et le risque
Transcription
et le risque
Dossier L’urgence et le risque dossier établi par Hubert Seillan Les interventions d’urgence, les situations d’urgence, les urgences, l’urgence caractérisent notre société contemporaine. Le mot rythme le fonctionnement de toutes les organisations politiques, économiques et sociales ainsi que nos comportements et modes de pensée. Cette évolution qui est source de nouveaux dangers, appelle des capacités d’analyse renforcées. Or, l’urgence tend plutôt à les affaiblir. Ce paradoxe est l’objet de ce dossier. Accident , avenir, catastrophe, crise, futur, limitation, décision, passé, prévision, plans, prévention, protection, sécurité, sécurité sanitaire, urgence 4 Préventique - N° 132 - Novembre-décembre 2013 I l y a deux manières principales de voir l’urgence. D’une part comme cadre des métiers d’intervention et d’autre part comme norme économique et sociale. Ainsi, la survenance de catastrophes appelle des réactions d’urgence de toute une chaîne de professionnels aux missions diverses. Il en est de même en cas de détection de dangers graves et imminents. Mais l’urgence est devenue au moins depuis plus d’un siècle, une norme économique qui a progressivement donné naissance à une norme sociale, qui gouverne notre vie quotidienne. À cet égard, les marchés financiers qui fonctionnent dans des horizons extrêmement courts, de l’ordre du « nanotemps », semblent avoir imprimé ce rythme au monde politique, de l’économique et du social. De sorte que les juristes y perdent leur latin. Nous ne fonctionnons plus sur le mode projet, mais paradoxalement, ce mot dont on ne maîtrise plus bien les exigences, est utilisé de plus en plus. Ne portant aucune vision d’avenir, le terme est devenu une notion floue. Or la notion d’urgence, étant étroitement associée au présent tend à se substituer à celle de projet, matrice du futur. Mais celle-ci étant fortement dévaluée, les analyses, évaluation et décisions sont concentrées dans le champ étroit du très, très court terme. Dans le dossier que nous avons publié récemment sur la mémoire vivante des risques1, nous avions déjà montré l’attachement de notre société au présent et son détachement du passé et du futur. Or, l’urgence interdit aux mécanismes essentiels de notre société développée de raisonner dans le temps long du passé vers le futur. Son asservissement autour de l’instant conduit donc à un certain anéantissement de la pensée. Ne voyant plus son avenir, la société de l’urgence fonctionne en acmé ou en mode survie. Elle est également confrontée à ce grave dilemme, qui veut que « la dynamique annule le changement et réciproquement ».2 Photo Rampant Gian via Flickr L’urgence et le risque • Dossier Il est en effet avéré que plus on se meut dans l’urgence et moins on change, et que plus on change et moins on est dans l’urgence du mouvement. La difficulté du problème qui nous est posé est que nous devons trouver un équilibre à ces deux réalités de notre existence. La situation nous paraît particulièrement inquiétante ici à Préventique où, depuis 1985, numéro après numéro, nous nous efforçons de ne pas succomber aux maléfices de cette nouvelle norme sociale. Nous savons pourtant que nombre de nos lecteurs nous font part régulièrement de leur souci d’avoir des réponses pratiques immédiates. La formule pratico-pratique souvent utilisée traduit assez bien cette évolution. Nous y avons souvent opposé l’argument que le risque étant le futur, ne plus voir celuici conduit à ne plus voir le risque. Mais la force des faits domine aujourd’hui celle des idées. En formant le projet de publier dans ce numéro un petit dossier sur l’urgence, je souhaite apporter aux lecteurs un éclairage sur ce phénomène moderne d’émiettement du temps qui renouvelle considérablement la notion. Dans une société qui banalise ainsi l’urgence, sa réalité est devenue difficilement perceptible. C’est ce qui permet aussi de comprendre que sur nombre de sujets ayant pourtant un caractère d’urgence absolue, la capacité de décision est particulièrement faible. Cette intention, qui doit beaucoup au livre de Christophe Bouton, Le temps de l’urgence, présenté dans le dernier numéro 3, nous permet de réunir les analyses d’auteurs très variés, sans cependantêtre tentée par l’exhaustivité. Sommaire La prévention est nécessaire par Christophe Bouton Entre immobilisme mortel et vaine gesticulation par Patrick Rödel Les deux urgences par Monique Hirschhorn Des pratiques et des idées par Patrick Ruffié La prévention, seule réponse responsable par Jean-François Narbonne Un outil de pouvoir par l’Équipe française Ne plus être le jouet de l’urgence par Patrick Lagadec Le piège de l’urgence Le cas du crash du MD-11 de Swissair (vol SW 111) par Michel Llory et René Montmayeul L’imprévu, source d’urgence Le cas de la perte de contrôle en vol d’un avion entretien avec Philippe Borghini On ne gagne pas la guerre dans l’urgence par Alain Faupin 6 7 8 9 12 14 17 19 21 24 1. Préventique no 129, mai-juin 2013, cf. http://www.preventique.org/Preventique_Securite/pour-une-m%C3%A9moire-vivante-du-risque-n%C2%B0129 2. Antonio Machado dans son livre Juan de Mairena, Éd. du Rocher 2006. 3. Ch. Bouton, Le temps de l’urgence, Le Bord de l’eau 2013, cf. Préventique no 131, septembre-octobre 2013, cf. http://www.preventique.org/content/les-livres-pr%C3%A9sent%C3%A9s-dans-le-n%C2%B0131 N° 132 - Novembre-décembre 2013 - Préventique 5 Dossier • L’urgence et le risque On ne gagne pas la guerre dans par Alain Faupin Il n’y a rien d’urgent, il n’y a que des gens pressés… Anonyme Et je sens partout une urgence usée, une urgence qui a renoncé à l’urgence. On fuit, à l’allure de cinq kilomètres par jour, des tanks qui progressent, à travers champs, de plus de cent kilomètres, et des avions qui se déplacent à six cents kilomètres heure. […] C’est urgent. Et cela ne l’est plus. C’est suspendu entre urgence et éternité. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, XVI, 1942 I l n’y a guère de mots dans la langue française qui soient plus difficiles à définir que le mot urgence. Le premier réflexe, quand il s’agit de le faire et de donner un contenu, une équivalence et une signification précise à ce terme, est d’ouvrir un dictionnaire. La démarche nous conduit du plus simple au plus compliqué, du plus élémentaire au plus encyclopédique. Le découragement est au bout des consultations multiples et décevantes opérées jusque dans la Grande Encyclopédie, car il y a plus de développement pour la ville d’Urgence, ou Urgens, anciennement Korkang, située à l’est de la mer Caspienne que sur ce qui est défini comme « caractère de ce qui est urgent » pour le substantif, et comme « ce qui presse et ne souffre pas de délai » pour l’adjectif. Quelques citations nous éclairent d’une lueur falote, sans nous apporter les briques d’une construction intellectuelle rationnelle; ainsi pour Vladimir Jankélévitch24, « L’urgence , c’est le pressant avenir immédiat… Le futur en train de se faire présent. » Notre démarche n’a plus d’autre voie que celle qui conduit aux synonymes et aux antonymes. Et là encore, la pêche n’est pas bonne. Il faut en venir à l’apposition pour qu’apparaisse enfin le concept caché derrière le mot. Sur quoi porte donc l’urgence ? Essentiellement sur quatre domaines : l’action, la menace, la crise et l’événement soudain, d’origine humaine ou naturelle. Appositions Quand on appose la crise à l’urgence, l’on rentre dans une certaine complémentarité ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces deux termes sont souvent associés. Car si une crise peut trouver une issue dans la durée, elle est parfois aiguë au point de nécessiter un traitement urgent, sauf à dégénérer : l’urgence sera alors bien définie par la promptitude, la réactivité et l’adaptation aux délais. A. Faupin est général de division de l’armée de terre (2e S.) et consultant international. 24 Préventique - N° 132 - Novembre-décembre 2013 Une action, quel qu’en soit le domaine, se situe dans la durée ; elle peut être brève et nécessiter des dispositions pratiques immédiates, notamment quand il est question de survie ; elle peut aussi être menée selon un plan, un calendrier et un rythme qui n’appellent pas autre chose qu’un sens de l’organisation et des qualités de gouvernanceou de commandement. Ces qualités prendront toute leur signification quand une action contraire à nos intérêts s’exercera à nos dépens – ou à ceux de nos amis – en passant du stade de risque à celui de danger pour devenir une menace. Si c’est une question de survie, se pose alors la question du degré d’urgence dans l’intervention destinée à confronter et éradiquer cette menace. Ce point est assez bien illustré par la réaction à l’utilisation en Syrie de gaz de combat : la notion d’urgence n’a pas été partagée également par toutes les parties prenantes au dossier. Pour certains, amis d’un parti en cause, il était très urgent d’agir, pour d’autres, adversaires de ce parti, il était urgent de ne rien faire : dans les deux cas, c’était bien d’une question de gouvernance politique qu’il s’agissait. L’urgence s’applique à un événement qui peut être assimilé à une action quand il est sciemment provoqué par l’homme – sans toujours pouvoir être prévu – mais qui est qualifié de naturel – et souvent imprévisible – quand il s’agit de catastrophes imputables au climat, à l’espace, au tellurisme et aux bactéries. Les exemples des deux types d’événements, souvent combinés, abondent et l’actualité nous en offre un large choix. Dans la première catégorie, et sans rentrer dans le débat écologique, les accidents nucléaires, les glissements de terrain dus à la déforestation, l’absence de prophylaxie et de contrôle des naissances, la désertification, etc. Dans la seconde catégorie, et sans nier les efforts faits par l’homme pour essayer de les prévoir, les tempêtes tropicales, les cyclones, les tsunami, les éruptions volcaniques, les inondations, l’élévationdu niveau des océans, etc. Inventaire De ce qui précède ressortent quelques maîtres mots qui, pour le militaire que je suis, mais d’une façon plus générale également, revêtent une importance aussi vitale que celle pour laquelle on décide d’un « état d’urgence ». C’est 24. Philosophe, musicologue et moraliste (1903-1985) ; extrait d’une interview dans Le Monde du 10 déc. 1971. 25. Voir du même auteur dans Préventique no 130 « Politique, statégie et tactique, une trilogie pour le management des risques ». Cf. http://www.preventique.org/content/politique-strat%C3%A9gieet-tactique L’urgence et le risque • Dossier un inventaire « à la Prévert » que je vais faire dans deux domaines, avant d’en arriver au stade des exemples et des recommandations. Le premier de ces deux domaines est celui de la complémentarité, le second celui de l’antinomie. Urgence et connaissance vont de pair. Elles conduisent à la décision. Urgence et communication sont inséparables. Elles accompagnent l’action. Elles assurent la crédibilité en évitant la saturation. Urgence et planification sont indissociables. Elles sont gages d’efficacité. Urgence et décision sont interdépendantes. Mais qui juge du degré d’urgence ? Urgence, prévention et prévision cheminent ensemble, avec l’aide de la connaissance. Elles évitent la précipitation et l’outrance. Urgence et législation sont intimement liées et définissent le cadre légal des actions. Urgence et évaluation pour remettre à jour les priorités et juger de leur efficacité. Dans le second domaine, celui de l’antinomie, il est important de noter toutes les actions qui peuvent s’opposer à la prise et à la mise en œuvre des mesures d’urgence décidées par les échelons responsables. à urger s’oppo sent donc : temporiser, différer, attendre, retarder, hésiter, remettre, patienter, faire obstacle, s’opposer, vaticiner, feindre, flâner, ralentir, freiner. Encore que, dans l’application d’un plan d’urgence, l’on puisse, en fonction de son degré de priorité, et pour s’adapter à l’évolution de la situation, recourir à certaines de ces actions dilatoires. Exemples Pour qu’une urgence affectée à une situation donnée puisse être correctement assumée, il lui faut un cadre administratif, juridique, organisationnel et décisionnel aussi précis et rôdé que possible. Sans vouloir citer les armées en exemple – mais pourquoi pas après tout – ce cadre existe, s’entraîne, se manifeste sur un claquement de doigt en fonction des moyens qui lui sont affectés, pour répondre aux urgences qui relèvent de son domaine d’action : la sécurité nationale. Le décideur est connu, c’est le pouvoir politique. Mais la charge de la connaissance du risque, de la définition du degré d’urgence, revient au stratège militaire. Celle de la préparation et de la mise en œuvre des moyens incombe au commandement des forces. Les opérations récentes menées par les forces française au Moyen-Orient et en Afrique sont éloquentes à cet égard25. « Un plan n’est pas tout. Il faut savoir l’appliquer avec discernement et y être Photo Sierra C. Photography via Flickr l’urgence […] Urgence et planification sont indissociables […] entraîné ; cela s’apprend. Il ne peut jamais tout prendre en considération, il peut être décalé dans le temps et dans l’espace, il doit être nourri en permanence d’éléments d’informationnouveaux, parfois contradictoires […]. »26 L’autre exemple qui illustre cette notion est donné par le ministère russe des situations d’urgence27. Adapté à l’immensité du territoire, à des conditions climatiques souvent extrêmes et à l’ampleur des catastrophes, naturelles ou autres, qui y surviennent à tout moment, ce ministère, particulièrement bien doté en moyens d’intervention de toute sorte dont il dispose en propre 26. Même auteur, Préventique no 127, « Crise, vous avez dit crise ? ». Cf. http://www.preventique.org/content/crise-vous-avez-dit-crise 27. Site utile à consulter : Emercom of Russia (http://en.mchs.ru/), en particulier à la rubrique « Structures » sous le paragraphe « Ministry ». N° 132 - Novembre-décembre 2013 - Préventique 25 Dossier • L’urgence et le risque pour parer au plus pressé, a aussi un « droit de tirage » sur les moyens des autres ministères dont il est l’égal, ce qui facilite grandement la planification en temps de « paix » et l’efficacité en temps de crise. La stabilité28 et la spécialisation de ses personnels lui assurent un fonctionnement et une efficacité exemplaires. […] Éviter l’urgence mais, si elle est là, ne pas la subir […] En conclusion En traitant les situations dans l’urgence, on peut sans doute gagner toutes les batailles, mais l’on n’est pas assuré de gagner la guerre. Cela vaut autant pour les contextes sociaux , économiques et politiques que pour ceux qui relèvent de la sécurité. Traiter une situation dans l’urgence, c’est reconnaître un défaut de prévision ou d’anticipation. La prévision est fondée sur la recherche permanente d’informations, de renseignements, de statistiques, comme sur l’expérience et le jugement. L’anticipationrenvoie peut-être au pari pascalien, mais c’est l’art d’élaborer des hypothèses en leur apportant une réponse adaptée, ou du moins en se mettant en capacité de le faire. Et, pour échapper à la surprise, cause directe de l’urgence, les États doivent privilégier la prospective, cette projection dans le futur mariant renseignement, imagination et économie. Ils doivent aussi mettre l’accent sur la programmation qui, loin de mordre sur la libre entreprise, lui donne un cadre d’évolution stable et visionnaire. Tout cela est à l’évidence fondé sur un dialogue incessant entre les différents « corps d’état et de métier » entre institutions, ministères, organisations internationales et non gouvernementales. Enfin, il est capital de disposer d’un arsenal juridique collant de près à la programmation pour éviter les excès, les abus de pouvoir et l’arbitraire. Si l’on n’a pu échapper à l’urgence, au moins y fera-t-on face avec les bons outils, et légalement. Éviter l’urgence mais, si elle est là, ne pas la subir et la maîtriser en la préparant dans les moindres détails, sont les clés du succès. Photo Andronicusmax via Flickr 28. Le ministre Serguei Choigou a assumé ses fonctions sans discontinuer de 1994 à 2012 et ce ministère, aujourd’hui dirigé par le ministre Vladimir A. Poutchkov, a considérablement élargi ses missions et renforcé ses moyens, pour faire face – en priorité – à des urgences civiles. 26 Préventique - N° 132 - Novembre-décembre 2013