Des principats (Le Prince) - Science politique

Transcription

Des principats (Le Prince) - Science politique
1
Machiavel
Des principats
(Le Prince)
traduit de l’italien
par Jean-Louis Fournel
et Jean-Claude Zancarini
2
Nicolaus Machiavellus magnifico Laurentio Medici iuniori salutem
Nicolas Machiavel salue le Magnifique Laurent de Médicis le jeune
[1] Ils ont coutume, le plus souvent, ceux qui désirent acquérir la grâce d’un
prince, d’aller vers lui avec les choses qui leur sont les plus chères ou celles dont ils le
voient se délecter davantage ; d’où l’on voit, bien des fois, que leur sont présentés
chevaux, armes, draps d’or, pierres précieuses et semblables ornements dignes de leur
grandeur. [2] Désirant donc, pour ma part, m’offrir à votre Magnificence avec quelques
témoignages de ma servitude envers elle, je n’ai trouvé, parmi mes meubles, aucune
chose qui me soit plus chère et que j’estime autant que la connaissance des actions des
hommes grands, apprise par moi avec une longue expérience des choses modernes et
une continuelle lecture des antiques ; les ayant avec grande diligence repassées et
examinées longuement, et les ayant maintenant recueillies en un petit volume, je les
envoie à votre Magnificence. [3] Et bien que j’estime cette œuvre indigne de paraître en
votre présence, tamen je suis bien sûr que votre humanité vous la fera bien accueillir,
après que vous aurez considéré que je ne peux faire de plus grand don que de vous
donner la faculté de pouvoir, en un temps très bref, comprendre tout ce que, moi-même,
en tant d’années et au prix de tant de désagréments et de périls, j’ai connu et compris.
[4] Cette œuvre, je ne l’ai ni ornée ni emplie d’amples clausules, ou de mots ampoulés
et magnifiques ou de quelque autre séduction et ornement extrinsèques, avec lesquels
beaucoup ont coutume d’écrire et d’orner leurs ouvrages parce que j’ai voulu soit
qu’aucune chose ne l’honore soit que la seule variété de la matière et la seule gravité du
sujet la rendent agréable. [5] Et je ne veux pas que l’on impute à la présomption qu’un
homme de bas et infime état ait la hardiesse d’examiner les gouvernements des princes
et de leur donner des règles ; en effet, de même que ceux qui dessinent les pays, se
placent en bas, dans la plaine, pour considérer la nature des monts et des lieux élevés, et
que, pour considérer celles des lieux d’en bas, ils se placent haut sur les monts,
semblablement, pour connaître bien la nature des peuples, il faut être prince, et pour
connaître bien celle des princes, il convient d’être du peuple.
[6] Que, donc ,votre Magnificence prenne ce petit don avec l’esprit dans lequel
je l’envoie : s’il est considéré et lu diligemment par vous, vous reconnaîtrez en lui mon
extrême désir que vous parveniez à cette grandeur que la fortune et vos autres qualités
vous promettent. [7] Et si votre Magnificence, depuis les hauteurs suprêmes où elle se
trouve, tourne quelque fois les yeux vers ces lieux d’en bas, elle saura à quel point, sans
le mériter, je supporte une grande et continuelle malignité de fortune.
3
Nicolai Maclavelli
de principatibus
ad magnificum Laurentium Medicem
Des principats
de Nicolas Machiavel
au magnifique Laurent de Médicis
I
Quot sint genera principatuum et quibus modis acquirantur
Combien il y a de genres de principats et de quelles façons on les acquiert
[1] Tous les états, toutes les seigneuries qui ont eu et ont un commandement sur
les hommes, ont été et sont soit des républiques soit des principats. [2] Les principats
sont soit héréditaires, quand leurs princes ont été depuis longtemps du sang de leur
seigneur, soit nouveaux. [3] Les nouveaux sont soit nouveaux en tout, comme le fut
Milan pour Francesco Sforza, soit ils sont comme des membres ajoutés à l’état
héréditaire du prince qui les acquiert, comme l’est le royaume de Naples pour le roi
d’Espagne. [4] Ces seigneuries ainsi acquises sont soit accoutumés à vivre sous un
prince, soit habituées à être libres ; et elles s’acquièrent soit avec les armes d’autrui soit
avec ses propres armes, soit par fortune soit par vertu.
II
4
De principatibus hereditariis
Des principats héréditaires
[1] Je laisserai de côté la discussion sur les républiques, parce que j’en ai discuté
longuement une autre fois. [2] Je me tournerai seulement vers le principat, et je
m’emploierai à retisser la trame susdite, et je disputerai comment ces principats se
peuvent gouverner et maintenir.
[3] Je dis donc que, dans les états héréditaires, accoutumés à des princes du
même sang, il y a de bien moindres difficultés à se maintenir que dans les nouveaux,
parce qu’il leur suffit seulement de ne pas sortir des ordres de leurs ancêtres et puis de
temporiser avec les événements; de sorte que si un tel prince fait preuve d’une industrie
ordinaire, il se maintiendra toujours dans son état, s’il n’y a pas de force extraordinaire
et excessive qui l’en prive ; et quand bien même il en serait privé, à la moindre traverse
que connaîtra l’occupant, il l’acquiert de nouveau.
4] Nous avons en Italie, in exemplis, le duc de Ferrare qui n’a soutenu les
assauts des Vénitiens en ‘84 et ceux du pape Jules en ‘10 que pour la seule raison que sa
seigneurie était antique. [5] En effet, le prince naturel a de moindres raisons et de
moindres nécessités d’offenser: d’où il faut bien qu’il soit plus aimé ; et si des vices
extraordinaires ne le font pas haïr, il est raisonnable que les siens lui veuillent
naturellement du bien. [6] Et dans l’antiquité et la continuité de sa seigneurie,
s’éteignent la mémoire et les raisons des innovations : toujours, en effet, une mutation
laisse une pierre d’attente pour l’édification de la suivante.
III
De principatibus mixtis
Des principats mixtes
[1] Mais c’est dans le principat nouveau que se tiennent les difficultés. Et en
premier lieu — s’il n’est pas nouveau en tout, mais qu’il est comme un membre d’un
ensemble que l’on peut appeler presque mixte —, ses variations naissent de prime abord
d’une difficulté naturelle qu’il y a dans tous les principats nouveaux : à savoir que les
hommes changent volontiers de seigneur en croyant aller vers le mieux ; et cette
croyance leur fait prendre les armes contre ce dernier ; ce en quoi ils se trompent
puisque par la suite ils voient d’expérience qu’ils sont allés vers le pire. [2] Ceci dépend
d’une autre nécessité naturelle et ordinaire, qui fait que l’on est toujours contraint
d’offenser ceux dont on devient le nouveau prince, et par des gens de guerre, et par un
nombre infini d’autres dommages qu’entraîne une nouvelle acquisition : [3] de sorte
que tu as pour ennemis tous ceux que tu as offensés en occupant ce principat, et tu ne
peux garder pour amis ceux qui t’y ont mis, parce que tu ne peux les satisfaire comme
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ils l’avaient supposé, et parce que tu ne peux user à leur encontre de médicaments
puissants, puisque tu es leur obligé; en effet, même si quelqu’un a des armées très
fortes, il a toujours besoin de la faveurs des gens de la province pour entrer dans cette
province. [4] Voilà les raisons pour lesquelles Louis XII roi de France occupa aussitôt
Milan et aussitôt la perdit, et, la première fois, les forces propres de Ludovic suffirent à
la lui enlever : en effet, ces mêmes peuples qui lui avaient ouvert les portes, se voyant
trompés quant à leur opinion et quant au bien futur qu’ils avaient supposé, ne pouvaient
supporter les ennuis causés par le nouveau prince.
[5] Il est bien vrai que, lorsqu’on les acquiert ensuite pour la seconde fois, les
pays qui se sont rebellés se perdent avec plus de difficulté : en effet le seigneur
saisissant l’occasion de la rébellion est moins circonspect pour assurer sa sécurité, en
punissant les criminels, en dénonçant les suspects, en prenant des mesures là où il est le
plus faible. [6] De la sorte, si, pour faire perdre Milan à la France, il suffit, la première
fois, d’un duc Ludovic qui faisait du bruit sur les confins, pour la lui faire perdre la
seconde fois, il fallut qu’il eût contre lui le monde entier et que ses armées fussent
anéanties ou chassées d’Italie; ce qui naquit des raisons susdites. [7] Néanmoins, la
première comme la seconde fois, elle lui fut enlevée. Les raisons universelles de la
première ont été examinées; il reste donc à dire celles de la seconde; et à voir quels
remèdes il avait et lesquels peut avoir quelqu’un qui serait dans les mêmes termes que
lui, pour pouvoir mieux maintenir son acquis que ne le fit la France.
[8] Je dis de ce fait que, si les états acquis s’ajoutent à un état ancien de celui qui
acquiert, soit ils sont de la même province et de la même langue, soit ils ne le sont pas.
[9] Quand ils le sont, il est très facile de les tenir, surtout quand ils ne sont pas habitués
à vivre libres : et pour les posséder de façon sûre, il suffit d’avoir éteint la lignée du
prince qui en avait la seigneurie ; en effet, comme, pour les autres choses, on maintient
les vieilles conditions et qu’il n’y a pas de dissemblance dans les coutumes, les hommes
vivent paisiblement, comme cela s’est fait, on l’a vu, pour la Bourgogne, la Bretagne, la
Gascogne et la Normandie qui sont restées si longtemps avec la France: et bien qu’il y
ait quelques dissemblances de langue, néanmoins leurs coutumes sont semblables et
elles peuvent aisément s’accorder entre elles. [10] Et ceux qui les acquièrent, s’ils
veulent les tenir, doivent avoir égard à deux choses : la première, que soit éteint le sang
de leur ancien prince; l’autre, n’altérer ni leurs lois ni leurs impôts ; tant et si bien qu’en
un temps très bref, l'ancien principat ne forme qu’un seul corps avec elles.
[11] Mais quand on acquiert des états dans une province qui présente des
dissemblances dans la langue, les coutumes et les ordres, là sont les difficultés et là il
faut avoir une grande fortune et une grande industrie pour les tenir. [12] Et l’un des
remèdes les plus grands et les plus vivaces serait que celui qui les acquiert allât y
habiter en personne : cela rendrait plus sûre et plus durable cette possession, comme l’a
fait le Turc pour la Grèce ; malgré tous les autres ordres qu’il adopta pour tenir cet état,
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s’il n’était allé y habiter, il n’était pas possible qu’il le tînt. [13] En effet, en y restant,
on voit naître les désordres et tu peux vite y remédier ; en n’y restant pas, on les
apprend quand ils sont grands et qu’il n’y a plus de remèdes. En outre, la province n’est
pas dépouillée par tes officiers ; les sujets sont satisfaits de pouvoir recourir à un prince
qui est proche ; ils ont donc plus de raisons de l’aimer s’ils veulent être bons et de le
craindre, s’ils veulent être autrement ; tout étranger qui voudrait attaquer cet état est
plus circonspect ; tant et si bien qu’en y habitant, il ne peut le perdre qu’avec de très
grandes difficultés.
[14] Un autre des meilleurs remèdes est d’envoyer des colonies en un ou deux
lieux, qui soient comme des compedes pour cet état : en effet, il est nécessaire soit de
faire ceci, soit d’y tenir nombre d’hommes d’armes et de fantassins. [15] Dans les
colonies, on ne dépense pas beaucoup ; et sans dépenser, ou à peu de frais, il y envoie
ses gens et les y maintient ; et il n’offense que ceux à qui il enlève leurs champs et leurs
maisons pour les donner aux nouveaux habitants et qui ne sont qu’une partie minime de
cet état; [16] et ceux qu’il offense, puisqu’ils sont dispersés et pauvres, ne peuvent
jamais lui nuire ; et tous les autres sont, d’une part, inoffensifs — ce qui devrait les
apaiser — et, de l’autre, ont peur de faire des erreurs, de crainte qu’il n’en aille d’eux
comme de ceux qui ont été dépouillés. [17] Je conclus que ces colonies ne coûtent rien,
sont plus fidèles, qu’on y offense moins et que les offensés ne peuvent nuire, étant
pauvres et dispersés, comme cela a été dit. [18] Ce pourquoi il faut remarquer que l’on
doit soit flatter les hommes, soit les anéantir; en effet ils se vengent des offenses
légères, mais avec les graves, ils ne le peuvent pas ; aussi l’offense que l’on fait à
l’homme doit être de telle sorte qu’elle n’ait pas à craindre une vengeance. [19] Mais si
au lieu des colonies, il y tient des hommes d’armes, il dépense bien davantage, et doit
consumer dans cette garde toutes les entrées de cet état, de sorte que cette acquisition se
change en perte ; et il commet beaucoup plus d’offenses parce qu’il nuit à cet état tout
entier, en transférant son armée de logis en logis ; et cette peine, tous la ressentent et
chacun devient son ennemi : et ce sont des ennemis qui peuvent lui nuire, car, bien que
battus, ils sont chez eux. [20] De tout côté, donc, cette garde-là est inutile, tout comme
celle qu’assurent les colonies est utile.
[21] Celui qui est dans une province qui, comme cela a été dit, présente des
dissemblances doit aussi se faire le chef et le défenseur des voisins moins puissants et
s’ingénier à affaiblir les puissants de cette province et se garder qu’à la suite d’un
événement quelconque, n’y entre un étranger aussi puissant que lui : et il adviendra
toujours qu’il y sera mis par ceux qui y seront mécontents, soit par excès d’ambition
soit par peur, comme on vit autrefois les Etoliens mettre les Romains en Grèce — et
dans chacune des provinces où ils entrèrent, ils y furent mis par les gens de la province.
[22] Et l’ordre des choses fait que, sitôt qu’un étranger puissant entre dans une
province, tous ceux qui y sont les moins puissants s’attachent à lui, poussés par l’envie
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qu’ils éprouvent envers qui a été plus puissant qu’eux : tant et si bien que, eu égard à
ces gens moins puissants, il n’a pas à faire le moindre effort pour les gagner, car
aussitôt tous ensemble font volontiers masse avec l’état qu’il y a acquis. [23] Il doit
seulement penser à ce qu’ils ne prennent pas trop de forces ni trop d’autorité, et il peut
aisément, avec ses forces et avec leur soutien, abaisser ceux qui sont puissants pour
rester, en tout, l’arbitre de cette province ; et celui qui ne gouvernera pas bien cette part
des choses, perdra vite ce qu’il aura acquis et, tant qu’il le tiendra, il y trouvera
d’infinies difficultés et ennuis.
[24] Les Romains, dans les provinces qu’ils prirent, observèrent bien tout cela :
ils envoyèrent des colonies, rallièrent les moins puissants sans faire croître leur
puissance, abaissèrent les puissants et n’y laissèrent pas grandir la réputation des
puissants étrangers. [25] Et je veux que me suffise le seul exemple de la province de
Grèce : ils se concilièrent Achéens et Etoliens, le royaume des Macédoniens fut abaissé,
Antiochus fut chassé, et jamais les mérites des Achéens et des Etoliens ne firent qu’ils
leur permissent d’accroître de quelque façon leur état, et les persuasions de Philippe ne
les induisirent pas à être ses amis sans l’abaisser, et la puissance d’Antiochus ne put
faire qu’ils lui consentissent de tenir, dans cette province, le moindre état. [26] En effet
les Romains firent dans ces cas-là ce que tous les princes sages doivent faire : ceux-ci
ne doivent pas seulement prendre garde aux scandales présents, mais aussi aux futurs, et
mettre toute leur industrie à y obvier ; en effet, si on les voit à l’avance et de loin, on y
remédie facilement, mais si tu attends qu’ils s’approchent de toi, le médicament n’arrive
pas à temps, parce que la maladie est devenue incurable ; [27] et il en va de celle-là
comme de ce que disent les médecins du phtisique : au début, ce mal est facile à soigner
et difficile à reconnaître ; mais, au fil du temps, si on ne l’a ni reconnu ni soigné à ses
débuts, il devient facile à reconnaître et difficile à soigner. [28] Il en va de même dans
les choses de l’état : car, si on les reconnaît de loin — ce qui n’est donné qu’à un
homme prudent — les maux qui naissent en lui se guérissent vite ; mais quand, parce
qu’on ne les a pas reconnus, on les laisse croître de sorte que chacun les reconnaît, il
n’y a plus de remède.
[29] Aussi les Romains, comme ils virent de loin les inconvénients, y
remédièrent-ils toujours, et ne les laissèrent jamais courir, même pour fuir une guerre,
parce qu’ils savaient qu’on n’empêche pas la guerre mais qu’on la diffère à l’avantage
d’autrui : c’est pourquoi ils voulurent faire la guerre en Grèce contre Philippe et
Antiochus, pour ne pas avoir à la faire contre eux en Italie ; or, ils pouvaient à ce
moment-là fuir l’une et l’autre, ce qu’ils ne voulurent pas. [30] Et jamais ne leur plut ce
qu’ont chaque jour à la bouche les sages de notre temps, “ il faut jouir du bienfait du
temps ”, mais leur plut davantage celui de leur vertu et de leur prudence, car le temps
chasse devant lui toute chose et peut apporter avec lui le bien comme le mal et le mal
comme le bien.
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[31] Mais revenons à la France et examinons si, des choses dites, elle en a fait
quelqu’une ; et je parlerai de Louis — et non de Charles — car c’est celui dont on a
mieux vu les mouvements, puisqu’il a tenu plus longtemps des possessions en Italie: et
vous verrez comment il a fait le contraire des choses qui se doivent faire pour tenir un
état dans une province qui présente des dissemblances. [32] Le roi Louis fut mis en
Italie par l’ambition des Vénitiens qui voulurent gagner pour eux la moitié de l’état de
Lombardie grâce à sa venue. [33] Je ne veux pas blâmer le parti pris par le roi : en effet,
voulant commencer à mettre un pied en Italie, et n’ayant pas d'amis dans cette province,
toutes les portes, à cause des comportements du roi Charles, lui étant même fermées, il
se trouva dans la nécessité d’accepter les amitiés qu’il pouvait avoir; et ce parti, pris à
raison, lui aurait réussi, si, dans le maniement des autres affaires, il n’avait fait aucune
erreur. [34] Une fois que le roi eut donc acquis la Lombardie, il regagna aussitôt la
réputation que Charles lui avait enlevée : Gênes céda ; les Florentins devinrent ses amis
; le marquis de Mantoue, le duc de Ferrare, les Bentivoglio, la dame de Forlì, les
seigneurs de Faenza, Rimini, Pesaro, Camerino et Piombino, les Lucquois, les Pisans,
les Siennois, chacun vint à sa rencontre pour être son ami. [35] Et alors les Vénitiens
purent bien voir la témérité du parti qu’ils avaient pris : pour acquérir deux places en
Lombardie, ils firent le roi seigneur des deux tiers de l’Italie.
[36] Que maintenant chacun considère comment le roi pouvait, avec peu de
difficulté, maintenir en Italie sa réputation, s’il avait observé les règles susdites, et
assuré la sécurité et la défense de tous ses amis, qui - parce qu’ils étaient très nombreux,
faibles et avaient peur, les uns de l’Eglise, les autres des Vénitiens - se trouvaient
toujours dans la nécessité de rester avec lui ; et par leur entremise, il pouvait facilement
s’assurer de ceux qui, en Italie, étaient encore grands. [37] Mais lui, à peine fut-il à
Milan qu’il fit le contraire, en apportant son aide au pape Alexandre pour qu’il occupât
la Romagne ; et il ne s’aperçut pas qu’avec cette décision, lui-même devenait faible, en
se privant de ses amis et de ceux qui s’étaient jetés dans ses bras, et que l’Eglise
devenait grande en ajoutant au spirituel, qui lui donne tant d’autorité, tant de temporel .
[38] Et la première erreur faite, il fut contraint de poursuivre, au point que, pour mettre
une limite à l’ambition d’Alexandre, et pour qu’il ne devînt pas seigneur de Toscane, il
fut contraint de venir en Italie.
[39] Il ne lui suffit pas d’avoir fait devenir l’Eglise grande et de s’être privé de
ses amis : parce qu’il voulait le royaume de Naples, il le partagea avec le roi d’Espagne
; et là où, auparavant, il était l’arbitre de l’Italie, il y mit un compagnon, afin que les
ambitieux de cette province et ceux qui étaient mécontents de lui eussent quelqu’un à
qui recourir; et là où il pouvait laisser en ce royaume un roi qui fût son tributaire, il l’en
retira pour y mettre quelqu’un qui pût l’en chasser. [40] C’est chose vraiment très
naturelle et ordinaire que de désirer acquérir : et, toujours, si les hommes le font quand
ils le peuvent, ils seront loués, ou ne seront pas blâmés ; mais quand ils ne le peuvent
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pas et qu’ils veulent le faire de toute façon, il y a là erreur et blâme. [41] Si la France
pouvait donc avec ses forces attaquer Naples, elle devait le faire ; si elle ne le pouvait
pas, elle ne devait pas partager ; et si le partage de la Lombardie qu’elle fit avec les
Vénitiens, mérita quelque excuse, parce qu’elle avait mis ainsi le pied en Italie, celui-ci
mérite un blâme parce qu’il n’est pas excusé par cette nécessité.
[42] Louis avait donc fait ces cinq erreurs : avoir anéanti les moins puissants ;
avoir accru en Italie la puissance d’un puissant ; y avoir mis un étranger très puissant ;
ne pas être venu y habiter ; ne pas y avoir mis de colonies. [43] Ces erreurs-là, tant qu’il
vivait, pouvaient malgré tout ne pas lui nuire, s’il n’avait fait la sixième, à savoir ôter
leur état aux Vénitiens. [44] En effet, s’il n’avait pas fait devenir l’Eglise grande, ni mis
l’Espagne en Italie, il était, au vrai, raisonnable et nécessaire de les abaisser ; mais
puisqu’il avait pris ces deux premiers partis, il ne devait jamais consentir à leur ruine,
car ceux-ci étant puissants, ils auraient toujours tenu les autres éloignés de toute
entreprise en Lombardie, tant parce que les Vénitiens ne l’auraient pas acceptée sans
devenir eux-mêmes seigneurs de Lombardie, tant parce que les autres n’auraient pas
voulu l’ôter à la France pour la leur donner ; et quant à se heurter aux deux ensemble,
les autres n’en auraient pas eu le cœur.
[45] Et si quelqu’un disait que le roi Louis céda la Romagne à Alexandre et le
Royaume à l’Espagne pour fuir une guerre, je réponds par les raisons dites plus haut, à
savoir qu’on ne doit jamais laisser courir un désordre pour fuir une guerre, parce qu’on
ne la fuit pas mais qu’on la diffère à son désavantage. [46] Et si certains autres
alléguaient la foi que le roi avait donnée au pape — mener en son nom cette entreprise
en échange de la dissolution de son mariage et du chapeau pour Rouen — je réponds
par ce que moi-même je dirai ci-après sur la foi des princes et comment on doit
l’observer.
[47] Le roi Louis a donc perdu la Lombardie parce qu’il n’a observé aucun des
points observés par d’autres qui ont pris des provinces et ont voulu les tenir ; et il n’y a
là aucun miracle, mais rien que de très ordinaire et raisonnable. [48] Et je parlai de cette
matière à Nantes avec Rouen, quand le Valentinois — puisque c’est ainsi qu’était
appelé communément César Borgia, fils du pape Alexandre — occupait la Romagne ;
en effet, comme le cardinal de Rouen me disait que les Italiens n’entendaient rien à la
guerre, je lui répondis, quant à moi, que les Français n’entendaient rien à l’état, car, s’ils
s’y entendaient, ils ne laisseraient pas l’Eglise s’élever à une telle grandeur. [49] Et
d’expérience, on a vu qu’en Italie la grandeur de celle-ci et de l’Espagne a été causée
par la France, et que la ruine de cette dernière a été causée par celles-là. [50] D’où on
tire une règle générale qui jamais, ou rarement, ne fait faute : quiconque est cause qu’un
autre devienne puissant court à sa ruine ; en effet, cette puissance, il en est cause soit
par son industrie soit par sa force, or, l’une et l’autre de ces deux-là sont suspectes à qui
est devenu puissant.
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IV
Cur Darii regnum, quod Alexander occupaverat,
a successoribus suis post Alexandri mortem non defecit.
Pourquoi le royaume de Darius, qu’Alexandre avait occupé,
ne se rebella pas contre ses successeurs après la mort d’Alexandre.
[1] Une fois considérées les difficultés que l’on a à tenir un état nouvellement
occupé, quelqu’un pourrait s’étonner et se demander comment donc Alexandre le Grand
devint seigneur de l’Asie en quelques années et mourut à peine l’eut-il occupée ; d’où il
paraissait raisonnable que cet état tout entier se rebellât ; néanmoins, les successeurs
d’Alexandre s’y maintinrent et n’eurent à le tenir d’autre difficulté que celle qui naquit
entre eux-mêmes, de leur propre ambition. [2] Je réponds que l’on constate que les
principats dont on garde mémoire sont gouvernés de deux façons différentes : soit par
un prince, et tous les autres sont des serviteurs qui, en tant que ministres, par grâce et
concession du prince, aident à gouverner ce royaume ; soit par un prince et par des
barons qui, non par la grâce de leur seigneur, mais par l’antiquité de leur sang, tiennent
leur rang. [3] Ces barons-là ont leurs propres états et sujets qui les reconnaissent pour
seigneurs et ont pour eux une affection naturelle. [4] Dans les états qui se gouvernent
par un prince et par des serviteurs, le prince a plus d’autorité car, dans toute la province,
il n’est pas d’homme qui reconnaisse pour supérieur d’autre que lui ; et s’ils obéissent à
quelqu’un d’autre, ils le font car il est ministre et officier, alors qu’au prince ils portent
un amour particulier.
[5] Les exemples de ces deux différents gouvernements sont, de notre temps, le
Turc et le roi de France. [6] Toute la monarchie du Turc est gouvernée par un seul
seigneur : les autres sont ses serviteurs ; et, divisant son royaume en sandjacs, il y
envoie des administrateurs différents et les change et les permute comme il lui semble.
[7] Mais le roi de France est placé au milieu d’une nombreuse et ancienne compagnie
de seigneurs, qui, dans cet état, sont reconnus par leurs sujets et aimés par eux : ils ont
leurs prérogatives, que le roi ne peut leur ôter sans se mettre en péril. [8] Qui donc
considère l’un et l’autre de ces états, constatera qu’il y a des difficultés à acquérir l’état
du Turc, mais, dès lors qu’il a été vaincu, une grande facilité à le tenir. [9] De même il
constatera, à l’inverse, qu’à bien des égards, il y a plus de facilité à occuper le royaume
de France, mais une grande difficulté à le tenir.
[10] Les raisons des difficultés à occuper le royaume du Turc tiennent à ce que
l’on ne peut être appelé par les princes de ce royaume, ni espérer pouvoir, grâce à la
rébellion de ceux qu’il a autour de lui, faciliter ton entreprise, ce qui naît des raisons
susdites : en effet, puisqu’ils sont tous ses esclaves et ses obligés, ils ne peuvent être
corrompus qu’avec plus de difficulté, et, quand bien même on les corromprait, on ne
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peut en espérer grand-chose d’utile, puisqu’ils ne peuvent entraîner avec eux les
peuples pour les raisons évoquées. [11] De ce fait, il est nécessaire que celui qui attaque
le Turc pense qu’il va le trouver toujours uni, et il lui faut espérer davantage dans ses
propres forces que dans les désordres d’autrui. [12] Mais s’il était vaincu, et mis en
déroute en rase campagne de sorte qu’il ne puisse refaire ses armées, il n’y a plus à
craindre que le sang du prince : quand il est éteint, il ne reste personne dont il faille
avoir peur puisque les autres n’ont pas de crédit auprès des peuples ; et de même que le
vainqueur, avant sa victoire, ne pouvait rien espérer d’eux, de même, après celle-ci, il
ne doit pas avoir peur d’eux.
[13] C’est le contraire qui advient dans les royaumes gouvernés comme la
France : en effet, tu peux y entrer avec facilité, en gagnant à toi quelques barons du
royaume, parce qu’on trouve toujours des mécontents et des gens qui désirent innover.
[14] Ces gens-là, pour les raisons dites, peuvent t’ouvrir la voie vers cet état et faciliter
ta victoire : celle-ci, ensuite, si tu veux te maintenir, entraîne avec elle des difficultés
infinies, tant avec ceux qui t’ont aidé qu’avec ceux que tu as écrasés. [15] Et il ne te
suffit pas d’éteindre le sang du prince, car il reste ces seigneurs qui se mettent à la tête
des nouveaux changements : et ne pouvant ni les contenter ni les anéantir, tu perds cet
état dès que l’occasion s’en présente.
[16] Maintenant, si vous considérez de quelle nature était le gouvernement de
Darius, vous constaterez qu’il est semblable au royaume du Turc ; et c’est pourquoi il
fut nécessaire à Alexandre d’abord de le heurter de front et de lui ôter la maîtrise du
terrain. [17] Après cette victoire, Darius ayant été tué, Alexandre s’assura tout à fait de
cet état pour les raisons ci-dessus examinées ; et ses successeurs, s’ils étaient restés
unis, pouvaient en jouir oisivement ; et, dans ce royaume, les seuls tumultes qui
naquirent furent ceux qu’eux-mêmes suscitèrent. [18] Mais les états ordonnés comme la
France, il est impossible de les posséder aussi paisiblement. [19] De là naquirent les
nombreuses rébellions de l’Espagne, de la France et de la Grèce contre les Romains, à
cause des nombreux principats qu’il y avait dans ces états : tant que dura leur mémoire,
Rome ne fut jamais certaine de les posséder. [20] Mais quand leur mémoire fut éteinte
par la puissance et la continuité de l’Empire, ils furent assurés de leur possession ; et,
qui plus est, par la suite, chacun de ceux qui se combattaient put entraîner derrière lui
une partie de ces provinces, selon l’autorité qu’il y avait acquise ; et celles-ci, comme le
sang de leurs anciens seigneurs était éteint, ne reconnaissaient que les Romains. [21]
Une fois donc considérées toutes ces choses, personne ne s’étonnera de la facilité qu’eut
Alexandre pour tenir l’état d’Asie et des difficultés qu’ont eu les autres pour conserver
ce qu’ils avaient acquis, tel Pyrrhus et bien d’autres : ce qui n’est pas né de ce que le
vainqueur ait eu peu ou beaucoup de vertu mais de la dissemblance des sujets.
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V
Quomodo administrandae sunt civitates vel principatus qui ante quam occuparentur
suis legibus vivebant
De quelle façon faut-il administrer les cités ou les principats qui, avant d’être occupés,
vivaient sous leurs lois.
[1] Quand ces états que l’on acquiert comme il est dit, sont accoutumés à vivre
sous leurs lois et en liberté, et que l’on veut les tenir, il y a trois façons de faire : [2] la
première, n’en laisser que des ruines ; une autre, aller y habiter en personne ; la
troisième, les laisser vivre sous leurs lois, tirant d’eux un tribut et créant en leur sein un
état de quelques-uns, qui puisse te conserver son amitié : [3] en effet, cet état étant créé
par ce prince-là, il sait qu’il ne peut rester en place sans son amitié et sa puissance et
qu’il doit tout faire pour le maintenir. Et une cité habituée à vivre libre se tient plus
facilement par l’entremise de ses citoyens que de tout autre façon, si on veut la
préserver.
[4] In exemplis, il y a les Spartiates et les Romains. Les Spartiates tinrent
Athènes et Thèbes, en y créant un état de quelques-uns ; tamen ils les perdirent. [5] Les
Romains, pour tenir Capoue, Carthage et Numance, les détruisirent, et ne les perdirent
pas ; ils voulurent tenir la Grèce presque comme la tinrent les Spartiates, en la rendant
libre et en lui laissant ses lois, et ils n’y parvinrent pas: à tel point qu’ils furent
contraints de détruire maintes cités de cette province pour la tenir. [6] Car, en vérité, il
n’est pas de façon sûre de les posséder, hormis leur ruine ; et qui devient le maître
d’une ville accoutumée à vivre libre et ne la détruit pas, qu’il s’attende à être détruit par
celle-ci : en effet, dans la rébellion, elle a toujours pour refuge le nom de la liberté et ses
ordres anciens que ni longueur de temps, ni bienfaits ne font oublier. [7] Et quoi que
l’on fasse et quelque mesure que l’on prenne, si l’on ne sépare pas ou que l’on ne
disperse pas les habitants, ils n’oublient pas ce nom ni ces ordres et, au moindre
événement, aussitôt, ils y ont recours : c’est ce que fit Pise cent ans après qu’elle eut été
réduite en servitude par les Florentins.
[8] Mais quand les cités ou les provinces sont habituées à vivre sous un prince et
que ceux du même sang ont été anéantis, n’étant pas habitués à obéir, d’un côté, et, de
l’autre, n’ayant pas leur ancien prince, ils ne se mettent pas d’accord entre eux pour en
choisir un et ne savent pas vivre libres : de sorte qu’ils sont plus lents à prendre les
armes et un prince peut, avec plus de facilité, les gagner et s’assurer d’eux. [9] Mais
dans les républiques, il y a plus de vie, une haine plus grande, plus de désir de
vengeance : et la mémoire de l’antique liberté ne les laisse, et ne peut les laisser, en
repos ; de sorte que la voie la plus sûre est de les anéantir ou d’y habiter.
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VI
De principatibus novis qui armis propriis et virtute acquiruntur.
Des nouveaux principats que l’on acquiert par ses propres armes et sa vertu.
[1] Que personne ne s’étonne si, dans les propos que je tiendrai sur les principats
nouveaux en tout — et quant au prince et quant à l’état — j’alléguerai pour ma part de
très grands exemples. [2] En effet, les hommes marchant toujours sur des chemins
battus par d’autres et procédant par imitation dans leurs actions, comme on ne peut tout
à fait rester sur les mêmes chemins qu’autrui, ni égaler la vertu de ceux que tu imites,
un homme prudent doit toujours s’engager sur des chemins battus par de grands
hommes et imiter ceux qui ont été très excellents : afin que, si sa vertu n’y arrive pas,
qu’au moins elle en restitue quelque odeur ; [3] et il doit faire comme les prudents
archers qui, le lieu qu’ils entendent frapper leur paraissant trop lointain, et eux-mêmes
sachant jusqu’où va la vertu de leur arc, visent beaucoup plus haut que le lieu à toucher,
non pour atteindre une telle hauteur avec leur flèche, mais pour pouvoir, à l’aide d’une
visée si haute, parvenir là où tend leur dessein.
[4] Je dis donc que dans les principats nouveaux en tout, où il y aurait un
nouveau prince, on constate qu’il y a plus ou moins de difficulté à les maintenir, selon
qu’est plus ou moins vertueux celui qui les acquiert. [5] Et puisque cet événement —
d’homme privé devenir prince — présuppose soit de la vertu soit de la fortune, il
semble que l’une ou l’autre de ces deux choses puisse adoucir pour partie bien des
difficultés ; néanmoins, celui qui s’est moins appuyé sur la fortune s’est plus maintenu.
[6] Ce qui engendre aussi de la facilité, c’est que le prince soit contraint, parce qu’il n’a
pas d’autres états, de venir en personne y habiter.
[7] Mais, pour en venir à ceux qui, par leur propre vertu, et non par la fortune,
sont devenus princes, je dis que les plus excellents sont Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée
et d’autres semblables. [8] Et bien que, de Moïse, on ne doive pas parler, puisqu’il a été
un pur exécuteur des choses qui lui étaient ordonnées par Dieu, tamen il doit être
admiré solum du fait de cette grâce qui le rendait digne de parler avec Dieu. [9] Mais à
considérer Cyrus et les autres qui ont acquis ou fondé des royaumes, vous constaterez
qu’ils sont tous admirables ; et si l’on considère leurs actions et leurs ordres particuliers,
ils ne paraîtront pas discordants par rapport à ceux de Moïse, qui eut un si grand
précepteur. [10] Et, si on examine leurs actions et leur vie, on ne voit pas qu’ils aient
reçu rien d’autre de la fortune que l’occasion, qui leur donna la matière pour pouvoir y
14
introduire cette forme qui leur parut bonne : et, sans cette occasion, la vertu de leur
esprit se serait éteinte et, sans cette vertu, l’occasion serait venue en vain.
[11] Il était donc nécessaire à Moïse de trouver, en Egypte, le peuple d’Israël
esclave et écrasé par les Egyptiens, afin que, pour échapper à leur servitude, ils se
disposassent à le suivre. [12] Il convenait que Romulus n’eût pas sa place en Albe, qu’il
eût été exposé à sa naissance, si l’on voulait qu’il devînt roi de Rome et fondateur de sa
patrie. [13] Il fallait que Cyrus trouvât les Perses mécontent de l’Empire des Mèdes, et
les Mèdes amollis et efféminés par la longue paix. [14] Thésée ne pouvait pas montrer
sa vertu s’il ne trouvait pas les Athéniens dispersés. [15] De ce fait, ces occasions firent
le bonheur de ces hommes et leur excellente vertu leur fit comprendre cette occasion :
et leur patrie en fut ennoblie et devint très heureuse.
[16] Ceux qui, semblables à ceux-là, deviennent princes par des chemins
vertueux, acquièrent le principat avec difficulté mais c’est avec facilité qu’ils le tiennent
; et les difficultés qu’ils ont à acquérir le principat naissent en partie des nouveaux
ordres et des nouvelles façons qu’ils sont contraints d’introduire pour fonder leur état et
leur sécurité. [17] Et on doit considérer combien il n’est pas de chose plus difficile à
traiter, ni dont la réussite soit plus incertaine, ni plus périlleuse à manier, que d’être à
l’origine de l’introduction de nouveaux ordres. [18] En effet, celui qui les introduit a
pour ennemis tous ceux qui se trouvent bien des ordres anciens, et il a pour tièdes
défenseurs tous ceux qui se trouveraient bien des nouveaux ordres : cette tiédeur naît,
pour partie, de la peur des adversaires qui ont les lois de leur côté, pour partie de
l’incrédulité des hommes qui ne croient pas vraiment les choses nouvelles s’ils n’en
voient pas naître une solide expérience. [19] D’où naît que, chaque fois que ceux qui
sont des ennemis ont l’occasion d’attaquer, ils le font farouchement et les autres se
défendent tièdement : de sorte qu’on périt avec eux.
[20] Il est nécessaire, de ce fait, si l’on veut examiner ce point, de bien peser si
ces innovateurs existent par eux-mêmes ou s’ils dépendent d’autrui ; autrement dit si,
pour mener à bien leur œuvre, il leur faut prier, ou s’ils peuvent forcer les choses. [21]
Dans le premier cas, ils finissent toujours mal et ne mènent rien à terme ; mais quand ils
dépendent d’eux-mêmes et peuvent forcer les choses, alors il est rare qu’ils périssent :
de là naît que tous les prophètes armés vainquirent et que les désarmés allèrent à leur
ruine. [22] En effet, outre les choses dites, la nature des peuples varie et il est facile de
les persuader d’une chose mais il est difficile de rendre ferme cette persuasion : et c’est
pourquoi il convient être ordonné de façon à ce que, quand ils ne croient plus, on puisse
les faire croire par la force. [23] Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n’auraient jamais pu
leur faire observer longtemps leurs constitutions s’ils avaient été désarmés ; comme de
notre temps il advint à frère Jérôme Savonarole qui alla à sa ruine avec ses nouveaux
ordres, lorsque la multitude commença à ne plus le croire ; et lui n’avait pas trouvé la
façon de faire rester fermes ceux qui avaient cru ni de faire croire les incrédules.
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[24] Aussi, de telles gens éprouvent de grandes difficultés pour avancer et tous les
dangers sont sur leur chemin et il convient qu’ils les surmontent par la vertu. [25] Mais
quand ils les ont surmontés, et qu’ils commencent à être vénérés, après avoir anéanti
ceux qui enviaient leurs qualités, ils sont alors puissants, en sécurité, honorés et
heureux.
[26] A ces exemples si hauts je veux ajouter un exemple plus petit ; mais il aura,
au vrai, quelque rapport avec ceux-là et je veux qu’il me suffise pour tous les autres
semblables : il s’agit de Hiéron de Syracuse. [27] Celui-ci, d’homme privé, devint
prince de Syracuse ; lui non plus ne connut rien d’autre de la fortune que l’occasion :
car, les Syracusains étant écrasés, ils le choisirent pour capitaine et, de ce fait, il mérita
d’être fait prince. [28] Et il fut d’une telle vertu, etiam comme homme de condition
privée, que celui qui écrit à son propos dit : “ quod nihil illi deerat ad regnandum
praeter regnum ” [“ que rien ne lui manquait pour régner si ce n’est d’être roi ”]. [29]
Ce dernier anéantit la vieille milice, en mit en ordre une nouvelle, laissa les anciennes
amitiés, en prit de nouvelles ; et lorsqu’il eut des amitiés et des soldats qui fussent à lui,
il put sur un tel fondement édifier tous les édifices, tant et si bien qu’il endura beaucoup
de peines pour acquérir et peu pour maintenir.
VII
De principatibus novis qui alienis armis et fortuna acquiruntur
Des principats nouveaux que l’on acquiert par les armes d’autrui et par la fortune
[1] Ceux qui, d’hommes privés, deviennent princes seulement par la fortune, le
deviennent avec peu de peine, mais il leur en faut beaucoup pour se maintenir ; et ils
n’ont aucune difficulté sur leur chemin parce qu’ils y volent : mais toutes les difficultés
naissent quand ils sont en place. [2] Et c’est le cas quand est concédé un état à
quelqu’un, soit contre de l’argent soit par la grâce de qui le concède : il en alla ainsi
pour beaucoup, en Grèce, dans les cités de l’Ionie et de l’Hellespont, où ils furent faits
princes par Darius afin qu’ils les tinssent pour sa sécurité et sa gloire ; il en alla ainsi
également pour ces empereurs qui, d’hommes privés, parvenaient à l’Empire par la
corruption des soldats.
[3] Ceux-ci existent simplement par la volonté et la fortune de celui qui le leur a
concédé, choses qui sont toutes deux très changeantes et instables ; et ils ne savent ni ne
peuvent tenir ce rang : ils ne savent pas car, si ce n’est pas un homme de grand
entendement et de grande vertu, il n’est pas raisonnable qu’ayant toujours vécu en
homme de condition privée, il sache commander ; ils ne peuvent pas car ils n’ont pas
les forces qui pourraient leur être amies et fidèles. [4] Et puis, les états qui viennent au
jour soudainement, comme toutes les autres choses de la nature qui naissent et croissent
vite, ne peuvent avoir de telles racines et radicelles que le premier temps contraire ne
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les anéantisse pas, - à moins que ces gens-là, qui, comme on l’a dit, sont devenus
princes de façon si soudaine, ne soient d’une vertu si grande qu’ils sachent aussitôt se
préparer à conserver ce que la fortune leur a mis entre les mains, et que ces fondements,
que
les autres ont posés avant de devenir prince, ils les posent ensuite.
[5] Quant à moi, pour l’une et l’autre des façons susdites - devenir prince par
vertu ou par fortune - je veux alléguer deux exemples tirés de ces jours que nous avons
en mémoire : ceux de Francesco Sforza et de Cesare Borgia. [6] Francesco, avec les
moyens qui convenaient, et avec une grande vertu, d’homme privé, devint duc de Milan
; et ce qu’il avait acquis au prix de mille tracas, il le maintint avec peu de peine. [7]
D’autre part, Cesare Borgia, appelé par le commun le duc valentinois, acquit son état
grâce à la fortune de son père et, à cause d’elle, il le perdit, nonobstant que, pour sa
part, il mît tout en œuvre et fît toutes les choses qu’un homme prudent et vertueux
devait faire pour mettre des racines dans ces états que les armes et la fortune d’autrui lui
avaient concédés. [8] En effet, comme on l’a dit plus haut, celui qui ne pose pas ses
fondements auparavant pourrait les poser ensuite avec une grande vertu, bien qu’on les
pose non sans désagrément pour l’architecte ni sans danger pour l’édifice. [9] Si l’on
considère donc tout le cheminement du duc, on verra qu’il a jeté de grands fondements
à sa future puissance ; et j’estime qu’il n’est pas superflu de les examiner parce que je
ne saurais pas, moi, quels meilleurs préceptes donner à un prince nouveau que
l’exemple de ses actions : et si ses ordres ne lui furent pas d’un grand profit ce ne fut
pas sa faute car cela naquit d’une extraordinaire et extrême malignité de la fortune.
[10] Alexandre VI, dans sa volonté de faire grand le duc son fils, avait bien des
difficultés, présentes et à venir. [11] En premier lieu, il ne voyait aucun chemin possible
pour le faire seigneur de quelque état qui ne fût pas un état de l’Eglise ; quant à s’aviser
de prendre ce qui était à l’Eglise, il savait que le duc de Milan et les Vénitiens n’y
consentiraient pas, puisque Faenza et Rimini étaient déjà sous la protection des
Vénitiens. [12] Il voyait, en outre, que les armes d’Italie, et, en l’espèce, celles dont il
aurait pu se servir, étaient entre les mains de ceux qui devaient craindre la grandeur du
pape — et il ne pouvait donc pas s’y fier — puisqu’elles étaient toutes aux Orsini et aux
Colonna et à leurs complices. [13] Il était donc nécessaire de troubler cet ordre-là et de
mettre en désordre les états d’Italie pour pouvoir se faire, de façon sûre, le seigneur
d’une partie d’entre eux. [14] Ce qui lui fut aisé, car il trouva les Vénitiens qui, mus par
d’autres motifs, s’étaient avisés de faire repasser les Français en Italie ; non seulement il
ne dit rien contre cela mais il le facilita par la dissolution de l’ancien mariage du roi
Louis.
[15] Le roi passa donc en Italie avec l’aide des Vénitiens et le consentement
d’Alexandre et il ne fut pas plus tôt dans Milan que le pape obtint de lui des gens pour
l’entreprise de Romagne ; laquelle lui fut permise par la réputation du roi. [16] Donc,
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après avoir acquis la Romagne et abattu les Colonna, s’il voulait préserver celle-ci et
aller de l’avant, le duc en était empêché par deux choses : l’une, ses armes qui ne lui
paraissaient pas fidèles, l’autre, la volonté de la couronne de France ; à savoir que les
armes des Orsini, dont il s’était prévalu, ne lui fissent défaut et non seulement
l’empêchassent d’acquérir mais lui ôtassent ce qu’il avait acquis et que le roi ne fît lui
aussi la même chose. [17] Pour les Orsini, il en eut une preuve quand, après la prise de
Faenza, il attaqua Bologne car il les vit monter à l’assaut avec froideur ; quant au roi, il
comprit ce qu’il avait à l’esprit quand, après avoir pris le duché d’Urbin, il attaqua la
Toscane, entreprise à laquelle le roi le fit renoncer.
[18] Aussi le duc décida-t-il de ne plus dépendre des armes et de la fortune
d’autrui ; et, comme première chose, il affaiblit les partis des Orsini et des Colonna à
Rome ; en effet, tous leurs partisans qui étaient gentilshommes, il les gagna en les
faisant ses propres gentilshommes et en leur donnant de grandes pensions ; et il leur
conféra des honneurs, selon leurs qualités, en leur donnant commandements et
gouvernements ; de sorte qu’en quelques mois, dans leurs esprits, leur affection pour
leur parti s’éteignit et se tourna toute vers le duc. [19] Après cela, il attendit l’occasion
d’anéantir les chefs des Orsini après avoir dispersé ceux de la maison des Colonna : elle
vint bien à propos, et il en usa mieux encore. [20] En effet, les Orsini, s’étant aperçus,
bien tard, que la grandeur du duc et de l’Eglise était leur propre ruine, firent une diète à
la Magione, sur le territoire de Pérouse ; de là naquirent la rébellion d’Urbin, les
tumultes de Romagne et d’infinis périls pour le duc qui les surmonta tous avec l’aide
des Français. [21] Et, ayant retrouvé sa réputation, et ne se fiant ni à la France ni aux
autres forces extérieures, pour ne pas avoir à les mettre à l’épreuve, il se tourna vers les
tromperies ; et il sut si bien dissimuler ce qu’il avait à l’esprit que les Orsini, par
l’entremise du seigneur Paolo, se réconcilièrent avec lui — avec ce dernier, il ne
négligea aucune espèce de faveurs pour le rassurer, lui donnant argent, vêtements et
chevaux — tant et si bien que leur simplicité les conduisit à Sinigaglia entre ses mains.
[22] Ayant donc anéanti ces chefs et conduit leurs partisans à être ses amis, le
duc avait jeté de très bons fondements pour sa puissance, puisqu’il avait toute la
Romagne avec le duché d’Urbin et qu’il lui semblait, surtout, avoir acquis l’amitié de la
Romagne et s’être gagné tous ces peuples, car ils avaient commencé à goûter leur bienêtre. [23] Et parce que c’est un point qui est digne d’être connu et imité par d’autres, je
ne veux pas le laisser de côté. [24] Quand le duc eut pris la Romagne et constaté qu’elle
avait été commandée par des seigneurs impuissants qui avaient dépouillé leurs sujets
plutôt qu’ils ne les avaient corrigés, qui leur avaient donné matière à désunion et non à
union, au point que cette province était toute pleine de brigandages, de querelles et de
toute autre espèce d’insolence, il jugea qu’il était nécessaire, si on voulait la ramener à
la paix et à l’obéissance au bras royal, de lui donner un bon gouvernement ; et c’est
pourquoi il y préposa messire Rimirro de Orco, homme cruel et expéditif, auquel il
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donna pouvoir plein et entier. [25] Celui-ci, en peu de temps, la ramena à la paix et à
l’union, gagnant ainsi une très grande réputation. [26] Ensuite, le duc estima qu’une
autorité si excessive n’était pas nécessaire, car il craignait qu’elle ne devînt odieuse, et
il établit un tribunal civil au milieu de la province, avec un président très excellent, où
chaque cité avait son avocat. [27] Et puisqu’il savait que les rigueurs passées avaient
engendré quelque haine à son égard, pour purger les esprits de ces peuples et les gagner
tout à fait, il voulut montrer que, si quelque cruauté s’était ensuivie, elle n’avait pas été
causée par lui, mais par la cruelle nature de son ministre. [28] Et tirant occasion de cela,
un matin, à Cesena, il le fit mettre en deux morceaux sur la place, avec un billot de bois
et un couteau ensanglanté à côté de lui : la férocité de ce spectacle fit demeurer ces
peuples en même temps satisfaits et stupéfiés.
[29] Mais revenons d’où nous partîmes. Je dis que le duc se trouvant très
puissant et s’étant, en partie, assuré face aux dangers présents, parce qu’il s’était armé à
sa façon et qu’il avait anéanti, pour bonne part, ces armes qui, proches de lui, pouvaient
l’attaquer, il lui restait, s’il voulait continuer à acquérir, les égards qu’il devait au roi de
France, car il savait que le roi, qui s’était aperçu tardivement de son erreur, ne l’aurait
pas supporté. [30] Et voilà pourquoi il commença à chercher des amitiés nouvelles et à
vaciller vis-à-vis de la France lors de l’avancée des Français vers le royaume de Naples,
contre les Espagnols qui assiégeaient Gaète ; et il avait à l’esprit de s’assurer contre
eux : ce qui lui aurait vite réussi si Alexandre avait vécu. [31] Voilà la façon dont il se
gouverna quant aux choses présentes.
[32] Mais quant aux futures, il avait à craindre en premier lieu qu’un nouveau
successeur dans l’Eglise ne fût pas son ami et cherchât à lui ôter ce qu’Alexandre lui
avait donné. [33] Il pensa à s’en assurer de quatre façons : premièrement, anéantir tous
ceux du même sang que les seigneurs qu’il avait dépouillés pour enlever au pape une
telle occasion ; deuxièmement, se gagner tous les gentilshommes de Rome, comme on
l’a dit, pour pouvoir grâce à eux mettre un frein au pape ; troisièmement, amener, autant
qu’il le pouvait, le Collège à être de son côté ; quatrièmement, acquérir, avant que le
pape ne mourût, un tel commandement qu’il pût résister par lui-même à un premier
assaut. [34] De ces quatre choses, il en avait, à la mort du pape, mené à bien trois, et la
quatrième l’était presque : en effet, de ces seigneurs qu’il avait dépouillés, il tua tous
ceux qu’il put atteindre, et très peu se sauvèrent ; il s’était gagné les gentilshommes
romains ; et, dans le Collège, il avait un très grand parti ; et, quant aux nouvelles
acquisitions, il avait pour dessein de devenir seigneur de Toscane, possédait déjà
Pérouse et Piombino et avait pris Pise sous sa protection. [35] Et, s’il ne lui avait plus
fallu avoir d’égard pour la France - et déjà il n’avait plus à en avoir parce que les
Français avaient été dépouillés du Royaume par les Espagnols, de sorte que, pour
chacun d’eux, il était nécessaire d’acheter son amitié - il se précipitait dans Pise. [36]
Après quoi, Lucques et Sienne cédaient aussitôt, partie par envie envers les Florentins,
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partie par peur ; et les Florentins n’avaient aucun remède. [37] Et si cela lui avait réussi,
- et cela lui réussissait l’année même où Alexandre mourut - il acquérait tant de force et
une telle réputation qu’il aurait résisté par lui-même et n’aurait plus dépendu de la
fortune et des forces d’autrui mais de sa puissance et de sa vertu.
[38] Mais Alexandre mourut cinq ans après que lui-même eut commencé à tirer
l’épée : il le laissa alors que seul l’état de Romagne était consolidé, que tous les autres
étaient en l’air, pris entre deux très puissantes armées ennemies, et qu’il était lui-même
malade à en mourir. [39] Et il y avait chez le duc tant de fougue et tant de vertu et il
savait si bien comment il faut gagner ou perdre les hommes et les fondements qu’il
avait jetés en si peu de temps étaient si solides que, s’il n’avait pas eu ces armées-là
contre lui ou s’il avait été valide, il aurait résisté à toutes les difficultés.
[40] Et que ses fondements fussent bons, on le vit : en effet, la Romagne
l’attendit plus d’un mois ; à Rome, encore qu’à moitié vivant, il put rester en sécurité et,
bien que les Baglioni, les Vitelli et les Orsini vinssent à Rome, ils ne rallièrent personne
contre lui ; et s’il ne put faire pape celui qu’il voulut, du moins put-il faire que ne le fût
pas celui dont il ne voulait pas. [41] Mais, si, à la mort d’Alexandre, il avait été valide,
chaque chose lui était facile : et lui-même me dit, les jours où Jules II fut élu, qu’il avait
pensé à ce qui pouvait naître lorsque son père mourrait et qu’à tout il avait trouvé un
remède, hormis qu’il ne pensa jamais qu’au moment de cette mort il serait lui aussi sur
le point de mourir.
[42] Ayant donc, pour ma part, recueilli toutes les actions du duc, je ne saurais
le reprendre : il me paraît même qu’il convient, comme je l’ai fait, de le donner à imiter
à tous ceux qui, par la fortune et avec les armes d’autrui, se sont élevés au
commandement ; parce que lui qui avait l’âme grande et une haute intention ne pouvait
se gouverner autrement : et à ses desseins, seuls s’opposèrent la brièveté de la vie
d’Alexandre et sa propre maladie. [43] Celui, donc, qui juge nécessaire dans son
principat nouveau de s’assurer de ses ennemis et de se gagner des amis ; de vaincre par
la force ou par la fraude ; de se faire aimer et craindre des peuples, suivre et révérer par
ses soldats ; d’anéantir ceux qui peuvent ou doivent t’attaquer ; de renouveler les ordres
anciens par de nouvelles façons ; d’être sévère et agréable, magnanime et libéral ;
d’anéantir la milice qui n’est pas fidèle, d’en créer une nouvelle ; de maintenir les
amitiés des rois et des princes de façon à ce qu’ils doivent te faire du bien de bonne
grâce ou t’offenser avec circonspection, celui-là ne peut trouver d’exemples plus frais
que les actions de cet homme.
[44] On ne peut l’accuser que pour l’élection du pape Jules dans laquelle le duc
fit un mauvais choix. [45] En effet, comme on l’a dit, s’il ne pouvait faire un pape à sa
façon, il pouvait empêcher que quelqu’un ne fût pape ; et il ne devait jamais consentir
au pontificat d’un des cardinaux qu’il eût offensé ou qui, devenu pape, dût avoir peur de
lui : parce que les hommes offensent ou par peur ou par haine. [46] Ceux que lui-même
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avait offensé étaient, parmi les autres, Saint-Pierre-aux-liens, Colonna, Saint-Georges,
Ascanio ; tous les autres, une fois devenus papes, devaient le craindre, hormis Rouen et
les Espagnols : ceux-ci, du fait de l’attachement et des obligations, celui-là du fait de sa
puissance, puisqu’il avait à ses côtés le royaume de France. [47] Aussi le duc devait-il,
avant toute chose, faire pape un Espagnol ; et, s’il ne le pouvait, il devait accepter
Rouen et non Saint-Pierre-aux-liens. [48] Et celui qui croit que, chez les grands
personnages, les bienfaits font oublier les vieilles injures se trompe. [49] Le duc fit
donc une erreur dans ce choix et ce fut la raison de sa ruine ultime.
VIII
De his qui per scelera ad principatum pervenere
De ceux qui, par des scélératesses, parvinrent au principat
[1] Mais puisque d’homme privé on devient prince de deux autres façons, qu’on
ne peut attribuer en tout point ou à la fortune ou à la vertu, il me semble qu’il ne faut
pas les laisser de côté, encore que, de l’une des deux, on pourrait discuter plus
amplement si l’on traitait des républiques. [2] Il en est ainsi soit quand, par quelque
voie scélérate et abominable, on s’élève au principat, soit quand un citoyen privé, grâce
à la faveur des autres citoyens, devient prince de sa patrie. [3] Et, pour parler de la
première de ces façons, on montrera ce qu’il en est avec deux exemples, l’un ancien et
l’autre moderne, sans entrer plus avant dans le vif du sujet ; en effet, j’estime qu’ils
suffisent, pour qui serait dans la nécessité de les imiter.
[4] Le Sicilien Agathocle, qui était un homme de condition non seulement
privée, mais infime et méprisable, devint roi de Syracuse. [5] Cet homme, né d’un
potier, mena toujours, dans tous les âges de la vie, une vie scélérate : néanmoins, il
accompagna ses scélératesses par une telle vertu de l’esprit et du corps que, s’étant
tourné vers la milice, il parvint, au fil des grades, à être préteur de Syracuse. [6] Ayant
été placé à ce rang et ayant décidé de devenir prince et de tenir, par la violence et sans
obligation envers autrui, ce qui lui avait été concédé par un accord, il noua des
intelligences pour réaliser ce dessein avec le Carthaginois Amilcar qui, avec ses armées,
combattait en Sicile, puis, un matin, il rassembla le peuple et le sénat de Syracuse,
comme s’il devait délibérer de choses relevant de la république. [7] Et, à un signal
convenu, il fit tuer, par ses soldats, tous les sénateurs et les plus riches du peuple ; une
fois ceux-ci tués, il occupa et tint le principat de cette cité sans aucune controverse
civile. [8] Et, bien qu’il fût par deux fois défait et demum assiégé par les Carthaginois,
non seulement il put assurer la défense de sa cité, mais, ayant laissé partie de ses gens
pour la défendre pendant le siège, il attaqua l’Afrique avec les autres et, en peu de
temps, délivra Syracuse du siège et les Carthaginois en furent réduits à une extrême
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nécessité; et il leur fut nécessaire de passer un accord avec lui, de se contenter de la
possession de l’Afrique et de laisser à Agathocle la Sicile.
[9] Celui qui considérerait donc les actions et la vie de cet homme ne verra
aucune chose, ou bien peu, qu’il puisse attribuer à la fortune puisque, comme il est dit
plus haut, ce n’est pas avec la faveur de qui que ce soit, mais au fil des grades de la
milice, gagnés au prix de mille désagréments et périls, qu’il parvint au principat et s’y
maintint ensuite en embrassant tant de partis courageux et très périlleux. [10] On ne
peut non plus appeler vertu tuer ses concitoyens, trahir ses amis, être sans foi, sans pitié,
sans religion : et de telles façons peuvent faire acquérir le commandement mais non la
gloire. [11] En effet, si l’on considérait la vertu d’Agathocle pour courir sus au danger
et en sortir, et la grandeur de son âme pour supporter et surmonter les adversités, on ne
voit pas pourquoi il devrait être estimé inférieur à n’importe quel capitaine très
excellent ; néanmoins, sa cruauté sauvage et son inhumanité, jointes à un nombre infini
de scélératesses, ne permettent pas qu’il soit célébré parmi les hommes très excellents.
[12] On ne peut donc attribuer à la fortune ou à la vertu ce qui, sans l’une et sans
l’autre, fut obtenu par lui.
[13] De notre temps, sous le règne d’Alexandre VI, Liverotto da Fermo, qui,
plusieurs années auparavant, était resté orphelin de père, fut élevé par un de ses oncles
maternels, nommé Giovanni Fogliani, lequel, dans les premiers temps de sa jeunesse,
lui fit faire ses premières armes sous les ordres de Paolo Vitelli, afin que, imprégné de
cette discipline, il parvînt à quelque grade excellent dans la milice. [14] Puis, après la
mort de Paolo, il alla sous les ordres de Vitellozzo, le frère de ce dernier, et, en très peu
de temps, grâce à son entendement et à sa vigueur de corps et d’esprit, devint le premier
homme de sa compagnie. [15] Et comme ce lui paraissait chose servile de rester sous
autrui, il pensa - avec l’aide de quelques citoyens de Fermo, auxquels était plus chère la
servitude de leur patrie que sa liberté, et avec la ferveur des Vitelli - à s’emparer de
Fermo. [16] Et il écrivit à Giovanni Fogliani qu’ayant été bien longtemps hors de chez
lui, il voulait venir les voir, lui et sa cité, et évaluer, de quelque façon, son patrimoine ;
et parce qu’il n’avait pris tant de peine que pour acquérir de l’honneur, afin que ses
concitoyens vissent qu’il n’avait pas dépensé son temps en vain, il voulait s’en venir de
façon honorable, accompagné par cent cavaliers de ses amis et serviteurs ; et il le priait
de bien vouloir tout ordonner pour qu’il fût reçu honorablement par les gens de Fermo :
ce qui non seulement était à son propre honneur, mais aussi au sien, puisqu’il était son
élève.
[17] Giovanni ne manqua donc à aucun de ses devoirs envers son neveu et le fit
recevoir par les gens de Fermo avec les honneurs ; et Liverotto alla loger dans sa propre
demeure, où, au bout de quelques jours, employés à ordonner secrètement tout ce qui
était nécessaire pour sa future scélératesse, il fit un banquet très solennel auquel il invita
Giovanni Fogliani et tous les principaux hommes de Fermo. [18] Quand furent finis les
22
mets et tous les autres divertissements dont on use en semblables banquets, Liverotto,
artificieusement, lança la discussion sur certaines affaires graves, en parlant de la
grandeur du pape Alexandre et de César son fils ainsi que de leurs entreprises : comme
Giovanni et les autres répondaient à ses propos, lui se leva soudainement en disant que
c’était là des choses dont il fallait discuter en un lieu plus secret ; et il se retira dans une
pièce où Giovanni et tous les autres citoyens le suivirent. [19] Et à peine furent-ils assis
que, de divers lieux secrets de cette pièce, sortirent des soldats qui tuèrent Giovanni et
tous les autres. [20] Après ce meurtre, Liverotto monta à cheval et il courut la ville et il
alla assiéger, dans son palais, la magistrature suprême : si bien que, par peur, ils furent
contraint de lui obéir et de former un gouvernement dont il se fit le prince ; et après
avoir tué tous ceux qui, parce qu’ils étaient mécontents, pouvaient l’attaquer, il se
fortifia par de nouveaux ordres civils et militaires : de sorte que, en l’espace d’un an
durant lequel il tint le principat, non seulement il était en sûreté dans la cité de Fermo,
mais il avait fini par faire peur à tous ses voisins. [21] Et il aurait été aussi difficile de le
déloger qu’Agathocle s’il ne s’était laissé tromper par Cesare Borgia quand, à
Sinigaglia, comme on l’a dit plus haut, celui-ci fit prisonnier les Orsini et les Vitelli : là,
il fut pris lui aussi, et, un an après le parricide commis, en même temps que Vitellozzo,
qu’il avait eu pour maître de ses vertus et de ses scélératesses, il fut étranglé.
[22] Certains pourraient se demander comment il se fit qu’Agathocle — et
quelque autre de ses semblables — après d’infinies trahisons et cruautés, pût vivre
longtemps en sécurité dans sa patrie et se défendre des ennemis de l’extérieur et que ses
concitoyens ne conspirèrent jamais contre lui : puisque bien d’autres, au moyen de la
cruauté, etiam en des temps pacifiques, n’ont pu maintenir leur état, sans même parler
des temps incertains de la guerre. [23] Je crois que ceci provient des cruautés mal
employées ou bien employées. [24] Bien employées peuvent être appelées— si du mal
il est loisible de dire du bien — celles qui se font tout d’un coup, par nécessité de se
mettre en sécurité ; et si ensuite on n’y insiste pas mais qu’on les transforme, autant que
faire se peut, pour la plus grande utilité des sujets. [25] Mal employées sont celles qui,
encore qu’au début il y en ait peu, croissent avec le temps plutôt qu’elles ne s’éteignent.
[26] Ceux qui observent la première façon peuvent trouver, auprès de Dieu et des
hommes, quelque remède pour leur état, comme le fit Agathocle ; quant aux autres, il
est impossible qu’ils se maintiennent.
[27] D’où il faut remarquer qu’en prenant un état, celui qui l’occupe doit bien
examiner toutes les offenses qu’il lui est nécessaire de faire, et les faire toutes d’un
coup, pour ne pas avoir à les renouveler chaque jour, et pouvoir, en ne les renouvelant
pas, rassurer les hommes et les gagner par des bienfaits. [28] Quiconque fait autrement,
soit parce qu’il est timoré soit qu’il prend une mauvaise décision, est toujours dans la
nécessité d’avoir le couteau en main ; il ne peut jamais se reposer sur ses sujets, ceux-ci
ne pouvant jamais, du fait des injures fraîches et continuelles, être rassurés à son
23
propos. [29] En effet, les injures doivent se faire toutes ensemble, afin que, puisqu’on
les goûte moins souvent, elles offensent moins ; les bienfaits doivent être faits peu à
peu, afin qu’on les goûte mieux. [30] Et par dessus tout, un prince doit vivre avec ses
sujets de façon à ce qu’aucun accident, ni en mal ni en bien, ne l’oblige à varier: en
effet, les nécessités venant avec les temps contraires, ce n’est plus le temps du mal, et le
bien que tu fais ne t’est pas utile, car on estime que tu y es forcé et on ne t’en sait aucun
gré.
IX
De principatu civili
Du principat civil
[1] Mais, en venant à l’autre point, quand un citoyen privé, non par scélératesse
ou par quelque autre intolérable violence, mais avec la faveur des autres citoyens,
devient prince dans sa patrie — ce que l’on peut appeler principat civil ; et pour y
parvenir il n’est pas nécessaire d’avoir, en tout et pour tout, vertu ou fortune, mais il y
faut plutôt une ruse fortunée —, je dis qu’on s’élève à ce principat soit avec la faveur du
peuple soit avec celle des grands. [2] En effet, dans toute cité, on trouve ces deux
humeurs différentes : et cela naît de ce que le peuple désire ne pas être commandé ni
écrasé par les grands, et que les grands désirent commander et écraser le peuple : et de
ces deux appétits différents naît dans les cités un de ces trois effets : ou le principat, ou
la liberté ou la licence. [3] Le principat est causé ou par le peuple ou par les grands,
selon que l’un ou l’autre des deux partis en a l’occasion : en effet, quand les grands
voient qu’ils ne peuvent résister au peuple, ils commencent à donner toute la réputation
à l’un d’entre eux et ils le font prince pour pouvoir, à l’ombre de ce dernier, assouvir
leur appétit ; le peuple aussi, quand il voit qu’il ne peut résister aux grands, donne toute
la réputation à quelqu’un et le fait prince, pour être défendu par son autorité.
[4] Celui qui atteint le principat avec l’aide des grands, se maintient avec plus de
difficultés que celui qui le devient avec l’aide du peuple, car ce prince se trouve avec
autour de lui beaucoup de gens qui lui paraissent être ses égaux, et de ce fait il ne peut
ni les commander ni les manier à sa façon. [5] Mais celui qui arrive au principat avec la
faveur populaire, s’y trouve seul, et n’a autour de lui personne — ou bien peu de gens
— qui ne soit prêt à obéir. [6] En outre, on ne peut satisfaire les grands avec honnêteté
et sans injustice envers d’autres, mais on le peut fort bien avec le peuple : en effet, la fin
que poursuit le peuple est plus honnête que celle des grands, car ceux-ci veulent écraser
et celui-là ne pas être écrasé. [7] Praeterea, [“ par ailleurs ”], un prince ne peut jamais
s’assurer du peuple ennemi, car ils sont trop nombreux ; il peut s’assurer des grands, car
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ils sont peu. [8] Le pire qu’un prince puisse attendre du peuple ennemi, c’est d’être
abandonné par lui ; mais s’il a les grands pour ennemis, il ne doit pas seulement
craindre d’être abandonné par eux, mais etiam qu’ils se dressent contre lui : en effet,
comme ils voient mieux et ont plus de ruse, ils ont toujours du temps de reste pour se
sauver et ils cherchent à avoir leur place auprès de celui dont ils espèrent qu’il vaincra.
[9] De plus, le prince est toujours dans la nécessité de vivre avec ce même peuple, mais
il peut fort bien se passer de ces mêmes grands, puisqu’il peut en faire et en défaire
chaque jour, et leur enlever et donner, à sa convenance, la réputation.
[10] Et, pour mieux éclaircir ce point, je dis qu’on doit considérer les grands de
deux façons principalement : ou bien ils se gouvernent et procèdent de telle façon qu’ils
sont, en tout point, les obligés de ta fortune, ou bien non. [11] Ceux qui sont tes obligés
et ne sont pas avides, on doit les honorer et les aimer. [12] Ceux qui ne sont pas tes
obligés, il faut les examiner de deux façons : ou ils le font par pusillanimité et défaut
naturel de courage — alors tu dois t’en servir, surtout de ceux qui sont de bon conseil,
parce que dans la prospérité tu t’en honores et tu n’as pas, dans l’adversité, à les
craindre ; [13] mais, quand c’est par artifice et à cause de leur ambition qu’ils ne sont
pas tes obligés, c’est signe qu’ils pensent plus à eux-mêmes qu’à toi : et de ceux-ci le
prince doit se garder et les craindre comme s’ils étaient des ennemis déclarés, car
toujours, dans l’adversité, ils aideront à sa ruine.
[14] De ce fait, quelqu’un qui deviendrait prince au moyen de la faveur du
peuple, doit le conserver pour ami; ce qui lui sera facile, puisque celui-ci ne demande
rien, sinon de ne pas être écrasé. [15] Mais quelqu’un qui, contre le peuple, deviendrait
prince avec la faveur des grands, doit avant tout autre chose chercher à se gagner le
peuple : ce qui lui sera facile, s’il le prend sous sa protection. [16] Et, puisque les
hommes, quand leur fait du bien celui dont ils croyaient qu’il leur ferait du mal, sont
encore plus les obligés de leur bienfaiteur, le peuple devient aussitôt plus bienveillant à
son égard que s’il avait été conduit au principat grâce à ses faveurs. [17] Et le prince
peut le gagner de bien des façons, à propos desquelles, parce qu’elles varient selon le
sujet, on ne peut donner de règle certaine ; aussi les laisserons-nous de côté. [18] Je
conclurai seulement qu’il est nécessaire à un prince d’avoir le peuple pour ami ;
autrement, il n’a pas de remède dans l’adversité. [19] Nabis, prince des Spartiates,
soutint un siège contre toute la Grèce et une armée romaine toujours victorieuse, et il
défendit contre ces derniers sa patrie et son état ; et il lui suffit seulement, lorsque
survint le danger, de s’assurer de peu de gens : or, s’il avait eu le peuple pour ennemi,
cela ne lui suffisait pas.
[20] Et qu’il n’y ait personne pour repousser mon opinion avec ce proverbe
rabâché : “ Qui fonde sur le peuple fonde sur la boue ” ; en effet, ceci est vrai quand un
citoyen privé y pose ses fondements et veut croire que le peuple le libérerait s’il était
25
écrasé par ses ennemis ou par les magistrats. [21] Dans ce cas, il pourrait souvent être
trompé, comme à Rome les Gracques et à Florence messire Giorgio Scali.
[22] Mais si c’est un prince qui se fonde sur lui, qui puisse commander et soit un
homme de cœur, qui ne s’effraie pas dans l’adversité, qui n’ait pas manqué de tout
préparer et qui, par son courage et ses ordres, donne du cœur à l’universel du peuple, il
ne sera jamais trompé par celui-ci et il verra bien qu’il a jeté de bons fondements.
[23] D’ordinaire, ces principats périssent quand ils sont sur le point de s’élever
de l’ordre civil à l’ordre absolu. [24] En effet, ces princes soit commandent par euxmêmes soit par l’entremise des magistratures : dans ce dernier cas, leur état est plus
faible et court plus de dangers car ils reposent en tout sur la volonté des citoyens qui
sont préposés aux magistratures ; ceux-ci, surtout dans les temps contraires peuvent lui
ôter avec une grande facilité son état, soit en l’abandonnant, soit en s’opposant à lui.
[25] Et le prince n’a pas le temps dans les dangers de s’emparer de l’autorité absolue
parce que les citoyens et les sujets qui, d’ordinaire, reçoivent des magistratures leurs
commandements ne sont pas prêts dans la bourrasque à obéir aux siens. [26] Et il aura
toujours dans les temps incertains pénurie de gens à qui il puisse se fier ; en effet, un tel
prince ne peut se fonder sur ce qu’il voit dans les temps paisibles, quand les citoyens
ont besoin de l’état, parce qu’alors chacun court, chacun promet et chacun veut mourir
pour lui, quand la mort est loin; mais, dans les temps contraires, quand l’état a besoin
des citoyens, alors on en trouve peu. [27] Et cette expérience est d’autant plus
dangereuse qu’on ne peut la faire qu’une fois : aussi un prince sage doit-il penser à une
façon grâce à laquelle les citoyens, toujours et quelle que soit la qualité du temps, aient
besoin de l’état et de lui ; et toujours, ensuite, ils lui seront fidèles.
X
Quomodo omnium principatuum vires perpendi debeant
De quelle façon on doit peser les forces de tous les principats
[1] Il convient, pour examiner les qualités de ces principats de faire une autre
considération : un prince a-t-il un tel état qu’il puisse, si besoin est, tenir par lui-même,
ou bien est-il toujours dans la nécessité d’être défendu par autrui ? [2] Et, pour mieux
éclaircir ce point, je dis que j’estime que peuvent tenir par eux-mêmes ceux qui
peuvent, parce qu’ils ont en abondance des hommes ou de l’argent, rassembler une
armée suffisante et livrer bataille à quiconque vient les attaquer. [3] Et de même,
j’estime que sont toujours dans la nécessité de recourir à autrui ceux qui ne peuvent
faire face à l’ennemi en rase campagne mais qui sont dans la nécessité de se réfugier à
l’intérieur de leurs murs et de les défendre. [4] Le premier cas, on l’a déjà examiné ; et
nous dirons, à l’avenir, ce qu’il faut faire. [5] Le second cas, on ne peut rien en dire
d’autre, hormis exhorter de tels princes à fortifier et munir la ville même, sans tenir
26
aucun compte de son plat pays. [6] Et quiconque aura bien fortifié sa ville et, pour le
reste de son gouvernement, se sera comporté avec ses sujets comme on l’a dit ci-dessus
et comme on le dira ci-après, sera toujours attaqué avec beaucoup de circonspection ; en
effet, les hommes sont ennemis des entreprises où l’on voit des difficultés ; et on ne
peut penser qu’il soit facile d’attaquer quelqu’un qui a une ville gaillarde et n’est pas
haï par le peuple.
[7] Les cités de l’Allemagne sont très libres, ont peu de plat pays, et elles
obéissent à l’Empereur quand elles le veulent et ne craignent ni ce dernier ni aucun des
autres puissants qui les entourent. [8] En effet, elles sont fortifiées de telle façon que
chacun pense que les prendre d’assaut doit être une entreprise laborieuse et difficile
parce que toutes ont fossés et murs convenables ; elles ont suffisamment d’artillerie ;
elles gardent toujours dans les magasins publics de quoi boire, manger et faire du feu
pour un an ; [9] et en outre, pour pouvoir garder la plèbe repue, sans perte pour le trésor
public, elles ont toujours dans la commune de quoi pouvoir lui donner à travailler
pendant un an, dans ces métiers qui sont le nerf et la vie de cette cité et qui, par les
travaux qu’ils offrent, donnent à la plèbe de quoi se repaître ; elles préservent aussi la
réputation des exercices militaires et, à ce propos, elles ont de nombreux ordres pour les
maintenir.
[10] Un prince, donc, qui a une cité ainsi ordonnée et ne se fait pas haïr, ne peut
être attaqué ; et si pourtant il y avait quelqu’un pour l’attaquer, il se retirerait
honteusement : en effet, les choses du monde sont si variées qu’il est impossible que
quelqu’un puisse, avec ses armées, rester oisif pendant un an à l’assiéger. [11] Et à qui
répliquerait que, si le peuple a ses possessions à l’extérieur et les voit brûler, il ne le
souffrira pas et que la longueur du siège et la charité envers soi-même lui feront oublier
son amour pour le prince, je réponds qu’un prince prudent et courageux surmontera
toujours toutes ces difficultés, tantôt donnant à ses sujets l’espoir que le mal ne sera pas
long, tantôt leur inspirant la crainte de la cruauté de l’ennemi, tantôt s’assurant
adroitement de ceux qui lui paraîtraient trop hardis. [12] En outre, l’ennemi,
raisonnablement, devrait brûler et ruiner le plat pays dès son arrivée et en des temps où
les hommes ont encore l’esprit ardent et l’envie de se défendre ; voilà pourquoi le
prince doit d’autant moins avoir de craintes parce que, après quelques jours, quand les
esprits se sont refroidis, les dommages sont déjà subis, le mal est fait, il n’y a plus de
remèdes. [13] Et alors ils vont s’unir d’autant plus avec leur prince qu’il leur semble
qu’il est leur obligé, leurs maisons ayant été brûlées et leurs possessions ruinées pour sa
défense ; et il est de la nature des hommes de se sentir obligés par les bienfaits qu’ils
dispensent, autant que par ceux qu’ils reçoivent. [14] Donc, à bien considérer tout cela,
il ne sera pas difficile pour un prince prudent d’affermir, avant et après, les esprits de
ses citoyens lors d’un siège, quand ne manque ni de quoi vivre ni de quoi se défendre.
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XI
De principatibus ecclesiasticis
Des principats ecclésiastiques
[1] Il nous reste seulement à parler présentement des principats ecclésiastiques,
à propos desquels toutes les difficultés existent avant qu’on ne les possède : en effet, ils
s’acquièrent ou par vertu ou par fortune, et se maintiennent sans l’une ni l’autre, car ils
sont soutenus par les ordres invétérés de la religion, qui ont été si puissants et d’une
qualité telle, qu’ils maintiennent les princes dans leur état quelles que soient leurs
façons de procéder et de vivre. [2] Ils sont les seuls à avoir des états et à ne pas les
défendre, à avoir des sujets et à ne pas les gouverner. [3] Et les états, bien qu’ils ne
soient pas défendus, ne leur sont pas ôtés ; et les sujets, bien qu’ils ne soient pas
gouvernés, ne s’en soucient pas, ne pensent pas à se détacher d’eux et ne le peuvent pas.
[4] Seuls ces principats sont donc sûrs et heureux ; mais comme ils sont régis par des
causes supérieures, que l’esprit humain ne peut atteindre, je m’abstiendrai d’en parler :
en effet, puisqu’ils sont élevés et maintenus par Dieu, ce serait l’office d’un homme
présomptueux et téméraire que de les examiner. [5] Néanmoins, si quelqu’un me
demandait d’où vient que l’Eglise, dans le temporel, en soit venue à une telle grandeur puisque, avant Alexandre, les potentats italiens, et non solum ceux que l’on appelait les
potentats, mais le moindre baron et le moindre seigneur l’estimaient peu quant au
temporel, alors qu’aujourd’hui elle fait trembler un roi de France et a pu le faire sortir
d’Italie, et qu’elle a conduit les Vénitiens à leur ruine - ce qu’il ne me semble pas
superflu, encore que ce soit chose bien connue, de faire revenir pour bonne part en
mémoire.
[6] Avant que Charles, roi de France, ne passât en Italie, cette province était
sous l’empire du pape, des Vénitiens, du roi de Naples, du duc de Milan et des
Florentins. [7] Ces potentats devaient avoir deux soucis principaux : l’un, qu’un
étranger n’entrât pas en armes en Italie, l’autre, qu’aucun d’entre eux n’agrandît son
état. [8] Ceux dont on se souciait le plus étaient le pape et les Vénitiens : et pour tenir à
distance les Vénitiens, il fallait l’union de tous les autres, comme ce fut le cas lors de la
défense de Ferrare ; et pour que le pape gardât la tête baissée, ils se servaient des barons
de Rome : comme ils étaient divisés en deux factions, Orsini et Colonna, il y avait
toujours entre eux quelque cause de scandale ; et comme ils restaient les armes à la
main sous les yeux du pape, le pontificat, de leur fait, était faible et malade. [9] Et bien
que surgît parfois quelque pape courageux comme le fut Sixte, tamen sa fortune ou son
savoir ne put jamais le délivrer de ces incommodités. [10] Et la brièveté de leur vie en
était la cause ; en effet, dans les dix années que, tout compte fait, vivait un pape, il avait
bien de la peine à abaisser une des factions ; et si, par exemple, l’un avait presque
anéanti les Colonna, un autre survenait, ennemi des Orsini, qui les faisait ressusciter, et
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n’avait pas le temps d’anéantir les Orsini. [11] Voilà ce qui faisait qu’on avait peu
d’estime pour les forces temporelles du pape en Italie.
[12] Ensuite survint Alexandre VI, qui, parmi tous les pontifes qui jamais ne
furent, montra combien un pape pouvait, avec son argent et avec ses forces, prendre le
dessus ; et, par le truchement du duc valentinois et en saisissant l’occasion de la venue
des Français, il fit tout ce que j’examine ci-dessus quant aux actions du duc. [13] Et
bien que son intention ne fût pas de faire la grandeur de l’Eglise, mais celle du duc,
néanmoins ce qu’il fit rendit grande l’Eglise, qui, après sa mort, le duc ayant été
anéanti, fut l’héritière de ses peines.
[14] Vint ensuite le pape Jules et il trouva l’Eglise grande, puisqu’elle avait
toute la Romagne et que les barons de Rome étaient anéantis, et ces factions réduites à
rien sous les coups d’Alexandre ; et il trouva aussi une voie ouverte à une façon
d’accumuler de l’argent, qui n’avait jamais été utilisée avant Alexandre. [15] Tout cela,
non solum Jules le poursuivit mais il le renforça, et il pensa à s’emparer de Bologne et à
anéantir les Vénitiens et à chasser les Français d’Italie : et toutes ces entreprises lui
réussirent, avec d’autant plus de louanges pour lui-même qu’il fit chaque chose pour
renforcer l’Eglise et non quelque homme privé que ce fût. [16] Il maintint aussi les
partis des Orsini et des Colonna dans les termes où il les trouva. [17] Et, bien qu’entre
eux, il y eût quelque motif pour provoquer des changements, tamen deux choses les ont
fait se tenir tranquilles : l’une, la grandeur de l’Eglise qui les effraie ; l’autre, ne pas
avoir leurs cardinaux, qui sont à l’origine des tumultes naissant entre eux ; et jamais ces
partis ne seront paisibles chaque fois qu’ils auront des cardinaux, parce que ceux-ci, à
Rome et au-dehors, nourrissent ces partis et les barons sont forcés de les défendre ; et
ainsi, de l’ambition des prélats naissent les discordes et les tumultes entre les barons.
[18] Sa Sainteté le pape Léon a donc trouvé la papauté très puissante : on espère
que, si ceux-là la firent grande par les armes, celui-ci par sa bonté et ses autres vertus
infinies, la fera très grande et vénérable.
XII
Quot sunt genera militiae et de mercenariis militibus
Combien il y a de genres de milice, et à propos des soldats mercenaires.
[1] Ayant examiné en détail toutes les qualités de ces principats dont, au début,
je me proposai de parler, et ayant considéré sur certains points les raisons de leur bienêtre ou de leur mal-être et ayant montré les façons avec lesquelles beaucoup ont cherché
à les acquérir et à les tenir, il me reste désormais à examiner en général comment il
advient que chacun des susnommés attaque ou se défende.
[2] Nous avons dit plus haut comment il est nécessaire à un prince d’avoir de
bons fondements ; autrement il faut nécessairement qu’il aille à sa ruine. [3] Les
29
principaux fondements que doivent avoir tous les états, les vieux comme les nouveaux
ou les mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes ; et puisqu’il ne peut y avoir de
bonnes lois là où il n’y a pas de bonnes armes, et que là où il y a de bonnes armes il faut
bien qu’il y ait de bonnes lois, je laisserai de côté les propos sur les lois et je parlerai
des armes.
[4] Je dis donc que ces armes avec lesquelles un prince défend son état, ou ce
sont des armes propres, ou ce sont des armes mercenaires, ou auxiliaires, ou mixtes. [5]
Les armes mercenaires et auxiliaires sont inutiles et dangereuses ; et si quelqu’un tient
son état en le fondant sur les armes mercenaires, il ne sera ni affermi ni sûr, car elles
sont désunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles ; gaillardes parmi les amis et,
parmi les ennemis, lâches ; sans crainte de Dieu, sans foi envers les hommes ; et l’on
diffère d’autant plus la ruine que l’on diffère l’assaut ; et dans la paix, tu es dépouillé
par elles et, dans la guerre, par les ennemis. [6] La raison de ceci est qu’ils n’ont d’autre
amour ni d’autre raison de rester aux armées qu’un peu de solde, ce qui ne suffit pas à
faire qu’ils veuillent mourir pour toi. [7] Ils veulent bien être tes soldats tant que tu ne
fais pas la guerre ; mais dès que la guerre vient, ils ne veulent que fuir ou s’en aller. [8]
Cette chose, je ne devrais pas avoir beaucoup de peine à la persuader, car aujourd’hui la
seule cause de la ruine de l’Italie est que celle-ci s’est tout entière reposée, depuis
maintes années, sur les armes mercenaires. [9] Ces dernières obtinrent autrefois, sous la
conduite de certains, quelque succès, et , entre elles, elles semblaient gaillardes ; mais
dès qu’arriva l’étranger, elles montrèrent ce qu’elles étaient : ainsi fut-il loisible à
Charles roi de France de prendre l’Italie avec une craie ; et celui qui disait que nos
péchés en étaient cause disait la vérité ; mais ce n’étaient pas du tout ceux qu’il croyait,
mais ceux que j’ai racontés ; et puisque c’étaient là péchés de princes, ils en ont souffert
les peines eux aussi.
[10] Je veux montrer mieux l’infélicité de ces armes. Les capitaines
mercenaires, ou ce sont des hommes excellents, ou non ; s’ils le sont, tu ne peux pas te
fier à eux, parce qu’ils aspireront toujours à leur propre grandeur, soit en t’écrasant, toi
qui es leur patron ; soit en écrasant autrui alors que ce n’était pas dans tes intentions ;
mais si le capitaine n’est pas vertueux, il te conduit d’ordinaire à ta ruine. [11] Et si l’on
répondait que quiconque a les armes en main fera de même, mercenaire ou non, je
répliquerais que les armes sont toujours employées soit par un prince soit par une
république : le prince doit y aller en personne et remplir lui-même l’office de capitaine ;
quant à la république, il lui faut envoyer ses citoyens ; et quand elle en envoie un qui
s’avère ne pas être un homme de valeur, elle doit le changer ; et si c’en est un, le tenir
par les lois, pour qu’il ne dépasse pas les bornes. [12] Et, d’expérience, on voit les
princes, seuls, et les républiques armées, remporter de très grands succès, et les armes
mercenaires n’apporter jamais que des dommages ; et une république armée d’armes
30
propres tombe sous l’obéissance d’un de ses citoyens avec plus de difficultés qu’une
autre, armée d’armes étrangères.
[13] Pendant plusieurs siècles, Rome et Sparte demeurèrent armées et libres. Les
Suisses sont très armés et très libres. [14] Quant aux armes mercenaires antiques, il y a
in exemplis les Carthaginois qui ont failli être écrasés par leurs soldats mercenaires, à la
fin de leur première guerre contre les Romains, encore que les Carthaginois eussent
pour capitaines leurs propres citoyens. [15] Philippe le Macédonien fut fait capitaine de
leurs troupes par les Thébains, après la mort d’Epaminondas, et après la victoire, il leur
ôta la liberté.
[16] Les Milanais, après la mort du duc Filippo, prirent à leur solde Francesco
Sforza pour combattre les Vénitiens : ce dernier, une fois qu’il l’eut emporté sur les
ennemis à Caravaggio, se joignit à eux pour écraser les Milanais, ses patrons. [17]
Sforza, son père, qui était soldat de la reine Jeanne de Naples, la laissa désarmée tout
d’un coup : ainsi, pour ne pas perdre le Royaume, fut-elle contrainte de se jeter dans le
giron du roi d’Aragon. [18] Et si Vénitiens et Florentins ont, par le passé, accrut leur
empire avec de telles armes, et que leurs capitaines ne se sont pas pour autant faits
princes, mais les ont défendus, je réponds que les Florentins, dans ce cas-là, ont été
favorisés par le sort : en effet, parmi les capitaines vertueux qu’ils pouvaient craindre,
certains n’ont pas vaincu, certains se sont heurtés à quelque opposition, certains autres
ont tourné leur ambition ailleurs. [19] Celui qui ne vainquit pas fut Giovanni Aucut,
dont, puisqu’il ne fut pas vainqueur, on ne pouvait éprouver la foi : mais chacun
avouera que s’il avait été vainqueur, les Florentins étaient à sa discrétion. [20] Sforza
eut toujours les Bracceschi contre lui et ils se gardèrent l’un l’autre : Francesco tourna
son ambition vers la Lombardie, Braccio contre l’Eglise et le royaume de Naples.
[22] Mais venons-en à ce qui s’est passé voilà peu de temps. Les Florentins
prirent pour capitaine Paolo Vitelli, homme très prudent qui, de condition privée, avait
par la suite obtenu une très grande réputation ; si ce dernier prenait Pise, il n’y aura
personne pour nier que les Florentins devaient rester avec lui : en effet, s’il était devenu
le soldat de leurs ennemis, ils n’avaient pas de remède ; et si les Florentins le gardaient,
il leur fallait lui obéir. [23] Quant aux Vénitiens, si l’on considère leurs succès, on verra
qu’ils ont œuvré sûrement et glorieusement, tant qu’ils firent la guerre eux-mêmes — et
ce fut avant de tourner leurs entreprises vers la terre —, là où, avec leurs gentilshommes
et la plèbe armée, ils œuvrèrent très vertueusement ; mais, dès qu’ils commencèrent à
combattre sur terre, ils abandonnèrent cette vertu, et suivirent les coutumes des guerres
d’Italie. [24] Et au début de leur extension sur terre, parce qu’ils n’y avaient pas de
grands états et parce que leur réputation était grande, ils n’avaient pas beaucoup à
craindre de leurs capitaines. [25] Mais dès qu’ils s’étendirent, et ce fut sous
Carmagnola, ils eurent un avant-goût de cette erreur : en effet, ayant vu qu’il était très
vertueux, après que sous son commandement ils eurent malmené le duc de Milan, et
31
comprenant par ailleurs qu’il procédait désormais avec froideur dans la guerre, ils
estimèrent qu’ils ne pouvaient plus vaincre avec lui, parce qu’il ne le voulait pas, et
qu’ils ne pouvaient lui donner congé pour ne pas perdre ce qu’ils avaient acquis ; ainsi
furent-ils dans la nécessité, pour s’assurer de lui, de le tuer. [26] Ils ont eu ensuite pour
capitaines, Bartolomeo de Bergame, Roberto da Sanseverino, le comte de Pitigliano et
d’autres, avec lesquels ils devaient craindre de perdre, non de gagner : ce qui advint
ensuite à Vailà, où, en une bataille, ils perdirent ce qu’en huit cents ans, au prix de tant
de peines, ils avaient acquis : de ces armes, en effet, naissent seulement les lentes,
tardives et faibles acquisitions, les soudaines et miraculeuses défaites.
[27] Et puisque je suis venu, avec ces exemples, en Italie, qui a été, nombre
d’années, gouvernée par les armes mercenaires, je veux les examiner en partant de plus
haut, afin que, après en avoir vu l’origine et les succès, on les puisse mieux corriger.
[28] Il faut donc que vous compreniez comment, sitôt que, en ces temps reculés,
l’Empire commença à être bouté hors d’Italie et que le pape, dans le temporel, y obtint
plus de réputation, l’Italie se divisa en plusieurs états, ce qui fit que beaucoup des
grosses cités prirent les armes contre leurs nobles qui, auparavant, ayant la faveur de
l’Empereur, les tenaient écrasées (et elles avaient les faveurs de l’Eglise qui voulait se
donner de la réputation dans le temporel) ; et dans bien d’autres, des citoyens devinrent
princes. [29] De ce fait, l’Italie étant presque tombée entre les mains de l’Eglise et de
quelques républiques, et les uns étant prêtres et les autres des citoyens ayant pour
habitude de ne rien connaître aux armes, ils commencèrent à prendre à leur solde des
étrangers. [30] Le premier à donner quelque réputation à cette milice fut le Romagnol
Alberico de Cunio : et à cette école allèrent entre autres Braccio et Sforza, qui en leur
temps furent les arbitres de l’Italie. [31] Après quoi, vinrent tous les autres qui, jusqu’à
notre temps, ont gouverné ces armes : et la fin de leur vertu fut que l’Italie a été
parcourue par Charles, pillée par Louis, forcée par Ferdinand et outragée par les
Suisses.
[32] L’ordre qu’ils ont adopté a été, d’abord, pour se donner de la réputation à
eux-mêmes, d’ôter sa réputation à l’infanterie : ils firent cela parce que, n’ayant pas
d’état et vivant de ce travail, un petit nombre de fantassins ne leur donnait pas de
réputation et qu’ils ne pouvaient en nourrir un grand nombre ; voilà pourquoi ils se
limitèrent aux cavaliers ; et ainsi, avec un nombre supportable de cavaliers, ils étaient
nourris et honorés. Et les choses en étaient réduites en de tels termes que dans une
armée de vingt mille soldats, on ne trouvait pas deux mille fantassins. [33] Ils avaient
outre cela mis toute leur industrie à abolir, pour eux-mêmes et leurs soldats, la peur et la
peine, en ne se tuant pas dans les combats mais en se faisant prisonnier, et sans rançon ;
ils n’allaient pas sus aux villes la nuit et ceux de la ville ne couraient pas sus à leur
campement ; autour du camp, ils ne faisaient ni palissade ni fossé ; ils ne se mettaient
pas en campagne pendant l’hiver. [34] Et toutes ces choses-là étaient permises dans
32
leurs ordres militaires, et elles étaient trouvées par eux pour fuir, comme il est dit, la
peine et les dangers, tant et si bien qu’ils ont conduit l’Italie à être esclave et outragée.
XIII
De militibus auxiliariis, mixtis et propriis
Des armées auxiliaires, mixtes et propres
[1] Il y a armes auxiliaires, qui sont les autres armes inutiles, quand on appelle
un puissant pour qu’il vienne te défendre avec ses armes, comme le fit en des temps
proches de nous le pape Jules : celui-ci, ayant vu lors de l’entreprise de Ferrare, la triste
figure faite par ses armes mercenaires se tourna vers les armes auxiliaires et convint
avec Ferdinand, roi d’Espagne, que celui-ci l’aiderait avec ses gens et ses armées. [2]
De telles armes peuvent être bonnes et utiles pour elles-mêmes mais elles sont, pour qui
les appelle, presque toujours dommageables : en effet, si elles perdent, tu es défait, si
elles l’emportent, tu es leur prisonnier. [3] Et bien que de tels exemples les anciennes
histoires en soient pleines, néanmoins je ne veux pas m’écarter de l’exemple encore
frais de Jules II : rien ne fut plus inconsidéré que son parti de se précipiter entre les
mains d’un étranger parce qu’il voulait Ferrare. [4]. Mais sa bonne fortune fit naître une
tierce chose, afin qu’il ne cueillît pas le fruit de son mauvais choix : en effet, après que
ses auxiliaires eurent été battus à Ravenne, les Suisses survinrent et chassèrent les
vainqueurs, contre toute attente, tant de lui-même que des autres, et il en vint à ne pas
être prisonnier de ses ennemis puisqu’ils avaient été mis en fuite, ni de ses auxiliaires
puisqu’il était vainqueur avec d’autres armes que les leurs. [5] Les Florentins, étant
totalement désarmés, prirent à leur service dix mille Français, à Pise, pour s’emparer la
ville : à cause de ce parti, ils coururent plus de danger en ce temps-là que dans
n’importe lequel de leurs tourments passés. [6] L’Empereur de Constantinople, pour
s’opposer à ses voisins, mit en Grèce dix mille Turcs qui, lorsque la guerre fut finie, ne
voulurent pas en partir : ce fut là le début de la servitude de la Grèce sous les infidèles.
[7] Celui, donc, qui veut ne pas pouvoir vaincre, qu’il se prévale de telles armes
car elles sont beaucoup plus dangereuses que les armes mercenaires. [8] Parce qu’avec
elles la conjuration est déjà faite, elles sont toutes unies, elles sont toutes tournées vers
l’obéissance à d’autres ; mais avec les armes mercenaires, pour qu’elles puissent
33
t’attaquer, une fois qu’elles ont vaincu, il faut une plus grande occasion et plus de temps
car elles ne forment pas un seul corps et qu’elles ont été trouvées et payées par toi :
avec ces dernières, un tiers que tu ferais chef ne peut prendre soudainement assez
d’autorité pour t’attaquer. [9] En somme, avec les armes mercenaires, la mollesse est
plus dangereuse, avec les auxiliaires, c’est la vertu. [10] De ce fait, un prince sage les a
toujours fuies et s’est tourné vers ses propres armes : et il a voulu plutôt perdre avec les
siens que vaincre avec les autres, estimant que ne serait pas une vraie victoire celle qu’il
acquerrait avec les armes d’autrui.
[11] Je ne craindrai jamais d’alléguer Cesare Borgia et ses actions. Ce duc entra
en Romagne avec des armes auxiliaires en n’y menant que des troupes françaises, et,
avec celles-ci, il prit Imola et Forlì. Mais comme, par la suite, de telles armes ne lui
parurent pas sûres, il se tourna vers les armes mercenaires, estimant qu’il y avait là
moins de danger ; et il prit à sa solde les Orsini et les Vitelli ; puis, trouvant qu’à les
employer elles étaient incertaines, infidèles et dangereuses, il les anéantit, et se tourna
vers ses propres armes. [12] Et l’on peut facilement voir quelle différence il y a de l’une
à l’autre de ces armes si l’on considère quelle différence il y eut, dans la réputation du
duc, selon qu’il n’avait avec lui que les Français, qu’il avait les Orsini et les Vitelli ou
qu’il resta avec ses soldats, ne dépendant que de lui-même : et on constatera qu’elle
s’est toujours accrue, et qu’il ne fut vraiment jamais estimé sinon quand chacun vit qu’il
était entièrement possesseur de ses armes.
[13] Je ne voulais pas quitter les exemples italiens, encore frais : tamen je ne
veux pas laisser de côté Hiéron le Syracusain car c’est un de ceux que j’ai nommés plus
haut. [14] Celui-ci, comme je l’ai dit, une fois fait chef de leurs armées par les
Syracusains, comprit aussitôt que cette milice mercenaire n’était pas utile parce que ses
condottieres étaient faits comme les nôtres, en Italie ; et comme il lui sembla qu’il ne
pouvait ni les garder ni les laisser il les fit tous tailler en pièces puis il fit la guerre avec
ses armes et non avec celles d’autrui. [15] Je veux également rappeler à la mémoire une
figure du Vieux Testament, qui vient à propos. [16] Lorsque David offrit à Saül d’aller
combattre Goliath, le Philistin qui avait lancé le défi, Saül pour lui donner du courage
l’arma de ses armes : David, quand il les eut endossées, les refusa en disant qu’avec
elles, il ne pourrait pas bien montrer sa valeur ; aussi voulait-il aller trouver l’ennemi
avec sa fronde et son couteau. [17] A la fin des fins, les armes d’autrui, ou elles tombent
par terre, ou elles te pèsent, ou elles te serrent.
[18] Charles VII, père du roi Louis XI, ayant grâce à sa fortune et à sa vertu
libéré la France des Anglais, comprit cette nécessité de s’armer d’armes propres, et mit
en ordre dans son royaume l’ordonnance des gens d’armes et de l’infanterie.
[19] Ensuite, le roi Louis, son fils, supprima celle des fantassins et commença à prendre
des Suisses à sa solde : cette erreur, poursuivie par les autres, est cause, comme on le
voit aujourd’hui dans les faits, des dangers de ce royaume. [20] En effet, ayant donné
34
aux Suisses une réputation, il a avili toutes ses armes puisqu’il a totalement supprimé
l’infanterie et fait de ses gens d’armes les obligés de la vertu d’autrui et que, ses troupes
étant accoutumées à guerroyer aux côtés des Suisses, il ne leur semble pas pouvoir
vaincre sans eux. [21] D’où il naît que, contre les Suisses, les Français ne suffisent pas
et que, sans les Suisses, contre d’autres, ils ne se mettent pas à l’épreuve. [22] Les
armées de France ont donc été mixtes, pour partie mercenaires et pour partie propres :
ces armes, toutes ensemble, sont bien meilleures que les armes simplement auxiliaires
ou simplement mercenaires et bien inférieures aux armes propres. [23] Et que suffise
l’exemple susdit : parce que, face au royaume de France, personne ne pourrait prendre
le dessus, si on avait fait croître ou préservé l’ordre de Charles ; mais le peu de
prudence des hommes fait qu’ils commencent une chose et, parce qu’elle a bon goût, ne
se rendent pas compte du venin qui est derrière, comme je l’ai dit ci-dessus pour les
fièvres hectiques. [24] De ce fait, celui qui, dans un principat, ne reconnaît pas les maux
quand ils naissent, n’est pas vraiment sage ; or ceci n’est donné qu’à peu de gens. [25]
Et si l’on considère la première cause de la ruine de l’Empire romain, on constatera que
cela a consisté seulement à prendre des Goths à sa solde : en effet, c’est à partir de ce
début-là que les forces de l’Empire commencèrent à perdre de leur nerf ; et toute la
vertu qui le quittait, elle se donnait à eux.
[26] Je conclus donc que, sans avoir d’armes propres, aucun principat n’est sûr
et, pis encore, qu’il est tout entier l’obligé de la fortune car, dans l’adversité, il n’a pas
de vertu à laquelle se fier pour sa défense ; ce fut toujours l’opinion et la sentence des
hommes sages quod nihil sit tam infirmum aut instabile quam fama potentiae non sua vi
nixa [ “ que rien n’est plus débile ou instable qu’un renom de puissance qui ne repose
pas sur ses propres forces. ”]. [27] Les armes propres sont celles qui sont composées de
tes sujets ou de tes citoyens ou de tes créatures : toutes les autres sont soit mercenaires
soit auxiliaires ; et la façon d’ordonner ses propres armes sera facile à trouver si l’on
examine les ordres des quatre susnommés par moi, et si l’on voit comment Philippe,
père d’Alexandre le Grand, et comment nombre de républiques et de princes se sont
armés et ordonnés : et je m’en remets en tout point à ces ordres-là.
XIV
Quod principem deceat circa militiam
Ce qui convient au prince en matière de milice
[1] Un prince ne doit donc avoir d'autre objet ni d'autre pensée, et ne doit rien choisir
d’autre pour art, hormis la guerre, et les ordres et la discipline de celle-ci ; car c'est le
seul art qui convienne à celui qui commande ; et elle a une telle vertu, que non
seulement elle maintient ceux qui sont nés princes, mais elle a, maintes fois, fait s'élever
35
à ce rang des hommes de condition privée. [2] Et à l'inverse, on voit que, lorsque les
princes ont plus pensé aux délices qu'aux armes, ils ont perdu leur état. Et la première
raison qui te le fait perdre, c'est de négliger cet art, et la raison qui te le fait acquérir,
c'est d’être expert en cet art. [3] Francesco Sforza, parce qu'il était armé, d’homme privé
devint duc de Milan; ses fils, pour avoir fui les désagréments des armes, de ducs
devinrent hommes privés. [4] Car, entre autres causes de maux qu’il t’apporte, le fait
d’être désarmé te rend méprisable, ce qui est une des infamies dont le prince doit se
garder, come on le dira ci-dessous. [5] Car entre un homme armé et un homme désarmé
il n'y a aucun rapport ; et il n'est pas raisonnable que celui qui est armé obéisse
volontiers à celui qui est désarmé, et que le désarmé soit en sûreté au milieu de
serviteurs armés : en effet, comme chez l'un il y a du dédain et chez l'autre du soupçon,
il n'est pas possible qu'ils œuvrent bien ensemble. [6] Et c'est pourquoi un prince qui
n'entendrait rien à la milice, outre ses autres malheurs, comme on l'a dit, ne peut pas
être estimé par ses soldats, ni se fier à eux.
[7] Il ne doit jamais, de ce fait, détourner sa pensée de l'exercice de la guerre, et dans
la paix il doit s'y exercer plus que dans la guerre, ce qu'il peut faire de deux façons : soit
par les actions, soit par l’esprit. [8] Et, quant à ses actions, outre qu’il tiendra bien
ordonnés et exercés les siens, il doit toujours aller à la chasse et, par ce moyen,
accoutumer son corps aux désagréments; et en même temps apprendre la nature des
sites et connaître comment se dressent les monts, comment s'ouvrent les vallées,
comment s'étendent les plaines, et comprendre la nature des fleuves et des marais, et en
ceci mettre beaucoup de soin. [9] Cette connaissance est utile de deux façons : d'abord
on apprend à connaître son pays, et il peut mieux comprendre les défenses de celui-ci ;
ensuite par le moyen de la connaissance et de la pratique de ces sites, il peut
comprendre tout autre site nouveau qu'il lui serait nécessaire d’observer : car les
collines, les vallées, les plaines, les fleuves, les marais qu’il y a, par exemple, en
Toscane, ont avec ceux des autres provinces quelques ressemblances, de sorte que, par
la connaissance du site d'une province, on peut facilement venir à la connaissance des
autres. [10] Et le prince qui est dépourvu de cette compétence est dépourvu du premier
bagage que doit avoir un capitaine, car elle apprend à aller à la rencontre de l'ennemi, à
choisir son logement, à conduire ses troupes, ordonner les batailles, assiéger les villes,
le tout à ton avantage.
[11] Philopœmen, prince des Achéens, parmi les louanges qui lui sont faites par les
écrivains, il y a qu’en temps de paix il ne pensait jamais qu'aux façons de faire la
guerre, et, quand il était à la campagne avec ses amis, il s'arrêtait souvent et discutait
avec eux: [12] “ Si les ennemis étaient sur cette colline et si nous nous trouvions ici
avec notre armée, qui de nous aurait l'avantage? comment pourrait-on aller à leur
rencontre, tout en conservant notre ordre ? et si nous voulions nous retirer, comment
devrions-nous faire? et si eux se retiraient, comment devrions-nous les poursuivre ? ”
36
[13] Et il leur proposait, en avançant, tous les cas qui peuvent se produire dans une
armée ; il écoutait leur opinion, il donnait la sienne, il la corroborait par des arguments,
de sorte que, par ces réflexions continuelles, jamais, lorsqu'il conduisait ses troupes, ne
pouvait naître le moindre incident, sans que lui n’eût un remède.
[14] Mais quant à l'exercice de l'esprit, le prince doit lire les livres d'histoire, et y
considérer les actions des hommes excellents, voir comment ils se sont gouvernés dans
les guerres, examiner les raisons de leurs victoires et de leurs défaites, pour pouvoir fuir
celles-ci et imiter celles-là; et surtout agir comme l'a fait dans le passé quelque homme
excellent qui s’est mis à imiter quelqu’un qui, avant lui, a été loué et glorifié, et a
toujours tenu à portée de main ses gestes et ses actions : ainsi dit-on qu'Alexandre le
Grand imitait Achille ; César, Alexandre ; Scipion, Cyrus. [15] Et quiconque lit la vie
de Cyrus écrite par Xénophon reconnaît ensuite, dans la vie de Scipion, combien cette
imitation lui a apporté de gloire, et combien, dans sa chasteté, son affabilité, son
humanité, sa libéralité, Scipion se conformait à ces choses qu’à propos de Cyrus
Xénophon a écrites.
[16] Ce sont de telles façons que doit observer un prince sage ; et jamais, en temps
de paix, il ne doit demeurer oisif, mais avec industrie il doit en faire un capital pour
pouvoir s'en prévaloir dans l'adversité, afin que la fortune, quand elle varie, le trouve
paré à lui résister.
XV
De his rebus quibus homines et praesertim principes laudantur aut vituperantur
Des choses pour lesquelles les hommes, et surtout les princes, sont loués ou blâmés
[1] Il reste maintenant à voir quels doivent être les façons et les gouvernements
d’un prince envers ses sujets ou ses amis. [2] Et, parce que je sais que beaucoup ont
écrit à ce propos, je crains, en écrivant moi aussi, d’être tenu pour présomptueux
d’autant que je m’écarte, en disputant de cette matière, de l’ordre des autres. [3] Mais
puisque mon intention est d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’est apparu plus
convenable de suivre la vérité effective de la chose que l’image qu’on en a. [4] Et
beaucoup se sont imaginés républiques et principats dont on n’a jamais vu ni su qu’ils
existaient vraiment. [5] En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on
devrait vivre que celui qui laisse ce que l’on fait pour ce qu’on devrait faire apprend
plutôt sa ruine que sa conservation : car un homme qui voudrait en tout point faire
profession d’homme bon, il faut bien qu’il aille à sa ruine, parmi tant d’autres qui ne
sont pas bons. [6] Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir, d’apprendre
à pouvoir ne pas être bon, et d’en user et de n’en user pas selon la nécessité.
37
[7] Laissant donc de côté les choses imaginées à propos d’un prince et
examinant celles qui sont vraies, je dis que tous les hommes, quand on parle d’eux, et
surtout les princes, car ils sont placés plus haut, sont désignés par certaines de ces
qualités qui leur procurent blâme ou louange. [8] Et c’est-à-dire que tel est tenu libéral,
tel autre misero (je me sers d’un terme toscan, parce qu’avaro — avare —dans notre
langue est aussi celui qui désire avoir par rapine ; et nous appelons misero — ladre —
celui qui s’abstient trop d’user de son bien) ; tel est tenu donneur, tel autre rapace ; tel
cruel, tel autre pitoyable ; [9] l’un parjure, l’autre fidèle; l’un efféminé et pusillanime,
l’autre farouche et courageux ; l’un humain, l’autre orgueilleux ; l’un lascif, l’autre
chaste ; l’un entier, l’autre rusé ; l’un dur, l’autre facile ; l’un grave, l’autre léger ; l’un
religieux, l’autre incrédule et ainsi de suite. [10] Et je sais que chacun confessera que ce
serait chose très louable que l’on trouvât chez un prince, parmi toutes les qualités
susdites, celles qui sont tenues pour bonnes. [11] Mais comme on ne peut les avoir ni
les observer entièrement, car les conditions humaines ne le permettent pas, il lui est
nécessaire d’être assez prudent pour savoir fuir l’infamie de celles qui lui ôteraient son
état et, quant à celles qui ne le lui ôtent pas, pour savoir s’en garder, si cela lui est
possible ; mais si c’est impossible, il peut s’y laisser aller avec moins d’égards. [12] Et
etiam qu’il ne se soucie pas d’encourir l’infamie de ces vices sans lesquels il pourrait
difficilement sauver son état ; en effet, tout bien considéré, on trouvera quelque chose
qui paraît une vertu et, s’il la suit, il irait à sa ruine, et quelque autre qui paraît un vice
et, s’il la suit, il en naît pour lui sûreté et bien-être.
XVI
De liberalitate et parsimonia
De la libéralité et de la parcimonie
[1] Commençant donc par les premières qualités susdites, je dis que ce serait
bien d’être tenu pour libéral. [2] Néanmoins, la libéralité, à en user de façon que tu sois
tenu pour tel, te porte atteinte : en effet, si on en use vertueusement et comme on doit en
user, elle ne sera pas connue et l’infamie de la qualité contraire ne tombera pas pour
autant ; et c’est pourquoi, si l’on veut maintenir parmi les hommes le renom d’être
libéral, il est nécessaire de ne laisser de côté aucune espèce de somptuosité : de telle
sorte qu’un prince ainsi fait consumera toujours, dans de semblables actions, toutes ses
facultés ; [3] et à la fin il lui sera nécessaire, s’il veut maintenir son renom d’être libéral
d’imposer les peuples de façon extraordinaire, d’être draconien et de faire toutes les
choses qui se peuvent faire pour avoir de l’argent ; ce qui commencera à le rendre
odieux à ses sujets ou à le faire peu estimer de chacun, lorsqu’il deviendra pauvre. [4]
De sorte que, ayant offensé beaucoup de gens et en ayant récompensé peu avec sa
38
libéralité, il ressent les effets du moindre désagrément et il chute au moindre péril : et
quand il le comprend et veut revenir en arrière, il encourt aussitôt le nom infâme de
ladre. [5] Un prince, donc, ne pouvant user de cette vertu de libéralité de façon à ce
qu’elle soit connue sans dommage pour lui, il doit, s’il est prudent, ne pas se soucier du
renom de ladre car avec le temps il sera toujours tenu pour plus libéral quand on verra
qu’avec sa parcimonie ses entrées lui suffisent, qu’il peut se défendre de ceux qui lui
font la guerre et peut mener des entreprises sans imposer ses peuples. [6] De telle sorte
qu’il en vient à user de libéralité envers tous ceux à qui il n’enlève rien — qui sont en
nombre infini — et de ladrerie envers tous ceux à qui il ne donne pas — qui sont peu.
[7] De notre temps, nous avons vu que seuls font de grandes choses ceux qui
sont tenus pour ladres, et que les autres sont anéantis. [8] Le pape Jules II, après s’être
servi du renom d’être libéral pour atteindre le pontificat, ne pensa pas ensuite à le
maintenir, afin de pouvoir faire la guerre. [9] Le présent roi de France a mené tant de
guerres sans lever une seule taxe extraordinaire sur les siens, solum parce qu’aux
dépenses superflues il a pourvu par une constante parcimonie. [10] Le présent roi
d’Espagne, s’il était tenu pour libéral, n’aurait ni engagé ni mené jusqu’à la victoire tant
d’entreprises. [11] De ce fait, un prince doit tenir peu de compte — pour ne pas avoir à
voler ses sujets, pour pouvoir se défendre, pour ne pas devenir pauvre et méprisable,
pour ne pas être forcé de devenir rapace — d’encourir le renom de ladre : car c’est là un
de ces vices qui le font régner. [12] Et si quelqu’un disait : “ César, avec la libéralité,
parvint à l’Empire, et bien d’autres, parce qu’ils ont été libéraux, ou ont été tenus pour
tels, ont atteint des rangs très élevés ”, je réponds : “ Ou tu as déjà été fait prince ou tu
es sur la voie de le devenir. [13] Dans le premier cas, cette libéralité est dommageable.
Dans le second, il est vraiment nécessaire d’être tenu pour libéral ; et César était un de
ceux qui voulaient, à Rome, parvenir au principat ; mais si, après y être parvenu, il
avait survécu et n’avait pas tempéré ses dépenses, il aurait détruit cet empire. ”
[14] Et si quelqu’un rétorquait : “ Beaucoup de ceux qui ont été princes et ont
fait de grandes choses avec les armées, ont été tenus pour très libéraux ”, je te réponds :
“ Ou le prince dépense son argent et celui de ses sujets, ou celui d’autrui. [15] Dans le
premier cas, il doit être parcimonieux. Dans l’autre, il ne doit rien laisser de côté en
matière de libéralité. ” [16] Et ce prince qui va aux armées, qui se repaît de proies, de
sacs et de rançons, a en main ce qui est à autrui et cette libéralité lui est nécessaire :
autrement, il ne serait pas suivi par ses soldats. [17] Et ce qui n’est pas à toi ou à tes
sujets, il t’est possible d’en être plus large donneur, comme le furent Cyrus, César et
Alexandre : en effet, dépenser ce qui est à autrui n’ôte rien à ta réputation mais
l’accroît ; dépenser ce qui est à toi est la seule chose qui te nuit. [18] Et il n’est chose
qui se consume autant d’elle même que la libéralité : tandis que tu en uses, tu perds la
faculté d’en user et tu deviens soit pauvre et méprisable, soit, pour fuir la pauvreté,
rapace et odieux. [19] Et parmi toutes les choses dont un prince doit se garder il y a le
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fait d’être méprisable et odieux : et la libéralité te conduit à l’une et l’autre chose. [20]
De ce fait, il y a plus de sagesse à conserver le renom de ladre, qui engendre une
infamie dépourvue de haine, qu’à se mettre dans la nécessité — pour vouloir le renom
d’être libéral — d’encourir le renom d’être rapace, qui engendre une infamie assortie de
haine.
XVII
De crudelitate et pietate ; et an sit melius amari quam timeri, vel e contra.
De la cruauté et de la pitié ; et s’il vaut mieux être aimé que craint, ou le contraire.
[1] Pour en venir aux autres qualités susdites, je dis que chaque prince doit
désirer être tenu pour pitoyable et non pour cruel : néanmoins, il doit prendre garde à ne
pas mal user de cette pitié. [2] Cesare Borgia était tenu pour cruel : néanmoins, cette
cruauté avait remis en état la Romagne, l’avait unie et y avait ramené la paix et la
fidélité. [3] Si l’on considère bien cela, on verra qu’il a été beaucoup plus pitoyable que
le peuple florentin, qui, pour fuir le renom d’être cruel, laissa détruire Pistoia. [4] De ce
fait, un prince ne doit pas se soucier du nom infâme de cruel pour conserver ses sujets
unis et fidèles : en effet, avec très peu d’exemples, il sera plus pitoyable que ceux qui,
par trop de pitié, laissent s’ensuivre les désordres d’où peuvent naître meurtres ou
rapines ; car ces choses-là offensent d’ordinaire une communauté tout entière et les
exécutions qui proviennent du prince offensent un homme particulier. [5] Et, parmi tous
les princes, le prince nouveau ne peut fuir le renom d’être cruel parce que les états
nouveaux sont pleins de dangers. [6] Et Virgile dit, par la bouche de Didon: res dura, et
regni novitas me talia cogunt / moliri, et late fines custode tueri [“ la dureté des temps,
et la nouveauté de mon règne m’obligent à agir de telle façon, et à faire bonne garde à
mes frontières ”] . [7] Néanmoins, il ne doit pas se hâter pour croire et pour se mettre en
branle ni se faire peur tout seul : et il doit procéder de façon tempérée, avec prudence et
humanité, de sorte qu’une trop grande confiance ne le rende pas imprudent et que la
trop grande méfiance ne le rende pas insupportable.
[8] De là naît une dispute : s’il vaut mieux être aimé que craint ou e converso
[“ ou le contraire ”]. [9] On répond qu’il faudrait être l’un et l’autre ; mais puisqu’il est
difficile de les accoler, il est beaucoup plus sûr d’être craint qu’aimé, dès lors qu’il
faudrait manquer de l’un des deux. [10] En effet, sur les hommes, on peut dire ceci en
général : ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, fuyards devant les
périls, avides au gain ; et tant que tu leur fais du bien, ils sont tout à toi, ils t’offrent leur
sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, comme je l’ai dit ci-dessus, quand le besoin est
éloigné : mais quand celui-ci s’approche de toi, ils font volte-face, et ce prince qui s’est
en tout point fondé sur leurs paroles, se trouvant nu, sans autres préparatifs, va à sa
ruine. [11] Car les amitiés que l’on acquiert en les payant, et non par la grandeur et la
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noblesse de l’âme, on les achète mais on ne les a pas et, en temps voulu, on ne peut en
tirer profit ; et les hommes offensent avec moins de circonspection celui qui se fait
aimer que celui qui se fait craindre : en effet, l’amour tient par un lien d’obligation qui,
puisque les hommes sont méchants, est brisée par ceux-ci à la moindre occasion qui
comporte une utilité personnelle, mais la crainte tient par la peur d’être puni, qui ne
t’abandonne jamais.
[12] Le prince doit néanmoins se faire craindre de façon, sinon à acquérir
l’amour, du moins à fuir la haine, car on peut très bien tout ensemble être craint et ne
pas être haï. [13] Il y parviendra toujours, dès lors qu’il s’abstiendra des biens de ses
citoyens et de ses sujets, et de leurs femmes. Et quand bien même il lui faudrait faire
couler le sang de quelqu’un, qu’il le fasse dès lors qu’il y a justification convenable et
cause manifeste. [14] Mais, surtout, qu’il s’abstienne du bien d’autrui, car les hommes
oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine ; et puis, les
raisons de leur ôter leurs biens ne manquent jamais, et, toujours, celui qui commence à
vivre de rapine trouve quelque raison de s’emparer de ce qui est à autrui ; et, en
revanche, pour verser le sang, les raisons sont plus rares et viennent plus vite à
manquer.
[15] Mais quand le prince est aux armées et a sous son commandement une
multitude de soldats, alors, il est en tout point nécessaire de ne pas se soucier du renom
d’être cruel, car, sans ce renom, on ne tint jamais une armée unie ou prête à livrer
bataille. [16] Parmi les admirables actions d’Hannibal on compte celle-ci : avec une très
grande armée, où se mêlaient un nombre infini de nations, qu’il avait conduites pour
guerroyer en terre étrangère, il n’y naquit jamais aucune dissension ni parmi eux ni
contre le prince, tant dans la mauvaise que dans la bonne fortune. [17] Ceci ne put
naître de rien d’autre que de sa cruauté inhumaine qui, ajoutée au nombre infini de ses
vertus, le rendit toujours, aux yeux de ses soldats, vénérable et terrible. [18] Et sans
celle-ci, pour faire un tel effet, ses autres vertus ne suffisaient pas : et les auteurs, peu
avisés sur ce point, d’un côté admirent son action et de l’autre condamnent sa cause
principale.
[19] Et que soit vrai le fait que ses autres vertus n’auraient pas suffi, on peut
bien le voir chez Scipion, homme très rare, non seulement en son temps mais dans toute
la mémoire des choses que l’on sait, dont les armées en Espagne se rebellèrent : ce qui
ne naquit de rien d’autre que de sa trop grande pitié qui avait donné à ses soldats plus de
licence qu’il ne convenait à la discipline militaire. [20] Cela lui fut reproché au sénat
par Fabius Maximus, qui l’appela corrupteur de la milice romaine. [21] Les Locriens
qui avaient été détruits par un légat de Scipion ne furent pas vengés et il ne punit pas
l’insolence de ce légat, tout cela naissant de sa nature facile ; à tel point que quelqu’un
qui voulait l’excuser au sénat dit qu’il y avait beaucoup d’hommes qui savaient mieux
ne pas faire d’erreurs que les corriger. [22] Cette nature aurait, avec le temps, entaché la
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renommée et la gloire de Scipion, s’il avait ainsi continué à commander : mais, en
vivant sous le gouvernement du sénat, cette qualité dommageable non solum resta
cachée mais fut pour lui un titre de gloire.
[23] Je conclus donc, revenant sur le fait d’être craint ou aimé, que, les hommes
aimant à leur gré et craignant au gré du prince, un prince sage doit se fonder sur ce qui
est à lui, non sur ce qui est à autrui ; il doit seulement s’ingénier à fuir la haine comme
il est dit.
XVIII
Quomodo fides a principibus sit servanda
De quelle façon les princes doivent garder leur foi
[1] Combien il est louable, pour un prince, de garder sa foi et de vivre avec
intégrité et non avec ruse, chacun l’entend; néanmoins, on voit par expérience, de notre
temps, que ces princes ont fait de grandes choses qui ont peu tenu compte de leur foi et
qui ont su, par la ruse, circonvenir les esprits des hommes; et à la fin ils l’ont emporté
sur ceux qui se sont fondés sur la loyauté.
[2] Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une par les
lois, l’autre par la force. [3] La première est le propre de l’homme, la seconde des bêtes.
[4] Mais comme, souvent, la première ne suffit pas, il faut recourir à la seconde : de ce
fait, il est nécessaire à un prince de bien savoir user de la bête et de l’homme. [5] Ce
point a été enseigné à mots couverts aux princes par les auteurs anciens, lesquels
écrivent comment Achille et beaucoup d’autres princes anciens furent donnés à élever
au centaure Chiron, afin qu’ils fussent ses disciples. [6] Cela — avoir un précepteur
mi-homme, mi-bête — ne veut rien dire d’autre, si ce n’est qu’un prince doit savoir user
de l’une et de l’autre nature ; et l’une sans l’autre n’est pas durable.
[7] Puisqu’il est donc nécessaire qu’un prince sache bien user de la bête, il doit,
parmi celles-ci, prendre le renard et le lion, car le lion ne sait pas se défendre des rets et
le renard ne sait pas se défendre des loups ; il faut donc être renard pour connaître les
rets, et lion pour effrayer les loups : ceux qui se contentent de faire le lion ne s’y
entendent pas. [8] De ce fait, un seigneur prudent ne peut, ni ne doit, observer sa foi s’il
lui est nuisible de l’observer et si sont éteintes les raisons qui la lui firent promettre.
[9] Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon : mais parce qu’ils
sont méchants et qu’ils ne l’observeraient pas à ton égard, toi etiam tu n’as pas à
l’observer avec eux ; et jamais, à un prince, ne manquèrent des raisons légitimes de
colorer son inobservation. [10] De cela on pourrait donner d’innombrables exemples
modernes et montrer combien de paix, combien de promesses ont été rendues sans
valeur et vaines par l’infidélité des princes ; et celui qui a le mieux su user du renard, a
le mieux réussi. [11] Mais cette nature, il est nécessaire de savoir bien la colorer et
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d’être grand simulateur et dissimulateur ; et les hommes sont si simples, et il obéissent
tant aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours qui se laissera
tromper.
[12] Parmi les exemples de fraîche date, il en est un que je ne veux pas taire.
Alexandre VI ne fit jamais rien d’autre que tromper les hommes, jamais il ne pensa à
rien d’autre et toujours il trouva matière à pouvoir le faire : et jamais il n’y eut homme
qui fût plus efficace pour donner des assurances et affirmer une chose avec les plus
grands serments, et qui les observât moins ; néanmoins, ses tromperies réussirent
toujours ad votum parce qu’il connaissait bien cet aspect du monde.
[13] Pour un prince, donc, il n’est pas nécessaire d’avoir, dans les faits, toutes
les qualités susdites, mais il est bien nécessaire de paraître les avoir ; et même, j’oserai
dire ceci : si on les a et les observe toujours, elles sont dommageables et si l’on paraît
les avoir, elles sont utiles ; par exemple paraître pitoyable, fidèle, humain, droit,
religieux, et l’être, mais avoir l’esprit bâti de telle sorte que, s’il faut ne pas l’être, tu
puisses et saches devenir le contraire.[14] Et il faut comprendre ceci, à savoir qu’un
prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses grâce
auxquelles les hommes sont appelés bons, car il lui est souvent nécessaire, pour
maintenir son état, d’œuvrer contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la
religion. [15] Et c’est pourquoi il faut qu’il ait un esprit disposé à se tourner selon ce
que les vents de la fortune et la variation des choses lui commandent ; et, comme je l’ai
dit plus haut, il ne doit pas se départir du bien, s’il le peut, mais savoir prendre la voie
du mal, si cela lui est nécessaire.
[16] Un prince doit donc prendre grand soin que ne sorte jamais de sa bouche
une chose qui ne soit pleine des cinq qualités susdites, et il doit paraître, quand on le
voit et l’entend, toute pitié, toute foi, toute intégrité, toute humanité, toute religion : et il
n’est pas de chose qui soit plus nécessaire que paraître avoir cette dernière qualité.
[17] Et les hommes, in universali, jugent davantage avec les yeux qu’avec les mains,
car il revient à tous de voir, à peu de sentir : chacun voit ce que tu parais être, peu
sentent ce que tu es ; et le peu n’ose pas s’opposer à l’opinion du grand nombre,
lorsque celui-ci a la majesté de l’état pour le défendre ; et dans les actions de tous les
hommes, et surtout des princes, où il n’y a pas de tribunal auprès de qui réclamer, on
regarde la fin.
[18] Qu’un prince fasse donc en sorte de vaincre et de maintenir son état; les
moyens seront toujours jugés honorables et, toujours, loués par tout un chacun ; parce
que le vulgaire est pris par ce qui paraît et par l’issue de la chose ; et au monde il n’est
rien que le vulgaire, et le peu n’a pas de place quand le nombre a sur quoi s’appuyer.
[19] Certain prince des temps présents, qu’il n’est pas bon de nommer, ne prêche jamais
que la paix et la foi et, de l’une, comme de l’autre, il est fort ennemi; et l’une, comme
l’autre, s’il l’avait observée, lui aurait maintes fois ôté sa réputation et son état.
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XIX
De contemptu et odio fugiendo
Qu’il faut fuir le mépris et la haine
[1] Mais puisque, à propos des qualités dont il est fait mention plus haut, j’ai
parlé des plus importantes, je veux examiner les autres brièvement à partir des
généralités suivantes, à savoir que le prince pense, comme il est dit en partie ci-dessus,
à fuir les choses qui le feraient odieux ou méprisable ; et chaque fois qu’il fuira cela, il
aura accompli sa tâche et ne trouvera aucun péril dans les autres infamies. [2] Ce qui,
plus que tout, le fait odieux - comme je l’ai dit - c’est d’être rapace et d’usurper les
biens et les femmes de ses sujets : de cela, il doit s’abstenir. [3] Et chaque fois qu’à
l’universel des hommes on n’enlève ni l’honneur ni les biens ils vivent contents : et l’on
a seulement à combattre l’ambition du petit nombre que, de bien des façons et avec
facilité, on réfrène. [4] Ce qui le fait méprisable, c’est d’être tenu pour inconstant, léger,
efféminé, pusillanime, irrésolu : de cela, un prince doit se garder comme d’un écueil et
s’ingénier à ce que dans ses actions on reconnaisse grandeur, courage, gravité, force ; et
à propos des affaires privées entre ses sujets, il doit vouloir que sa sentence soit
irrévocable; et que soit maintenue une telle opinion sur lui-même que personne ne
pense ni à le tromper, ni à le circonvenir.
[5] Le prince qui donne de lui-même cette opinion a une fort bonne réputation,
et contre celui qui a une bonne réputation, on conjure avec difficulté : c’est avec
difficulté qu’il est attaqué, pourvu que l’on sache qu’il est excellent et révéré par les
siens. [6] En effet, un prince doit avoir deux peurs : l’une au-dedans, du fait des sujets ;
l’autre au-dehors, du fait des potentats de l’extérieur. [7] De cette dernière, il se défend
avec de bonnes armes et avec de bons amis : et toujours, s’il a de bonnes armes, il aura
de bons amis. [8] Et toujours, les choses du dedans resteront stables, dès lors que seront
stables celles du dehors, si cependant elles ne sont pas perturbées par une conjuration :
et, quand bien même celles du dehors se mettraient en mouvement, si ses ordres et sa
vie sont ceux que j’ai dits, dès lors qu’il ne se laisse pas aller, toujours il soutiendra tous
les assauts, comme j’ai dit que le fit Nabis le Spartiate.
[9] Mais, à propos des sujets, quand les choses du dehors ne se mettent pas en
mouvement, il faut craindre qu’ils ne conjurent en secret ; de cela, le prince s’assure
suffisamment lorsqu’il fuit la haine et le mépris des autres, et que le peuple se tient pour
satisfait de lui — ce qu’il est nécessaire d’obtenir comme on l’a dit ci-dessus
longuement. [10] Et l’un des plus puissants remèdes qu’ait un prince contre les
conjurations, c’est de ne pas être haï par l’universel : en effet, toujours celui qui conjure
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croit, par la mort du prince, satisfaire le peuple ; mais s’il croit l’offenser, il n’a pas le
courage de prendre un semblable parti. [11] En effet, du côté des conjurateurs, les
difficultés sont infinies, et, par expérience, on voit qu’il y a eu beaucoup de
conjurations et que peu ont eu une bonne fin. [12] En effet, celui qui conjure ne peut
être seul et ne peut prendre pour compagnons que ceux qu’il croit être mécontents : et
dès que tu t’es ouvert de ce que tu as en tête avec un mécontent, tu lui donnes matière à
se contenter parce que, en te dénonçant, il peut en espérer bien des commodités ; de
telle sorte que, en voyant un gain sûr, de ce côté-ci, et, de l’autre, en le voyant incertain
et plein de danger, il faut vraiment ou que ce soit un ami rare, ou que ce soit un ennemi
tout à fait obstiné du prince, pour qu’il t’observe sa foi. [13] Et, pour réduire la chose à
peu de mots, je dis que, du côté du conjurateur, il n’y a que la peur, l’appréhension et la
crainte de la peine qui l’effraie ; mais, du côté du prince, il y a la majesté du principat,
les lois, la protection par ses amis et par l’état, qui le défendent. [14] A tel point que, si
l’on ajoute à tout cela la bienveillance populaire, il est impossible que quelqu’un soit
assez téméraire pour conjurer : en effet, alors que d’ordinaire un conjurateur doit
craindre avant que le mal ne soit fait, dans ce cas il doit aussi avoir peur par la suite car
il a le peuple pour ennemi, une fois accompli son forfait, et il ne peut dès lors espérer
aucun refuge.
[15] En la matière, on pourrait donner une infinité d’exemples mais je veux me
contenter d’un seul, advenu du temps de nos pères. [16] Messire Annibale Bentivoglio,
aïeul du présent messire Annibale, qui était prince de Bologne, avait été tué par les
Canneschi, qui conjurèrent contre lui, et il ne restait après lui que messire Giovanni qui
était dans les langes : aussitôt après ce meurtre, le peuple se souleva et tua tous les
Canneschi. [17] Ce qui naquit de la bienveillance populaire dont jouissait la maison des
Bentivoglio en ce temps-là ; elle fut si grande que, comme il ne restait personne de cette
maison à Bologne qui pût après la mort d’Annibale diriger l’état et comme on avait su
qu’à Florence il y avait un rejeton des Bentivoglio — tenu jusque là pour fils d’un
forgeron —, les Bolonais vinrent le chercher à Florence et lui donnèrent le
gouvernement de leur cité, qui fut gouvernée par lui jusqu’à ce que messire Giovanni
atteignît l’âge convenable pour gouverner.
[18] Je conclus de ce fait qu’un prince doit peu tenir compte des conjurations
dès lors que le peuple est bienveillant à son égard mais si ce dernier est son ennemi et le
hait, il doit craindre chaque chose et chacun. [19] Et les états bien ordonnés et les
princes sages doivent fort diligemment penser à ne pas désespérer les grands et à
satisfaire le peuple et à le contenter car c’est là une des plus importantes matières pour
le prince.
[20] Parmi les royaumes bien ordonnés et gouvernés de notre temps, il y a le
royaume de France, et, en lui, on trouve une infinité de bonnes constitutions dont
dépendent la liberté et la sûreté du Roi ; la première d’entre elles est le parlement, avec
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son autorité. [21] En effet, celui qui ordonna ce royaume — connaissant l’ambition des
puissants et leur insolence, jugeant donc qu’il était nécessaire qu’ils eussent un frein
dans la bouche qui les corrigeât ; et sachant, d’autre part, que la haine de l’universel
envers les grands était fondé sur la peur et voulant les rassurer — ne voulut pas que ce
fût là un souci particulier du Roi, afin de lui épargner les reproches que pourraient lui
faire les grands s’il favorisait les gens du peuple, et ceux du peuple s’il favorisait les
grands. [22] Et voilà pourquoi il constitua un tiers juge qui serait chargé — sans que le
roi encourût de reproches — de battre les grands et de favoriser les plus petits : et il ne
put y avoir ordre meilleur ni plus prudent ni qui soit une plus grande cause de la sûreté
du Roi et du royaume. [23] D’où l’on peut tirer une autre chose remarquable : les
princes doivent faire administrer ce qui fait encourir des reproches par d’autres et ce qui
procure la grâce par eux-mêmes. [24] Et je conclus encore une fois qu’un prince doit
tenir compte des grands mais ne pas se faire haïr par le peuple.
[25] Il pourrait paraître à beaucoup, à considérer la vie et la mort de certains
empereurs romains, qu’il y avait là des exemples qui vont à l’encontre de cette mienne
opinion, puisque l’on constate qu’il en est qui ont toujours vécu excellemment et
montré une grande vertu de l’âme et qui, néanmoins, ont perdu l’Empire, ou bien ont
été tués par leurs proches qui ont conjuré contre eux. [26] Voulant, de ce fait, répondre
à ces objections, j’examinerai les qualités de certains empereurs en montrant que les
raisons qui les conduisirent à la ruine ne diffèrent pas de ce qui a été allégué par moi ;
et, ce faisant, je ferai bien considérer les choses que doivent remarquer ceux qui lisent
les actions de ces temps-là. [27] Et je veux prendre — cela suffira — tous les empereurs
qui se succédèrent à l’Empire, de Marc le philosophe à Maximin : et ce furent Marc,
son fils Commode, Pertinax, Julien, Sévère, son fils Antonin Caracalla, Macrin,
Héliogabale, Alexandre et Maximin. [28] Et il faut d’abord remarquer que, là où, dans
les autres principats, il y a seulement à combattre l’ambition des grands et l’insolence
des peuples, les empereurs romains avaient une troisième difficulté : ils devaient
supporter la cruauté et l’avarice de leurs soldats. [29] Cette chose était si difficile
qu’elle fut cause de la ruine de beaucoup car il était difficile de satisfaire les soldats et
les peuples parce que les peuples aimaient la tranquillité et, pour cette raison, ils
appréciaient les princes modérés, et les soldats aimaient que le prince eût l’esprit
guerrier et qu’il fût cruel, insolent et rapace; et ils voulaient qu’il exerçât tout cela aux
dépens des peuples, afin de pouvoir avoir double solde et laisser libre cours à leur
avarice et à leur cruauté. [30] Toutes ces choses firent que les empereurs qui, par nature
ou par art, n’avaient pas une assez grande réputation pour réfréner l’un et l’autre
allaient toujours à leur ruine. [31] Et la plupart d’entre eux, surtout parmi ceux qui
venaient au principat en hommes nouveaux, comprenant la difficulté de ces deux
humeurs diverses, s’avisaient de satisfaire les soldats car ils estimaient que c’était peu
de chose d’être injuste envers le peuple. [32] Ce parti était nécessaire car, les princes ne
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pouvant manquer d’être haïs par quelques-uns, doivent s’efforcer d’abord de ne pas être
haï par les communautés : et quand ils ne peuvent l’obtenir ils doivent mettre toute leur
industrie à fuir la haine des communautés les plus puissantes. [33] Et voilà pourquoi les
empereurs qui, du fait de leur nouveauté, avaient besoin de faveurs extraordinaires
s’alliaient aux soldats plutôt qu’aux peuples ; ce qui, néanmoins, finissait par leur être
utile ou non selon que ce prince savait maintenir sa réputation avec eux.
[34] Les raisons susdites firent que Marc, Pertinax et Alexandre, menant tous
une vie pleine de modération, aimant la justice, étant ennemis de la cruauté, humains et
bienveillants, eurent tous, hormis Marc, une triste fin. [35] Seul Marc vécut et mourut
comblé d’honneurs parce que, lui, il arriva à l’Empire iure hereditario et n’avait à en
être redevable ni aux soldats ni aux peuples ; et puis, comme il possédait de nombreuses
vertus qui le rendaient digne de vénération, il maintint toujours, tant qu’il vécut, l’un et
l’autre de ces ordres à l’intérieur des limites qui lui étaient assignées et il ne fut jamais
haï ni méprisé. [36] Mais Pertinax, fait empereur contre la volonté des soldats — qui,
habitués à vivre de façon licencieuse sous Commode ne purent supporter la vie honnête
à laquelle Pertinax voulait les ramener —, avait donc suscité leur haine et, comme le
mépris s’était ajouté à cette haine parce qu’il était vieux, il alla à sa ruine dès le tout
début de son administration. [37] Et il faut noter ici que la haine s’acquiert tant au
moyen des bonnes actions que des mauvaises : et voilà pourquoi, comme je l’ai dit plus
haut, un prince qui veut maintenir son état est souvent forcé de ne pas être bon. [38] En
effet, quand cette communauté — que ce soient les peuples, les soldats ou les grands —
dont tu estimes avoir le plus besoin pour te maintenir est corrompue, il te faut suivre
son humeur pour la satisfaire, et alors, les bonnes actions sont tes ennemies.
[39] Mais venons-en à Alexandre, qui fut d’une telle bonté que, parmi les autres
louanges qui lui sont attribuées, il y a celle-ci : pendant les quatorze années où il tint
l’Empire, jamais quelqu’un ne fut tué par lui sans jugement ; néanmoins, comme il était
tenu pour efféminé et pour un homme qui se laissait gouverner par sa mère, et que cela
l’avait fait mépriser, l’armée conspira contre lui et le tua.
[40] Si vous examinez maintenant, en revanche, les qualités de Commode, de
Sévère, d’Antonin Caracalla et de Maximin, vous constaterez qu’ils furent très cruels et
très rapaces : pour satisfaire les soldats, ils ne renoncèrent à aucune sorte d’injustice que
l’on pouvait commettre aux dépens des peuples. [41] Et tous, hormis Sévère, eurent une
triste fin ; en effet, Sévère eut tant de vertus qu’en gardant ses soldats pour amis, encore
que les peuples fussent opprimés par lui, il put toujours régner avec bonheur car ses
vertus le rendaient aux yeux des soldats et des peuples si admirable que ces derniers
restaient quodammodo [“ d’une certaine façon ”] hébétés et stupéfaits et les autres
révérencieux et satisfaits. [42] Comme les actions de cet homme-là furent grandes et
remarquables pour un prince nouveau, je veux montrer brièvement à quel point il sut
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bien user du masque du lion et du renard, natures dont je dis plus haut qu’il est
nécessaire qu’un prince les imite.
[43] Sévère ayant compris la mollesse de l’empereur Julien, convainquit l’armée
dont il était le capitaine en Slavonie qu’il était bon d’aller à Rome venger la mort de
Pertinax qui avait été tué par les prétoriens. [44] Sous ce prétexte, sans montrer qu’il
aspirait à l’Empire, il mit en branle son armée contre Rome et fut en Italie avant que
l’on apprît son départ. [45] Une fois arrivé à Rome, le Sénat, par crainte, l’élut comme
empereur et Julien fut tué. [46] Après un tel début, deux difficultés demeuraient pour
Sévère s’il voulait se faire seigneur de tout l’état, l’une en Asie où Niger, chef des
armées d’Asie, s’était fait proclamer empereur et l’autre au Ponant, où se trouvait Albin
qui lui aussi aspirait à l’Empire. [47] Et parce qu’il jugeait dangereux de se découvrir
comme l’ennemi de tous les deux, il décida d’attaquer Niger et de tromper Albin auquel
il écrivit qu’ayant été élu empereur par le sénat, il voulait partager cette dignité avec lui
et il lui envoya le titre de César et se l’adjoignit comme collègue par une délibération du
Sénat ; ces choses furent, par Albin, tenues pour vraies. [48] Mais, après que Sévère eut
vaincu et mis à mort Niger, puis apaisé les affaires d’Orient, il revint à Rome et se
plaignit devant le Sénat qu’Albin, peu reconnaissant des bienfaits reçus de lui, avait
cherché par traîtrise à l’assassiner, ce pour quoi il était dans la nécessité d’aller punir
son ingratitude ; puis il alla le trouver en France et lui ôta son état et la vie. [49] Et qui
examinera minutieusement les actions de cet homme-là constatera que c’était un lion
très féroce et un renard très rusé, et il verra qu’il était craint et révéré par chacun et
n’était pas haï par ses armées ; et il ne s’étonnera pas que cet homme nouveau ait pu
tenir un tel empire car sa très grande réputation le défendit toujours contre la haine que
les peuples, du fait de ses rapines, avaient pu concevoir.
[50] Mais Antonin son fils fut lui aussi un homme qui, sous bien des rapports,
était tout à fait excellent, ce qui le rendait admirable aux yeux des peuples et le faisait
apprécier des soldats parce que c’était un homme de guerre qui supportait aisément tous
les efforts et méprisait toute nourriture délicate et toutes les autres douceurs : chose qui
le faisait aimer par toutes les armées. [51] Néanmoins, sa férocité et sa cruauté furent si
grandes et si inouïes — il avait de fait, après un nombre infini de meurtres de simples
personnes, mis à mort une grande partie du peuple de Rome et tout celui d’Alexandrie
— qu’il devint on ne peut plus odieux pour le monde tout entier et commença à être
craint etiam par ceux qui étaient autour de lui, de telle façon qu’il fut tué par un
centurion au milieu de son armée. [52] Et là, il faut noter que de semblables morts, qui
s’ensuivent de la décision d’un esprit obstiné, ne peuvent être évitées par les princes car
tout un chacun qui ne se soucie pas de mourir peut le frapper : mais, au vrai, le prince
doit les craindre moins car elles sont très rares. [53] Il doit seulement se garder de
commettre de graves injustices envers l’un de ceux dont il se sert et qu’il a autour de lui
au service de son principat ; comme l’avait fait Antonin qui avait tué, en le bafouant, un
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frère de ce centurion et menaçait ce dernier chaque jour et tamen le conservait comme
garde du corps : c’était là un parti téméraire et qui pouvait le conduire à sa ruine, ce qui
lui arriva.
[54] Mais venons-en à Commode pour qui il était très facile de tenir l’Empire
car il l’avait reçu iure hereditario puisqu’il était le fils de Marc : et il lui suffisait
seulement de suivre les traces de son père et il aurait satisfait les soldats et les peuples.
[55] Mais, comme il était d’âme cruelle et bestiale, pour pouvoir user de sa rapacité à
l’encontre des peuples, il s’avisa de se concilier les armées et y fit régner la licence ;
d’un autre côté, ne soutenant pas sa propre dignité, descendant souvent dans les théâtres
pour combattre contre les gladiateurs et faisant d’autres choses très basses et peu dignes
de la majesté impériale, il devint méprisable aux yeux des soldats. [56] Et comme il
était haï d’un côté et méprisé de l’autre, on conspira contre lui et il fut tué.
[57] Il nous reste à narrer les qualités de Maximin. Ce fut un homme très
belliqueux ; et comme les armées étaient lasses de la douceur d’Alexandre que j’ai
examinée plus haut, quand ce dernier fut tué, ils l’élurent à l’Empire : il ne le posséda
pas longtemps parce que deux choses le rendirent odieux et méprisable. [58] L’une,
c’était qu’il était de très basse extraction car il avait autrefois gardé les moutons en
Thrace — chose que l’on savait partout et qui lui valait un grand dédain aux yeux de
tous. [59] L’autre, c’était que, ayant au début de son principat différé d’aller à Rome et
d’entrer en possession du siège impérial, il avait donné de lui-même l’opinion d’un
homme très cruel car, par l’intermédiaire de ses préfets, à Rome et dans tous les lieux
de l’Empire, il avait commis de nombreuses cruautés. [60] De telle sorte que, le monde
entier étant ému par le dédain pour la bassesse de son sang et par la haine pour la peur
de sa férocité, en premier lieu l’Afrique se rebella, puis le Sénat, avec tout le peuple de
Rome et toute l’Italie, conspira contre lui. A cela s’ajouta sa propre armée qui, faisant le
siège d’Aquilée et éprouvant des difficultés à la prendre, lassée de sa cruauté et le
craignant moins en voyant qu’il avait tant d’ennemis, le tua.
[61] Je ne veux discuter ni d’Héliogabale, ni de Macrin, ni de Julien, qui, parce
qu’ils étaient en tout point méprisables furent aussitôt anéantis, mais je vais en venir à
la conclusion de cet examen et je dis que les princes de notre temps éprouvent moins,
dans leurs gouvernements, cette difficulté à satisfaire de façon extraordinaire les soldats
: en effet, bien qu’il faille avoir quelque considération pour ces derniers, tamen, tout se
résout bien vite parce qu’aucun de ces princes n’entretient d’armée qui soit enracinée
dans les gouvernements et administrations des provinces comme l’étaient les armées de
l’Empire romain. [62] Voilà pourquoi si, alors, il était plus nécessaire de satisfaire les
soldats que les peuples — parce que les soldats pouvaient plus que les peuples —
maintenant, pour tous les princes, hormis le Turc et le Sultan, il est plus nécessaire de
satisfaire les peuples que les soldats parce que les peuples peuvent plus que ces
derniers. [63] De cela, j’excepte le Turc car il entretient toujours autour de lui douze
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mille fantassins et quinze mille cavaliers, dont dépendent la sûreté et la force de son
royaume : et il est nécessaire que, délaissant tout autre égard, ce seigneur les garde pour
amis. [64] Il en va semblablement pour le royaume du Sultan, qui est tout entier entre
les mains des soldats : il faut que, sans égards pour les peuples, lui aussi les garde pour
amis. [65] Et vous devez noter que cet état du Sultan est différent de tous les autres
principats car il est semblable au pontificat chrétien que l’on ne peut appeler ni
principat héréditaire ni principat nouveau : en effet, ce ne sont pas les enfants du vieux
prince qui sont les héritiers et restent les seigneurs mais celui qui est élu à ce rang par
ceux qui ont cette autorité ; [66] et comme c’est là un ordre ancien, on ne peut l’appeler
principat nouveau, ce pourquoi il n’y a là aucune des difficultés qu’il y a dans les
nouveaux car, bien que le prince soit nouveau, les ordres de cet état sont vieux et
ordonnés pour le recevoir comme s’il était leur seigneur héréditaire.
[67] Mais revenons à notre matière. Je dis que quiconque considérera l’examen
susdit verra que la ruine des empereurs susnommés a été causée soit par la haine soit
par le mépris ; et il comprendra aussi comment il se fit que, une partie d’entre eux
procédant d’une façon et une autre de la façon contraire, quelle que soit la façon
choisie, l’un d’entre eux eut une fin heureuse et les autres une fin malheureuse. [68] En
effet, il fut inutile et dommageable pour Pertinax et Alexandre, parce qu’ils étaient des
princes nouveaux, de vouloir imiter Marc qui avait accédé au principat iure hereditario;
et, semblablement, pour Caracalla, Commode et Maximin, ce fut chose pernicieuse
d’imiter Sévère, parce qu’ils n’avaient pas une vertu telle qu’elle pût suffire à suivre ses
traces. [69] De ce fait, un prince nouveau, dans un principat nouveau, ne peut imiter les
actions de Marc et il n’est pas non plus nécessaire qu’il suive celles de Sévère : mais il
doit prendre de Sévère ce qui, pour fonder son état, est nécessaire, et de Marc ce qui
convient pour conserver glorieusement un état qui serait déjà affermi et stable.
XX
An arces et multa alia, quae quottidie a principibus fiunt, utilia an inutilia sint.
Si les forteresses, et bien d’autres choses qui sont chaque jour faites par les princes, sont
utiles ou inutiles.
[1] Certains princes, pour tenir sûrement leur état, ont désarmé leurs sujets ;
certains ont entretenu la division dans les villes sujettes. [2] Certains ont nourri des
inimitiés contre eux-mêmes ; certains autres se sont avisés de gagner ceux qui leur
étaient suspects, au début, dans leur état. [3] Certains ont édifié des forteresses ; certains
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les ont abattues et détruites. [4] Et bien que sur toutes ces choses, on ne puisse pas
rendre de sentence déterminée, si on n’en vient pas aux détails de ces états où il faudrait
prendre quelque délibération semblable, néanmoins je parlerai d’une façon large,
comme la matière, par elle-même, le permet.
[5] Il n’arriva jamais, donc, qu’un prince nouveau désarmât ses sujets : mieux,
quand il les a trouvés désarmés, il les a toujours armés, parce que, s’ils sont armés, ces
armes deviennent tiennes, ceux qui te sont suspects deviennent fidèles, et ceux qui
étaient fidèles le restent, et, tous, de sujets se font tes partisans. [6] Et on ne peut armer
tous les sujets : aussi, quand tu fais du bien à ceux que tu armes, tu es plus sûr des
autres quand tu agis ; et cette différence de comportements vis-à-vis d’eux, qu’ils voient
bien, les rend tes obligés ; les autres t’excusent, car ils estiment nécessaires qu’aient
plus de mérite ceux qui courent plus de dangers et ont plus d’obligations. [7] Mais, dès
lors que tu les désarmes, tu commences à les offenser : tu montres que tu éprouves de la
méfiance envers eux, du fait de la lâcheté ou du manque de foi, et l’une et l’autre de ces
deux opinions engendre de la haine contre toi ; et puisque tu ne peux rester désarmé, il
faut bien que tu te tournes vers une milice de mercenaires, qui est de la qualité dont on a
parlé ci-dessus ; et quand bien même elle serait bonne, elle ne peut être assez forte pour
te défendre des ennemis puissants et des sujets que tu soupçonnes. [8] Voilà pourquoi,
comme je l’ai dit, un prince nouveau dans un principat nouveau a toujours mis bon
ordre à ses armes : de ces exemples, les histoires en sont pleines. [9] Mais quand un
prince acquiert un état nouveau, qui, comme un membre, s’ajoute à son vieil état, alors
il est nécessaire de désarmer cet état-là, hormis ceux qui, lors de l’acquisition, ont été
tes partisans — et même ceux-ci, avec le temps et les occasions, il est nécessaires de les
rendre mous et efféminés — et d’ordonner les choses de façon à ce que les seules armes
de tout ton état soient celles de tes propres soldats, ceux-là mêmes qui, dans ton ancien
état, vivaient auprès de toi.
[10] Nos ancêtres, et ceux dont on estimait qu’ils étaient sages, avaient coutume
de dire qu’il était nécessaire de tenir Pistoia par les factions et Pise par les forteresses ;
et c’est pour cela qu’ils nourrissaient, dans quelques villes sujettes, des différends, pour
les posséder plus facilement. [11] Cela, en des temps où l’Italie était, d’une certaine
façon, en équilibre, devait sans doute être bien fait : mais je ne crois vraiment pas
qu’on puisse le donner aujourd’hui pour précepte ; en effet, je ne crois pas que les
divisions aient jamais fait aucun bien : qui plus est, nécessairement, quand l’ennemi
s’approche, les villes divisées sont aussitôt perdues, car la faction la plus faible s’alliera
toujours aux forces extérieures, et l’autre ne pourra tenir.
[12] Les Vénitiens, poussés, je le crois, par les raisons susdites, nourrissaient les
sectes guelfes et gibelines dans leurs villes sujettes ; et bien qu’ils ne les laissassent
jamais faire couler le sang, tamen ils nourrissaient en leur sein ces dissensions, afin que
ces citoyens, occupés à leurs différends, ne s’unissent pas contre eux. [13] Cela, comme
51
on le vit, finit par venir mal à propos : en effet, sitôt après qu’ils eurent été mis en
déroute à Vailà, une partie de ces villes prit courage et on leur ôta tout leur état. [14]
Ainsi, de semblables façons prouvent la faiblesse du prince, parce que dans un principat
gaillard, jamais on ne permettra semblables divisions, car elles ne sont profitables qu’en
temps de paix — les sujets pouvant être, par ce moyen, plus aisément manœuvrés —,
mais lorsque la guerre vient, un semblable ordre montre sa fausseté.
[15] Sans aucun doute, les princes deviennent grands quand ils surmontent les
difficultés et les oppositions que l’on dresse contre eux ; et c’est pourquoi la fortune —
surtout quand elle veut faire grand un prince nouveau, qui, plus qu’un prince
héréditaire, est dans la nécessité d’acquérir une réputation — fait naître des ennemis et
mener des entreprises contre lui, afin de lui donner des raisons de les surmonter et, par
cette échelle que lui ont tendue ses ennemis, de monter plus haut. [16] C’est pourquoi,
beaucoup estiment qu’un prince sage doit, dès lors qu’il en a l’occasion, nourrir, avec
ruse, quelque inimitié, afin que, celle-ci une fois écrasée, s’ensuive, pour lui, plus de
grandeur.
[17] Les princes, et praesertim ceux qui sont nouveaux, ont trouvé plus de foi et
plus d’utilité chez les hommes qui, au début de leur état, ont été tenus pour suspects,
que chez ceux qui, au début, avaient leur confiance. [18] Pandolfo Petrucci, prince de
Sienne, dirigeait son état, avec ceux qui lui furent suspects plutôt qu’avec les autres.
[19] Mais de cette chose-là, on ne peut parler largement, parce qu’elle varie selon le
sujet ; je dirai seulement ceci : ces hommes qui, au début d’un principat, ont été des
ennemis et sont tels que pour se maintenir ils ont besoin d’appuis, le prince pourra
toujours, avec une très grande facilité, les gagner à lui ; et ceux-ci sont d’autant plus
forcés à le servir avec foi qu’ils savent qu’il leur est encore plus nécessaire d’effacer par
leurs actions la mauvaise opinion que l’on avait d’eux. [20] Et ainsi, le prince tire de ces
derniers une plus grande utilité que de ceux qui, le servant en assurance, négligent ses
affaires.
[21] Et puisque la matière le requiert, je ne veux pas laisser de côté cet
avertissement aux princes qui viennent de prendre un état nouveau au moyen de faveurs
à l’intérieur de celui-ci : qu’ils considèrent bien quelle raison a pu pousser ceux qui
l’ont favorisé à le favoriser. [22] Et si ce n’est pas une affection naturelle envers eux
mais si c’était seulement parce qu’ils n’étaient pas contents de cet autre état, il aura bien
de la peine et des difficultés à pouvoir les garder comme amis, car il lui sera impossible
de pouvoir les contenter. [23] Et en examinant bien, avec les exemples que l’on tire des
choses antiques et modernes, la raison de cela, il verra qu’il lui est beaucoup plus facile
de se gagner comme amis les hommes qui étaient contents de l’état précédent, et étaient
donc ses propres ennemis, que ceux qui, parce qu’ils n’en étaient pas contents,
devinrent ses amis et le favorisèrent pour qu’il s’en emparât.
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[24] L’habitude des princes, pour pouvoir tenir plus sûrement leur état, a été
d’édifier des forteresses, pour qu’elles soient la bride et le frein de ceux qui auraient
pour dessein d’agir contre eux et pour qu’ils aient un refuge sûr contre un assaut
soudain. [25] Je loue cette façon de faire, parce qu’elle est utilisée ab antiquo :
néanmoins, on a pu voir messire Niccolò Vitelli, de notre temps, détruire deux
forteresses à Città di Castello pour tenir cet état ; Guidubaldo, duc d’Urbin, une fois
revenu au pouvoir, d’où il avait été chassé par Cesare Borgia, ruina funditus toutes les
forteresses de cette province et jugea que, sans celles-ci, il lui était plus difficile de
perdre à nouveau cet état ; les Bentivoglio, une fois revenus à Bologne, usèrent des
mêmes mesures. [26] Les forteresses sont donc utiles ou non, selon les temps : et si
elles te font du bien d’un côté, elles te blessent d’un autre. [27] Et l’on peut examiner ce
point ainsi : ce prince qui a plus peur des peuples que des étrangers doit faire des
forteresses ; mais celui qui a plus peur des étrangers que des peuples doit les laisser de
côté. [28] A la maison des Sforza, le château de Milan, que Francesco Sforza y édifia, a
fait et fera la guerre plus qu’aucun autre désordre de cet état. [29] Aussi la meilleure
forteresse qui soit est-elle de ne pas être haï par le peuple ; en effet, même si tu as des
forteresses, elles ne te sauvent pas si le peuple te hait, car, une fois qu’ils ont pris les
armes, jamais ne manquent aux peuples les étrangers pour les secourir. [30] De notre
temps, on ne voit pas qu’elles aient profité à quelque prince, hormis à la comtesse de
Forlì après que son mari, le comte Ieronimo, eut été tué : en effet, au moyen de celle-ci,
elle put fuir l’assaut populaire et attendre le secours de Milan et récupérer son état ; et
les temps étaient alors tels que l’étranger ne pouvait secourir le peuple. [31] Mais
ensuite, pour elle non plus, les forteresses n’eurent pas de grande valeur, quand Cesare
Borgia l’attaqua et que le peuple, son ennemi, s’allia avec l’étranger. [32] De ce fait, à
ce moment-là et auparavant, il eût été plus sûr pour elle de ne pas être haïe par le peuple
que d’avoir des forteresses. [33] A bien considérer, donc, toutes ces choses-là, je louerai
celui qui fera des forteresses et celui qui n’en fera pas ; et je blâmerai quiconque, se
fiant aux forteresses, estimera peu important d’être haï par les peuples.
XXI
Quod principem deceat ut egregius habeatur
Ce qu’un prince doit faire afin d’être tenu pour éminent
[1] Aucune chose ne fait tant estimer un prince que ne le font les grandes
entreprises et les exemples rares qu’il peut donner de lui-même. [2] Nous avons de
notre temps Ferdinand d’Aragon, le présent roi d’Espagne : celui-ci peut presque être
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appelé prince nouveau car, de roi faible, il est devenu, par sa renommée et sa gloire, le
premier d’entre les rois chrétiens ; et si vous considérez ses actions, vous constaterez
qu’elles sont toutes très grandes et certaines extraordinaires. [3] Au début de son règne,
il attaqua Grenade et cette entreprise fut le fondement de son état. [4] Tout d’abord, il la
mena alors qu’il était tranquille et sans redouter d’en être empêché : ce faisant il tint
occupé l’esprit des barons de Castille qui, pensant à cette guerre, ne pensaient pas aux
innovations ; quant à lui il acquérait, en même temps, de la réputation et de l’empire sur
ces barons, qui ne s’en apercevaient pas ; il put nourrir ses armées avec les deniers de
l’Eglise et des peuples et, sur cette longue guerre, asseoir le fondement de sa milice,
qui, par la suite, lui a fait honneur. [5] En outre, pour pouvoir lancer de plus grandes
entreprises, en se servant toujours de la religion, il se tourna vers une piété cruelle, en
chassant de son royaume les Marranes, et en les dépouillant : et il ne peut y avoir
d’exemple plus digne de commisération ni plus rare que celui-ci. [6] Il attaqua, en se
couvrant du même manteau, l’Afrique ; il mena l’entreprise d’Italie ; il a dernièrement
attaqué la France. [7] Et ainsi, toujours, il a fait et ourdi de grandes choses qui ont
toujours tenu en suspens et en admiration les esprits de ses sujets, occupés qu’ils étaient
à en attendre l’issue. [8] Et ses actions sont nées l’une de l’autre de telle façon qu’entre
l’une et l’autre il n’a jamais donné aux hommes le loisir de pouvoir tranquillement agir
contre lui.
[9] Il est aussi très avantageux pour un prince de donner de rares exemples de
lui-même pour le gouvernement des choses du dedans — semblables à ceux que l’on
raconte à propos de messire Bernabò de Milan ; quand il en a l’occasion, lorsque
quelqu’un fait quelque chose d’extraordinaire, ou en bien ou en mal, dans la vie civile,
il doit choisir une façon de le récompenser ou de le punir dont on sera amené à
beaucoup parler. [10] Et surtout, un prince doit s’ingénier, dans chacune de ses actions,
à alimenter sa renommée d’homme grand et d’entendement excellent.
[11] Un prince est aussi estimé quand il est vrai ami et vrai ennemi : c’est-à-dire
quand, sans aucun égard, il se découvre en faveur de quelqu’un contre quelqu’un
d’autre. [12] Ce parti sera toujours plus utile que de rester neutre : car, si deux de tes
puissants voisins en viennent aux mains, ou bien ils sont tels que, si l’un d’entre eux
l’emporte, tu dois craindre le vainqueur, ou bien non. [13] Dans l’un quelconque de ces
deux cas, il te sera toujours plus utile de te découvrir et de mener une bonne guerre, car,
dans le premier cas, si tu ne te découvres pas tu seras toujours la proie de celui qui
l’emporte, non sans plaisir et satisfaction de celui qui a été vaincu ; et il n’y a aucun
argument ni rien d’autre qui puisse te défendre, ni personne qui puisse t’accueillir :
celui qui l’emporte ne veut pas d’amis qu’il soupçonne et qui ne l’aident pas dans
l’adversité ; celui qui perd ne t’accueille pas, car tu n’as pas voulu, les armes à la main,
courir fortune avec lui.
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[14] Antiochus était passé en Grèce, où il avait été mis par les Etoliens pour en
chasser les Romains ; Antiochus envoya des ambassadeurs aux Achéens qui étaient
amis des Romains, pour les encourager à ne pencher pour personne : et de l’autre côté,
les Romains les persuadaient de prendre les armes pour eux. [15] Cette matière vint en
délibération dans l’assemblée des Achéens, où le légat d’Antiochus les persuadait de
rester neutres ; ce à quoi le légat romain répondit : “ Quod autem isti dicunt, non
interponendi vos bello, nihil magis alienum rebus vestris est ; sine gratia, sine dignitate,
praemium victoris eritis ” [“ Or, ce qu’ils vous disent — de ne pas vous interposer dans
cette guerre — ne peut être plus contraire à vos intérêts ; sans faveur, sans dignité, vous
serez la récompense du vainqueur ”]. [16] Et toujours il adviendra que celui qui n’est
pas ton ami demandera ta neutralité, et celui qui est ton ami te demandera de te
découvrir en prenant les armes. [17] Et les princes peu résolus, pour fuir les périls
présents, suivent le plus souvent cette voie neutre, et le plus souvent ils vont à leur
ruine.
[18] Mais quand le prince se découvre gaillardement en faveur d’une des parties,
si celui avec lequel tu t’allies l’emporte, même s’il est puissant et que tu sois à sa
discrétion, il a quelque obligation envers toi, quelque amour y est contracté ; et les
hommes ne sont jamais si malhonnêtes qu’ils t’écrasent en donnant un tel exemple
d’ingratitude ; et puis les victoires ne sont jamais si franches que le vainqueur ne doive
faire preuve de quelque égard, surtout pour la justice. [19] Mais si celui dont tu es l’allié
perd, tu es accueilli par lui et, tant qu’il le peut, il t’aide et tu deviens le compagnon
d’une fortune qui peut ressusciter.
[20] Dans le second cas, quand ceux qui se combattent sont tels que tu n’aies
pas à craindre celui qui l’emporte, il y a encore plus de prudence à s’allier, car tu
conduis quelqu’un à sa ruine avec l’aide de celui qui devrait le sauver, s’il était sage ; et
en l’emportant, il reste à ta discrétion et il est impossible, avec ton aide, qu’il ne
l’emporte pas. [21] Et il faut remarquer ici qu’un prince doit prendre garde à ne jamais
tenir compagnie à un plus puissant que lui pour attaquer autrui, sinon quand la nécessité
te contraint, comme on l’a dit ci-dessus : en effet, en l’emportant, tu restes son
prisonnier ; et les princes doivent éviter autant qu’ils le peuvent de rester à la discrétion
d’autrui. [22] Les Vénitiens furent les compagnons de la France contre le duc de Milan,
et ils pouvaient fuir cette compagnie, d’où résulta leur ruine. [23] Mais quand on ne
peut fuir cela — comme il advint aux Florentins quand le pape et l'Espagne allèrent
avec leurs armées attaquer la Lombardie — alors le prince doit s’allier pour les raisons
susdites. [24] Et que jamais aucun état ne croie pouvoir prendre toujours des partis sûrs
; qu’il pense même devoir les prendre tous incertains ; en effet, voilà ce que l’on
constate dans l’ordre des choses : on ne cherche jamais à fuir un inconvénient que l’on
ne tombe sur un autre ; mais la prudence consiste à savoir comprendre quelles sont les
qualités des inconvénients et prendre le moins mauvais pour bon.
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[25] Un prince doit aussi se montrer amant des vertus en donnant l’hospitalité
aux hommes vertueux et en honorant ceux qui excellent dans un art. [26] Et puis, il doit
convaincre ses citoyens qu’ils peuvent paisiblement exercer leurs métiers, dans le
négoce, dans l’agriculture, dans tout autre métier des hommes ; et que l’un ne craigne
pas d’embellir sa propriété par crainte qu’elle ne lui soit ôtée ; et l’autre d’ouvrir un
commerce par peur des impôts. [27] Mais il doit proposer des récompenses à celui qui
veut faire de telles choses et à quiconque pense, de quelque façon que ce soit, à donner
plus de grandeur à sa cité ou à son état. [28] Il doit en outre, aux moments de l’année
qui conviennent, tenir les peuples occupés par des fêtes et spectacles ; et puisque
chaque cité est divisée en Arts ou en tribus, tenir compte de ces communautés, se réunir
parfois avec elles, donner de soi quelque exemple d’humanité et de munificence, en
maintenant toujours fermement, néanmoins, la majesté de sa dignité.
XXII
De his quos a secretis principes habent
De ceux que les princes ont à leur service pour les affaires secrètes
[1] Ce n’est pas chose de peu d’importance pour un prince que le choix des
ministres, qui sont bons ou non selon la prudence du prince. [2] Et la première
conjecture sur le cerveau d’un seigneur se fait en voyant les hommes qu’il a autour de
lui : et quand ils sont capables et fidèles, toujours on peut le réputer sage, car il a su
comprendre qu’ils étaient capable et sait les maintenir fidèles ; mais dans le cas où ils
seraient autres, toujours on peut porter un jugement qui n’est pas bon à son propos, car
la première erreur qu’il fait, il la fait par ce choix.
[3] Il n’y avait personne qui connût messire Antonio da Venafro, ministre de
Pandolfo Petrucci, prince de Sienne, qui ne jugeât que Pandolfo était un homme de très
grande valeur, puisqu’il avait cet homme-là pour ministre. [4] Et puisqu’il y a trois
genres de cerveaux — l’un comprend par lui-même, l’autre discerne ce qu’autrui
comprend, le troisième ne comprend ni lui-même ni les autres : le premier est très
excellent, le deuxième excellent, le troisième inutile — il fallait de ce fait
nécessairement que, si Pandolfo n’était pas du premier rang, il fût du deuxième. [5] En
effet, chaque fois que quelqu’un a assez de jugement pour comprendre le bien ou le mal
que quelqu’un fait ou dit, même si par lui-même il n’a pas d’invention, il comprend les
actions bonnes et mauvaises du ministre, et il exalte celles-là et corrige celles-ci : et le
ministre ne peut espérer le tromper et reste bon.
[6] Mais pour qu’un prince puisse connaître son ministre, il y a la façon
suivante, qui ne trompe jamais : quand tu vois ton ministre penser plus à lui-même qu’à
toi et rechercher dans toutes ses actions ce qui lui est utile, un homme ainsi fait jamais
ne sera un bon ministre, jamais tu ne pourras t’y fier. [7] En effet, celui qui a l’état de
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quelqu’un entre ses mains, ne doit jamais penser à lui-même mais toujours au prince, et
ne jamais lui faire de recommandation sur une chose qui ne serait pas de son ressort. Et,
de l’autre côté, le prince, pour qu’il reste bon, doit penser à son ministre, en l’honorant,
en l’enrichissant, en faisant de lui un de ses obligés parce qu’il lui donne sa part des
honneurs et des reproches, afin qu’il voie qu’il ne peut exister sans lui et que les grands
honneurs ne lui fassent pas désirer plus d’honneurs, que les grandes richesses ne lui
fassent pas désirer plus de richesses, que les grands reproches lui fassent craindre les
mutations. [8] Quand donc les ministres, et les princes par rapport aux ministres, sont
ainsi faits, ils peuvent avoir confiance l’un dans l’autre ; quand il en va autrement, la fin
sera toujours dommageable, soit pour l’un soit pour l’autre.
XXIII
Quomodo adulatores sint fugiendi
De quelle façon il faut fuir les adulateurs
[1] Je ne veux pas laisser de côté un chapitre important et une erreur dont les
princes se défendent avec difficulté, s’ils ne sont pas très prudents ou s’ils ne savent pas
faire de bons choix. [2] Il s’agit des adulateurs, dont les cours sont pleines, car les
hommes se complaisent tant à leurs propres affaires et s’y trompent de telle façon qu’ils
se défendent avec difficulté de cette peste. [3] Et à vouloir s’en défendre, on court le
danger de devenir méprisable : en effet, il n’y a pas d’autre façon de se garder des
adulations sinon en faisant comprendre aux hommes qu’ils ne t’offensent pas en te
disant le vrai ; mais quand chacun peut te dire le vrai, la révérence envers toi vient à
manquer. [4] De ce fait, un prince prudent doit adopter une troisième façon, en
choisissant dans son état des hommes sages, et laisser à ceux-là seuls qu’il a choisis la
voie libre, pour qu’ils lui disent la vérité, et seulement sur ce qu’il leur demande et sur
rien d’autre — mais il doit leur demander un avis sur chaque chose — et il doit écouter
leur opinion ; ensuite il doit décider par lui-même, à sa façon ; [5] et pour ces conseils,
et avec chacun d’eux, il doit se comporter de façon que chacun sache que, plus on
parlera librement, mieux on sera reçu : hormis ceux-ci, il ne doit vouloir entendre
personne, suivre la chose délibérée et être tenace dans ses délibérations. [6] Quiconque
fait autrement, soit il chute à cause des adulateurs, soit il change souvent, à cause de la
variation des avis : de là naît le peu d’estime qu’on a pour lui.
[7] Je veux à ce propos alléguer un exemple moderne. Le Père Luca, homme du
présent empereur Maximilien, en parlant de sa majesté, dit qu’il ne prenait conseil de
personne et ne faisait jamais la moindre chose à sa façon. [8] Cela naissait de ce qu’il
était dans des termes contraires à ce qui est dit ci-dessus : en effet, l’empereur est un
homme secret, il ne communique pas ses desseins, il ne prend pas d’avis à leur propos ;
mais, lorsqu’il les met à l’œuvre et qu’ils commencent alors à être connus et dévoilés,
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ils commencent à être contredits par ceux qu’il a autour de lui, et lui, en homme facile,
s’en détourne ; de là naît que les choses qu’il fait un jour, il les détruit le jour d’après, et
que l’on ne peut jamais comprendre ce qu’il voudrait ou aurait pour dessein de faire et
que l’on ne peut se fonder sur ses délibérations.
[9] Un prince, de ce fait, doit toujours demander conseil mais quand il le veut lui
et non quand autrui le veut : il doit même décourager chacun de le conseiller sur quoi
que ce soit s’il ne le lui demande pas ; mais il doit en revanche être large demandeur,
puis, à propos des choses demandées, patient auditeur de ce qui est vrai ; et même, s’il
comprend que quelqu’un, eu égard à quelque chose, ne le lui dit pas, il doit en prendre
ombrage. [10] Et puisque beaucoup estiment qu’un prince qui donne de lui-même
l’opinion d’être prudent est tenu pour tel non par sa nature mais par les bons conseils
qu’il a autour de lui, sans aucun doute ils se trompent. [11] Car voici une règle générale
qui ne trompe jamais : un prince qui ne serait pas sage par lui-même ne peut être bien
conseillé, à moins que, par hasard, il ne s’en remette à un seul homme qui le gouverne
en tout et qui soit un homme très prudent. [12] Dans ce cas-là, cela pourrait bien se faire
mais cela durerait peu parce que celui qui gouverne, en peu de temps, lui ôterait son
état. [13] Mais en demandant conseil à plus d’un, un prince qui ne serait pas sage n’aura
jamais d’unité dans ces conseils ; il ne saura pas par lui-même les unir ; chacun des
conseillers pensera à ce qui lui appartient en propre ; il ne saura ni les corriger ni les
comprendre : et on ne peut en trouver qui soient autrement parce que les hommes, avec
toi, s’avéreront toujours mauvais si une nécessité ne les rend pas bons. [14] Voilà
pourquoi on conclut que les bons conseils, d’où qu’ils viennent, doivent naître de la
prudence du prince, et non la prudence du prince des bons conseils.
XXIV
Cur Italiae principes regnum amiserunt
Pourquoi les princes d’Italie perdirent leurs états
[1] Les choses susdites, si elles sont observées prudemment, font paraître ancien
un prince nouveau, et le rendent aussitôt plus sûr et plus ferme dans son état que s’il y
était de toute antiquité. [2] En effet, un prince nouveau est beaucoup plus observé dans
ses actions qu’un prince héréditaire : et, quand elles sont reconnues pour vertueuses,
elles touchent beaucoup plus les hommes et les obligent beaucoup plus que l’antiquité
du sang. [3] En effet, les hommes sont beaucoup plus saisis par les choses présentes que
par les passées ; et quand, dans les présentes, ils trouvent le bien, ils en jouissent et ne
cherchent rien d’autre : ils prendront même toujours sa défense, dès lors que, dans les
autres choses, le prince ne se fait défaut à lui-même. [4] Et ainsi sa gloire redoublera car
il a été l’origine d’un principat et l’a orné et renforcé par de bonnes lois, de bonnes
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armes et de bons exemples ; de même que redoublera la honte de celui qui, étant né
prince, l’a perdu par son peu de prudence.
[5] Et si l’on considère les seigneurs qui, en Italie, de notre temps ont perdu leur
état, comme le roi de Naples, le duc de Milan et d’autres, on constatera en eux, d’abord,
un défaut commun quant aux armes, pour les raisons que, ci-dessus, on a longuement
examinées ; puis on verra certains d’entre eux soit avoir eu les peuples pour ennemis,
soit — s’il a eu le peuple pour ami — ne pas avoir su s’assurer des grands. [6] En effet,
sans ces défauts, on ne perd pas les états qui ont assez de nerf pour pouvoir tenir une
armée en campagne. [7] Philippe le Macédonien — pas le père d’Alexandre mais celui
qui fut vaincu par Titus Quintus — n’avait pas un état très fort eu égard à la grandeur
des Romains et de la Grèce qui l’attaquèrent ; néanmoins, parce que c’était un homme
de guerre et qu’il savait se concilier le peuple et s’assurer des grands, il soutint pendant
plusieurs années la guerre contre ceux-là ; et, si à la fin, il perdit la seigneurie de
quelques cités, il lui resta néanmoins son royaume.
[8] Que nos princes, qui possédaient leur principat depuis maintes années,
n’accusent donc pas, s’ils l’ont perdu ensuite, la fortune mais leur mollesse : en effet,
comme ils n’avaient jamais dans les temps paisibles pensé qu’ils pussent changer — et
c’est là un commun défaut des hommes de ne pas tenir compte de la tempête dans la
bonace — quand ensuite vinrent les temps contraires, ils pensèrent à s’enfuir et non à se
défendre et espérèrent que les peuples, lassés de l’insolence des vainqueurs, les
rappelleraient. [9] Ce parti, quand les autres font défaut, est bon ; mais c’est bien mal
que d’avoir délaissé les autres remèdes pour celui-là car on ne devrait jamais tomber
parce que l’on croit trouver quelqu’un qui te relèvera. [10] Et, soit cela n’advient pas,
soit — si cela advient — tu n’es pas plus en sécurité parce que cette défense a été vile et
ne dépend pas de toi ; et ces défenses seulement sont bonnes, sont certaines, sont
durables qui dépendent de toi-même et de ta vertu.
XXV
Quantum fortuna in rebus humanis possit, et quomodo illi sit occurrendum
Combien peut la fortune dans les choses humaines et de quelle façon on peut lui tenir
tête
[1] Et je n’ignore pas que beaucoup ont été et sont d’opinion que les choses du
monde sont gouvernées de telle façon, par la fortune et par Dieu, que les hommes, avec
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leur prudence, ne peuvent les corriger, ni d’ailleurs y trouver aucun remède ; et c’est
pourquoi ils pourraient estimer qu’il n’y a pas à se donner du mal dans les choses mais
à se laisser gouverner par le sort. [2] Cette opinion a été crue davantage de notre temps,
à cause des grandes variations des choses qu’on y a vues et qu’on voit chaque jour, hors
de toute humaine conjecture. [3] En y pensant moi-même quelquefois, j’ai, sur quelques
points, été enclin à partager leur opinion. [4] Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne
soit pas éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit l’arbitre de la moitié de
nos actions, mais que etiam elle nous en laisse gouverner l’autre moitié, ou à peu près.
[5] Et je la compare à l’un de ces fleuves furieux qui, lorsqu’ils se mettent en colère,
inondent les plaines, abattent arbres et édifices, arrachent la terre d’un côté, et la
déposent de l’autre : chacun s’enfuit devant eux, chacun cède à leur assaut, sans
pouvoir, en aucun point, y faire obstacle. [6] Et bien qu’ils soient ainsi faits, il n’en
reste pas moins que les hommes, quand les temps sont paisibles, pourraient y pourvoir
par des remparts et des digues; de façon que, quand viendrait ensuite la crue, ou bien ils
s’en iraient par quelque canal ou bien leur assaut ne serait ni aussi dommageable ni
aussi effrénée. [7] Il en va semblablement de la fortune, qui montre sa puissance là où il
n’est pas de vertu ordonnée pour lui résister : et elle tourne ses assauts là où elle sait
qu’on n’a fait ni digue ni rempart pour la contenir. [8] Et si vous considérez l’Italie, qui
est le siège de ces variations et celle qui leur a donné le branle, vous verrez que c’est
une campagne sans digue et sans aucun rempart ; et si elle était remparée de la vertu
convenable, comme le sont l’Allemagne, l’Espagne et la France, ou bien cette
inondation n’aurait pas provoqué les grandes variations qu’elle a provoquées, ou bien
elle ne serait pas venue. [9] Et j’entends qu’il me suffise d’avoir dit cela pour ce qui est
de s’opposer à la fortune in universali. [“ en général ”].
[10] Mais pour en venir davantage aux détails, je dis que l’on voit aujourd’hui
tel prince être heureux et demain aller à sa ruine, sans avoir vu changer en lui sa nature
ou l’une quelconque de ses qualités ; cela, je crois, naît d’abord des raisons qui ont
longuement été examinées plus haut, à savoir que ce prince qui s’appuie en tout sur la
fortune va à sa ruine quand celle-ci varie. [11] Je crois aussi qu’est heureux celui dont
la façon de procéder rencontre la qualité des temps et que, semblablement, est
malheureux celui dont les procédés ne s’accordent pas avec les temps. [12] On voit en
effet les hommes, dans les choses qui les mènent à la fin que chacun s’est proposée, à
savoir la gloire et les richesses, procéder diversement : l’un avec circonspection, l’autre
avec impétuosité ; l’un par la violence, l’autre par des artifices ; l’un avec patience,
l’autre à l’opposé ; et chacun, avec ces façons différentes, peut y parvenir. [13] Et l’on
voit aussi, de deux circonspects, l’un réaliser son dessein, l’autre non et,
semblablement, on en voit deux qui sont également heureux avec des inclinations
différentes, l’un étant circonspect et l’autre impétueux ; ce qui ne naît de rien d’autre
hormis de la qualité des temps, qui se conforment ou non avec leurs procédés. [14] De
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là naît ce que j’ai dit, à savoir qu’à deux hommes qui œuvrent différemment est échu le
même effet, alors que pour deux autres œuvrant pareillement, l’un arrive à ses fins et
l’autre non. [15] De cela dépend aussi la variation du bien ; en effet, si, pour quelqu’un
qui se gouverne avec circonspection et patience, les temps et les choses tournent de
façon que son gouvernement soit bon, il va être heureux ; mais si les temps et les choses
changent, il va à sa ruine parce qu’il ne change pas sa façon de procéder. [16] Et on ne
trouve pas d’homme si prudent qu’il sache s’accommoder à cela ; tant parce qu’il ne
peut dévier de ce vers quoi la nature l’incline, que etiam parce qu’ayant toujours
prospéré en suivant un chemin, il ne peut se persuader qu’il soit bon de s’en éloigner.
[17] Et c’est pourquoi l’homme circonspect, quand il est temps d’en venir à
l’impétuosité, ne sait pas le faire : aussi va-t-il à sa ruine ; car si l’on changeait de
nature avec les temps et avec les choses, on ne changerait pas de fortune.
[18] Le pape Jules II procéda dans chacune de ses actions impétueusement et il
trouva temps et choses à ce point conformes à cette façon de procéder que toujours lui
échut une fin heureuse. [19] Considérez la première entreprise qu’il mena contre
Bologne, alors que messire Giovanni Bentivoglio était encore vivant. [20] Les
Vénitiens n’en étaient pas contents ; le roi d’Espagne pas davantage ; avec la France, il
avait des discussions sur une telle entreprise. Et lui, néanmoins, avec sa fougue et son
impétuosité, se mit en mouvement en personne pour cette expédition. [21] Ce
mouvement fit que l’Espagne et les Vénitiens restèrent en suspens et immobiles —
ceux-ci par peur et l’autre par désir de récupérer le royaume de Naples tout entier — et,
de l’autre côté, il entraîna avec lui le roi de France car ce roi, voyant qu’il s’était mis en
mouvement et désirant faire de lui un ami pour abaisser les Vénitiens, estima qu’il ne
pouvait lui refuser ses armées sans lui faire injure manifestement. [22] Jules, avec son
mouvement impétueux, mena donc à bien ce que jamais un autre pape, avec toute la
prudence humaine, n’eût mené à bien. [23] En effet, s’il attendait pour quitter Rome
que les accords soient arrêtés et toutes les choses en bon ordre, comme tout autre pape
aurait fait, jamais il n’y arrivait car le roi de France aurait eu mille excuses et les autres
auraient fait naître en lui mille peurs. [24] J’entends laisser là ses autres actions, qui ont
toutes été semblables et lui ont toutes bien réussi : la brièveté de sa vie ne lui a pas
laissé faire l’épreuve du contraire ; en effet, si des temps étaient venus où il eût été
besoin de procéder avec circonspection, sa ruine s’ensuivait ; et il n’aurait jamais dévié
des façons auxquelles, par nature, il était enclin.
[25] Je conclus donc que, la fortune faisant varier les temps, et les hommes
restant obstinés dans leurs façons, ceux-ci sont heureux quand ils sont en accord entre
eux et, quand ils sont en désaccord, malheureux. [26] Moi, j’estime quand même qu’il
vaut mieux être impétueux que circonspect, car la fortune est femme et il est nécessaire,
si l’on veut la culbuter, de la battre et de la bousculer. [27] Et l’on voit qu’elle se laisse
vaincre par ces hommes-là plutôt que par ceux qui procèdent avec froideur : et c’est
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pourquoi, toujours, comme c’est une femme, elle est l’amie des jeunes gens parce qu’ils
sont moins circonspects, plus fougueux et mettent plus d’audace à la commander.
XXVI
Exhortatio ad capessendam Italiam in libertatemque a barbaris vindicandam
Exhortation à prendre l’Italie et à la libérer des barbares
[1] Une fois donc considérées toutes les choses examinées ci-dessus, et me
demandant, en moi-même, si présentement en Italie couraient des temps capables
d’honorer un nouveau prince et s’il y avait là matière à donner occasion à un homme
prudent et vertueux d’y introduire une forme qui lui fît honneur à lui-même et y fît du
bien à la communauté des hommes, il me semble que tant de choses y concourent, au
bénéfice d’un prince nouveau, que, moi, je ne sais pas s’il y eût jamais un temps plus
apte à cela. [2] Et puisque, comme je l’ai dit, il était nécessaire, si l’on voulait voir la
vertu de Moïse, que le peuple d’Israël fût esclave en Egypte, et, pour connaître le grand
cœur de Cyrus, que les Perses fussent écrasés par les Mèdes, et, pour l’excellence de
Thésée, que les Athéniens fussent dispersés ; [3] de même, présentement, si l’on voulait
connaître la vertu d’un esprit italien, il était nécessaire que l’Italie fût réduite dans les
termes où elle est présentement, et qu’elle fût plus esclave que les Juifs, plus asservie
que les Perses, plus dispersées que les Athéniens, sans chef, sans ordre, battue,
dépouillée, lacérée, parcourue en tous sens, et qu’elle eût subi toutes les sortes de
ruines.
[4] Et bien que jusqu’ici se soit montrée quelque lueur chez certain qui permette
d’estimer qu’il avait été ordonné par Dieu pour la rédemption de l’Italie, tamen on a vu
comment, par la suite, au plus haut du cours de sa vie, il a été réprouvé par la fortune.
[5] Ainsi, désormais presque sans vie, elle attend, se demandant qui pourrait bien être
celui qui soignerait ses blessures, mettrait fin aux sacs de la Lombardie, aux rançons du
Royaume et de Toscane, et qui la guérirait de ses plaies depuis bien longtemps déjà
gangrenées. [6] On la voit prier Dieu de lui envoyer quelqu’un qui puisse la racheter de
ces cruautés et insolences barbares. [7] On la voit aussi toute prête et disposée à suivre
une bannière, dès qu’il y aurait quelqu’un pour la prendre. [8] Et on ne voit pas là
présentement en qui elle pourrait mettre plus d’espoir que dans votre illustre maison,
laquelle, avec sa fortune et sa vertu — favorisée qu’elle est par Dieu et par l’Eglise,
dont le prince en est désormais issu — pourrait prendre la tête de cette rédemption. [9]
Ce qui ne sera pas très difficile, si vous vous rappelez les actions et la vie de ceux qui
sont nommés plus haut ; et, bien que ces hommes soient rares et étonnants, néanmoins
ce furent des hommes et chacun d’entre eux eut une occasion moindre que la présente :
en effet, leur entreprise ne fut pas plus juste que celle-ci ni plus facile, et Dieu ne fut pas
davantage leur ami que le vôtre. [10] Ici, il y a grande justice : iustum enim est bellum
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quibus necessarium, et pia arma ubi nulla nisi in armis spes est [“ juste est en effet la
guerre pour ceux à qui elle est nécessaire et pieuses sont les armes lorsqu’il n’y a
d’espoir que dans les armes ”]. [11] Ici, tout est très bien disposé ; et, là où tout est bien
disposé, il ne peut y avoir de grande difficulté, dès lors que cette maison choisira
certains des ordres de ces hommes que j’ai proposés pour modèles. [12] Outre cela, ici
l’on voit des choses extraordinaires, sans exemple, conduites par Dieu : la mer s’est
ouverte ; une nuée nous a montré le chemin ; la pierre a versé de l’eau ; ici la manne est
tombée en pluie. Toute chose a concouru pour votre grandeur. [13] Le reste vous devez
le faire, vous : Dieu ne veut pas faire toute chose pour ne pas nous ôter notre libre
arbitre ni aucune partie de cette gloire qui nous revient, à nous.
[14] Et il n’est pas étonnant qu’aucun des Italiens susnommés n’ait pu faire ce
que l’on peut espérer que fasse votre illustre maison, et que, parmi tant de
bouleversements de l’Italie et tout ce branle-bas de guerres, il semble qu’en Italie, la
vertu militaire soit éteinte ; en effet, cela naît de ce que ses ordres anciens n’étaient pas
bons et qu’il n’y a eu personne qui ait su en trouver de nouveaux. [15] Et rien ne fait
plus d’honneur à un homme qui se dresse nouvellement que ne le font les nouvelles lois
et les nouveaux ordres trouvés par lui : ces choses-là, quand elles sont bien fondées et
qu’elles ont en elles de la grandeur le font digne de révérence et d’admiration. [16] Et
en Italie, il ne manque pas de matière permettant d’introduire toutes les formes : ici, il y
a grande vertu dans les membres, dès lors qu’elle ne manquerait pas dans les têtes. [17]
Au miroir des duels et des échauffourées, les Italiens sont supérieurs par les forces, par
l’adresse, par l’entendement ; mais dès qu’il s’agit d’armées, on ne les voit plus. [18] Et
tout procède de la faiblesse des têtes car ceux qui savent ne sont pas obéis et chacun
croit qu’il sait, puisqu’il n’y a eu jusqu’à maintenant personne qui se soit tant élevé, et
par vertu et par fortune, que les autres cèdent.
[19] De là naît qu’en si longtemps, en tant de guerres menées durant ces vingt
dernières années, quand il y a eu une armée toute italienne, elle a toujours fait mauvaise
figure, comme en témoignent d’abord le Taro, puis Alessandria, Capoue, Gênes, Vailà,
Bologne et Mestre.
[20] Si donc votre illustre maison veut suivre ces hommes excellents qui
rédimèrent leurs provinces, il est nécessaire avant toute chose, comme vrai fondement
de toute entreprise, de se pourvoir d’armes propres car on ne peut avoir de plus fidèles,
ni de plus vrais, ni de meilleurs soldats : et même si chacun d’entre eux est bon, tous
ensemble deviendront meilleurs dès lors qu’ils verraient leur prince les commander, les
honorer et se les concilier. [21] Il est, de ce fait, nécessaire de se préparer à ces armes
pour pouvoir, avec la vertu italique, se défendre des étrangers. [22] Et bien que les
infanteries suisses et espagnoles soient estimées terribles, néanmoins il y a dans
chacune d’entre elles un défaut qui permettrait à un ordre tiers non seulement de
s’opposer à elles, mais d’être confiant et sûr de prendre le dessus. [23] En effet, les
63
Espagnols ne peuvent faire face aux cavaliers, les Suisses doivent avoir peur des
fantassins quand ils en rencontrent d’aussi obstinés qu’eux au combat : si bien que l’on
a vu et que l’on verra par expérience que les Espagnols ne peuvent faire face à une
cavalerie française et que les Suisses courent à leur ruine contre une infanterie
espagnole. [24] Et bien que, d’expérience, on n’ait jamais vu entièrement semblable
chose, on en a eu un avant-goût lors de la bataille de Ravenne, lorsque les infanteries
espagnoles affrontèrent les bataillons allemands, qui observent le même ordre que les
Suisses : et là, les Espagnols, grâce à l’agilité de leurs corps et en s’aidant de leurs
rondaches, s’étaient glissés au milieu des piques, en dessous d’eux, et pouvaient les
blesser en toute sécurité sans que les Allemands y pussent remédier ; et n’eût été la
cavalerie qui les bouscula, ils les auraient tous exterminés. [25] On peut donc, une fois
compris le défaut de l’une et de l’autre de ces infanteries, en mettre en ordre une
nouvelle qui résiste aux cavaliers et n’ait pas peur des fantassins ; ce que permettra le
genre des armes et la variation des ordres ; et ce sont là des choses qui, mises en ordre
nouvellement, donnent réputation et grandeur à un prince nouveau.
[26] Que l’on ne laisse donc pas passer cette occasion, afin que l’Italie voie
après si longtemps, apparaître son rédempteur. [27] Et je ne peux exprimer avec quel
amour il serait reçu dans toutes ces provinces qui ont souffert des inondations
étrangères, avec quelle soif de vengeance, avec quelle foi obstinée, avec quelle piété,
avec quelles larmes. [28] Quelles portes se fermeraient devant lui ? Quels peuples
refuseraient de lui prêter obéissance ? Quelle jalousie s’opposerait à lui ? Quel Italien
refuserait de lui rendre hommage ? Il n’est personne qui supporte encore la puanteur de
cette domination barbare. [29] Que votre illustre maison assume cette charge, avec ce
cœur, avec cette espérance que l’on a dans les justes entreprises, afin que, sous son
enseigne, cette patrie en soit ennoblie et que, sous ses auspices, se vérifient ces mots de
Pétrarque, quand il dit :
Vertu contre fureur
prendra les armes, et le combat sera court
car l’antique valeur
dans les coeurs italiens n’est pas encore morte.