Consoler et classifier. L`essor de la psychiatrie française Jan

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Consoler et classifier. L`essor de la psychiatrie française Jan
BOOK REVIEWS/COMPTESRENDUS
Consoler et classifier. L'essor de la psychiatrie française
Jan Goldstein
Traduit de l'anglais par Françoise Bouillot
Coll. «Lesempêcheurs de penser en rond»
Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1997,502 p.
I
Il a fallu dix ans pour que ce classique, qui porte sur les conditions d'émergence
de la psychiatrie en France, soit enfin disponible dans la langue de Molière.
Dans cet ouvrage, Jan Goldstein, historienne de l'université de Chicago, s'attarde particulièrement sur les moyens par lesquels une nouvelle spécialité
médicale, la psychiatrie, est devenue dès le début du XIXe siècle une profession
reconnue.
Selon cette auteure, «consolers» et «classifier»sont les deux pôles, souvent
opposés mais toujours complémentaires, à partir desquels la psychiatrie française a pris son essor au début du XW siècle. Ces deux pôles ont toutefois des
origines différentes. En effet, si la consolation puise ses racines dans la pratique
religieuse, la classificationétait au contraire la base de la méthode scientifique
de la fin du XVIIIe siècle. Ce double aspect était très manifeste dans le paradigme fondateur de la psychiatrie, soit le traitement moral.
Goldstein considère que le traitement moral trouve en fait son origine dans la
pratique et le savoir populaire. La véritable contribution de Philippe Pinel, le
fondateur de la psychiatrie francaise à la fin du XVIIP siècle, est d'avoir doté le
traitement moral, d'abord pratiqué par les ecclésiastiques, les charlatans ou les
concierges des hôpitaux généraux, d'une base scientifique.En le liant à la philosophie de l'époque (Condillac et Rousseau) et à l'étiologie des maladies mentales, en utilisant les statistiques, Pinel a vérifié de facon scientifique l'efficacité
de cette psychothérapie empirique.
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BOOK REVEWS/COMPTESRENDUS
Si l'auteure a fort bien souligné l'apport des concierges et des empiriques
dans l'élaboration du traitement moral, nous croyons cependant qu'elle a sousestim6,l'influence que les médecins anglais ou-étrangers ont pu exercer sur
Pinel. A titre d'exemple, Goldstein semble tenir très peu compte de l'apport de
Francis Willis, le médecin aui traita la folie du roi George III et aui avait. dès
1760, fait connaître sa méthAde au grand public. À notre avis, la piOblématique
du traitement moral, en raison de la complexité de son oriHne, n'a pas fini de
faire l'objet d'interprétations diverses de 1a part des historie& de la médecine et
de la psychiatrie.
Goldstein montre par ailleurs que c'est à partir de ses conflits avec les autres
disciplines qui jusque-là avaient h charge des malades mentaux que la psychiatrie a obtenu sa reconnaissance pleine et entière. Ami, l'anti-cléricalisme évident qui caractérisa le discours de la première génération d'aliénistes regroupée autour de ~ean-ÉtienneDominique Esquirol s'explique par la volonté de
cette nouvelle profession de s'assurer un contrôle sur le traitement et l'administration de l'insbtion asilaire. Dans le même sens, l'introduction du concept de
monomanie allait permettre aux aliénistes d'élargir le concept d'irresponsabilité au risque de provoquer de nombreuses frictions avec les juristes.
Selon Goldstein, cet essor de la psychiatrie en France au début du XIXesiècle
s'explique par les circonstancesfavorables prévalant alors dans ce pays. Parmi
celles-ci, signalons ici la chute des anciennes corporations médicales et l'avènement en France d'un certain contrôle étatique de la médecine à partir de 1783.
Il est cependant permis de nous demander pourquoi Goldstein voit une
continuité du discours et de la pratique aliéniste du début du MXe siècle dans
les travaux de Charcot à la Salpêtrière au lieu d'appliquer ici son modèle de
professionnalisation. Certes, celui qui, à la fin du XIXe siècle, sera le maître de
i'observation clinique ne fut pas seulement un classificateur de génie mais
aussi, d'une certain façon, un consolateur comme le montre l'article qu'il rédigea, peu de temps avant sa mort, sur «la foi qui guérit». Il reste toutefois que
Charcot n'était pas un psychiatre mais le représentant d'une toute nouvelle
specialité, la neurologie, qui à partir des années 1880, tentera d'envahir à son
tour le domaine de la maladie mentale pour y- imposer
un nouveau schème
d'explication organicisteet biologique.
Contrairement à la plupart des historiens de la psychiatrie qui, dans les
années quatre-vingts, étaient fortement influencés par l'antipsychiatrie, Goldstein ne centre pas son analyse sur l'origine de l'asile et l'échec de cette institution mais sur les processus par lesquels les psychiatres ont obtenu une reconnaissance comme experts en matière de santé mentale. Tout en permettant ainsi
une vision plus globale de l'influence de la psychiatrie en France durant le XIXe
siècle, l'oeuvre de Goldstein offre un modèle susceptible d'intéresser les historiens qui voudraient étudier les conditions d'émergence d'une nouvelle spécialité médicale.
V
GUY GRENIER
Université de Montréal