements : sens de la durée, ellipses, dramaturgie, montage parallèle ou blocs…
Y a-t-il un scénario ?
Je ne voulais pas, même si la tentation était parfois grande, rajouter de texte, de
voix-off, ou de dialogue, c’est-à-dire, rajouter une narration explicite. Je voulais que
la narration ne soit QUE musicale. « Un film pour les oreilles », disait Zappa, je crois.
Alors oui, il y a un scénario, mais pas dans le sens classique.
Les textes ne me manquent pas. Je n’ai pas besoin du sens des paroles.
Donc, pas de voix…
Une voix, c’est un son avant d’être le vecteur d’une parole. Même chez Dylan, que
l’on associe avant tout aux textes, ce qui prime pour moi, c’est d’abord de la
musique, d’abord un son. J’ai plus besoin du sens de la musique que de celui des
paroles. À la limite, c’est comme le cinéma. J’ai plus besoin des images que des dialogues.
J’ai hésité à un moment à faire appel à des voix, à avoir des chanteurs invités, ce qui
aurait certainement rehaussé certains titres. Mais des voix auraient amené trop
d’« ego ». Et n’auraient pas laissé cette place à l’autre, à l’auditeur/spectateur, qui
m’importait. De ce point de vue, c’est comme pour mes autres films, la place de
l’autre est très importante.
Vous parlez beaucoup de son…
La musique, c’est le son. Je ne parle pas de production, ou de texture, mais réellement de son. Le son nous définit bien plus que ce que l’on pense. Je crois que c’est
même ce qui nous définit le plus à la naissance.
La musique est pleine et peut combler notre vide.
Nous sommes à la recherche de notre propre son. Moi, je suis continuellement à la
recherche de mon propre son, pour m’y sentir bien.
Il y a 4 parties, dans le film…
Ce sont 4 blocs qui se suivent et se répondent. Ils ont chacun leur logique, leur sens.
Ils sont indépendants et en même temps, on peut les relier. On peut imaginer un
long fondu au noir entre ces parties, sinon, les séquences s’enchaînent.
Si l’on parle uniquement de musique, on pourrait dire qu’il y a plusieurs styles, mais
je ne le vois pas comme ça. L’histoire avance, il y a des décors différents, des textures différentes, mais au final, il y a une seule ligne, très cohérente. Un seul son.
Si on rentre plus précisément dans les parties…
Sans vouloir aucunement expliquer le film, ni dire : « ici, il se passe ça ou ça », je
peux raconter comment les idées se sont agencées.
La 1ère partie m’est venue alors que je travaillais sur un projet inspiré de VERTIGO.
On peut y entendre dans l’ordre un paysage désolé et mélancolique, des voix
d’outre-tombe, le fameux vertige… Et puis, on s’enfonce dans quelque chose de
plus inconnu. Le temps se dilate, l’utilisation de l’électronique nous emmène dans
un univers plus mental. Ce sont les limbes. Très ouatées. Très diffuses. Dont on
retient un battement.
Les éléments musicaux de la 2è partie (surtout les guitares) me sont venus alors que
je travaillais sur un film intitulé LA MORT DE LAURIE MARKOVITCH. Sortis des
limbes, on navigue entre romantisme cotonneux et brutalité sèche, jusqu’à la fin
fatale d’une héroïne - on parle d’ailleurs d’héroïne dans les seules voix rapportées que l’on savait devoir mourir.
La 3è partie est plus dansante …
Disons que, au travers de séquences rythmiques, c’est une traversée subjective, qui
part de quelque chose d’assez léger, qui passe par une répétition mélancolique, un
tunnel sonique, et qui s’achève dans une longue séquence de danse ralentie et poisseuse.
Pour moi, tout se passe en intérieur, peut-être une boîte de nuit, composée de 4
pièces, chacune d’elles étant moins éclairée que la précédente.
Le film s’enfonce dans la 4è partie dans quelque chose de plus intime…
Ce sont peut-être les scènes qui me touchent le plus, les séquences où les fantômes
sont les plus présents. C’est une partie désolée, pleine de larmes affectives et
d’abandon pur. Abandon des personnages, abandon des repères mélodiques et
rythmiques. Une traversée dévastée avant de se retrouver dans une pièce sombre
pour les derniers instants de tension.
Que la toute fin soit comme le début - un projecteur en moins, un violon en plus me semblait naturel. Il n’y a pas de début, il n’y a pas de fin. Tout n’est que recommencement.
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Vous parlez de cet album comme de votre nouveau film…
Oui. Ce n’est pas une musique de film mais, pour moi, un film à part entière.
Si je le revendique comme tel, ce n’est pas une simple figure de style, mais réellement comme ça que je l’ai conçu et que je le ressens.
On a souvent dit que je faisais des films de musicien. Là, ce serait un album de
cinéaste.
Comment ça a démarré ?…
Au départ, ce sont des bouts de musiques enregistrés en attendant de tourner un
nouveau film, éventuellement destinés à figurer dans de futures bandes son…
Puis petit à petit, l’envie que ça fabrique quelque chose d’autonome, avec un début,
un milieu et une fin.
Les séquences se sont agencées les unes par rapport aux autres, le travail de structure et de montage a été le même que s’il y avait des images, avec les mêmes questionnements : sens de la durée, ellipses, dramaturgie, montage parallèle ou blocs…
Y a-t-il un scénario ?
Je ne voulais pas, même si la tentation était parfois grande, rajouter de texte, de
voix-off, ou de dialogue, c’est-à-dire, rajouter une narration explicite. Je voulais que
la narration ne soit QUE musicale. « Un film pour les oreilles », disait Zappa, je crois.
Alors oui, il y a un scénario, mais pas dans le sens classique.
Les textes ne me manquent pas. Je n’ai pas besoin du sens des paroles.
Donc, pas de voix…
Une voix, c’est un son avant d’être le vecteur d’une parole. Même chez Dylan, que
l’on associe avant tout aux textes, ce qui prime pour moi, c’est d’abord de la
musique, d’abord un son. J’ai plus besoin du sens de la musique que de celui des
paroles. À la limite, c’est comme le cinéma. J’ai plus besoin des images que des dialogues.
J’ai hésité à un moment à faire appel à des voix, à avoir des chanteurs invités, ce qui
aurait certainement rehaussé certains titres. Mais des voix auraient amené trop
d’« ego ». Et n’auraient pas laissé cette place à l’autre, à l’auditeur/spectateur, qui
m’importait. De ce point de vue, c’est comme pour mes autres films, la place de
l’autre est très importante.
Vous parlez beaucoup de son…
La musique, c’est le son. Je ne parle pas de production, ou de texture, mais réellement de son. Le son nous définit bien plus que ce que l’on pense. Je crois que c’est
même ce qui nous définit le plus à la naissance.
La musique est pleine et peut combler notre vide.
Nous sommes à la recherche de notre propre son. Moi, je suis continuellement à la
recherche de mon propre son, pour m’y sentir bien.
Il y a 4 parties, dans le film…
Ce sont 4 blocs qui se suivent et se répondent. Ils ont chacun leur logique, leur sens.
Ils sont indépendants et en même temps, on peut les relier. On peut imaginer un
long fondu au noir entre ces parties, sinon, les séquences s’enchaînent.
Si l’on parle uniquement de musique, on pourrait dire qu’il y a plusieurs styles, mais
je ne le vois pas comme ça. L’histoire avance, il y a des décors différents, des textures différentes, mais au final, il y a une seule ligne, très cohérente. Un seul son.
Si on rentre plus précisément dans les parties…
Sans vouloir aucunement expliquer le film, ni dire : « ici, il se passe ça ou ça », je
peux raconter comment les idées se sont agencées.
La 1ère partie m’est venue alors que je travaillais sur un projet inspiré de VERTIGO.
On peut y entendre dans l’ordre un paysage désolé et mélancolique, des voix
d’outre-tombe, le fameux vertige… Et puis, on s’enfonce dans quelque chose de
plus inconnu. Le temps se dilate, l’utilisation de l’électronique nous emmène dans
un univers plus mental. Ce sont les limbes. Très ouatées. Très diffuses. Dont on
retient un battement.
Les éléments musicaux de la 2è partie (surtout les guitares) me sont venus alors que
je travaillais sur un film intitulé LA MORT DE LAURIE MARKOVITCH. Sortis des
limbes, on navigue entre romantisme cotonneux et brutalité sèche, jusqu’à la fin
fatale d’une héroïne - on parle d’ailleurs d’héroïne dans les seules voix rapportées que l’on savait devoir mourir.
La 3è partie est plus dansante …
Disons que, au travers de séquences rythmiques, c’est une traversée subjective, qui
part de quelque chose d’assez léger, qui passe par une répétition mélancolique, un
tunnel sonique, et qui s’achève dans une longue séquence de danse ralentie et poisseuse.
Pour moi, tout se passe en intérieur, peut-être une boîte de nuit, composée de 4
pièces, chacune d’elles étant moins éclairée que la précédente.
Le film s’enfonce dans la 4è partie dans quelque chose de plus intime…
Ce sont peut-être les scènes qui me touchent le plus, les séquences où les fantômes
sont les plus présents. C’est une partie désolée, pleine de larmes affectives et
d’abandon pur. Abandon des personnages, abandon des repères mélodiques et
rythmiques. Une traversée dévastée avant de se retrouver dans une pièce sombre
pour les derniers instants de tension.
Que la toute fin soit comme le début - un projecteur en moins, un violon en plus me semblait naturel. Il n’y a pas de début, il n’y a pas de fin. Tout n’est que recommencement.
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Si vous deviez imaginer ou créer une image pour résumer ce film…
Ce serait celle de deux femmes qui se ressemblent, peut-être deux sœurs. Elles
sont dans une pièce, probablement une chambre, de nuit. L’une est assise, l’autre
debout. Celle qui est assise porte une nuisette blanche. Elle-même est blanche, fantomatique, exsangue. L’autre est debout et en sang. Est-ce son sang à elle ? Je ne
sais pas, mais son visage, ses mains, ses vêtements en sont couverts. Elles ne se
regardent pas forcément. Ce sont deux héroïnes (ou une seule ?) qui ont traversé le
film pour se retrouver là, au bout de tout.
Il y a quelque chose d’assez sombre. Les fantômes… Le sang … Les morts…
Oui, c’est vrai. Je m’en rends compte en en parlant. Le film est traversé de bout en
bout par toutes ces choses.
Néanmoins, ça me semble beaucoup moins gênant que si c’était un film traditionnel. Parce que même triste et mélancolique, la musique peut être lumineuse. Le
côté léger et drôle de la musique ne m’intéresse pas, ne me touche absolument pas.
La musique doit éclairer mes zones d’ombre. Et pour les éclairer, ou les éclaircir,
il faut d’abord aller les chercher.
La distribution…
Je voulais poursuivre l’idée jusqu’au bout. Ça n’a pas de sens de dire que c’est mon
nouveau film si on ne le traite pas comme tel. De plus, pour un disque comme celuici, trouver aujourd’hui un petit label traditionnel pour le circuit traditionnel, c’est le
condamner d’entrée et puis, c’est une démarche qui ne m’intéresse pas. Je préfère
sortir un objet de son contexte pour qu’on le regarde différemment.
Là, il y a quelque chose de plus cohérent - et plus excitant - à le traiter comme un
film, même « petit » et intime. Même sans image.
C’est une expérience particulière. Qu’est-ce que vous en tirez ?
Je crois que j’aimerais bien faire des films qui, sans utiliser de musique, ressembleraient à cette musique. Mais ça me semble très difficile.
Là, j’ai l’impression d’avoir vaguement trouvé ce que je cherche à faire dans le cinéma depuis longtemps, d’avoir vaguement réussi à dire en musique ce que j’aimerais
dire en cinéma.
Je ne veux évidemment pas dire que c’est mon meilleur film, mais en tout cas celui
qui se rapproche le plus de ma sensibilité intime. C’est là la force de la musique, sa
supériorité sur le cinéma.
RECUEILLI PAR L. M. A PARIS LE 10 OCTOBRE 2006
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